Accueil


JUVÉNILITÉ n. f.

Dire d'un producteur intellectuel, écrivain ou artiste, qu'il est demeuré « jeune » ne signifie pas, bien entendu, que, grâce à un miracle, il a pu se soustraire au mécanisme du déterminisme uni­versel qui fait parcourir un même cycle à tous les organismes vivants : naissance, croissance, déclin, mort. Cette locution exprime tout simplement qu'en dépit des hivers qui ont pu s'accumuler sur son front, ce producteur n'a rien perdu de l'originalité, de la hardiesse, du dédain des formules scolastiques et de la facilité à la diversité qui caractérisaient les débuts de son œuvre.

On sait que l'observation a maintes fois démontré qu'en ce qui concerne les affaires courantes de la vie, l'on n'a jamais que l'âge que l'on se sent, a fortiori lorsqu'il s'agit de la conception des idées et de l'exté­riorisation de la pensée.

C'est ainsi que tel intellectuel qui nombre à peine vingt-cinq printemps peut être classé parmi les vieil­lards qui exploitent encore la branche littéraire ou artis­tique dans laquelle il opère. On pressent, à la lecture ou à l'examen de ses toutes premières productions, que son esprit ne brisera jamais le moule au-dedans duquel mijote son activité. Littérateur, son dernier roman, son poème ultime portera l'empreinte de son jet initial. Artiste, son dernier tableau, son dernier livret, son dernier émail, sa dernière statue révéleront les mêmes procé­dés de composition que ses premiers travaux, non point du tout qu'ils aient atteint dès l'abord cette perfection dans les résultats qui rend presque inutile, pour quel­ques exceptions, un développement ultérieur; mais bien parce que, dès le principe, il est manifeste que cet intellectuel s'est inféodé à quelque routine, enrôlé dans quelque école à laquelle il restera fidèle jusqu'à la fin - à la façon dont le chien reste fidèle à son maître et à sa niche.

Mais ce n'est point à ces remarques générales que je voudrais m'en tenir. Je veux essayer de rechercher à quels signes évidents l'on peut reconnaître qu'un écrivain ou un artiste est resté « jeune » - jeune de conception et jeune d'exécution - autrement dit de mentalité audacieuse, vigoureuse, ardente ; l'esprit aux aguets, l'entendement aux affûts ; ouvert aux séductions qui jaillissent de l'imprévu, qui sourdent des expériences nouvelles, des sensations fraîches.

Ma thèse est celle-ci : que c'est dans le rôle plus ou moins prononcé que l'aspect sexuel (je ne dis pas géni­tal) de la vie joue dans sa production, qu'on peut déter­miner, qu'on peut se rendre compte de la vitalité d'un producteur intellectuel.

En d'autres termes, je prétends (et je m'appuie sur des exemples trop nombreux pour être rappelés) que l'artiste, l'écrivain demeure jeune et vivant, dans la mesure où il reste « amoureux » - je ne dis pas pro­créateur - car nous savons que l'attirance sexuelle se manifeste tout aussi fortement avant l'apparition qu'après la disparition de la faculté génésique et je ne suis pas dupe des sexologues qui font les affaires de l'Etat ou de l'Eglise. Le jour où pour une raison ou pour une autre, l'intellectuel cessera d'être amoureux, sa produc­tion portera les marques d'une décadence, d'une cadu­cité, d'une cristallisation indécrottables, même alors qu'on y rencontrerait une apparence d'intérêt au fait sexuel.

Je maintiens que les romanciers, les poètes, les artis­tes, etc. qui ont eu le bonheur de faire vibrer l'intel­ligence et d'émouvoir les sens de ceux qui s'intéres­saient à leur labeur l'ont dû à ce qu'ils sont demeurés amoureux jusqu’à la fin. Non point, après tout, que l'amour formât le thème inéluctable de leur producti­vité, mais c'est parce qu'ils étaient amoureux - autrement dit sensibles à la face amoureuse de la vie - que leur œuvre reflétait de si remarquables qualités d'in­vention, de variété ou de fraîcheur - une pareille spon­tanéité et un tel brio.

E. ARMAND.