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KANTISME n. m.

Système de philosophie, fondé à la fin du XVIIIème siècle, par Emmanuel Kant. Aux philosophies du passé, que l'attribution de « vérités » abusives à une âme impénétrée, conduisait à des affirmations dogmatiques, aux sceptiques désorientés à leur tour devant l'impuissance de la raison à éclairer l'homme sur le monde et sur lui-même, Kant oppose d'abord une méthode de doute méthodique qui le conduit à des absolus subjectifs - formes de la connaissance - dans le domaine de la raison pure. Puis, en face des apparences d'un objectif insaisissable en soi et connaissable seulement à travers les lois de l'esprit ; par delà la science aléatoire des phénomènes, paralysée par le mystère qui, dans leur nature, enveloppe les objets du monde extérieur et par l'impuissance où nous sommes de saisir hors de nous des substances et des causes, le philosophe accorde, par nécessité d'harmonie morale, - et c'est la tâche de la raison pratique - la réalité et la raison humaine. D'une part il concilie la possession, a priori, des formes de la connaissance et les jugements absolus de la raison avec le déterminisme des choses ; d'autre part, il donne à la morale progressiste du souverain bien, étranglée autrement dans l’espace et dans le temps, deux postulats de garantie, conditionnements idéaux de son système du devoir : l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu. Plus tard, il rapprochera, dans le jugement, les oppositions d'une raison que met en conflit un dualisme de nature et de portée...

Ce criticisme, que guettait en ses conclusions le fatalisme d'un déterminisme absolu ou l'abandon déçu du scepticisme, Kant le porte à l'inéluctabilité de la liberté sur la voie des exigences de la morale : « Nous sommes obligés d'être libres. » Pour Kant - qui identifie ainsi audacieusement, mais non sans artifice, la liberté à la loi morale -, c'est la conscience morale qui, par l'obligation qu'elle nous fait d'obéir à ses commandements, nous met en présence de notre liberté.

Conception ingénieuse et puissante, certes, philosophie active, le kantisme détruit maintes solutions paresseuses d'une métaphysique de révélation. Il établit la suprématie - excessive d'ailleurs - du sujet. Il introduit dans nos mouvements, à côté des pressions toutes externes d'un matérialisme sommaire, un facteur interne aussi déterminant : la volonté ; une volonté dont la physiologie, après Kant, situera peu à peu la nature et l'influence, lorsqu'elle apparentera, à travers leurs formes et leurs manifestations divergentes, les éléments multiples du Cosmos, en fera entrevoir l'unité d'essence... Mais son impératif catégorique, affirmation idéale d'une morale sans base objective et que le dogmatisme ressaisit, aboutit à un compromis entre la raison et la foi qui profite en définitive à la métaphysique ; et nous ne nous dégageons de la transcendance que pour nous confier à l'immanence. Enfin un credo soutient encore le spiritualisme - reliquat épuré des religions d'hier - que les écoles kantistes ont greffé, dans la logique rigoureuse de l'idéalisme, sur la raison pure.

- L.

Les principaux ouvrages de Kant sont : La Critique de La Raison pure ; La Critique de la Raison pratique ; La Critique du Jugement ; Fondement de la métaphysique des mœurs ; Dialectique transcendantale ; Principes métaphysiques de la science du droit, etc.

BIBLIOGRAPHIE. - Kuno Fischer : Hist. de la Philos. moderne, tomes III et IV ; Hermann Cohen : La Philosophie kantienne de l'expérience ; Benno Herdmann :

Le criticisme de Kant ; Hans Vaihinger : Commentaire à la critique de la raison pure ; Boutroux : Etudes ; Secrétan : Philosophie de la Liberté ; A. Cresson : La morale de Kant, etc.

KANTISME. Le Kantisme représente un des efforts les plus considérables que l'intelligence humaine ait tenté pour essayer de résoudre sa propre énigme et celle de l'univers par le seul moyen de la raison, en ne s'appuyant uniquement que sur le raisonnement analytique et synthétique sans souci de l'origine objective de ces raisonnements.

Partant de l'idée que dans toute connaissance il y a une part tirée de l'expérience (connaissance empirique, a posteriori) et une autre part, tirée de notre propre faculté de connaître, indépendante de toute expérience (connaissance pure, a priori), Kant suppose qu'il y a en nous une raison pure établissant des jugements absolus en dehors de notre sensibilité, laquelle ne nous apporterait que des connaissances relatives, des expériences qui, bien que répétées indéfiniment, ne nous donneraient aucune certitude universelle. « Si donc on conçoit un jugement comme rigoureusement universel, tel par conséquent qu'on ne puisse croire à la possibilité d'aucune exception, c'est que ce jugement n'est point dérivé de l'expérience, mais valable absolument a priori. »

Tout objet affectant notre sensibilité par la sensation nous donne l'intuition de cet objet, sa représentation ; tout objet d'une intuition empirique est un phénomène. « Ce qui dans le phénomène, correspond à la sensation, je l'appelle matière de ce phénomène, mais ce qui fait que le divers qu'il y a en lui est ordonné suivant certains rapports, je le nomme la forme du phénomène. » « Ainsi, lorsque, dans la représentation d'un corps, je fais abstraction de ce qui en est pensé par l'entendement, comme la substance, la force, la divisibilité, etc., ainsi que de ce qui revient à la sensation, comme l'impénétrabilité, la dureté, la couleur, etc., il me reste encore quelque chose de cette intuition empirique, à savoir l'étendue et la figure. » « Il résultera de cette recherche qu'il y a deux formes pures de l'intuition sensible, comme principe de la connaissance à priori, savoir l'espace et le temps. »

Kant définit alors les concepts de l'espace et du temps : « L'espace n'est pas un concept empirique, dérivé d'expériences extérieures. En effet pour que je puisse rapporter certaines sensations à quelque chose d'extérieur à moi (c'est-à-dire quelque chose placé dans un autre lieu de l'espace que celui où je me trouve) et, de même, pour que je puisse me représenter les choses comme en dehors et à côté les unes des autres, et par conséquent comme n'étant pas seulement différentes, mais placées en des lieux différents, il faut que la représentation de l'espace soit déjà posée comme fondement. Cette représentation ne peut être tirée par l'expérience des phénomènes extérieurs : mais cette expérience extérieure n'est elle-même possible qu'au moyen de cette représentation. L'espace est une représentation nécessaire, a priori, qui sert de fondement à toutes les intuitions externes. Il est impossible de se représenter jamais qu'il n'y ait pas d'espace, quoiqu'on puisse bien concevoir qu'il n'y ait pas d'objets en lui. » « L'espace n'est autre chose que la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs, c'est­-à-dire la seule condition subjective de la sensibilité sans laquelle soit possible pour nous une intuition extérieure. » « Nous ne pouvons donc parler d'espace, d'êtres étendus, etc., qu'au point de vue de l'homme ; que si nous sortons de la condition subjective sans laquelle nous ne saurions recevoir d'intuitions extérieures, c'est­-à-dire affecté par les objets, la représentation de l'espace ne signifie plus rien. »

« Le temps n'est pas un concept empirique ou qui dérive d'une expérience quelconque. En effet, la simultanéité ou la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous la perception, si la représentation du temps ne lui servait a priori de fondement. Ce n'est que sous cette supposition que nous pouvons nous représenter une chose comme existant en même temps qu'une autre (comme simultanée) ou dans un autre temps (comme la précédant ou lui succédant). »

« Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. On ne saurait supprimer le temps lui-même par rapport aux phénomènes en général, quoique l'on puisse bien retrancher les phénomènes du temps, par la pensée. Le temps est donc donné a priori. Sans lui, toute réalité des phénomènes est impossible. On peut les supprimer tous, mais lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut être supprimé. »

« Le temps n'est autre chose que la forme du sens interne, c'est-à-dire de l'intuition de nous-même et de notre état intérieur. En effet il ne peut être une détermination des phénomènes extérieurs : il n'appartient ni à une figure, ni à une position, etc., mais il détermine le rapport des représentations dans notre état intérieur. »

Kant précise ainsi les relations de l'objectif au subjectif : « ... toutes les propriétés, tous les rapports des objets dans l'espace et dans le temps, l'espace et le temps eux-mêmes s'évanouissent, puisque tout cela, comme phénomène ne peut exister en soi, mais seulement en nous. Quant à la nature des objets considérés en eux-mêmes et indépendamment de toute réceptivité de notre sensibilité, elle nous demeure entièrement inconnue. Nous ne connaissons rien de ces objets que la manière dont nous les percevons ; et cette manière, qui nous est propre, peut fort bien n'être pas nécessaire pour tous les êtres, bien qu'elle le soit pour tous les hommes. Nous n'avons affaire qu'à elle. L'espace et le temps en sont les formes pures ; la sensation en est la matière générale. Nous ne pouvons connaître ces formes qu'a priori, c'est-à-dire avant toute perception réelle, et c'est pourquoi on les appelle des intuitions pures ; la sensation, au contraire, est l'élément d'où notre connaissance tire le nom de connaissance a posteriori, c'est-à-dire d'intuition empirique. Ces formes sont absolument et nécessairement inhérentes à notre sensibilité, quelle que puisse être la nature de nos sensations ; celles-ci peuvent être très différentes, quand même nous pourrions porter notre intuition à son plus haut degré de clarté. Nous n'en ferions point un pas de plus vers la connaissance de la nature des objets en eux-mêmes. Car, en tous cas, nous ne connaîtrions parfaitement que notre mode d'intuition, c'est-à-dire notre sensibilité, toujours soumise aux conditions d'espace et de temps originairement inhérentes au sujet ; quant à savoir ce que sont les objets en soi, c'est ce que nous ne saurons jamais, même avec la connaissance la plus claire de leurs phénomènes, seule chose qui nous soit donnée. »

On pourrait croire que cette conception des choses ait conduit Kant au scepticisme et au doute définitif sur le monde extérieur mais il n'en est rien car, reprenant le cogito, ergo sum (je pense, donc je suis) de Descartes, il constate qu'il a conscience de sa durée dans le temps. Comme ce qui détermine ce temps ne peut être qu'une perception de choses changeantes non contenues en lui, c'est donc qu'elles sont hors de lui et que l'objectif existe réellement. Ainsi il y a réellement un subjectif et un objectif et tous les efforts de notre intelligence consistent à classer, ordonner, mesurer cet objectif à l'aide de nos jugements. Or la nature de notre entendement fonctionnant d'après des jugements de quantité, qualité, modalité et relation il est compréhensible que nos concepts intuitifs du monde objectif seront effectués d'après ces jugements et que nous établirons et classerons nos concepts suivant des catégories indiquant des quantités, des qualités, des modalités et des relations.

Pour plus de clarté, je dirai que Kant conçoit que l'homme possède en lui-même, a priori, la mesure de toute chose (temps et espace) mais que l'objectif lui fournit la matière à mesurer ; ce qui s'effectue par l'expérience.

Tout ce qui précède constitue pour Kant les connaissances fondamentales nécessaires à l'étude des trois problèmes qu'il essaie de résoudre dans la Critique de la Raison pure et la Critique de la Raison pratique. « Le but final auquel se rapporte la spéculation de la raison dans son usage transcendantal, concerne trois objets : la liberté de la volonté, l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu. »

L'expérience nous démontre que tous les phénomènes sont déterminés et que dans la nature tout est soumis à un déterminisme évident : tout y est conditionné. D'autre part, par sa sensibilité, l'homme est lui-même un phénomène et à ce titre il est essentiellement déterminé ; mais d'autre part aussi sa raison en tant que noumène, n'est nullement un phénomène conditionné et n'est soumise à aucun déterminisme.

« J'entends au contraire par liberté, dans le sens cosmologique, la faculté de commencer par soi-même un état dont la causalité ne rentre pas à son tour, suivant la loi naturelle, sous une autre cause qui la détermine dans le temps. » « La liberté dans le sens pratique est l'indépendance de la volonté par rapport à la contrainte des penchants de la sensibilité. »

Ainsi tour à tour Kant établit la liberté ou le déterminisme de l'homme : « Une volonté en effet est purement animale quand elle ne peut être déterminée que par des impulsions sensibles, c'est-à-dire pathologiquement. Mais celle qui peut être déterminée indépendamment des impulsions sensibles, c'est-à-dire par des mobiles qui ne sont représentés que par la raison, s'appelle libre-arbitre », « et, si nous pouvions pénétrer jusqu'au fond tous les phénomènes de sa volonté, il n'y aurait pas une seule action de l'homme que nous ne puissions prédire avec certitude et que nous ne puissions reconnaître comme nécessaire par ses conditions antérieures. Au point de vue de ce caractère empirique, il n'y a point de liberté et ce n'est cependant qu'à ce point de vue que nous pouvons considérer l'homme, quand nous voulons l'observer simplement et scruter physiologiquement ».

Kant résout cette contradiction par le raisonnement suivant : « Si les phénomènes sont des choses en soi, la liberté est perdue sans retour. La nature est alors la cause parfaite et suffisamment déterminante par elle­ même de tout événement » mais les phénomènes ne sont que des effets, donc ils sont produits par quelque chose qui existe en soi. La raison de l'homme existant en soi peut donc produire des phénomènes. Bien plus, n'étant soumise à aucune nécessité du temps, elle peut introduire des commencements absolus qui créeront des phénomènes. Donc il y a accord entre le déterminisme absolu et la liberté absolue.

La difficulté de la liberté humaine et l'existence de Dieu est pareillement résolue. Dieu ne peut, selon Kant, se démontrer d'aucune façon, mais tout le conditionné universel exigeant un inconditionné, cet inconditionné existe nécessairement, et c'est Dieu.

Or, ce Dieu n'est pas le créateur des phénomènes, mais le créateur de la substance en soi, des noumènes, lesquels sont créateurs de phénomènes. Cette subtilité permet à Kant de faire coexister la liberté absolue de l'homme avec l'omniscience et la toute puissance divine, car l'homme seul crée les phénomènes. Mais le fond même de la philosophie kantienne n'est point la recherche des causes en soi, car Kant reconnaît lui-même que ces recherches pénibles et difficultueuses n’aboutissent à rien et ne servent pas à grand-chose ; le but de sa philosophie c'est de trouver des éléments moraux pour la conduite de l'homme, éléments que sa Critique de la Raison pure lui ont permis de concevoir et de préciser. C'est ainsi qu'il oppose la raison, le devoir au déterminisme naturel, à la sensualité. Cherchant à établir un lien immuable, une base inébranlable de la conduite humaine, il cherche où se trouve l'universalité et non l'accident. Tout ce qui est empirique, sensuel étant sujet à d'innombrables variations ne peut convenir à cette fin : « La loi morale n'exprime donc pas autre chose que l'autonomie de la raison pratique, c'est-à-dire de la liberté, et cette autonomie est elle-même la condition formelle de toutes les maximes. » Kant veut dire ici que notre raison ne doit pas être déterminée par notre sensibilité mais qu'au contraire notre sensibilité doit l'être par notre raison. De même la morale ne cherche pas le bonheur personnel qui peut s'opposer à un autre bonheur personnel et détruire ainsi toute loi morale ; elle ne cherche que le souverain bien, lequel se trouve par l'usage de la raison : « La règle pratique est, en tout temps, un produit de la raison parce qu'elle prescrit l'action comme moyen d'arriver à l'effet, qui est un but. Mais cette règle est, pour un être chez qui la raison n'est pas tout à fait seule le principe déterminant de la volonté un impératif, c'est-à-dire une règle qui est désignée par un devoir exprimant la nécessité objective de l'action et signifiant que, si la raison déterminait complètement la volonté, l'action se produirait infailliblement d'après cette règle. » « Ces impératifs doivent être catégoriques, c'est-à-dire indépendants des conditions pathologiques attachées fortuitement à la volonté. »

Cet absolutisme irréalisable des impératifs catégoriques conduit alors tout droit le philosophe à la conception de l'immortalité de l'âme par le seul fait que l'accord de ces impératifs avec notre sensibilité étant irréalisable, mais que « cependant il n'en est pas moins exigé comme pratiquement nécessaire, il peut seulement être rencontré dans un progrès allant à l'infini ». « Or, ce progrès indéfini n'est possible que dans la supposition d'une existence et d'une personnalité de l'être raisonnable persistant indéfiniment. Donc le souverain bien n'est pratiquement possible que dans la supposition de l'immortalité de l'âme. »

Enfin, dernière conséquence du souverain bien, Kant nous dit : « Le souverain bien n'est donc possible dans le monde qu'en tant qu'on admet une cause suprême de la nature qui a une causalité conforme à l'intention mo­rale. Or, un être capable d'agir d'après la représentation de lois est une intelligence et la causalité d'un tel être, d'après cette représentation des lois, est sa volonté. Donc la cause suprême de la nature, en tant qu'elle doit être supposée pour le souverain bien, est un être qui, par l'entendement et la volonté, est la cause, partant l'auteur, de la nature, c'est-à-dire Dieu. Or, c'est un devoir pour nous de réaliser le souverain bien, partant non seulement un droit mais aussi une nécessité liée comme besoin avec le devoir, de supposer la possibilité de ce souverain bien, qui, puisqu'il n'est possible que sous la condition de l'existence de Dieu, lie inséparablement la supposition de cette existence avec le devoir, c'est-à-dire qu'il est moralement nécessaire d'admettre l'existence de Dieu. »

Nous voyons que tout le Kantisme repose uniquement sur l'opposition de la raison à la sensibilité, du subjectif à l'objectif, mais, loin d'avoir satisfait à toutes les inquiétudes de la raison, le Kantisme n'a fait qu'accentuer le fossé entre le subjectif et l'objectif et a créé d'innombrables sources d'erreurs. Même en se plaçant au point de vue purement spéculatif il est évident que sa dernière conception de Dieu est inacceptable car elle repose sur une pétition de principe qui admet la possibilité du souverain bien sous la condition de l'existence d'un être suprême et qui rend moralement nécessaire cet être suprême pour conditionner le souverain bien. Finalement ni Dieu, ni le souverain bien ne reposent sur rien. De même sa solution de la contradiction de la liberté absolue et du déterminisme absolu, aurait du le conduire nettement à la négation définitive de toute liberté. En effet puisque l'observation objective des hommes démontre qu'ils paraissent soumis au déterminisme absolu et que d'autre par leurs actes sont, paraît-il, déterminés par des commencements absolus, des volontés libres non conditionnées, il en résulte inévitablement que ces actes de la volonté libre sont absolument conformes, malgré leur liberté, aux phénomènes objectifs car, dans le cas contraire, on constaterait des anomalies dans la conduite humaine. Si donc tous les agissements humains, bien que déterminés par des volontés libres, sont en tout comparables aux phénomènes soumis au déterminisme absolu, c'est bien que leurs causes libres se confondent avec le déterminisme naturel ou bien n'existent point. Dans un cas comme dans l'autre ces actes volontaires ne sont jamais reconnaissables objectivement : ils ne reposent que sur la conscience que nous en avons. Donc la seule conclusion acceptable c'est que notre subjectivité nous égare sur notre propre détermination et que le déterminisme absolu du voisin, indique également le déterminisme absolu de nos actes.

De même encore ses conceptions du temps et de l'espace peuvent être retournées à son désavantage. Lorsque Kant affirme qu'un espace vide de tout contenu est encore concevable il affirme tout simplement une sensation visuelle du vide et de l'espace vide sensuellement mais toujours limité par quelque chose de matériel. En l'absence totale, absolue de toute chose, dans le néant il n'y a pas de représentations possibles, ni d'intuitions pures ou empiriques. Une forme, une figure limitées par du néant ne signifient absolument rien.

Le temps ne paraît pas suffisamment situé par Kant car si nous entendons par là l'idée que nous avons de l'ordre dans le mouvement des choses objectives il est tout naturel de dire que le temps n'est qu'un concept humain puisqu'on a déjà affirmé que le temps c'était l'idée de cet ordre. Mais si nous entendons par temps le mouvement des choses dans l'univers il est bien évident que ce mouvement a lieu, indépendamment de l'homme. Tous les jours, il disparaît des humains en qui les idées de temps existaient ; cela n'empêche point les faits objectifs de continuer dans une succession ou une simultanéité donnée et évidente. Je crois qu'ici encore nous pouvons penser que la méthode subjective s'est révélée absolument insuffisante pour une démonstration satisfaisante de l'irréalité de l'espace et du temps. On peut par exemple supposer que cette mesure des choses, loin d'être une mesure a priori, est au contraire une mesure a posteriori donnée par le milieu lui­ même. Pour affirmer l'a priori de la raison, son antériorité à toute expérience, il faudrait rencontrer une intelligence mûre n'ayant jamais subi d'expériences. Comme il n'est possible de connaître les pensées d'un être que par des moyens empiriques, ces simples moyens sont déjà largement suffisants pour créer des notions d'espace et de temps, ce qui ôte toute possibilité de démonstration de l'existence d'une raison pure.

Le Kantisme aboutit fatalement à l'impuissance car le Kantien se trouve en face de ce dilemme ; ou suivre sa raison pure, ce qui peut l'amener à des conceptions en désharmonie avec l'objectif ; ou suivre sa sensibilité, ce qui peut l'amener à être en désaccord avec sa raison. De là cette nécessité de l'impératif catégorique édicté par une raison sans sensibilité mais sans cesse troublée par elle. D'où inharmonie, et nécessité de l’immortalité pour atteindre la perfection. Notons en passant que le fait d'être privé de quelque chose d'imaginé ne prouve nullement son existence réelle et qu'un être ayant besoin de mille ans pour apprendre des sciences ne vivra pas plus longtemps pour cela. L'immortalité de l'âme n'est donc nullement démontrée par le fait que les impératifs catégoriques démontrent l'inharmonie à la raison et à la sensibilité.

D'autre part en opposant la morale à la nature, qui ne saurait être morale ou immorale, Kant s'est obligatoirement supprimé toute compréhension originelle de la morale. Son impératif catégorique ne repose plus sur rien de sensible et la raison se trouve nettement insuffisante pour justifier quelque morale que ce soit.

Enfin, dernière objection, la plus grave peut-être, c'est que le libre arbitre conduit directement à l'irresponsabilité et à l'immuabilité. Cette conséquence paraît avoir complètement échappé aux Kantiens. En effet dans le déterminisme absolu toute cause est inévitablement créatrice, donc responsable comme auteur immédiat d'un effet mais, comme tout se détermine réciproquement, le jeu des causes et des effets crée des modifications. Au contraire le noumène, la chose en soi, n'étant soumis à aucun déterminisme ne saurait être autrement qu'il est et qu'il se manifeste dans ses commencements absolus. Etant ainsi par son essence et sa nature on ne peut lui reprocher cet état qui ne peut être autre. Il est bien l'auteur du bien ou du mal, en tant que cause première, mais cette cause étant absolue échappe à tout reproche, à toute récompense ou punition, à toute influence ou modification.

Ici encore se manifeste l'impuissance du subjectivisme à résoudre les problèmes de la vie. Tout en somme dans le kantisme repose sur ces deux faits contradictoires : le monde objectif paraît absolument déterminé ; subjectivement l'être paraît indéterminé. Au lieu de chercher ce qui pouvait réellement expliquer la nature de l'être et celle de son subjectivisme (choses facilitées il est vrai aujourd'hui par la biologie) et de conclure ainsi à la création du subjectif par l'objectif, ce qui eût levé toutes les difficultés, Kant a préféré accuser la différence entre ces deux états de choses. Il ne pouvait, sur de telles bases, que conclure à un désaccord et aboutir à l'inexplicable et incompréhensible impératif catégorique.

- IXIGREC.