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KNOUT n. m. (russe : knut)

Bakounine a écrit une grosse brochure intitulée : L'Empire knouto-germanique, charge à fond contre la Russie tzariste. Il y a plus de 50 ans que j'ai lu cet ouvrage, à présent introuvable, mais autant que je puis me le rappeler, l'auteur démontrait que les horreurs qui ont distingué le régime tzariste pendant deux siècles devaient être attribuées au knout, c'est-à-dire au régime de terreur, de militarisme brutal introduit par Pierre Ier, inspiré par les généraux allemands.

Depuis Pierre III, pas une goutte de sang russe n'a coulé dans les veines des potentats russes. Pierre III était un Holstein-Gottorp, sa femme qui l'a assassiné, était une Anhalt-Zerbst, et depuis lors tous les tzars, d'origine allemande, ont épousé des Allemandes, excepté Alexandre III, dont la femme était une Danoise, mais d'une famille d'origine allemande. Ainsi Bakounine avait raison d'appeler son pays : Empire Knouto-Germanique. Mais passons au knout.

Knout en russe signifie fouet. Les jeunes garçons qui, en été, gardaient dans la steppe, la nuit, le taboum (troupeaux de chevaux), se servent d'un knout dont la lanière très épaisse au milieu a plusieurs mètres de long, le manche en étant très court.

Les iamtochiks (postillons) et les paysans conduisant en hiver, toute une file de traîneaux, se servent aussi d'un knout, mais beaucoup moins long.

Sous les derniers Romanovs, les Cosaques étaient pourvus d'un knout, ou plutôt d'un plet, ou d'une nagaïka, sorte de martinet dont les lanières étaient terminées par des balles de plomb. Lors d'une démonstration comme celle qui eut lieu devant la cathédrale de Kazan, à Saint-Pétersbourg, ou simplement lors d'une réunion d'étudiants, les cosaques s'élançaient contre tout ce monde et dispersaient la foule en frappant indistinctement les hommes et les jeunes filles, dont beaucoup restaient. estropiés pour la vie.

Dans des chasses aux loups j'ai vu des chasseurs montés sur de rapides chevaux suivre les loups qui fuyaient dans la plaine, et les frapper de leur knout ou de leur nagaïka jusqu'à ce que la bête tombât. Le chasseur n'avait plus alors qu'à l'éventrer de son grand couteau de chasse.

Le mot knout qui ne signifiait d'abord que fouet est devenu une arme et surtout un instrument de supplice. C'est dans ce sens qu'il a passé dans la langue française.

Dans mes voyages en Asie russe et dans mes promenades à cheval au Caucase et dans la Grande Russie, j'avais presque toujours à ma ceinture un petit knout formé d'une lanière de cuir non tanné, mais recuit et qui devenait. dur comme du fer.

Je n'ai jamais eu besoin de m'en servir, car la vue seule de cet. instrument faisait partir au galop ma monture.

Le supplice du knout avait été introduit en Russie dans le code d'Alexis Mikaïlovitch, au XVIIe siècle, sous l'influence des instructeurs germaniques. Knout est un mot scandinave, dont on retrouve la trace dans le mot anglais Knot, nœuds (prononcé actuellement nott). Le nom knut, comme dans Knutt Hansen, c'est notre vieille connaissance Canut, le chef des Normands.

L'écrivain polonais M. Klaczko, qui fut un des écrivains de la Revue des Deux-Mondes a fait dans ses Souvenirs d'un Sibérien, une description du supplice du knout appliqué encore au commencement du XIXe siècle. Il parle d'une longue et étroite lanière de cuir recuite dans une espèce d'essence et fortement enduite de limaille métallique qui lui donnait un poids remarquable.

Avant que la lanière durcît, on repliait sur eux-mêmes les bords amincis à dessein. Ils formaient une sorte de rainure s'étendant dans toute la longueur de la courroie, excepté pourtant à l'extrémité laissée souple pour qu'elle pût s'enrouler autour du poignet de l'exécuteur. A l'autre extrémité, était fixé un petit crochet en fer. S'abattant sur le dos nu du patient, le knout tombait de son côté concave sur la peau, que les bords de l'instrument coupaient comme un couteau.

L'exécuteur pour rendre plus épouvantable le supplice tirait la courroie horizontalement, ramenant, au moyen du crochet et par grands lambeaux, les chairs déchiquetées. Les juges pouvaient condamner un homme suspect d'idées révolutionnaires à 102 coups (ukase de Pierre 1er). Mais les victimes étaient presque toujours mortes avant le cinquantième. Chaque coup de knout faisait couler un ruisselet de sang.

Un homme qui avait reçu 15 coups avait la peau totalement. enlevée et les chairs étaient aussi profondément incisées qu'elles auraient pu l'être au moyen d'un instrument tranchant.

Le bourreau avait, en outre, le droit de couper le nez de la victime évanouie, de la marquer d'un fer rouge au front et aux joues.

Si toutes ces tortures n'avaient pas fait mourir le malheureux, on le soignait à l'hôpital et on l'expédiait ensuite aux mines de Sibérie.

L'inquisition espagnole n'était pas la seule à mettre en usage des tortures épouvantables.

Voici, d'après un témoin oculaire, L.-A. Sériakov (D. N. Jbankov) Frelesnya Nakazaniya Rossüo (châtiments corporels en Russie), l'effet produit par le knout. Aux premiers coups on entendait un gémissement sourd qui s'éteignait bientôt sous l'effrayante souffrance car on tailladait le dos comme si c'était de la viande de boucherie. Quand la victime ne faisait plus entendre de plainte ni aucun son, qu'elle ne donnait plus signe de vie..., on lui détachait les mains et le médecin lui faisait respirer des sels, puis si l'homme était encore vivant, le châtiment continuait. On mettait à plat ventre sur un tambour l'homme dont le dos ressemblait à un amas de chair hachée. Les premiers coups faisaient des croix tout le long de la colonne vertébrale. Le sang giclait et après chaque coup le bourreau, de sa main restée libre, enlevait le sang qui se collait sur les bords du knout. Au bout de quelques coups, on changeait la courroie du knout qui devenait plus molle et ne pouvait plus déchiqueter les chairs...

Un autre témoin oculaire (Oléaria, d'après l'historien Fimoféyer), raconte que le dos d'une femme condamnée à 16 coups de knout ressemblait au corps d'un animal écorché.

Avant l'oukase de 1807 on infligeait 100 à 150 coups, ou même 300 à 350, ce qui équivalait à une condamnation à mort.

L'histoire rapporte de célèbres exécutions au moyen du knout. L'une des plus connues est celle du fils (césarévitch) de Pierre Ier, condamné à mort sous les coups de knout par son père. Le jeune homme était resté conservateur à tous crins, il blâmait toutes les réformes introduites par l'empereur pour tâcher d'européaniser le pays encore barbare. Il fut accusé de vouloir attenter à la vie de son père. Dans un fameux tableau d'un peintre russe, Pierre interroge son fils, puis le fait knouter. La seule grâce que l'empereur impitoyable accorda au jeune homme, c'est de lui faire prendre un narcotique mortel avant l'exécution.

Une dame d'une grande beauté, la comtesse Lapoukhina, ayant excité la jalousie de la tzarine Elizabeth, fut accusée de favoriser une conspiration ; elle fut knoutée et lorsque le corps de la malheureuse fut réduit en lambeaux, on arracha la langue à la dame qui fut ensuite expédiée en Sibérie.

Quand les seigneurs voyaient les nobles eux-mêmes condamnés au knout, ils ne se gênaient pas pour appliquer cette torture à leurs serfs dont ils avaient à se plaindre. Parfois au lieu de knout ils se contentaient de les faire passer par des verges, ce qui n'était pas tout à fait aussi cruel.

Marka Voutchak (Mme Markovitch), la célèbre romancière ukrainienne, dont la Maroussia a été publiée par Hetzel, a raconté dans ses souvenirs que les femmes, propriétaires de serfs, étaient souvent plus cruelles que les hommes, qu'elles étaient possédées d'une sorte de sadisme et qu'elles infligeaient des châtiments corporels plus souvent que les hommes.

Dans le XVIIe siècle, en Russie, on mettait à la question un accusé qui n'avait pas avoué son crime. Après les coups de knout, indiqués par les juges, on accrochait le malheureux à une grande barre de bois tenue par deux hommes et on l'approchait d'un grand feu et pendant qu'on lui grillait le dos on lui faisait les questions. Si après trois épreuves de ce genre l'accusé n'était pas mort et n'avait pas avoué le crime qu'on lui attribuait, il était mis en liberté.

Le supplice du knout fut supprimé par un ukase en 1845, mais celui du plet a continué durant tout le XIXe siècle.

Bien des voyageurs ont raconté avec horreur les traitements infligés aux infortunés partant pour la Sibérie, attachés à une longue chaîne, dont le bruit s'entendait à une grande distance. Les soldats qui accompagnaient ce convoi ne se faisaient pas faute de frapper les prisonniers, dont la plupart n'étaient coupables que de sentiments anti-monarchistes. Le voyageur américain Kennan a dépeint les traitements cruels dont les prisonniers politiques étaient les victimes.

Même après la suppression du supplice du knout, il existait dans l'armée russe un châtiment aussi cruel : le spitzroutenne, d'origine allemande comme le mot l'indique. Un soldat condamné par ses chefs devait passer entre deux rangées de soldats armés de baguettes acérées. Les soldats frappaient de toutes leurs forces sur le corps nu du prétendu coupable, qui ne formait bientôt plus qu'une plaie. Et cet infortuné devait passer jusqu'à 30 fois de suite entre cette rangée de bourreaux. Si l'on remarquait qu'un soldat ne frappait pas assez vigoureusement, il était puni à son tour. On m'a assuré que les verges, avant le supplice, étaient plongées dans le vinaigre, mais je n'en suis pas sûr.

Sur l'ordre du général Prince Araktchéyev, un soldat désobéissant, ou un forçat exilé pouvait être condamné à recevoir 5.000, 6.000 et jusqu'à 12.000 coups. Cela paraît incroyable, mais le fait est affirmé par l'historien Djanchiev (Epoques des Grandes Réformes, page 101).

Le même monstre avait ordonné de faire passer douze fois, et sans la présence d'un médecin le prisonnier entre deux rangées de 500 hommes chacune. Ainsi le martyr devait. recevoir 12.000 coups sur le torse nu. Quelle bête sauvage ferait souffrir ainsi un ennemi ? Le tigre, la panthère, qui passent pour les plus féroces des félins déchirent un peu leur victime pour l'empêcher de fuir, mais ils le dévorent rapidement, ils ne mettent pas une joie sadique à torturer leur victime. L'homme est le plus farouche des animaux, surtout lorsqu'il est placé au­ dessus de ses semblables ; lorsqu'il s'est arrogé l'autorité, c'est un monstre, prêt à toutes les atrocités.

On peut. s'étonner qu'un peuple si porté aux théories philosophiques et révolutionnaires, comme le sont les Russes, ne se soit pas soulevé plus tôt pour balayer cette horde de bandits, avec toute la clique gouvernementale, afin d'établir une organisation libre comme celle des anciens cosaques de l'Yoük, où tout était en commun, et où il n'y avait pas d'autorité stable.

Mais les Français sont-ils plus courageux, plus hommes ? Ils tolèrent les horreurs de Biribi qui ne le cèdent guère à celles du knout. Les traitements des forçats de la Guyane ne sont-ils pas une honte pour la France ?

Et quand on lit les tortures infligées aux protestants sur les galères de Louis XIV et de Louis XV, cela ne fait-il pas dresser les cheveux ?

Le peuple russe a enfin recouvré la raison, il a su se débarrasser des Romanovs et de leurs bourreaux, mais pourquoi s'est-il laissé tyranniser par les atroces agents de la Tcheka ?

- G. BROCHER.