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LANGAGE n. m. (de langue, latin lingual)

Dans le sens le plus généralement admis, le langage est : « Tout ce qui sert à exprimer des sensations et des idées » (Littré) ; « Un moyen quelconque d'exprimer des idées » (Larousse) ; « L'expression de la pensée » (Grande Encyclopédie) ; « Le pouvoir donné à l'intelligence de se manifester par des signes » (Bescherelle) ; « La peinture de nos idées » (Rivarol)...

Il s'agit là du langage des êtres qui sentent et ont des idées qui nous sont communicables et compréhensibles. Mais il y a un autre langage, celui des choses, qui sont ou que nous supposons sans pensée parce qu'elles ne nous parlent pas un langage direct, compréhensible, et que nous n'en avons d'autre idée que celle que nous nous en faisons. Ainsi, nous interprétons le langage de la nature d'après les sensations que nous en avons et non d'après ce qu'elle dit. Le langage des fleurs est celui que nous leur attribuons d'après la variété de nos sentiments, suivant leurs formes, leurs couleurs, leurs parfums. Le langage d'une œuvre d'art est beaucoup plus dans l'impression qu'elle nous donne que dans l'idée exprimée par l'artiste en la composant. Le langage des choses est ainsi un langage figuré. Nous en reparlerons au mot Sens.

Tout être qui a une sensibilité et une intelligence a des idées à exprimer, si élémentaires, si grossières, si confuses soient-elles. De même qu'il n'y a pas de fonction sans organe ni d'organe sans fonction, tout langage a des idées. Quand la fonction n'existe plus, l'organe disparaît ; si les hommes, un jour, n'ont plus d'idées, ils n'auront plus de langage.

Les animaux ont un langage ; c'est une preuve, parmi beaucoup d'autres, qu'ils pensent et qu'ils ont des idées. L'homme peut ne pas comprendre leur pensée ; il ne peut la nier que par aveuglement ou mauvaise foi. Buffon ne craignait pas d'écrire : « C'est parce qu'une langue suppose une suite de pensées que les animaux n'en ont aucune ». C'était là du cartésianisme qui niait la sensibilité des animaux, même lorsqu'ils criaient de douleur. Le langage des animaux a les mêmes formes naturelles que celui de l'homme : non seulement ils s'expriment spontanément par le geste ou par la voix, mais certains possèdent le langage articulé, contrairement à l'affirmation de M. Vinson (Grande Encyclopédie) que ce langage «  est la caractéristique exclusive de l'homme ». Max Muller avait vu un fossé infranchissable entre la parole humaine et celle des animaux. Il eût fallu d'abord chercher à franchir le fossé avant de le déclarer infranchissable.

Presque tous les vertébrés ; mammifères, oiseaux, batraciens, reptiles, et certains poissons ont, comme l'homme, une voix d'origine laryngée et susceptible d'articulation. Quand ils ne se servent pas du langage articulé, c'est qu'ils n'en ont pas besoin ; ils ont mieux que ce langage à leur disposition. Les invertébrés ont des sons vocaux produits par stridulation, bourdonnements, etc... Le système articulaire humain n'est pas le même que celui des animaux, mais il varie aussi chez l'homme. Si l'animal éprouve des difficultés à parler le langage humain, il est aussi des hommes qui ne peuvent arriver à prononcer certaines consonnes familières à d'autres. Les langues, même les plus perfectionnées, sont loin de posséder un alphabet comprenant tous les sons et bruits articulables. Dès lors « on comprend que, pauvres nous-mêmes en langage articulaire, nous soyons mal armés pour étudier le langage articulaire des autres races » (Dr Maréchal : Supériorité des animaux sur l'homme).

Le langage des animaux qui ont un appareil vocal est supérieur à celui de l'homme ; 1° par l'intensité du son et la portée de la voix qui est considérable chez certains, tels les grands singes ; 2° par la simplicité dans l'expression, une seule articulation permettant d'exprimer des idées et des séries d'idées très complexes ; 3° par l'universalité qui fait se comprendre entre eux des animaux d'espèces différentes, comme des chiens et des poules, bien que chaque espèce ait un langage particulier.

Les animaux apprennent le langage humain alors que les hommes n'apprennent pas le leur. Les animaux sont aidés en cela par le développement de leur ouïe ; les hommes manquent d'oreille. « Au lieu de cultiver dans notre race le langage des sons, la langue musicale, nous nous sommes efforcés à créer des langues articulaires, ce qui est une faute, car rien n'est variable comme l'articulation qui se modifie presque à l'infini, par l'habitude, par les différenciations d'organes... Avec la langue musicale, pas de fluctuation dangereuse, le son est mathématique, immuable, le la est toujours le la, quelle que soit la voix qui le donne » (Dr Maréchal, id.). Dans le langage articulé, par exemple, le latin quisquam doit-il se prononcer kiskam ou kuiskuam? C'est à la suite de la dispute engendrée par cette question que Charpentier fit assassiner Ramus, au XVIème siècle.

Les hommes ont encore beaucoup à apprendre sur le langage vocal des animaux, et encore plus sur leur langage muet. C'est à peine s'ils ont observé chez les insectes la perfection du langage antennaire qui se communique tactilement et se complète des observations de la vue et de l'ouïe.

On a donné les explications les plus diverses de l'origine du langage humain. Les religions, bien entendu, ont créé les fables les plus ridicules en cultivant cet anthropomorphisme qui a si sottement séparé l'homme de la nature et l'a dressé contre elle. La science, si longue à se dégager de cette sottise et qui est encore loin d'en être complètement libérée, a elle-même établi les systèmes les plus compliqués pour lui venir en aide ; elle a en conséquence fort à faire pour arriver à la vérité.

Les légendes sur la Création du Monde affirment la coexistence du langage avec le premier homme ; mais elles n'expliquent pas plus la formation de l'un que de l'autre. Le premier homme aurait parlé spontanément un langage complet, tout formé, comme il s'est trouvé créé par le souffle de Dieu. Ce langage était universel, parlé par tous les hommes lorsqu'ils eurent l'idée de construire la tour de Babel. Dieu fit alors parler à chacun d'eux, de la même façon spontanée, un langage différent et créa ainsi la confusion des langues. Voilà l'explication biblique de l'origine du langage et des diverses langues parlées dans le monde. De la même façon miraculeuse, Dieu fit plus tard le « don des langues » aux apôtres qui devaient aller prêcher l'Evangile et chacun sut parler le langage des peuples qu'il devait enseigner. Ce phénomène se serait reproduit en diverses circonstances d'après des récits catholiques. Mais il est contredit par les livres religieux eux-mêmes lorsqu'ils racontent que Marc, qui parlait le syriaque, le grec et le latin, aurait servi d'interprète à Pierre lorsqu'il serait venu à Rome. Si Pierre avait besoin d'un interprète pour parler aux Romains, il n'avait pas reçu le don des langues.

Ces sottises n'en ont pas moins trouvé assez de créance pour inspirer des systèmes appelés scientifiques sur la révélation divine du langage humain, celui entre autres de M. de Bonald, dans sa Législation primitive. Max Muller et Renan adoptèrent un moyen terme en déclarant que le langage serait le produit d'une sorte de révélation intérieure, un fait de conscience. Selon Renan, l'homme parlerait naturellement comme l'arbre porte des fruits.

D'après Platon, le langage humain est essentiellement arbitraire, purement artificiel ; il s'est formé successivement, à mesure du développement des idées et des besoins. Par exemple, les ouvriers ont fait le langage de leurs travaux ; ils ont donné leurs noms aux instruments de leur travail. C'est là le véritable terrain scientifique de la question. Elle s'y rencontre, quant à l'origine et à la multiplicité du langage, avec celle de l'origine et de la variété des races humaines.

Il est incontestable que l'origine du langage, animal ou humain, est dans les tentatives de manifestation de la pensée. L'individu n'a parlé que parce qu'il avait quelque chose à dire et son langage a suivi les tribulations et les développements de sa pensée. La question : « le langage a-t-il précédé ou suivi la pensée? » est aussi puérile que celle du premier œuf et de la première poule ou que celle du nombril du premier homme qui sont la matière des plaisanteries de table d'hôte. Les premiers hommes n'ont eu d'autre langage que celui des animaux : gestes et cris inarticulés. On en a la démonstration par la formation du langage chez l'enfant. Il commence par crier en s'agitant. Seule l'éducation lui permet d'acquérir certaines articulations, puis certaines syllabes. Il les répète au retour de certaines circonstances ; ainsi, il dit : mama, papa, en voyant sa mère et son père. Peu à peu il apprend à parler parce qu'on lui enseigne la parole. A l'état sauvage, il n'aurait pas d'autre langage que celui des êtres au milieu desquels il vivrait. On a trouvé des enfants qui vivaient avec des loups ; ils n'avaient eu aucune révélation extérieure ou intérieure, le Saint-Esprit ne leur avait fait le don d'aucune langue ; ils parlaient le langage des loups.

Le développement du langage chez les animaux s'est fait dans des conditions qui ont de plus en plus échappé à l'homme. Chez l'espèce humaine, il a suivi le rythme qu'on observe chez l'enfant dont le langage se perfectionne avec la pensée. D'abord, des gestes accompagnés d'onomatopées traduisirent les formes et les sons. Ensuite vinrent des gestes et des paroles plus nombreux jusqu'au moment où le nombre des signes mimés, vocaux ou écrits correspondit à celui des idées en cours et forma le langage complet. Ce langage, l'homme l'apprend comme il apprend à penser. Il n'est pas plus inné en lui que telle forme de pensée ou telle autre et il ne le connaîtra, plus ou moins bien, qu'en rapport de l'étude, plus ou moins complète, qu'il en fera, de la même façon qu'il pourra apprendre un autre langage que celui du pays où il est né.

Comme dit M. Beaulavon (Grande Encyclopédie), le problème classique de l'origine du langage ne porte, en réalité, que sur l'origine de la parole qui est le langage en général. La parole est « un instrument artificiel et conventionnel, distinct de la pensée qu'il exprime et uniquement destiné à la communiquer ». Le langage est « essentiellement une manifestation de l'esprit », et pas seulement, comme l'a dit Darmesteter, « une matière sonore que la pensée humaine transforme, insensiblement et sans fin, sous l'action inconsciente de la concurrence vitale et de la sélection naturelle ». La parole « ne subsiste que par l'esprit et on ne peut en comprendre ni l'origine, ni le développement, ni le rôle, sans toujours tenir compte de la dépendance où elle est de la pensée » (Beaulavon).

Le langage s'exprime par des signes (Voir ce mot, voir idée, intelligence, etc.). Ces signes sont, soit le geste (pantomime), soit un son (parole proprement dite), soit un caractère tracé (écriture). Le geste et le son vocal sont spontanés, naturels. Ils ont pris des formes conventionnelles par le développement du langage humain qui, en même temps, a inventé l'écriture.

La parole proprement dite est la parole sonore. Chez l'homme et les animaux pourvus d'un larynx, les sons produits sont appelés voix. Ils sont de trois sortes : le cri, le son modulé et le son articulé. Dans le cri, il n'y a pas de véritable articulation. Il est généralement une interjection poussée sous l'effet d'une émotion subite ou un appel qu'on veut faire entendre le plus loin possible en forçant l'intensité du son aux dépens de l'articulation. Le son modulé est le chant. La voix se fait alors un instrument de musique. Elle est le seul instrument qui permet de joindre la parole articulée au chant. Le son articulé est la forme la plus usuelle du langage et se fait comprendre par les mots (du latin muttum ; mot et grognement, de muttire, grogner, murmurer). On appelle mots « des sons monosyllabiques ou polysyllabiques composés de plusieurs articulations, qui ont un sens, c'est-à-dire qu'ils expriment une représentation, une sensation ou une conception » (Grande Encyclopédie). Plus simplement, les mots sont « des sons ou réunions de sons exprimant une idée » (Larousse). Les mots les plus simples sont des interjections. Les autres prennent leur valeur de leur groupement en phrases et on les comprend par l'étude de leur son, de leur sens et des relations qu'ils ont les uns avec les autres. Leur sens est défini par le dictionnaire. Leurs relations sont établies par la grammaire qui leur donne leur place et leur emploi dans la phrase parlée ou écrite. Le langage humain le plus développé est celui où le sens des mots est le mieux gradué, le plus nuancé et permet d'exprimer toute la pensée avec le moins de mots. Il n'y a pas de mots abstraits dans le langage des primitifs ; aussi, a-t-il plus de mots que celui des civilisés.

Les mots sont des sons dans le langage parlé. Dans le langage écrit, ils sont composés de signes assemblés appelés lettres chez les peuples qui se servent de l'alphabet. La parenté de l'alphabet n'établit nullement une parenté de langage. Les Phéniciens, qui ont appris leur alphabet aux Grecs et à tous les peuples méditerranéens, ne leur ont pas appris à parler. Autant le langage des Grecs était doux, agréable, autant celui des Phéniciens était rude et malsonnant. Le climat, les conditions de vie, celles des mœurs, sont pour beaucoup dans le caractère du langage. Les peuples dont la vie est dure ont de la dureté dans la voix. Les troglodytes paraissaient plutôt siffler que parler. Les Groenlandais parlent sans remuer les lèvres. Les Anglais ont la voix rauque des gens qui vivent dans les brouillards. L'harmonie et la pureté de la langue grecque lui sont venues de celles du ciel de l'Attique. Alors que les langues du Nord sont chargées de consonnes qui font leur rudesse, la langue grecque est plus riche en voyelles en combinaisons de lettres et en accouplements de mots qui la rendent plus douce. Mais si elle est « le tranquille ruisseau dont l'eau coule sans former le moindre murmure » auquel Longin a comparé le style de Platon, elle devient aussi « un torrent impétueux, et peut s'élever avec les vents qui emportèrent la voile du vaisseau d'Ulysse ». (Winckelmann). Voltaire appelait génie d'une langue « son aptitude à dire de la manière la plus courte et la plus harmonieuse ce que les autres langages expriment moins heureusement ». Pour Rivarol, le génie d'une langue est ce qui en fait son caractère particulier.

« Ainsi que son esprit, tout peuple a son langage » (VOLTAIRE).

Il l'aura tant que le mélange des races et des hommes n'aura pas fait disparaître le caractère et les mœurs particuliers à chacun. C'est le résultat auquel l'humanité arrivera si elle continue à suivre le mouvement social qui uniformisera de plus en plus les hommes en les parquant, quels que soient la latitude où ils vivent, leur couleur, leurs goûts, leurs sentiments, dans deux grandes classes : capitalistes et prolétaires. A l'uniformité sociale correspondrait alors celle du langage. L'une et l'autre seraient l'aboutissement de ce fait arbitraire mais historique qui a fait aller les sociétés humaines du multiple vers l'unité, de l'individu à la famille, au village, à la province, à la nation et qui les conduit à l'unité des nations. De même le langage est passé du parler villageois à celui de la région, à la langue nationale pour tendre à la langue universelle. Fait arbitraire disons-nous parce qu'il sacrifie l'individuel au collectif et le plus faible, individu, groupe ou classe, au plus fort. La disparition de nombreux idiomes a marqué celle de la liberté individuelle ; la réduction de certains autres à l'état de dialectes, et celle des dialectes à l'état de patois, ont correspondu à l'extinction progressive des libertés politiques. La belle lange d'oc a été réduite aux divers patois qui se parlent encore de Bordeaux à Nice, à la suite de la guerre des Albigeois qui a détruit les libertés méridionales du XIIIème siècle. Des milliers d'idiomes ont disparu, avec les populations qui les parlaient, dans les conquêtes des prétendus « civilisés ». Ce sont des documents définitivement perdus pour l'histoire de l'homme, de même que les œuvres de l'art et de la littérature antiques détruites par des vainqueurs imbéciles el des fanatiques grossiers. Dans les colonies françaises par exemple, les indigènes, sous l'action « colonisatrice », perdent leur langage maternel. Des Indochinois viennent en France, ne connaissant pas un mot de la langue de leur pays. On leur a appris, dans des écoles françaises, que leurs ancêtres étaient les Gaulois aux longues moustaches, leur patrie, la France, leur langue, le français!...

Le catéchisme des missionnaires et l'alcool, dont la consommation est préconisée par les gouverneurs français, achèvent leur éducation européenne pour en faire des prolétaires. A Tahiti on n'aura plus, bientôt, que le souvenir de la magnifique langue indigène que certains ont comparé à l'ancien grec pour sa richesse et sa musique. Elle dénote chez ceux qui l'ont formée un véritable peuple d'artistes. Elle est peu à peu remplacée non par le vrai français, mais par le jargon stupide que des civilisateurs abrutis ont apporté dans le pays avec la Bible, l'alcool et les maladies sociales.

« Pour remplacer le magnifique vocabulaire exaltant les merveilles de la nature, le petit Tahitien d'aujourd'hui n'a que les mots « épatant », « rigolo » et « moche », tout comme le plus vulgaire des Parisiens, et, comme ce dernier, n'en connaît point d'autres ». (Lettres des Iles Paradis, Bohun Lynch, éditeur). C'est ainsi que la « civilisation » fabrique en série des prolétaires complets interchangeables qui parleront tous le même jargon prolétarien. Mais l'œuvre de désagrégation du langage se produit aussi chez les vainqueurs pour les mêmes raisons sociales. Nous le verrons au mot Langue.

Si tout peuple a son langage, tout individu a aussi le sien par la note particulière de son esprit ; mais plus la pensée est profonde en lui, plus son langage est insuffisant. Y a-t-il lieu de s'étonner de l'ignorance humaine devant les manifestations de pensée des animaux alors que les hommes sont si souvent incapables de se comprendre entre eux et surtout d'exprimer tout ce qui est en eux? Pour parler exactement, on devrait dire que le langage n'est qu'un « essai d'expression de la pensée » en raison des états de conscience de l'individu « singulièrement plus nombreux et plus nuancés que les formes verbales destinées à les traduire » (Nouveau Larousse). On peut ajouter : en raison aussi de l'impuissance où sont tant d'individus, dans leur ignorance du langage, de trouver les mots qui leur permettraient de s'exprimer. Le langage verbal n'est donc qu'un moyen d'expression relatif même quand il a atteint sa perfection, comme dans certaines langues. Le geste, la physionomie, lui viennent heureusement en aide. Souvent, un simple geste est pour un auditoire, autrement éloquent que toutes les paroles. Souvent, des êtres habitués à une forme commune de pensée se comprennent mieux par un regard que par de longues phrases.

Un langage peut être vrai ou trompeur tout en étant éloquent et persuasif. La parole orale est plus trompeuse que la parole écrite parce qu'elle ne laisse pas de trace. Un orateur, pour obtenir un effet immédiat, ne craindra pas de tenir des propos qu'il niera le lendemain. Verba volant, scripto manent : les paroles s'envolent, les écrits restent. Le geste trompe moins que la voix et l'écriture. Il est plus impulsif, moins nuancé et surtout moins abstrait. Il n'est pas menteur et subtil comme les rhéteurs et les casuistes il n'a pas le coup de trompette des « gueules sonores ». Il est insuffisamment apte au double emploi qu'Ésope a donné aux langues et que Voltaire a défini ainsi : « L'univers fut abruti par l'art même qui devait l'éclairer. L'alphabet fut l'origine de toutes les connaissances de l'homme et de toutes ses sottises ». Mais il en est du langage comme de toutes choses. Voudrons-nous nous couper la langue parce qu'elle est capable de proférer des mensonges? Non, pas plus que nous ne voulons voir s'éteindre le soleil parce qu'il éclaire des charognes. C'est à l'homme de faire meilleur usage du langage et de toutes les formes de la vie pour son véritable bien et celui de tous les hommes.

Les efforts de l'art humain ont été de perfectionner le langage pour lui faire produire l'expression la plus complète de la pensée avec le minimum de difficultés. Ces efforts se manifestent : pour le geste, dans la danse et la pantomime ; pour le langage sonore, dans l'éloquence et la musique ; pour le langage écrit, dans toutes les formes des lettres ou littérature.

L'étude du langage est du domaine de la linguistique et de la philologie. La première est « une science naturelle étudiant les éléments du langage » ; la seconde est « une science historique étudiant le langage formé » (J. Vinson. La Grande Encyclopédie). « Le linguiste est au philologue ce que le naturaliste est au jardinier » (Schleicher). L'étude du langage comprend : celle de son mécanisme dans les signes qu'il emploie, dans leur production et leur interprétation ; celle de son origine, dans les recherches historiques, philologiques et métaphysiques ; celle de son rapport avec la pensée, ou étude psychologique et logique du langage. Les détails de cette triple étude sont considérables ; malgré ce, elle est loin d'être arrivée à des résultats définitifs. On en est encore réduit à des hypothèses sur bien des points. « Peut-être l'étude comparative du langage de l'homme et de celui qu'on peut reconnaître, sous des apparences diverses, dans plusieurs espèces animales, l'anthropologie et la zoologie combinées, permettront d'arriver à des résultats nouveaux dans une étude qui jusqu'à ce jour ne relève guère que de la métaphysique » (Darmesteter : La vie des mots). Nous verrons au mot langue les résultats obtenus jusqu'à présent.

Les travaux sur le langage furent ignorés de l'antiquité et du moyen-âge. On trouve la première idée d'une étude comparée des diverses langues dans le Voyage autour du monde, d'Antonio Pigafetta (1519­ 1G22), compagnon de Magellan qui recueillit les vocabulaires de plusieurs peuples et en donna des spécimens. La véritable science linguistique commença avec Leibniz qui préconisa la comparaison des langues entre elles. Suivant sa méthode, Lorenzo Hervas constitua une encyclopédie où l'oraison dominicale était traduite en 307 dialectes et où 63 mots d'usage étaient donnés en 164 langues (1778-1787). Le président Debrosses écrivit sa Formation mécanique des langues et principes physiques de l’étymologie (1765). Pallas publia un Vocabulaire comparée de plus de 200 langues d'Europe, d'Asie et d'Afrique ; Le Brigant, la Langue primitive conservée (1787). Dans son Mithridate, Adelung reproduisit le Pater en 500 idiomes (1806-1817). Son neveu, Frédéric, fit des travaux sur le sanscrit (1811-1830). Volney fit paraître son Alphabet européen appliqué aux langues asiatiques (1819) ; Klaproth, son Asie polyglotte (1823) ; Balbi, sa Classification des peuples d'après leurs langues (1826) ; Bopp, son Système complet de la langue sanscrite (1820), suivi d'une Grammaire et d'un Glossaire de la même langue (1829-1832), sa Grammaire comparée des langues indo-germaniques (1833-1852) et d'autres ouvrages de linguistique ; Eugène Burnouf, son Commentaire sur le Yaçna (1833) et d'autres travaux sur le zend, langue morte asiatique ; son cousin E.-L. Burnouf écrivit divers ouvrages sur le sanscrit (1859-1864) ; Ch. Nodier, ses Notions de linguistique (1834) ; Eichkoff, son Parallèle des langues de l'Europe et de l'Inde (1836) ; G. de Humboldt, sa dissertation sur le karvi (1836-1839) ; le Dr Forster, son Langage primitif tracé d'après les anciennes inscriptions des rochers du mont Sinaï (1851) ; Schleicher, Les Langues de l'Europe moderne (1852) ; Renan, De l'Origine du langage (1848-1853) et Histoire générale avec les systèmes comparés des langues sémitiques (1885) ; Max Muller, linguiste, orientaliste et mythologue allemand, créa toute une école qui vulgarisa l'étude scientifique du langage. Ses ouvrages principaux sur ce sujet sont les Leçons sur la Science du langage (1861), et les Nouvelles leçons (1867-1868). Il y eut encore les travaux de Geiger, Origine du langage et de la Raison (1869) ; de A. Caumont, La langue universelle de l'Humanité (1866) ; de S. Reinach, Manuel de philologie classique (1884) ; de P. Regnaud, Origine et philosophie du langage (1889) ; d'Henry, Antinomies linguistiques (1896) ; de Sweet, Histoire du langage (1900) ; et d'autres nombreux spécialisés suivant les différentes branches de la linguistique et de la philologie.

La linguistique et la philologie ont un vaste champ devant elles, la philologie en particulier. Platon, qui employa ce mot le premier, lui donna le sens de « amour de la parole » et « amour de la discussion ». Ce sens s'élargit ensuite ; il fut « l'amour des lettres », dans Isocrate, Aristote, Plutarque et chez les latins. La philologie fut l'humanisme, ou étude de l'antiquité classique, au temps de la Renaissance. Aujourd'hui, elle emprunte généralement «  l'ensemble des études qui servent à connaître la vie des peuples, même avant leur entrée dans l'histoire » (Mondry Beaudouin, Grande Encyclopédie). M. S. Reinach, lui donnant un sens encore plus large, lui fait embrasser « l'étude de toutes les manifestations de l'esprit humain dans l'espace et dans le temps ».

En fait, la linguistique et la philologie ne sont pas encore bien constituées comme sciences du langage. Leurs méthodes sont indécises, de là le grand nombre de leurs entreprises et de leurs spécialités parfois contradictoires appelées : grammaire comparée, étymologie scientifique, phonologie, glossologie, idiomographie, philologie comparée, philologie ethnographique, archéologie, etc… L'archéologie, qui étudie l'antiquité dans ses monuments et dans les objets de l'art et de l'industrie, s'appelle l'épigraphie quand elle s'occupe des textes gravés sur les monuments, la paléographie quand elle examine les manuscrits, la critique verbale lorsqu'elle corrige leurs textes.

Etudier le langage, c'est en somme rechercher la vie des êtres dans leur évolution intellectuelle. Leibniz en a exprimé toute l'importance lorsqu'il a dit : « Je crois véritablement que les langues sont le meilleur miroir de l'esprit humain ». Le langage de tous les êtres et de toutes les choses est le meilleur miroir de l'esprit universel. Aussi est-il de l'intérêt, sinon du devoir de l'homme de le connaître pour préparer ce qui sera l'esprit de demain.



- Edouard ROTHEN.