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LEGENDE (latin legenda, choses à lire, de legere, lire)

On désignait ainsi, à l'origine, les versets incorporés aux leçons des matines, puis le nom en fut étendu aux récits de la vie des prophètes, des martyrs et des saints qu'on devait lire dans les réfectoires des communautés (quia legendæ errant). « Quand on n'avait pas, dit l'historien Fleury, les actes d'un saint pour lire au jour de sa fête, on en composait les plus plausibles et les plus merveilleux qu'on pouvait ». Ces récits se perpétuaient à la manière des chants primitifs et populaires. « Il se formait ainsi, autour des hommes dont le christianisme avait fait ses héros, un ensemble de faits côtoyant ou épousant le surnaturel, que personne sans doute n'avait inventé tout d'une pièce, mais qui était peu à peu amplifiée par la tendance involontaire des imaginations à dénaturer et à embellir la tradition »... (Lachâtre).

On a entrevu (aux mots fable, histoire, on verra au mot mythologie) les rapports de la légende avec la fable et la mythologie d'une part et, d'autre part, avec l'histoire. La légende, en effet, récit merveilleux, bien antérieure dans sa forme au christianisme - qui, avec son sens des foules, en saisit de bonne heure la puissance et en tira un prodigieux parti - participe de toutes les créations ou des amplifications imaginatives qui enivrèrent, durant des siècles, l'humanité et qui continuent à ravir, pour le plus long appesantissement des religions et de tous les empires basés sur la superstition, les masses crédules pt superficielles. La légende répond à ce besoin, qu'ont les faibles, impuissants à se redresser dans la vie, de s'évader des contingences vers des mondes imaginaires et d'opposer, au terre-à-terre d'une existence douloureuse et sans beauté, l'idéal flottant de paradis mystiques et compensateurs, encortégé d’équipées chimériques et de prouesses invraisemblables, pêle-mêle avec les vérités altérées du passé.

Si la légende peut provenir tout entière de la fantaisie créatrice de quelque imaginatif plus ou moins en communion avec les masses populaires, elle peut aussi sourdre dans l'inconscience de ces masses elles-mêmes et s'y propager. Les peuples enfants (et les petits des hommes en apportent le goût inné), séculairement avides de peintures saisissantes et d'évocations grandioses, toujours prompts à savourer sans contrôle les apports des charmeurs de foules et à se confier au mirage des Olympes anthropomorphistes, ont chéri de tout temps les légendes des bateleurs profanes et des magiciens religieux. « De là toutes les légendes qui encombrent les origines de l'histoire hébraïque, égyptienne, grecque, romaine, etc. L'histoire primitive n'est guère qu’une succession de légendes transmises, d'âge en âge, et auxquelles chaque siècle ajoute ou retranche ». Les mythes poétiques du Nord (Sagas), en France les chansons de geste et les romans de chevalerie sont de fond ou d’allure légendaire. « Les Védas sont le recueil de légendes aryennes et, par conséquent, le plus ancien de tous ; presque toutes ces légendes sont cosmogoniques. De même, pour la Perse, le Zend-Avesta. La mythologie égyptienne, celle des Grecs et celle des Romains sont entièrement fondées sur des légendes, et chaque dieu, chaque demi-dieu, chaque héros a la sienne, et même les siennes, car ceux qui n'en ont qu'une seule sont bien peu nombreux. C'est ce qui fait qu'il est difficile de concilier tant de traditions diverses. Le christianisme, dont une partie au moins est fondée sur la crédulité robuste des masses, trouvait donc le terrain bien préparé par l'antiquité pour semer et faire fleurir, à son tour, la légende. Tous les recueils des vies des saints, qu'ils portent ou non le titre de légendes, en sont farcis, et l'on appelle plus souvent encore leurs auteurs des légendaires que des hagiographes » (Larousse)... Pour donner un exemple suggestif de ce que les légendes peuvent, sur les âges, emporter d'absurdités monumentales, citons au passage cette légende des « onze mille vierges de Cologne », due à la méprise inepte d’un copiste. « Sainte Ursule ayant été martyrisée, ce qui n'est même pas bien sûr, avec sa suivante Undecimilla, le copiste crut comprendre qu'elle avait été menée au supplice avec ses onze mille suivantes, qui toutes, naturellement, étaient vierges. Cette bévue énorme fut si bien prise au mot, que l'on montre encore aujourd'hui les onze mille reliques »...

Obstacle au refoulement déjà difficile des préjugés religieux, dangereuse pour les progrès si lents de la raison, la légende ne l'est pas moins pour la marche des connaissances historiques. De toutes pièces inventées, ou considérablement grossies, les aventures qui constituent le fond des légendes populaires - connue des narrations sacrées -, enregistrées ou non par les écrivains successifs, sont aussi, nous l'avons aperçu, le milieu mouvant de l'histoire qui baigne avec elles dans l'irréel et l'hypothétique. Seules valent d'être recherchés, et retenus comme appoint véridique, dans la vie des saints ou des héros légendaires, dans les épopées glorieuses ou burlesques, les exploits épiques ou les interventions miraculeuses, les détails et les traits (qui sont l'accessoire du récit) par quoi se révèlent les mœurs d'une époque et qui n'ont servi au chroniqueur que de cadre et d'enjolivement, lui ont même souvent échappé par mégarde. A ce point de vue « l'école historique moderne a su tirer un excellent parti du recueil des Bollandistes et des récits des anciens hagiographes ». Et c'est en ce sens que Voltaire disait : « Il n'y a pas jusqu'aux légendes qui ne puissent nous apprendre à connaître les mœurs de nos nations ». Mais c'est assez dire avec quelle prudence les chercheurs d'authenticité doivent s'engager dans ce dédale aux richesses chatoyantes qui dansent sous le regard comme des feux-follets et s'évanouissent à mesure qu'on veut en saisir la substance ; et que de fois ils passeront au crible critique la manne légendaire, aux abords partout séduisants. Si tant est, comme dit Renan, qu' « il n'est pas de grande fondation qui ne repose sur une légende et que 1e seul coupable, en pareil cas, soit l'humanité, qui veut être trompée » le sage et le savant, qui ne se satisfont d'apparence, ne peuvent en accepter, comme aurait dit Ibsen, la paix au prix d'un mensonge. Et des investigations besogneuses, sans cesse déçues et maintes fois reprises, leur seront nécessaires pour asseoir dans les temps disparus quelques certitudes provisoires!...

Au moyen âge, quand florissait le règne d'une thaumaturgie à l'apogée de sa fécondité, et qu'erraient, à travers les manoirs écrasés d'ennui, les troubadours porteurs de rires, de chants historiés, de contes et de récits rythmés, la légende envahit littéralement tous les domaines. En dehors des saints et des bienheureux aux attitudes surhumaines et aux miracles multipliés, les princes aventureux, les preux chevaleresques et les guerriers nimbés de bravoure nourrissaient la légende de leurs prouesses brutales. Un halo d'audace, de maîtrise et de vigueur physique exceptionnelles leur faisait une renommée sans exemple et ils passaient, de la bouche déjà grisée des narrateurs aux propos rebondissants du vulgaire, comme parés d'une cuirasse magique et chevauchant l'invulnérable. Il suffit de rappeler ce que la légende a fait de Charlemagne, de ses douze pairs, de Roncevaux, d'Ogier le Danois, de Roland le paladin, d'Ollivier et de tant d'autres plus légendaires qu'historiques, si tant est que l'histoire s'affirme un jour en science exacte et puisse bâtir sur un roc où les remous de la tradition ne viennent ressaisir ses conquêtes. Des légendes particulières attachées aux Robert le Diable, aux Mélusine, à la Reine Pédauque, etc., compliquaient l'écheveau des données errantes du populaire, étendaient la zone maîtresse des croyances. Pris à ces fictions familières qui, dans une atmosphère saturée d'invraisemblable, les pénétraient à vif, nos pères renonçaient à faire la part intelligente du possible et finissaient par délivrer brevet de vie à leurs inventions fabuleuses. Délassements inoffensifs, réjouissances aux éclats fugitifs, papillons fols au seuil des âmes, diront certains, enchantés seulement du tableau. Sans doute, pour maintes histoires privées, qui tenaient plus de la littérature et du spectacle, de la poésie ou de la farce qu'elles ne visaient au document durable et à la culture sérieuse. Mais, dans un monde de crédulité, ouvert à tous les courants de la foi, où l'absurde était souverain, elles garantissaient l'emprise de l'erreur et servaient de tremplin aux trompeurs intéressés des hommes.

Des légendes à foison répandues, bon nombre au reste s'attachaient en propre à l'histoire. Elles retraçaient les hauts faits des chefs et des grands, les entreprises des conquérants, les campagnes des rois. Et, en l'exaltant, elles déformaient, des uns et des autres, le caractère, défiguraient, pour les embellir, les situations dans l'emportement de l'admiration, au souffle du dithyrambe les exploits les plus minces s'enflaient en prodiges, et gestes et personnes, naïvement boursouflés, devenaient méconnaissables. Autant que les assertions des livres sacrés, pour l'exégète, les conflits et les fragments héroïques, les étapes supposées des groupes humains, pour l'historien, s'adornent, à travers la légende, des couleurs de la féérie et posent, devant l'esprit averti, toutes les perplexités du doute. Emportée par les voies littéraires et campée sur l'écrit, après de folles chevauchées orales, la légende sert la faconde capricante des écrivains à la faveur des attachements invétérés du public. Elle trouble une pensée farcie d'idées désorbitées et de lieux communs généraux, empêtrée dans les détours et livrée aux vagues oratoires qui s'efforcent durement à la rectitude et à l'équilibre. Elle envahit toutes les formes d'expression, pénètre le dire et le style, sort des cadres imagés de la poésie et de l'art, où sa part d'influence, moins nocive et en principe reconnue, peut­ être aussi délimitée, pour établir son règne jusque sur la science par d'habiles « arrangements » et des dogmes têtus, des expériences faussées d'occlusions mystiques, des divagations teintées de magie ou d'occultisme...

Qu'on ne regarde pas la légende comme une lointaine visiteuse dont le souvenir seul l'amène jusqu’à nous quelques méfaits éteints. Tout près, les annales de la Révolution française fourmillent de ses amplifications. Le XIXème siècle n'a-t-il pas vu, à quelques années des événements et dans l'enthousiasme des survivants médusés, la légende impériale faire du « Corse à cheveux plats » un nouveau Sabaoth? Ecrivains et poètes du premier romantisme - Hugo en tête - n'ont-ils pas, dès la troisième décade, magnifié le soudard qui traîna jusqu'à l'Oural ses bottes ensanglantées? Et n'est-ce pas l'apothéose du « Grand » (prestigieux Prométhée dont « le vautour Angleterre », sur son rocher d'exil « rongea le cœur » invaincu) qui valut à la France le neveu Bonaparte, fantoche défait au prix du cancer alsacien? Est-il besoin de plonger dans l'autre siècle pour voir à l'œuvre, dans les champs falsifiés de l'histoire la légende aux ailes de nuit? Qui, hormis quelques pionniers épars, des douteurs obstinés, des dissecteurs patients promène, à travers « la Grande Guerre » (supercherie si proche), la torche des vérités édificatrices ?

Autour des tumulus à peine affaissés, parmi les mobiles à point obscurcis, voltigent, grâce au secours des rescapés complices, les évocations erronées, s'amalgament, faisceau dénaturant, les stratégies truquées, les heureux à-propos, les faits d'armes propices, s'accréditent, comme invinciblement, les « causes » mensongères autour desquelles veillent de criminelles connivences. Sur les clartés lapidées, devant nos regards terrifiés de son envergure, s'essore ainsi et s'affermît la « grande parade », légende perfide, semence de carnage, pâture morbide du monde!

Depuis les prémices des échanges humains, la légende paralyse et fait se fourvoyer la vérité. Son baume anesthésiant retombe sur les simples en coulées de souffrance, en ténèbres sur les civilisations. Méfions-nous de ses lutins dansant au bord de nos veilles, de ses fantasmagories grisantes ou consolatrices, de ses on-dit pleins de traîtrises, des chars de triomphe abusants qu'elle ramène du passé.

Ses enchantements, qui enveloppèrent nos berceaux d'enfants, prolongent, adultes, nos périls. Sur les chemins qui montent au savoir ses séductions sont des pièges. Pernicieuse est, partout, pour qui s'y livre, la sécurité de ses joies. Il n'y aura de quiétude lucide (j’entends ici la paix en laquelle viennent mourir tous les maux évitables) dans l'univers pensant, que si les hommes, gardés enfin du récit, sceptiques à l'égard des rumeurs d'histoire, goûtent en la légende le charme seul des belles musiques qui scandent les reposantes rêveries, aux soirs lourds d'efforts véridiques...

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Des légendes écrites les plus fameuses, signalons : Le Martyrologe de Saint-Jérôme, source favorite des écrivains grecs ; les compilations de Simon le Métaphraste, dont l'Eglise continue à fêter tant de pieux ermites et de saints imaginaires ; La Légende dorée (proprement « légende d'or » : legenda aurea), vaste recueil de la Vie des Saints, publiée en latin par J. de Voragine et réimprimée plus de 50 fois pendant les XVème et XVIème siècles. (La Bibliothèque Nationale en possède neuf manuscrits). Attaquée de bonne heure, pour sa fantaisie, par les catholiques eux-mêmes, cet ouvrage est aujourd'hui en défaveur. Citons encore, parmi les recueils hagiographiques, les Acta Martyrum de dom Ruinart, les vitæ Patum et Fasti sanctorum du P. Rosweid, les Acta Sanctorum de Dollandus et de son école, etc.

Notons, parmi les légendes populaires, celles du Juif Errant, de Geneviève de Brabant, la Légende des Quatre Fils Aymon et de leur cousin Maugis, etc. Parmi les légendes primitives, mentionnons les Légendes Indiennes, recueillies par C. Mathews (1854) chez les peuplades sauvages de l'Amérique. Elles nous montrent, dans un état de société déjà remarquable, des hommes industrieux, libres, serviables et doux, naïfs et modérément superstitieux, très différents des guerriers scalpeurs que les Cooper, les Aymar, les Mayne-Reid ont présenté au public européen...

Maints ouvrages portent d'ailleurs ce titre de légende et en renferment plus ou moins l'esprit. Dans La Légende Celtique et la poésie des cloitres (1859), H. de La Villemarqué s'est proposé d'étudier « les traditions orales, poétiques, religieuses, symboliques, historiques qui se sont développées à part dans l'Eglise d'Irlande, de Cambrie, d'Ecosse et d'Armorique ». Les Légendes et Croyances de l'antiquité (A. Maury, 1863), ouvrage scrupuleux et érudit, sont des Essais qui ont pour but « d'éclairer l'histoire des religions de l'Occident à l'aide de celles de l'Orient ». L'auteur y étudie avec sagacité le naturalisme des Aryas et regarde les religions aryennes comme le fond commun de toutes les religions indoeuropéennes (judéo-chrétienne y comprise). Il montre la part considérable de la légende dans la formation des cultes consacrés à la divinité. Citons encore, dans un ordre davantage littéraire, la Légende de Montrose, de Walter Scott et surtout la Légende des Siècles (de Victor Hugo) où l'auteur a tenté, dans un lyrisme souvent heureux et en larges fresques poétiques dont plusieurs sont des chefs-d’œuvre, « d'exprimer - ce sont ses termes - l'humanité dans une espèce d'œuvre cyclique, de la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects : histoire, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense mouvement d'ascension vers la lumière ; de faire apparaître dans une sorte de miroir sombre et clair, cette grande figure une et multiple, lugubre et rayonnante, fatale et sacrée : l'homme... ».

Parmi les légendes qui peuvent concourir à la formation de l'histoire, de la numismatique, etc., sont les inscriptions placées sur les monnaies, médailles, etc. D'abord brèves, puis plus explicites, « elles renfermèrent les noms et les titres honorifiques des divinités locales, des magistrats, des rois, quelques notions topographiques, etc. Les pièces consulaires romaines offrent les légendes les plus curieuses sur les principales familles de Rome, sur les hauts faits qui les avaient illustrées et sur les traditions auxquelles elles faisaient remonter leur origine. A ces factums généalogiques d'une aristocratie qui fut bientôt nivelée par le despotisme, succédèrent, après l'établissement du gouvernement impérial, les formules adulatrices de l'esclavage. Les légendes monétaires ne contiennent plus alors d'intéressant que les faits et les dates... Les légendes qui nous sont restées en langue celtibérienne, osque, samnite, étrusque, nous sont inconnues ; on explique même difficilement celles en caractères persans et sassanides » (Lachâtre). Les légendes des jetons (XVème à XVIIème siècle), répandues dans les provinces, sont des inscriptions plus soumises encore aux caprices des temps : la galanterie elle-même s'y réfugiait, parmi les rappels bibliques et l'histoire. On trouve à la Galerie du Louvre un jeton figurant Charles IX, avec l'inscription : Pietate et justitiâ. On ne pouvait trouver, pour l'ordonnateur de la Saint-Barthélemy, plus flatteuse légende et qui donne mieux la mesure de tels documents. La proclamation dont s'enorgueillissent, en France, les républiques successives et qui pare encore de nos jours monuments et médailles, pièces et assignats, est d'une aussi riche ironie. « Liberté, Egalité, Fraternité! », attributs officiels du régime, appartiennent en effet à la pure légende ; et la monnaie qui les porte est un socle digne de servir d'assise à l'histoire de ce temps.



- S. M. S.



LEGENDE

Tout récit où l' histoire est déformée par la tradition peut être appelée légendaire, qu’il s'agisse de narrer des actions guerrières, les hauts faits d'un chef d'Etat, les vertus d'un prétendu saint ou les gestes d'un quelconque bipède que l'on trouve avantageux d'ériger en idole après sa mort. Par l'élément historique, parfois minime, parfois considérable, qu'elle comporte, la légende se distingue de la mythologie el de la fable dont Stephen Mac Say a donné une étude pénétrante. On sait combien néfastes les récits militaires qui déforment intentionnellement ce qui concerne la guerre, cette plaie hideuse du genre humain. Les généraux à la Foch, à la Joffre, à la Mangin, les gradés canailles qui cimentèrent leur gloire avec le sang du simple troupier, y deviennent des héros, des demi-dieux exempts des faiblesses ordinaires ; leurs fautes sont passées sous silence et leurs plus douteuses entreprises sont érigées en action d'éclat. Ce travail d'embellissement, poursuivi sous nos yeux par les écrivains patriotards, soucieux d'obtenir le ruban rouge ou un fauteuil à l'Académie, nous renseigne sur la sincérité des louanges décernées depuis des siècles à la vertu guerrière. Même remarque concernant les prétendus mérites des chefs d'Etat à la Napoléon ou à la Poincaré ; grâce à d'habiles subterfuges de style, ces criminels ambitieux passent pour des bienfaiteurs de leur époque.

Mais c'est dans le domaine religieux que la légende revêt les proportions les plus fantastiques. Pour tromper les âmes simples, les prêtres ne reculent devant aucune exagération ; d'un malfaiteur public ils réussissent à faire un saint et dans les songes creux de malheureuses hystériques, ils trouvent moyen de découvrir le doigt de Dieu. Rien ne les arrête. Après avoir brûlé comme sorcière la pucelle d'Orléans, ils sont parvenus à faire admettre qu'elle était inspirée par le ciel. Parmi les saints du calendrier, soi-disant faiseurs de miracles, se trouvent des fous sanguinaires ; et pour édifier les dévots on fabrique miracles, grâces, faveurs célestes et l'on falsifie la vie du bienheureux devenu populaire. Saint François d'Assise s'est vu attribuer un pouvoir presque divin par des biographes dédaigneux de l'histoire et soucieux seulement de glorifier cette victime du mysticisme outré. Saint Martin de Tours devint célèbre grâce aux fables répandues à son sujet par les écrivains ecclésiastiques. On pourrait multiplier les exemples à l'infini, car dans les pays catholiques, chaque région, chaque bourgade possède sa relique de saint ou son lieu de pèlerinage. Au moyen âge surtout, alors que l'esprit critique n'existait plus, on se gargarisait des plus absurdes légendes ; les apparitions du diable ou de la Vierge étaient quotidiennes, les femmes se croyaient la proie des lutins, les moines conversaient avec des revenants ; entre la terre et l'au-delà les limites n'étaient pas nettes et les échanges étaient constants. Lorsque l'Eglise eut inventé le purgatoire et que le clergé vendit des messes à l'intention des défunts, les apparitions d'âmes qui réclamaient des prières devinrent nombreuses ; personne ne pourra dire quelle inestimable source de richesses, pour les moines, s'avéra cette innovation.

Les Evangiles eux-mêmes sont d'ailleurs, pour le moins, des écrits légendaires. De nombreux exégètes ne voient plus en Jésus (voir ce mot), qu'un mythe, qu'une création subjective de l'esprit halluciné des premiers chrétiens. Même ceux qui admettent son existence réelle doivent convenir que les écrits sacrés du Nouveau Testament contiennent une multitude de fables ineptes et qu'il serait vain de vouloir identifier le Jésus de la légende avec le Jésus de l'histoire. Mais lues sur un ton doucereux, avec des allures dévotes, les mensongères légendes chrétiennes, qu'elles datent d'hier ou de plusieurs siècles, déforment les cerveaux enfantins et les obnubilent parfois pour le reste de leur existence. Travail d'autant plus facile que l'esprit qui s'ouvre, par atavisme sans doute, est naturellement avide de merveilleux, épris de fantastique. Les religions, qui répondent à l'enfance de l'humanité, sont adaptées à la faiblesse des jeunes cerveaux ; aussi l'Eglise veut-elle s’en emparer à tout prix avant que la réflexion devenue plus forte permette de contrôler ses affirmations. On connait le mot d'un prêtre, rapporté par L. Barbedette : « Donnez-moi l'enfant jusqu'à l'âge de sept ans, et il demeurera l'enfant de l'Eglise pour le reste de son existence ». C'est à l'aide de légendes et de mensonges que ce prêtre enfonçait dans l'âme de ses élèves, les idées et les tendances chères aux Serfs du Vatican, dont parle Bontemps. Et parmi les dévotes, qui passent leurs journées à marmotter des prières, beaucoup sont plus impressionnées par les récits d'apparitions ou les vies de saints que par l'explication théologique du credo. Nous ne nions pas que certaines légendes présentent un caractère poétique et littéraire marqué ; elles ne peuvent faire oublier les maux sans nombre causés par l'amas de récits frauduleux qui entretiennent la religion dans les cerveaux faibles et les imaginations ardentes. Quand les hommes auront déserté définitivement les temples, quand les prêtres ne trouveront plus à qui vendre leurs drogues empoisonnées, les légendes, rendues inoffensives, pourront, quelquefois, être lues avec intérêt. On le constate déjà lorsqu'il s'agit de religions disparues ou étrangères à nos contrées ; mais tant que l'idole est debout et que les adorateurs ne manquent pas, il convient d'attaquer sans ménagement les légendes dont elle se pare. Rendons cette justice à l'époque moderne que les démolisseurs de fausses gloires religieuses, guerrières et autres, sont plus nombreux qu'autrefois. « Diffuser l'esprit critique c'est contribuer au bonheur tant des collectivités que des individus ». Là git pour les hommes le grand moyen de libération.

A côté des légendes intentionnellement fabriquées par les larbins de l'Eglise ou des classes possédantes, d'autres naissent spontanément de la naïveté populaire. Une déformation instinctive s'opère de toute action un peu lointaine dans le temps ou dans l'espace. Les vieillards voient leurs années d'enfance sous un aspect ensoleillé qu'elles n'eurent pas toujours et ceux qui reviennent de contrées perdues, dans un autre hémisphère, finissent aisément par imaginer qu'ils accomplirent là-bas des prouesses inégalées. On conçoit que l'exagération ne connaisse plus de limites lorsqu'il s'agit d'hommes morts depuis longtemps ou d'actions d'éclat qui s'accomplirent voici plusieurs siècles. Lorsqu'une nouvelle même véridique a passé par dix bouches, elle devient souvent méconnaissable ; comment un récit transmis de générations en générations, depuis un temps immémorial, pourrait-il contenir une forte dose d’exactitude! Les historiens savent combien il faut se méfier des traditions orales et des dires populaires ; impossible d'ordinaire d'en tirer quelque renseignement précis sur le héros ou l'action qu'ils prétendent l'appeler ; ils nous renseignent seulement sur la mentalité du milieu qui les vit éclore. Aussi ne peut-on faire état des légendes populaires lorsqu'il s'agit de vérité ; elles aussi sont menteuses, même lorsqu'elles paraissent touchantes et belles.



- L. B.