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LIBERTE n. f. (latin libertas, de liber, libre)

DEFINI­TIONS, ACCEPTIONS

Etat, condition d'une personne qui n'est pas la propriété de quelqu'un, d'un maître. « La liberté des personnes a déterminé la chute du régime féodal » (Proudhon). Etat d'un peuple ou, plus exactement, jusqu'à nos jours, d'un Etat qui ne subit pas la domination étrangère. « Un millier de Grecs combattant pour la liberté, triomphèrent d'un million de Perses » (Vergniaud). Etat de qui n'est pas captif, prisonnier : donner la liberté à un oiseau, rendre la liberté à un condamné, le libérer. Faculté d'agir qui n'est entravée ni par une autorité arbitraire ni par des lois tyranniques : c’est le sens courant du mot liberté dans le domaine politique. Nous verrons, nous avons vu déjà qu'il n'y a pas d'autorité sans arbitraire, de lois sans tyrannie, et que la liberté politique est un leurre au sein des systèmes qui demandent à ces principes et à ces formes leur justification et leur stabilité. Nous verrons aussi qu'il n'y a pas de liberté politique sans liberté sociale et sans liberté individuelle (voir ces mots) que la liberté, pour des hommes vivant en société, est un tout connexe et qu'il est vain de proclamer pour l'individu une liberté et des droits si les conditions qui les permettent ne sont pas réalisées ; si le milieu social ne leur en garantit la possibilité de fait et ne leur en assure l'exercice : « l'empire de la raison publique est le vrai fondement de la liberté » (J.-J. Rousseau). « La liberté d'agir sans nuire ne peut être restreinte que par des lois tyranniques » (Turgot). « L'esprit soldatesque est la gangrène de la liberté » (X. de Maistre). « L'esprit public, qu'on attend pour permettre la liberté, ne saurait résulter que de cette liberté même » (Mme de Staël). « La plupart des peuples ont des libertés, mais peu jouissent de la liberté » (Ch. Comte). « La liberté est le pain que les peuples doivent gagner à la sueur de leur front » (Lamennais). « La liberté serait un mot si l’on gardait des mœurs d'esclaves » (Michelet). Faculté spéciale d'accomplir des actes d'une certaine nature : liberté de la presse, des transactions, etc... « La liberté de l'enseignement est une garantie nécessaire de la liberté de conscience » (Vacherot). Absence d'entraves, de contrainte. « Le sexe aime à jouir d'un peu de liberté : on le retient fort mal avec l'austérité » (Molière). Indépendance de position, loisir : mes travaux ne me laissent pas assez de liberté. Absence d'obstacle qui gêne les mouvements : un ressort qui ne joue pas avec la liberté nécessaire. Franc parler, propos, action hardis ou d'une excessive familiarité : prendre avec quelqu'un des libertés. Faculté de l'âme par laquelle elle se détermine par son propre mouvement ; liberté est ici synonyme de libre-arbitre. « La liberté est l'antagoniste de tout ce qui est fatal » (Proudhon). « La liberté n'est que l'intelligence qui juge, qui délibère, qui choisit » (Flourens). « La liberté de l'homme n'est que le pouvoir de vouloir, ce n'est pas la faculté d'agir » (A. Garnier). Liberté naturelle, celle que l'homme possède de par sa nature, son origine, selon la thèse de certains philosophes. « La liberté sort du droit de nature : l'homme est né libre » (Chateaubriand). Liberté morale, celle qui est la base, la condition de la moralité : d'après Kant, pour satisfaire à l'obligation morale, la liberté est nécessaire. Liberté individuelle : garantie du citoyen de ne pas être inquiété quand ses actes sont en accord avec les lois du pays ; au-delà de ce droit commence l'arbitraire que les gouvernants, gardiens officiels de la légalité, ne se font pas faute d'introduire dans les limites mêmes des lois quand ils jugent celles-ci insuffisantes pour leurs desseins : la liberté individuelle est encore aujourd'hui à la merci de la « légalité » souveraine du bon plaisir de nos maîtres. Liberté de conscience, des cultes, etc..., absence de contrainte dans le domaine des croyances, droit de pratiquer les rites de sa religion préférée, etc...

« La liberté de conscience, comme celle d'écrire, comme celle de commercer a eu son berceau en Hollande » (E. Laboulaye). Liberté d'esprit : affranchissement des préoccupations qui gênent les fonctions de l'intelligence..., etc.



- L.



LIBERTE (PHILOSOPHIE) 

Voir déterminisme et libre-arbitre, volonté, etc.

OUVRAGES A CONSULTER : Philosophie de la liberté (Sécrétan) ; Système de logique, etc. (Stuart Mill) ; La liberté (Jules Simon) ; L'homme est-il libre? (Renard) ; Essai sur le libre-arbitre (Schopenhauer) ; La solidarité morale (Marion) ; Justice et liberté (Goblot) ; Psychologie, Essais de critique générale (Renouvier) ; Leçons de psychologie (Rabier) ; Raison pratique (Kant) ; Critique philosophique (Pillon) ; Morale d'Epicure, etc. (Guyau) ; Les données immédiates de la conscience (Bergson) ; La morale (Duprat) ; Volonté et liberté (Lutoslawski) ; Le libre-arbitre (Naville), etc.., ainsi que les ouvrages mentionnés à déterminisme et volonté.



LIBERTE

Le problème de la liberté est un des problèmes les plus difficiles à résoudre parce qu'il essaie de concilier la liberté de penser et de vouloir qui nous paraît absolue avec le déterminisme objectif qui paraît également absolu.

La liberté pourrait se définir ainsi : possibilité pour l'individu de réaliser totalement son déterminisme. Ce déterminisme ne se précise à notre entendement que par des pensées et des vouloirs, lesquels se traduisent et s'extériorisent par des actes modifiant le milieu conformément à notre volonté. Si le jeu de notre pensée, si nos réflexions, nos préférences, nos choix, nos jugements peuvent s'exercer en nous sans aucune limite apparente et nous donner l'impression d'une liberté intérieure absolue, la réalisation objective de nos volontés rencontre au contraire des obstacles nombreux réduisant considérablement notre liberté d'action. Cette résistance extérieure contraignant notre volonté, entravant notre action, constitue la limite même de notre liberté et par conséquent sa cessation.

Ainsi donc, d'une part, nous avons conscience d’une liberté intérieure absolue ; de l'autre, nous avons également conscience que cette liberté se heurte à des difficultés s'opposant à son épanouissement... Pour concilier ces deux aspects du problème il est nécessaire de les étudier séparément, à seule fin de connaître la réalité même du moi volontaire, son origine, sa formation, ses attributs, ses manifestations ; ensuite d'analyser les causes extérieures restreignant son expansion.

L'analyse introspective ne nous renseigne point sur la formation de notre moi. Nos plus lointains souvenirs se perdent dans l'inconscience du premier âge. L'étude objective nous permet au contraire de suivre la formation des êtres s'engendrant les uns les autres et de reconnaître quelques principes généraux s'appliquant à la détermination des phénomènes vitaux. C'est ainsi que l'observation nous montre l'hérédité et l'éducation jouant un grand rôle dans la formation des individus. Chaque espèce animale se reproduit suivant son type moyen et, comme l'on dit judicieusement, les chiens ne font pas des chats. Si les caractères physiques généraux des parents se reproduisent dans les enfants, les caractères psychiques s'y retrouvent également, quoique la fécondation croisée, mêlant l'hérédité du père et de la mère, crée un être nouveau différant quelque peu de ses parents. Mais il est facile de comprendre que le moi de l'enfant est inévitablement la conséquence des innombrables croisements ancestraux l'ayant précédé et qu'il ne peut pas plus choisir son caractère que la couleur de ses cheveux. Il est un produit, un résultat. Il en est de même de l'éducation. Subissant l'influence du milieu, il réagit contre ce milieu suivant ses facultés naturelles et héréditaires et toutes ses perceptions, ses souvenirs, actions et réactions subies dans l'espace et dans le temps constituent sa personnalité...

Le moi n'est donc pas quelque chose d'immuable, d'éternel, d'absolu, ni de sacré. Il est une forme physiologique et psychique momentanée de l'être sans cesse soumis aux lois de l'évolution et ses manifestations ne sont que l'expression de son acquis héréditaire et éducatif. Formuler une volonté, c'est traduire une réaction esquissée probablement par un ancêtre lointain, complétée par une éducation subie suivant les hasards de la vie. S'accepter tel que l'on est, réaliser ses vouloirs sans réflexions profondes c'est peut-être obéir à la tyrannie d'un ancêtre, ou se courber sous une éducation mystique ou malfaisante qui nous a déformés.

Nous voyons donc que la conscience de notre liberté ne signifie rien, car le dément se croit aussi libre que l'homme sain. C'est le jugement, la raison, l'évaluation exacte des choses qui doivent seulement nous guider et non pas notre fantaisie et notre bon plaisir ; lesquels d'ailleurs peuvent être complètement opposés à notre bonheur véritable et à la conservation même de notre vie. La liberté pourrait alors s'exprimer comme la possibilité d'agir selon notre raison.

Même en ce cas les obstacles à notre déterminisme raisonné subsisteront et nous pouvons les étudier suivant leurs aspects différents ; soit que ces obstacles soient naturels ; soit qu'ils soient sociaux ; soit enfin qu'ils proviennent de notre nature même, d'une erreur de jugement. Les obstacles naturels sont constitués par toutes les lois naturelles inévitables dont l'homme triomphe parfois par leur connaissance et leur compréhension. Ce n'est que par l'étude des propriétés de la substance et de l'énergie ; c'est en se pliant aux nécessités objectives en harmonie avec les phénomènes vitaux que l'homme atteindra son maximum de puissance et de joie et non en suivant irrésistiblement ses penchants, produits lointains de l'ignorance et de l'animalité.

Les obstacles sociaux peuvent s'analyser au double point de vue présent et futur. Présentement les préjugés, les habitudes, les mœurs, les coutumes, les traditions, les lois, fruits mauvais de l'ignorance passée, constituent des entraves considérables à une liberté raisonnée. Nous devons détruire ces causes malfaisantes éternellement opposées à toute amélioration de la vie humaine. Mais toute société quelle qu'elle soit ne peut se réaliser qu'avec une certaine harmonie, un rythme, une coordination de l'activité humaine, assurant la cohésion des efforts et non leur dispersion. L'examen impartial des difficultés d'organisation sociale démontre les nécessités inéluctables inhérentes à toutes associations, à toutes collectivités et les obligations individuelles résultant du fait même de l'association. La conception religieuse et métaphysique de la liberté développe malheureusement dans l'esprit des humains une conception tendant à représenter la vie sociale comme une contrainte s'opposant à la liberté individuelle. C'est supposer, bien gratuitement, que l'homme est naturellement libre et que sans la dite société il le serait vraiment. Il suffit d'observer le fonctionnement du corps humain pour voir que ce corps est soumis à des nécessités physiologiques que notre caprice peut déséquilibrer, ou vouloir ignorer, mais que la sagesse nous conseille de satisfaire raisonnablement. Nous ne sommes pas libres, si nous voulons vivre dans la joie, de nous rendre malade, de nous faire du mal et d'en faire aux autres. Nous ne devons vouloir et désirer que ce que notre raison nous montre comme convenant à notre volonté d'harmonie.

Il en est de même au point de vue social. Si la vie collective présente des avantages et s'impose par la nécessité de lutter contre les forces naturelles ; si l'homme augmente ainsi sa puissance et ses loisirs, il n'est pas raisonnable de dire qu'elle est une contrainte puisqu'au contraire elle est une moindre contrainte que l'état naturel où l'homme est infiniment plus absorbé par la lutte pour la vie. L'association étant utile et nécessaire à l'homme nous devons conclure qu'elle augmente sa puissance d'action individuelle au lieu de la diminuer. Tout le reste est du mysticisme.

Cela ne veut pas dire que toutes les formes sociales soient bonnes. L'ignorance et la bestialité pèsent encore sur l'humanité et le passé héréditaire et traditionnel nous étreint de toutes parts. Les formes autoritaires actuelles nécessitées par les luttes d'autrefois s'opposent à la transformation des humains, à leur évolution progressive vers l'entente harmonieuse et fraternelle. Les meilleures formes sociales seront données par l'expérience, aidée par l'observation et le bon sens de chacun. C'est en laissant les individus se grouper selon leurs conceptions particulières, s'isoler même si cela leur convient, après partage du bien collectif et de l'héritage social, que les meilleures sociétés se réaliseront.

Ce n'est, il est vrai, que de l'empirisme social, mais cet empirisme est infiniment moins dangereux que de fausses sciences sociales, fabriquées artificiellement sur de courtes durées, selon des états sociaux transitoires et trompeurs. La vraie science sociale ne se créera que sur l'observation même de la vie ; sur les manifestations profondes de l'activité humaine, par l'étude des conditions subjectives et objectives favorisant le développement des individus. Il est alors probable que la notion métaphysique de la liberté disparaîtra ; que le bon plaisir tyrannique cessera pour faire place à un concept plus exact et plus fécond pour la vie individuelle et sociale : la volonté d'harmonie. Volonté d'harmonie individuelle : coordination raisonnée des pensées et des gestes individuels pour la réalisation de sa vie dans la joie. Volonté d'harmonie sociale : coordination raisonnée des gestes sociaux pour réaliser le bien-être et la fraternité.

Ainsi notre volonté d'action et les résistances objectives se trouveront conciliées par notre raison, par notre volonté d'harmonie. Mais n'oublions pas que toute volonté extérieure contraignant cette volonté d'harmonie est une tyrannie ; que la seule détermination de l'homme doit être sa propre raison et que rien de durable et de bon ne se construit sur la violence destructrice de toute raison.



- IXIGREC



LIBERTE

Faculté de faire ce que l'on veut, et de se refuser à faire ce que l'on ne veut pas, sans que soient opposés, à la manifestation de la volonté, un obstacle ou une sanction quelconques.

La liberté de l'homme au sein de la nature est très limitée - si tant est qu'elle ne soit point complètement une illusion provenant de l'ignorance où nous sommes des causes déterminantes de la plupart de nos actions. Nous sommes obligés de compter avec les lois naturelles et de nous adapter à leurs exigences, sous peine de souffrance, de maladie, et de mort. Les influences de l'hérédité et du milieu dans lequel nous avons été appelés à vivre, pèsent très lourdement sur notre constitution anatomique et physiologique, et sur nos caractéristiques intellectuelles. Nous ne pouvons supprimer le vieillissement consécutif à l'usure de nos organes. Il ne nous est pas loisible d'échapper au trépas final, quels que soient les efforts que nous ayons faits pour en retarder la venue. Enfin, le souci de nous assurer - non pas même le confort et les plaisirs auxquels nous sommes profondément attachés - mais simplement le minimum de ce qui est nécessaire pour nous alimenter et nous couvrir, nous contraint à des tâches journalières souvent pénibles, dangereuses ou rebutantes, qu'il nous faut assumer sans trêve si nous voulons conserver les avantages acquis par nous dans la lutte pour l'existence.

La liberté de l'homme au sein de la société humaine n'est, dans la plupart des cas, pas beaucoup plus avantagée. Durant la première enfance, notre faiblesse physique, et notre manque de jugement, nous placent sous la domination des personnes adultes de notre entourage. Un peu plus tard, lorsque notre intelligence s'éveille, c'est pour se heurter aux limites étroites imposées par le catéchisme et les programmes scolaires qui, loin de favoriser le talent personnel et les initiatives, semblent trop souvent vouloir les décourager à jamais. Puis c'est le régiment qui s'efforce, par ses méthodes, de briser les volontés individuelles, et d'amener le jeune soldat à une obéissance passive de tous les instants, « sans hésitation ni murmure ». Et voici qu'au moment où, ayant dépassé sa majorité, l’être humain semble devoir être libéré de la plupart de ses chaînes, d'autres servitudes s'annoncent. La pauvreté et l'autorité paternelle lui interdisent fréquemment de s'unir sous le signe heureux de l'amour partagé. Si la fortune ne lui a pas souri, il lui faut renoncer à la plupart des libertés accordées par les lois, renoncer presque totalement à vivre selon ses aspirations, s'atteler, de longues heures durant, à des travaux peu attrayants et mal payés, en attendant que la vieillesse, lui ayant progressivement fait perdre ses énergies pour le combat, fasse de lui définitivement un vaincu à la merci de tout le monde.

D'aucuns, en présence de telles constatations, paraissent surpris que l'on puisse encore, les admettant avec leurs conséquences, parler de libre-pensée, de libre examen, ou de système sociaux se réclamant de la liberté. C'est qu'ils ne font, souvent à dessein, qu'une seule et même chose du problème philosophique de la liberté par rapport au déterminisme, et du problème de la liberté personnelle dans l'état de société, alors qu'il s'agit de considérations sur deux plans bien différents. Alors que le premier a pour objet de rechercher si la cause de nos actions est dans un attribut de notre être spirituel : le libre choix, ou bien dans des circonstances extérieures à notre individu, le second a pour objet de supprimer le plus possible les entraves à la satisfaction de nos besoins raisonnables, comme de nos aspirations intellectuelles et sentimentales, que leur origine soit, ou non, dans le déterminisme ou le libre choix.

L'expérience démontre, d'ailleurs, que rechercher à ce dernier problème une solution toujours plus étendue n'est nullement utopique. Nous nous libérons un peu plus des contraintes naturelles chaque fois qu'une découverte scientifique appliquée à l'industrie, à l'hygiène, ou à la médecine, vient faciliter la production, réduire l'obstacle des distances, augmenter notre sécurité, ou nous prémunir contre la maladie... A mesure que s'accroît sa connaissance, l'homme, jadis jouet des forces physiques aveugles, et qui les avait divinisées, apprend à exercer sur elles sa puissance et à les faire servir, dociles esclaves, à son utilité. Nous pouvons prévoir le temps, historiquement proche, où une humanité d'ingénieurs, d'artistes, de techniciens et de savants avec très peu d'efforts musculaires, et une durée de travail extrêmement réduite, sera à même de fournir à la collectivité le bien-être, et même le luxe : tout ce qui peut contribuer à intensifier l'existence, et à la rendre digne d'être vécue.

Il en est à peu près de même pour ce qui concerne les mœurs et coutumes, ou la législation, bien que, sous ce rapport, le progrès soit demeuré très retardataire sur ce qu'il a été dans le domaine des sciences appliquées. Quoi qu'en disent certains pessimistes, nous sommes assez loin des époques où le père de famille pouvait disposer de la vie de son fils, et le maître faire fouetter son esclave ; où l'on pouvait être mis à la torture, pour n'avoir point salué une procession, ou bien avoir soutenu une thèse scientifique non reconnue par l'Eglise. Malgré certains accidents de la vie politique des nations, la tendance générale de la civilisation est vers la liberté. On vise à débarrasser les rapports sociaux des complications inutiles, à laisser l'individu faire ce qui lui convient dans sa vie privée, et même dans ses manifestations publiques, tant qu'il n'attaque point les fondements mêmes de l'ordre établi. L’abandon des superstitions religieuses, le développement de l'instruction rationnelle, l'adoption d'une morale biologique basée sur les meilleures conditions d'une vie normale, et les avantages de l'entraide, permettraient de franchir avec rapidité les étapes.

Une humanité définitivement pacifiée, vivant en harmonie parfaite, sans qu'aucun de ses membres use de licences condamnables à l'égard de l'ensemble, sans que, par conséquent, la collectivité se trouve jamais dans la nécessité vitale de réagir par la violence contre des éléments de désagrégation et de mort, tel apparaît le résultat final de cette évolution, si l'on considère que le progrès étant indéfini, il n'est pas de motif de fixer à l'avance une barrière à l'acheminement humain dans un domaine quelconque... Cependant un tel résultat suppose, pour être atteint, non pas seulement la disparition de certaines formes transitoires de tyrannie capitaliste, militariste, cultuelle, ou autre, mais encore la généralisation d'un état de conscience, et d'habitudes de discipline personnelle stricte, dont actuellement très peu d'humains sont capables de donner l'exemple. La disparition de l'autorité dans la cité universelle, suppose, en effet, la disparition préalable des compétitions de toute nature qui lui ont donné et lui donnent inévitablement naissance, sous les aspects et avec les caractères les plus différents, dans les circonstances les plus diverses de la vie, au service des idéologies, comme des besoins économiques, les plus opposées, qu'il s'agisse comme moyens de la police d'Etat, ou du lynchage anonyme et spontané.

Le but immédiat n'en demeure pas moins intéressant : tendre sans cesse à réaliser pour tous et pour chacun le maximum de liberté individuelle compatible avec les nécessités de l'association, et les possibilités sociales obtenues. Ceci, tout en se souvenant, d'après la formule célèbre que, toutes choses égales d'ailleurs, les orages de la liberté sont d'ordinaire préférables à la trompeuse sécurité de la contrainte.



- Jean MARESTAN



LIBERTE

Le fait d'être libre, de ne dépendre de personne au point de vue physique, intellectuel et moral : la liberté est un idéal qui est loin d'être atteint.

Ce serait une erreur de chercher la liberté en arrière de nous dans la vie primitive. L'homme sauvage vit en troupes et de ce fait il est asservi. Des croyances superstitieuses en outre (totems, tabous, etc.) assujettissent son esprit ; il ne peut pas faire tel geste, manger telle chose, etc.

Dans la société actuelle les pauvres, qui forment la grande majorité des humains, ont très peu de liberté. Ils doivent sacrifier à la conquête du pain de chaque jour la plus grande part de leur temps. En outre les pauvres qui sont en général ignorants sont remplis de préjugés qui achèvent de les rendre esclaves. Chacun vit comme on lui a appris à vivre et comme vit son entourage. L'idée ne lui vient même pas de vivre autrement ce qui fait que, en quelque sorte, on pourrait le déclarer libre puisqu'il n'a pas de désirs.

En un sens, le riche est plus libre ; c'est pour cela qu'on appelle situations indépendantes celles que confère la fortune. Avec beaucoup d'argent on fait ce qu'on veut, on va où on veut. Néanmoins il ne faudrait pas croire que le riche soit en possession de la liberté absolue. Par son éducation et ses mœurs il est prisonnier de son milieu. Même quand il les réprouve, il se soumet à ses pratiques et à ses habitudes pour conserver une bonne réputation.

Car tous les milieux sont tyranniques. L'individu est dépendant jusque dans son vêtement pour lequel il doit suivre la mode, sous peine de passer pour un personnage ridicule, voire pour un fou.

La liberté de penser est aussi très relative, on est contraint de penser - ou de feindre de penser - comme son entourage autrement on n'est pas compris. L'individu - s'il entend demeurer dans la « normale » admise et comprise - ne peut innover que sur des points très restreints, pour lesquels il devra encore s'expliquer pour tâcher de convaincre. Celui qui est par trop différent des autres est qualifié original, ce qui se prend en mauvaise part ; on ne l'aime pas et on fuit sa compagnie.

On peut donc dire qu'il n'y a de liberté nulle part.

Cette tyrannie du milieu est-elle un bien ou un mal? Elle est à la fois l'un et l'autre. Elle est un bien pour les intelligences inférieures qui trouvent la vie toute préparée et qui seraient tout à fait désemparés si elles devaient l'ordonner elles-mêmes. Mais pour les intelligences supérieures, la tyrannie grégaire est un mal, car elle les force à se mettre à un niveau commun qui leur est inférieur. L'homme de génie, et même plus simplement l'homme supérieur, sont incompris et détestés ; à moins que le succès et la fortune ne fassent pardonner leur originalité.

Les sociétés de l'avenir, plus raisonnables que les nôtres, donneront plus de liberté à l'individu. On comprendra qu'il faut permettre et même admettre tout ce qui n'est pas nuisible à autrui. Ainsi la liberté du costume. Il n'y a aucune raison pour uniformiser la façon de s'habiller ; chacun devrait se vêtir selon sa fantaisie et ses goûts. De même pour la liberté des idées, l'individu a le droit de penser ce qui lui plaît et d'exprimer sa pensée. Il est faux d'admettre la culpabilité morale, du moment qu'il n'y a pas ordre formel donné à un être faible, enfant ou déséquilibré mental. L'adulte est mal fondé à rejeter sur une tierce personne la responsabilité d'un acte, il pouvait ne pas se laisser influencer, Les lois seront, elles aussi, de moins en moins oppressives.

L'arsenal de la légalité actuelle sert avant tout à maintenir les déshérités dans la résignation à leur sort. Le communisme qui supprimera les classes sociales et rendra le travail léger à porter permettra d'accroître dans une large mesure la liberté de l'individu.



- Doctoresse PELLETIER



LIBERTE

Ce mot est si souvent employé dans tous les milieux qu'il semble que tout le monde soit d'accord sur sa signification. Il n'en est rien : individu, groupement ou organisation, classe sociale, tous parlant de liberté, ne comprennent par là que leur liberté propre, trop souvent assimilée à un « bon plaisir » ridicule. On arrive ainsi à fabriquer toute une série de libertés au nom desquelles on asservit les êtres humains. Pour citer quelques exemples frappants, rappellerai-je que c'est surtout au nom de la liberté qu'on a fait, dernièrement, massacrer des millions d'hommes de tous les pays? C'est au nom de la liberté de conscience que les porteurs de goupillons réclament à cor et à cri le droit d'abrutir les foules ignorantes pour arriver plus facilement à leurs fins d'asservissement et de domination. C'est au nom de la liberté du travail que le patron d'usine fait appel à la police et à la force armée pour maintenir, et parfois massacrer, les ouvriers qui réclament le droit à une existence meilleure. C'est au nom de la liberté commerciale que les mercantis de toutes sortes réclament le droit de rançonner le producteur et le consommateur, de les empoisonner au besoin avec des produits frelatés. C'est au nom de la liberté, de la justice et de l'ordre que, tous les jours, on construit des prisons et qu'on y enferme des malheureux, que l'on construit des engins de meurtre et... que l'on s'en sert! C'est au nom de la liberté que... Mais je n'en finirais pas si je voulais énumérer tout ce qui se fait au nom de la liberté pour opprimer les hommes.

Le mot de liberté est donc, comme tant d'autres, détourné de son sens et utilisé à l'encontre de son caractère par les pires ennemis de la liberté. Devons-nous en conclure, comme certaines écoles communistes, que la liberté n'est qu'un mythe et que nous devons faire abandon de ce caprice imaginatif ?

Efforçons-nous de voir ce qu’il faut entendre par liberté. La définition donnée par Larousse me paraît assez juste dans sa brièveté : « La liberté est le pouvoir d’agir ou de ne pas agir, de choisir ». En dehors du pouvoir, de la faculté d'agir ou de ne pas agir, il n'y a pas de liberté. Un paralytique n'a pas plus la liberté de marcher qu'un homme aux yeux bandés. C'est ainsi que dans notre société, on peut sans crainte nous accorder une foule de libertés... après nous avoir enlevé le pouvoir d'en jouir. Aucune loi ne défend au travailleur de visiter les sites agréables, de goûter les merveilles de la nature et celles de l'art, de se reposer lorsqu'il est fatigué, de vivre dans le confort et l'aisance, mais comme il ne possède pas la liberté économique, il est astreint, pour assurer sa subsistance et celle des siens, à de longues journées d'un travail assidu et régulier qui lui enlève précisément la possibilité de jouir des libertés qu'on lui reconnaît.

Si donc la liberté n'est que le droit, elle est inopérante, c'est comme si elle n'existait pas : elle n'existe pas. Pour qu'elle devienne efficace, réelle, il faut qu'elle devienne le pouvoir. Nous n'avons nul besoin de liberté pour ce que nous ne pouvons pas faire. Prétendre nous l'accorder, c'est se moquer de nous, de même que c’est se moquer de lui que d'accorder au paralytique le droit de courir ou au moribond le droit de vivre.

La liberté est donc le pouvoir d'agir - ou de ne pas agir, de choisir. Et encore le pouvoir de ne pas agir est très limité pour tout être vivant. Il faut qu'il agisse, il ne peut s'en empêcher. Et dès qu'il agit, il ne peut plus choisir son action. Ainsi définie, la liberté est l'apanage exclusif des êtres vivants qui, seuls, ont le pouvoir d'agir par eux-mêmes, mieux, elle se confond avec la vie, elle est la vie elle-même. La vie devient alors inséparable de la liberté et inconcevable sans elle.

Mais le pouvoir d'agir, la faculté d'agir, étant limités pour tout être vivant, la liberté est aussi limitée elle-même : il n'y a pas de liberté absolue, il ne peut pas y avoir de liberté absolue pour personne. La liberté absolue supposerait un pouvoir personnel sans bornes et s'il en est qui ont cherché, s'il en est qui cherchent encore à réaliser ce rêve pour eux-mêmes, en utilisant pour leurs propres fins le pouvoir d'agir des autres ils ne sont jamais arrivés, ils n’arriveront jamais à leur but qui s'éloigne d'ailleurs à mesure qu'ils croient l'approcher. Même aux époques les plus sombres de l'histoire des peuples, jamais personne n'a pu connaître le pouvoir absolu et les plus grands monarques devaient encore compter non seulement avec leurs propres possibilités, mais même avec leurs sujets. Il restait pour eux des limites qu'ils ne pouvaient dépasser sans risquer de perdre leur couronne ou leur tête.

La liberté absolue, ou pouvoir absolu, suppose donc la toute-puissance que les hommes, ne pouvant l'atteindre, ont voulu donner à leurs dieux. Et ces dieux n'ont jamais pu manifester aux hommes autre chose que... leur impuissance! La liberté absolue est donc une impossibilité, une absurdité. Notre liberté se trouve limitée par notre pouvoir d'agir et ne peut aller plus loin. La formule connue : « Fais ce que tu veux » ne peut entrer dans le domaine de la réalité qu'à la condition de ne vouloir que ce que l'on peut. Dès que nous voulons la dépasser pour des fins qui nous sont propres, nous empiétons sur le pouvoir d'agir des autres, sur leur liberté, nous faisons acte d'autorité. Et c'est ainsi que l'autorité se trouve être fille de la liberté! J'admets qu'elle n'en est qu'une excroissance, mais elle n'en est pas moins produite par elle. C'est pour grandir sa liberté, son pouvoir d'agir, que l'ambitieux, l'orgueilleux, empiète sur la liberté, le pouvoir d'agir de ses semblables, qu'il veut les faire servir à ses desseins, etc. Voilà précisément où nous conduit l'excès en toutes choses, la recherche de l'absolu, alors que tout est relatif. Et voilà aussi pourquoi le mot de liberté peut donner lieu à des interprétations contradictoires et servir à l'étranglement de la liberté des autres!

Mais il n'en subsiste pas moins une question très épineuse, un problème délicat, pour ne pas dire presque insoluble, c'est lorsqu'il s'agit de délimiter où doit socialement finir la liberté de l'un et où doit commencer celle de l'autre. Je pose la question, mais n'ai pas la prétention de la résoudre. Celui qui trouvera une solution pratique de ce problème aura résolu la question sociale qui est à l'ordre du jour depuis l'origine des sociétés.

En dehors des cas bien définis, où l'individu exerce sa liberté sans aucune contrainte et sans empiètement sur autrui, et de ceux où il fait ou cherche à faire nettement acte d'autorité sur d'autres individus en les contraignant à agir pour ses buts à lui, il y a de multiples actions mal définies et telles que celui qui agit les peut considérer comme l'exercice de sa propre liberté, mais que ses voisins regardent comme une atteinte à la leur. De là naissent souvent des conflits entre individus, même ayant une conception à peu près semblable de l'exercice de la liberté. Il est très difficile de trouver une limite précise, incontestable entre le jour et la nuit si l'on ne voit pas le coucher du soleil ou si on ne veut pas le prendre pour base, mais il est encore bien plus difficile de trouver le moment précis où la liberté devient autorité. Ce ne sera que lorsque les êtres humains auront acquis assez de sociabilité pour reconnaître aux autres les mêmes droits qu'ils revendiquent pour eux-mêmes, qu'ils arriveront à éviter ces heurts et préféreront laisser entre leur liberté et celle de leurs voisins une zone neutre - une marge de tolérance et de sagesse -­ qu'ils n'occuperont qu'après entente et momentanément. Dans certains cas, les limites entre la liberté de plusieurs individus sont réglées par ce qu'on appelle la politesse, lorsque celle-ci n'est pas une feinte hypocrite. Par exemple, avant de prendre certaines libertés, on demande aux voisins si cela ne les incommode pas. Et lorsqu'on omet cette précaution, les intéressés sont fondés à vous prier courtoisement d'éviter ce qui leur cause une gêne. Il est absolument indispensable que celui qui veut vivre en société, qui ne peut vivre qu'en société, acquière des habitudes de sociabilité.

Dans la pratique courante, il n'y a guère que des questions secondaires qui reçoivent cette solution. Il existe donc toujours entre les êtres humains, quand il s'agit de liberté, de nombreux points délicats, contestés et litigieux, chacun voulant pour soi l'exercice entier de la liberté, sans se rendre bien compte lorsqu'il porte atteinte à celle de son semblable. Si donc la part raisonnable de chaque individu est déjà difficile à délimiter entre hommes ayant la même conception de la liberté, elle l'est davantage, à plus forte raison, entre personnes qui pensent différemment sur ce sujet, lorsqu'il s’agit de gens, en particulier, qui entendent ramener à eux tous les avantages de la liberté. Pour augmenter, grandir leur pouvoir d'agir, nombreux sont ceux d'ailleurs qui tentent de sortir des cadres de leur liberté propre. A ces premiers pas imprudents, aux premières incursions arbitraires, se rattachent les premières manifestations de préjudiciable autorité pour celui qui accepte, de gré ou non, les empiètements antisociaux. La plupart du temps, pour des raisons complexes de naissance, de milieu, de circonstances, de bonté passive, de faiblesse, de crainte, etc., cette autorité est acceptée par celui qu'elle atteint. Il s'y résigne tantôt bénévolement, tantôt parce qu'il se sent pris sous l'étreinte de la force et qu'il renonce à entamer une lutte où il craint d'être vaincu. Il efface même ses velléités de résistance, laissant le champ sans obstacle pour la récidive, donnant à l'acte nocif l'aspect dangereux d'un débordement légitime, à son abdication le caractère d'une soumission naturelle...

Vient un moment où cette autorité directe d'un ou de plusieurs individus sur leurs semblables apparaît trop brutale, trop dégradante, trop immorale, ou même elle lèse vitalement ses victimes. On arrive alors à l'abolir grâce à des coalitions circonstanciées. Mais ce progrès favorise, mais ces concertations prennent souvent pour appui une autre forme d'autorité qui paraît donner quelques garanties à ceux qui subissaient la première. Cette autorité leur apparait moins nocive parce qu'au-dessus des hommes, semble-t-il, et s'appliquant à tous, et d'apparence propre à servir le bien général ; c'est l'autorité sociale. Et cette autorité a pu se faire accepter et même demander par les humains, parce qu'elle supprime cette zone neutre, dont je parlais tout à l'heure, qui se trouve placée entre la liberté de chaque individu. Elle arrive ainsi à éviter ou enrayer ces multiples conflits entre gens qui ne veulent pas s'entendre et se chicanent souvent pour des riens. Voilà bien la solution. Deux individus se contestant un droit quelconque font appel à une autorité au-dessus d'eux qui ne tarde pas à les mettre d'accord en leur enlevant à chacun le droit contesté et d'autres ensuite. C'est « l'huître et les plaideurs ». C'est ce qu'on appelle instituer le règne de l'ordre...

L'autorité - voir ce mot - a toujours revêtu deux aspects différents, mais tous deux indispensables à son maintien : l'autorité physique, matérielle, et l'autorité morale. Une partie des individus sont maintenus dans leur condition par la première, une autre partie par la seconde et le reste de l'humanité a, ou croit avoir, intérêt au maintien de ces deux aspects de l'autorité. Ce sont ces conditions qui font durer celle-ci depuis l'origine de l'histoire. L'autorité physique fut fondée par le brigand et est maintenant représentée par le gendarme, le policier et le militaire. L'autorité morale avait sa base dans les croyances et les religions monothéistes ou polythéistes (voir ces mots), avec leurs dieux uniques ou multiples auxquels seuls les gens simples demeurent encore attachés, mais qui sont remplacés, comme exerçant sur les masses une discipline favorable, par des entités métaphysiques ou sociales tout aussi fantomatiques que les anciens dieux, mais aussi puissants qu'ils l'étaient et qui sont le Bien, le Devoir, l'Opinion, l'Honneur, la Patrie, etc...

* * *

Je ne veux pas approfondir ici la question de la liberté au point de vue biologique et physiologique ; mais ici comme en sociologie nous ne possédons qu'une liberté relative, celle qui se confond avec la vie, qui en est la manifestation. Mais du fait que là aussi la liberté ne peut être totale, certains voudraient en déduire qu'elle n'est qu'une illusion. L'être vivant ne serait qu'une machine, qu'un automate, un jouet de la nature ayant l'illusion de la liberté et de la volonté, mais dont tous les actes seraient rigoureusement déterminés par des causes et des circonstances indépendantes de lui. Certes, je ne conteste pas plus l'importance du déterminisme biologique que celle du déterminisme social. L'individu est le produit de l'hérédité, du milieu, de l'éducation etc..., et ses actes sont en l'apport avec tous ces facteurs. Mais sommes-nous plus fondés à croire au déterminisme absolu qu'à la liberté absolue?

Le déterminisme absolu serait le pur fatalisme. Il nous ferait envisager tous les événements naturels et sociaux, ainsi que tous les plus petits détails de notre vie individuelle avec une passivité complète et nous n'aurions, comme le musulman, que cette explication décourageante, article de foi et justification d'inertie : « C'était écrit, cela devait arriver ».

La science, les données actuelles sur la nature de notre être ne paraissent pas encore avoir donné force de vérité à ces thèses destructrices de la personnalité et il nous semble, si nous faisons jouer certains éléments internes de choix et de décision, les déterminants volontaires et psychiques, qu'il reste assez de place à l'influence propre de l'être pour prononcer encore le mot de liberté. Notre liberté ne serait qu'une apparence s'il existait un Dieu tout-puissant et omniscient comme l'enseignent les religions, mais si Dieu n'existe pas, comme disait Bakounine, qui est-ce qui empêche la liberté de l'homme, si ce n'est l'autorité d'autres hommes?

Je sais : l'homme qui agit est déterminé dans ses actes par la pression du milieu extérieur et par cette portion de son milieu intérieur qu'il a héritée de ses ancêtres et n'a pu modifier ; quand il veut quelque chose, sa volonté est déterminée par des circonstances qu'il n'a pas toujours créées lui-même. Mais parce qu'il n'est pas lui aussi, dans sa sphère, créateur unique et tout-puissant, cela veut-il dire qu'il n'ait pas de domaine propre et qu'il ne possède aucune liberté ? Certes, si être libre consiste à pouvoir s'abstraire totalement de l'ambiance, à se détacher pour ainsi dire du milieu qui nous entoure, des conditions et obligations de la substance qui nous compose pour pouvoir agir sur les choses sans qu'elles ne puissent agir sur nous, nous connaissons assez l'étendue de notre faiblesse pour nous réclamer de cette liberté-là! Mais, d'autre part, si l'homme et tous les êtres vivants subissent sans réaction possible l'emprise maîtresse de leurs milieux, si leur liberté n'est qu'apparence, il faut en conclure que la vie elle-même n'est qu'une illusion, et que, malgré notre faculté de mouvement, malgré nos sens, malgré notre cerveau, nous ne sommes que de la matière inconsciente à l’état de somnambulisme! Cela est si vrai que la liberté - ou l'illusion de la liberté, si ce n'est qu'un mirage - nous apparaît comme la caractéristique de la vie organique tout au moins ; son embryon est le point de départ entre la matière inerte et la matière dite « vivante » ; elle se développe et grandit avec cet état pour disparaître avec lui. Et l'on peut ajouter que lorsque l'idée de liberté -­ relative bien entendu - aura disparu du cerveau de l'humanité, celle-ci ne survivra pas longtemps... En attendant que la science nous ait apporté des preuves improbables, nous nous efforcerons de conserver, d’embellir, d'agrandir la vie - ou l’illusion de la vie - et la liberté - ou l'illusion de la liberté !

Pour bien étudier la liberté, faculté exclusive, - semble-t-il - des êtres vivants, il faut voir quels services ils lui demandent, quels bien ils en attendent. Nous ne tarderons pas à constater qu'ils l'emploient d'abord ­- et presque toujours, à moins d'anomalies déformantes -­ à conserver la vie, et ensuite à la développer, la grandir. Pour vivre, ils ont des besoins à satisfaire et c'est de servir l'assouvissement des besoins les plus impérieux qu'ils demandent à leur liberté. Mettez un bœuf au milieu du désert où il ne trouvera aucune nourriture, et montrez-lui alors une étable avec un râtelier garni de foin. Dès qu'il aura faim, il entrera de lui-même à l'étable et préférera se laisser enfermer que de périr. Certes, il souffrira de la captivité, car sa faim satisfaite, il a d'autres besoins. Mais enfermez-le dans un pré assez vaste pour le nourrir, où il trouvera de l'herbe à volonté et une certaine partie d'espace à franchir, il ne s'apercevra même pas que son parcours est limité, surtout s'il a des compagnons. Ne sommes-nous pas tous enfermés dans les limites de notre possibilité? Et cela quelque rang que nous occupions dans l'échelle sociale? Mais si les bornes de notre horizon sont assez éloignées pour que nous ne puissions les toucher, pour qu'il n'y ait pas pour nous, vitalement, nécessité à les atteindre, nous en inférons, de ce que nous ne rencontrons pas l'obstacle, à notre liberté. On peut donc dire que, lorsque l'être vivant n'est pas contraint d'agir contre sa volonté, le maximum de liberté consiste pour lui dans la possibilité de satisfaire tous ses besoins et de jouir pleinement de l'existence.

La liberté qui n'a pas à la base les moyens de répondre aux exigences des besoins élémentaires, de ceux là vers lesquels nous guide notre instinct, ne peut avoir de signification pour l'être humain. Aussi doit-elle nécessairement, pour être efficace, accompagner les transformations des besoins de l'homme aux divers âges de l'humanité. Nos besoins ne sont plus les mêmes que ceux de nos ancêtres. La possibilité de vivre comme ils ont vécu ne constituerait pas plus une liberté pour nous que n'en aurait constituée pour eux la possibilité d'existence qui nous satisferait aujourd'hui, laquelle, à son tour, ne pourra plus satisfaire nos descendants dans un certain nombre d'années ou dans quelques siècles.

En nous plaçant au point de vue social qui surtout nous intéresse ici, la question de la liberté est un problème infiniment complexe et difficile à résoudre, à cause de la diversité des goûts, des tempéraments, des caractères et des aptitudes individuelles. Nous avons vu plus haut que la liberté individuelle poussée à l'excès arrive à se transformer en autorité contre d'autres individus. Or, précisément, l'autorité est la fin de la liberté pour ceux qui la subissent. Il s'agit donc de trouver le point précis où doit s'arrêter la liberté pour ne pas devenir autorité. Certains répondent : « Là où commence la liberté du voisin ». Je dis : Non, car la liberté du voisin commence à la possibilité de satisfaire ses plus impérieux besoins et ce n'est qu'exceptionnellement qu'il y a contestation à cet endroit. C'est au contraire là où finit la liberté du voisin. Et si, ni le voisin, ni nous-mêmes ne voulons assigner de limites à notre liberté, il y aura conflit avec, pour corollaire, l'instauration probable de l'autorité du plus fort.

D'autre part, si quelqu'un en laisse bénévolement un autre entamer quelque peu sa propre liberté, l'intrus ne tardera pas à aller plus loin et à faire sentir également son autorité. Si la jouissance de la liberté pose devant l'aventureux un cas de conscience que la raison doit éclairer et qui le retient au seuil du domaine que l'autre ne défend pas, elle fait à tout homme obligation de connaître l'étendue de son bien et de ne point permettre qu'il soit foulé. Qu'à celui qui veut trop la raison ne dicte la retenue et n'établisse la mesure et c'est devant la carence du faible ou de l'ignorant, la prise de possession de la force avec son cortège d'injustices...

En effet, dans les deux cas envisagés ci-dessus, nous voyons l'abus de liberté se transformer en autorité et pourtant nous l'avons vu, la liberté est indispensable à l'être humain et c'est elle seule qui peut lui permettre de vivre une existence digne d'être vécue. Comment donc arriver pour nous et les autres à connaître la norme et à la faire volontairement, librement, accepter par tous? Les anarchistes, qui ont fait de la liberté la base de leur doctrine s'essaient depuis des années déjà à solutionner la question ; ils devront y travailler encore longtemps, je crois, avant d'avoir trouvé les données de l'équilibre qu'elle exige. Il ne saurait être question de liberté sans frein comme certains pourraient le croire et le proclamer. Il s'agit d'assurer à chacun le maximum de liberté qui se confondra avec le maximum de bien-être. Comme ce problème comporte surtout, pour chaque individu, la possibilité de satisfaire ses besoins, il s'agit de rendre cette possibilité compatible avec la même possibilité pour autrui. Pour cela nous pouvons envisager trois cas différents :

Nos besoins et nos goûts sont trop différents pour se heurter. Les difficultés sont d'elles-mêmes résolues et nous pouvons sans nous nuire, jouir réciproquement de notre liberté.

2° Nos besoins, nos goûts, nos désirs sont à peu près semblables, portent sur les mêmes objets. Deux solutions sont à envisager : la lutte entre nous - avec tous ses aléas - pour conquérir les objets convoités, ou l'entraide, l'association - avec tous ses bienfaits - pour les produire en quantité suffisante pour tous avec, comme base de répartition, l'égalité pour tous les membres tant que la production reste en-dessous des besoins.

3° Nos besoins, nos goûts, nos désirs sont opposés et s'excluent mutuellement. Il y a impossibilité de satisfaire les uns et les autres. Voilà précisément les circonstances où l'abandon raisonné - à charge de revanche ­- de l'une des satisfactions escomptées peut garantir une paix précieuse au premier chef. Impérieuse est, d'ailleurs l'élimination, sans remplacement, de desiderata abusifs, de désirs violents, de prétentions absurdes. Par exemple si j'éprouve le besoin ou le caprice de me battre avec mon voisin pacifique, il n'y a plus de liberté pour lui de ce côté tant qu'il n'aura pas trouvé le moyen de me désarmer, de transformer mes instincts belliqueux en instinct de sociabilité. Ou alors, malgré lui, il doit se défendre contre mes prétentions ou se soumettre à ma domination ; quelquefois, il fera les deux. Mais on ne cherche à dominer, à soumettre, à exploiter que ceux que l'on considère comme inférieurs à soi, que ceux qu'on ne veut pas tenir pour ses égaux, Aussi la doctrine anarchiste qui n'admet pas d’archies, de chefs, de supériorité oppressive, ni au point de vue social, ni au point de vue individuel, réserve, par ses résistances, la voie à la liberté, comme la doctrine libertaire la prépare par ses aspirations ; elles se rencontrent sur le terrain commun de l'égalité potentielle des individus, avec le critérium d'une mesure rationnelle, elles tendent à faire de la liberté possible une réalité sociale.

Comment donc pourrons-nous organiser la liberté dans une société anarchiste? On a vu plus haut qu'il ne s'agit pas de proclamer à la cantonade le «  fais ce que veulx » dont les sages de l'Abbaye de Thélème ne prenaient d'ailleurs que la dose raisonnable. La liberté absolue est une impossibilité pour l'homme social comme pour l'homme seul et il faut tenir compte de la présence d'autrui, de la liberté de chacun si nous ne voulons retomber à l'écrasement du faible et aux tyrannies de la force. Comme la liberté essentielle réside dans la satisfaction des besoins primordiaux, il faut d’abord organiser la production des choses nécessaires en tenant compte des besoins actuels avec le maximum de liberté pour tous. La production nécessitant une certaine somme de travail, il est donc normal que tout groupe de production (Voir ce mot, voir aussi communisme, familistère, socialisme, etc.) réclame sa part de travail à qui lui réclame sa part de produits. Ce n'est que la conséquence d'une loi naturelle inéluctable. Celui qui ne peut se contenter des produits sauvages du sol doit apporter sa part de travail à leur transformation pour pouvoir jouir des produits du travail humain. La production pourra être soit collective, soit individuelle, suivant les goûts de chacun et suivant aussi les nécessités de cette production. L'essentiel est qu’elle soit organisée par les producteurs eux-mêmes et ne serve pas, comme de nos jours, à l'enrichissement de leurs maitres et à la consécration de leur servitude.

Il est évident que de même qu'aujourd'hui, le cultivateur qui veut faire pousser du blé ou des pommes de terre doit mettre la semence en terre au moment voulu et par là-même s'astreindre à une méthode, une discipline inévitables, de même le groupe de production ou le producteur individuel devront s'organiser de telle sorte que la production soit assurée, et demander à ses membres, une fois les principes et les règles de l'organisation adoptés, de les observer. Que l'on veuille ensemencer un champ, construire une maison, extraire du charbon, fondre du minerai, voyager en chemin de fer ou organiser une fête, il faut que chacun de ceux qui ont promis d'assurer un rôle dans l'organisation du travail ou du plaisir, après avoir accepté les nécessités de la situation, choisi suivant ses goûts et ses aptitudes, remplisse la fonction qui lui revient et en ait la responsabilité. Sans cela, il n'y a pas de production intelligente et, partant, pas de satisfaction possible pour les hommes dans la vie aux communes possibilités que nous essayons d'établir.

Lorsque l'anarchisme aura fortement implanté ses principes dans l'esprit et le cœur du peuple, lorsqu'il aura acquis assez de puissance, surtout morale, pour transformer la société, il réalisera l'égalité, non pas devant la loi mais devant la vie, et chaque individu se trouvera placé devant les mêmes possibilités d'existence. Plus de patrons arrogants, de chefs, ni de supérieurs devant lesquels il faut toujours plier pour ne pas perdre son gagne-pain, plus personne pouvant disposer ainsi de la vie ou tout au moins de presque toute la liberté d'autres hommes. Certes, je le répète, nous n'aurons pas, en société, cette liberté illimitée qui d'ailleurs n'existe nulle part dans l'état de nature. L'oiseau qui vole si librement dans les airs à ce qu'il nous semble, est cependant obligé de se lancer à la poursuite de sa nourriture : elle ne lui tombe plus dans le bec pendant qu'il chante sur la branche. Le propagandiste anarchiste qui dit à chaque individu : « Nul ne peut agir à tes lieu et place pour te libérer, c'est toi-même qui dois organiser ton mode de vie », s'inspire bien des principes ci-dessus en montrant à l'être humain qu'il sait faire un effort personnel pour obtenir ce qu'il espère. L'organisation anarchiste de la production n'est que l'application du même principe dans ce domaine.

D'ailleurs, la multiplicité des groupes de production, la facilité de choisir son groupe et d'en changer sans risquer de subir la misère, la facilité de produire isolément pour celui qui le voudra, en permettant à chacun de choisir le genre de discipline qui lui conviendra le mieux, nous donnera le maximum de liberté. Lorsqu'aucun être humain ne sera plus à la merci d'un employeur, d'une administration, d'une clientèle, d'une classe, ni des convenances pour assurer son existence et jouir pleinement de la vie, il goûtera réellement la liberté.

Peut-on, maintenant, parler de liberté lorsque nous n'avons même pas le droit à l'existence, que nos maîtres peuvent nous l'enlever quand cela leur fait plaisir? La condition de l'homme d'aujourd'hui, du moins de celui qui ne possède pas, n'est guère meilleure que celle de l'esclave d'autrefois, malgré tout ce qu'on chante sur la civilisation et le progrès, et nous pouvons répéter avec le poète ces tristes vers :

Ne parle pas de liberté :

La pauvreté, c'est l'esclavage.

Mais le jour où nous aurons réalisé l'égalité économique et sociale, où nous aurons fait disparaître des cerveaux humains la croyance à la supériorité d'individus faits pour commander et gouverner, le jour où les hommes naîtront et vivront réellement dans l'égalité devant le bien-être qui ne sera plus réservé à une partie seulement de l'humanité, nous aurons solutionné la question de la liberté sociale. Cette liberté sera relative, c'est entendu mais assez vaste pour nous suffire. Nous serons libres en ce sens que notre existence, notre condition de vie ne dépendront que de nous, de notre effort, de notre activité. Nous pourrons ce que nous voudrons parce que nous ne voudrons que ce que nous pourrons. Nous n'avons que faire de l'impossible liberté absolue, et s'il est des chasseurs de chimères qui veulent tenter de réaliser pour eux cette absurdité qui nous a valu des siècles d'esclavage et de souffrance, nous leur dirons : Non, restez, comme nous, des hommes, des hommes avec leurs imperfections, leurs faiblesses, leurs erreurs, leurs besoins, mais des hommes semblables en cela à d'autres hommes ; différents seulement, en plus ou en moins, de certaines qualités ou de certains défauts, de certaines capacités, mais ayant tous, vous plus que les autres peut-être, besoin de l'association et de la solidarité humaines. Nous ne voulons plus ni d'inspirés, ni de prophètes, ni d'anges, ni de surhommes, ni de dieux, ni de demi-dieux. Leur règne - si gros de peines pour la majorité des hommes - a assez duré. Ce fut le règne de l'autorité.



- E. COTTE



LIBERTE (LIBERTE DE CHOIX)

Qu'est-ce que la liberté? La question n'est pas si facile à résoudre qu'à poser. Le Dictionnaire encyclopédique Larousse fournit de la liberté, entre autres définitions, celle-ci : « Faculté d'agir qui n'est gênée ni par une autorité arbitraire, ni par des lois tyranniques ». Il ne s'agit là que de la liberté politique, bien entendu, mais qu'il s'agisse de la liberté politique ou de la liberté morale, toute définition de la liberté est nécessairement négative. On n'est pas libre, en effet, de faire tout ce qu'on veut : même si l'on supposait anéantis ou surmontés tous les obstacles s'opposant à la fantaisie on au caprice, il y a des conditions biologiques dont l'individu ne peut pas s'évader.

Entendue au point de vue individualiste anarchiste, la liberté est un état où un individu ne peut pas être davantage forcé à faire ce qui ne lui plaît pas que contraint à ne pas faire ce qui lui plaît. Autrement dit, pour l'individualiste anarchiste, il y a autorité ou tyrannie chaque fois qu'on est obligé d'accomplir un acte indésiré ou qu'on est empêché d'effectuer une action désirée.

Les individualistes réclamant, revendiquant la pratique de leur conception de la liberté pour tout le monde, il s'ensuit que, pour eux, la liberté de chacun est inévitablement limitée par l'exercice de la liberté d'autrui. C'est le principe de « l'égale liberté » ou de la « réciprocité en matière de liberté ».

De sorte que, toute autorité est arbitraire ou tyrannique qui interdit à l'individu ou à l'association de faire ou ne pas faire, alors même que cette action ou cette inaction n'empièterait pas sur la façon de se comporter d'autrui.

Il n'y a pas de loi ou d'autorité qui ne soit arbitraire ou tyrannique, leur raison d'être étant d'intervenir dans l'action ou l'inaction de l'administré ou du citoyen, même quand ce dernier n'entend en aucune façon forcer autrui à faire ou ne pas faire comme lui.

C'est ainsi que l'Etat, forme concrète de l'autorité, puisqu'en possession des moyens de sanction, intervient dans la liberté de la presse, la liberté de parole, la liberté de réunion, la liberté d'association, la liberté de proposer ou d'expérimenter certains modes de vie, certains systèmes d'éducation - la liberté de critiquer certains préjugés, certaines entités, institutions sociales ou politiques. Il suffit que l'Etat juge que l'exercice d'une liberté donnée nuit à son existence, à sa morale, à son enseignement pour imposer silence à qui veut s'exprimer ou réaliser au nom de cette liberté.

Ainsi, en France, on ne peut pas, sous peine d'emprisonnement, recommander l'abstention du service militaire, conseiller le refus de paiement de tel impôt, vendre les moyens d'éviter la grossesse, faire publiquement un cours d'érotisme pratique. Cependant, ceux qui accomplissent ces actions ne songent nullement à imposer leurs conseils, à contraindre qui que ce soit à venir les entendre.

Et la loi est tellement arbitraire qu'il y a des pays où on considère comme un délit de blasphémer (même en Italie), de danser le dimanche (certains Etats de l'Amérique du Nord), de manquer de respect à la Sainte Vierge (Espagne), actions qui se peuvent faire en France et ailleurs. Par contre, en Russie soviétique, on peut colporter dans les rues et annoncer à pleins poumons des brochures anticonceptionnelles, ce qui serait sévèrement réprimé en France, en Belgique, en Suisse, etc.

La liberté d'expression, d'expérimentation, de réalisation s'entend, pour les individualistes-anarchistes, hors de tout recours au dol, à la fraude, au mensonge, etc., mais ils se considèrent en état de légitime défense à l'égard de tout individu ou milieu qui refuse de traiter avec eux, après discussion loyale, sur la base du principe de l'égale liberté.

Le problème de la liberté présente bien d'autres aspects et je ne veux qu'effleurer ici son côté philosophique. Je ne sache pas que personne, scientiste ou philosophe, ait encore résolu le redoutable problème de « la liberté de l'homme ». L'homme est-il libre? Combien ont échoué sur cet écueil? Si l'homme est le résultat de la lignée longue et enchevêtrée de ses ancêtres, d'une part ; si, d'autre part, il est le produit de son ambiance tellurique - il n'est pas libre, il ne peut pas choisir, il est déterminé. L'hérédité et l'environnement ne sont pas tout cependant. Il est évident que l'unité humaine peut acquérir de nouvelles connaissances, faire des expériences qu'ignoraient ses antécédents ou que n'a jamais tentées son milieu. Ces connaissances, ces expériences peuvent l'amener à réfléchir, à modifier son mode de vivre, sa conception de la vie, à construire une éthique « autre », à être enfin une personnalité quelque peu différente de celle qu'il aurait été sans ces acquis nouveaux. Ce déterminisme nouveau et personnel (ce peut être un déterminisme d'association) peut logiquement dans certains cas, dans un grand nombre de cas peut-être, s'opposer au déterminisme social ou moral d'un ensemble, d'une époque. Cela explique les effets, l'influence que peuvent avoir une éducation, une propagande. Il peut y avoir conflit, lutte entre le déterminisme nouveau d'un individu, d'un groupe et le déterminisme coutumier du milieu où évolue cet individu ou ce groupe, etc. Bien entendu, cette opposition, ce combat ont lieu au-dedans des limites du déterminisme humain général, elles ne présentent rien d'extranaturel. C'est dans cette bataille constante entre le déterminisme particulier, pour restreint qu'il soit, et le déterminisme global, malgré sa puissance, que j'aperçois la possibilité de choisir une conception de vie de préférence à une autre, voire de se créer une ligne de conduite « différente ».

Dans la pratique les hommes vivent sur l'illusion de la liberté. Celui qui peut aller çà et là, marcher, parler, courir, se mouvoir se dit libre par rapport à l'être astreint à la réclusion dans un bâtiment dont on ne peut sortir ni la nuit, ni le jour, soumis à l'observation de règlements restrictifs des mouvements individuels. L'homme qui n'est assujetti qu'à un nombre restreint d'obligations s'affirme indépendant par rapport à celui qui est l'esclave d'un grand nombre d'engagements. Et tout n'est pas qu'illusion dans cette appréciation relative de la liberté.

A un autre point de vue, on peut considérer les anarchistes comme une espèce d'humains que la réflexion a menés à considérer que la liberté, même avec les excès qu'elle implique, vaut mieux, d'une façon générale, que l'autorité, même avec les bienfaits qu'elle comporte. ­



- E. ARMAND



LIBERTE (et ORGANISATION)

Ainsi que les êtres physiquement mal équipés pour la lutte, l'homme est doué d'instinct grégaire ; il n'a jamais vécu à l'état d'isolement. Que nos observations portent sur les primitifs encore existants ou même sur le monde préhistorique, toujours nous voyons l'homme associé à ses semblables pour former des groupes plus ou moins volumineux et complexes, hordes, clans, tribus, nations. Chez les espèces démunies d'armes offensives, telles que les herbivores, le besoin de s'unir pour la défense refoule toute autre tendance ; il en eût été de même chez l'homme si son énorme développement cérébral n'eut fait de lui une créature d'exception dans la série animale, un être anormal dont l'équilibre est éminemment instable.

Avant d'avoir été enrichie par une longue expérience, d'avoir procuré aux hommes le moyen de dominer et de transformer la nature hostile, l'intelligence était plutôt pour eux une cause de faiblesse qu'un fondement de puissance. Il importait de contenir son activité car les notions qu'elle apportait sur le monde, la variété des impressions qu'elle recueillait, les inquiétudes mêmes qu'elle éprouvait étaient dans une certaine mesure personnelles et tendaient à différencier les esprits, à les individualiser, à dissocier le troupeau. Un conflit s'élevait fatalement entre l'appétit naissant de liberté et l'instinct grégaire. Pendant une longue période, il fut indispensable que ce dernier prévale ; c'est un point que Bagehot, dans ses Lois scientifiques du développement des nations, a jadis mis en lumière. Rites et pratiques singulières qui offusquent aujourd'hui notre raison avaient alors leur justification dans la nécessité de maintenir un conformisme vital aussi bien pour le groupe que pour l'individu.

Cependant la tendance à l'individualisation ne pouvait être indéfiniment comprimée, car dès qu'un groupe avait réussi à la faire coexister avec des liens de solidarité moins étroits, et cela devenait possible lorsque l'isolement, l'abondance fortuite des ressources lui assuraient des conditions d'existence moins précaires, ce groupe différencié, stimulé par les initiatives particulières, capable de progrès, s'assurait une supériorité incontestable sur des rivaux attardés. Une structure sociale basée non plus seulement sur l’instinct, sur la peur, sur l'autorité, mais sur le consentement, si restreint et si peu conscient soit-il, caractérise le passage de la société grégaire à l'organisation sociale.

Ce passage ne pouvait d'ailleurs être que progressif ; mais l'histoire, si nous avions le loisir de la commenter nous montrerait que le niveau de la civilisation s'élève dans la mesure où prédomine l'hétérogénéité sur l'homogénéité (contrairement à ce que pensait Spencer, le sens des transformations du monde inorganique est tout différent), l'individu sur le groupe, « le gouvernement de chacun par chacun, sur le gouvernement de chacun par tous », comme disait Proudhon, l'organisation volontaire sur l'Etat souverain, la liberté sur l'autorité.

L'organisation sociale, loin d'être exclusive de la liberté en est au contraire la condition même ; toutes deux progressent de conserve. Cependant cette proposition rencontre des résistances de deux côtés : de la part de ceux qui se font une idée fausse de la liberté et de la part de ceux qui regardent comme définitives des formes transitoires de l'organisation.

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Gravés dans notre innéité, des vestiges de la religiosité ancestrale nous portent à sentir en nous un principe d'action dont les relations avec le milieu nous paraissent arbitraires, car leur chaîne se prolonge au loin dans le temps. Cependant, notre raison se refuse â concevoir une âme sans support matériel, sans rapports constants avec le monde où elle se manifeste, la liberté n'est pas un absolu ; le sentiment de la liberté n'est que le reflet intérieur d'un état d'équilibre mobile. « Si on explique que le sentiment de la liberté est simplement une autre expression du fait que la chaîne causale est à l'intérieur de notre conscience, et que nous sentons les événements comme si nous en déterminions nous-mêmes le cours, contre cette conception il n'y a rien à objecter » (Ostwald). L'homme est lié à ce qui l'environne, il y a action et réaction réciproques. Nous nous sentons libres quand les deux tendances sont en harmonie et cette conciliation dont nous pouvons être les artisans est la première condition de la liberté.

Il y en a une autre. Au point de vue biologique on a pu dire très justement : « La liberté consiste en une aptitude plus ou moins limitée des organismes les plus élevés à empêcher les actes instinctifs et non rationnels et à régler leur comportement sur les enseignements de l'expérience passée » (Conklin). Cette chaîne causale, ce flux de force qui a une partie de son cours en nous, nous ne les laissons pas s'extérioriser aussitôt, nous les composons avec d'autres, nous les emmagasinons pour dépenser l'énergie qu'elles représentent seulement au moment opportun. A cette organisation interne correspondent le besoin et le pouvoir d'organiser et d'approprier le milieu qui nous entoure.

Céder, sans considération de ce qui peut en résulter pour soi et pour autrui aux sollicitations du dehors ou de la vie végétative, s'abandonner sans faire intervenir le jugement aux suggestions de l'imagination, c'est abdiquer sa liberté. Au contraire, user du pouvoir de résister aux impulsions irréfléchies, de réfréner ou de détourner des réactions instinctives, savoir rectifier nos habitudes, discipliner nos gestes, organiser la société afin de substituer l'harmonie des actes à leur conflit, voilà le fondement de la liberté, mais voilà aussi autant d'obstacles à l'essor capricieux des volontés individuelles.

Nous ne devons donc pas confondre dans une même réprobation les limites qu'impose à nos actes notre nature humaine et celles que prétend leur opposer la volonté arbitraire des hommes. Mais les règles qui établissent l'ordre doivent découler de l'expérience et être sanctionnées par la raison de ceux qui sont appelés à s'y conformer. Sont-elles rédigées? Que leur texte, plutôt que de formuler des injonctions, fournisse des enseignements sur la conduite à tenir. Les clauses communes stipulant les justes conditions des relations sociales envisagées dans leur généralité doivent également faire place aux contrats exprimant l'accord des volontés particulières.

C'est à tort que le sociologue Tarde voyait dans le contrat un renoncement à la liberté. « Au moment où l'on me dit que ma propre volonté m'oblige, cette volonté n'est plus ; elle m'est devenue étrangère, en sorte que c'est exactement comme si je recevais un ordre d’autrui ». C'est réclamer le droit à l'inconstance. A ce compte les plus libres des hommes seraient des aliénés. C'est nier la caractéristique essentielle de tout être vivant, la tendance à persister dans son être, c'est-à-dire à maintenir la constance de sa personnalité. Et lorsque l'on admet la rupture de certains contrats, ce n'est pas sur l'instabilité des volontés que l'on se base, mais sur le fait que celles-ci ne sont pas encore solidement constituées (cas des mineurs), ou sont dégradées (aliénés) ou bien viciées par l'ignorance ou la contrainte (cas du dol ou des événements imprévisibles).

Ainsi la liberté ne paraît nullement incompatible avec l'organisation du milieu naturel et social au sein duquel l'homme vit, non plus qu'avec les engagements qu'il lui convient de souscrire avec des égaux. Il faut seulement que les volontés soient éclairées et pour cela que règles organiques ou pactes particuliers ne se rapportent qu'à des objets, des actes, des protestations, des buts nettement spécifiés et sans complexité.

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Que vaudrait pourtant cette conception d'une organisation compatible avec la liberté individuelle si le sens dans lequel évoluent nos sociétés en interdisait la réalisation? Or, c'est précisément ce que prétendent les juristes réalistes qui se réclament des doctrines de Durkheim.

Cette école émet des idées qui, à première vue, sont faites pour nous séduire. Elle nie la souveraineté de l'Etat. Droit divin des rois et droit divin des peuples, comme le disait Auguste Comte, seraient également illusoires. Mais si la souveraineté de l'Etat est inexistante, la souveraineté de l'individu, ou son autonomie, dans laquelle les principes de 89 voyaient le contrepoids de la première, n'a pas davantage de réalité. L'homme n'échappe à la domination de l'Etat que pour tomber dans la sujétion de groupements, pour la plupart économiques, exerçant une fonction sociale. « L'homme n'a pas de droits, la collectivité n'en a pas davantage. Parler des droits de l'individu, des droits de la société, dire qu'il faut concilier les droits de l'individu avec ceux de la société, c'est parler de choses qui n'existent pas. Mais tout individu a, dans la société, une certaine fonction à remplir, une certaine besogne à exécuter. Il ne peut pas ne pas remplir cette fonction, ne pas exécuter cette besogne, parce que de son abstention résulterait un désordre ou tout au moins un préjudice social » (Duguit).

Chose grave, l'inégalité sociale est consacrée, les fonctions sont hiérarchisées. Les nations modernes tendent « à se donner une organisation fondée sur la coordination et la hiérarchisation des classes professionnelles ». « La Révolution pensait que, dans une société vraiment libre et vraiment nationale, il ne devait pas y avoir, il ne pouvait pas y avoir de classes sociales, mais seulement des individus libres et égaux. C'était une erreur. Il n'y a pas de société, il ne peut y avoir de société, où il n'y a pas de division du travail ». Si des déclassements sont fréquents, si beaucoup d'individus sont sur la frontière qui sépare deux classes voisines, celles-ci n'en sont pas moins une réalité inéluctable, elles sont « des groupements d'individus appartenant à une même société nationale, mais entre lesquels existe une interdépendance particulièrement étroite, parce qu'ils accomplissent une besogne de même ordre dans la division du travail social » (Duguit).

Ces groupements ou Syndicats de classes coordonneraient leur action pour arriver à l'harmonisation de l'ensemble de l'Economie. Mais, on nous l'a dit, cette coordination serait une hiérarchisation... Et quelle hiérarchisation? On a beau dire que les classes toutes également utiles sont égales en droit. Mais en fait? Nos juristes admettent l'existence de la classe capitaliste qui a pour « mission de réunir les capitaux et de les mettre à la disposition des entreprises », et qui de ce fait aura la haute main sur toute la production, et même sur toute la vie sociale, car, que nos sociologues l'avouent ou non, confier la fonction de concentration et d'affectation des capitaux, et non pas la simple tâche de leur gestion à des individus associés ou non, c'est non seulement les rendre maîtres de tous les ressorts de l'industrie, c'est encore les mettre à même d'étendre au domaine civique le pouvoir exorbitant qui leur serait concédé dans la sphère économique.

Cependant une vue superficielle de nos sociétés semble donner raison à l'école réaliste. Qu'il s'agisse de syndicats, trusts, cartels patronaux ou de syndicats ouvriers, la personnalité de l'adhérent subit des contraintes. Mais cela tient principalement à ce que, de nos jours, les associations sont des formations de combat exigeant une discipline plus stricte que le demanderait une société pacifiée.

Lorsque, déduisant les conséquences de la division du travail, nos docteurs prétendent que « le groupe syndical tend naturellement à réduire l'action isolée de l'individu, sinon à l'annihiler », ne confondent-ils pas le groupe syndical, organe de lutte, avec le groupe coopérateur formé en vue de la réalisation d'une œuvre voulue et poursuivie en commun accord? Quand on considère la division du travail, on remarque d'ailleurs que le lien coactif est plutôt entre les groupes sériés exécutant des travaux parcellaires qu'entre les membres des groupes accomplissant des travaux similaires. L'ensemble des premiers a une structure fixe ; les seconds sont interchangeables. Si l'Ecole réaliste attribue une valeur absolue à des prétentions autoritaires qui ne sont que des déviations contingentes afférentes à une période de déséquilibre, n'est-ce pas parce qu'elle cède aussi à des préjugés animistes, parce qu'elle considère l'homme comme un être spirituel, entité indivisible? Or l'homme psychique inséparable de l'homme physique est un être composite. Sans entrer dans des considérations biologiques, on doit penser que ses caractères de toute nature, s'ils ne sont pas absolument indépendants les uns des autres, ont une existence distincte et une activité qui leur est propre. Donner l'exclusivité à l'une de celles-ci c'est étouffer les autres, amoindrir l'ensemble. Si l'homme se laisse absorber tout entier par un groupe, il est certain que nombre de ses activités seront réfrénées et que sa personnalité sera tronquée. S'il n'associe, au contraire, avec d'autres animés d'un même vouloir, poursuivant un but défini, qu'une seule de ses facultés, il acquiert plus de puissance pour réaliser son désir, sans renoncer le moins du monde à l'exercice de ses autres dons naturels. Loin de diminuer sa valeur, il pourra la hausser à un niveau qu'il n'aurait pu atteindre en restant isolé. Il va sans dire qu'il ne s'agit là que de poser un principe dont l'application dans nos sociétés si complexes demandera maintes études : l'instruction intégrale, l'orientation professionnelle, la multiplicité des emplois, l'utilisation des loisirs...

La volonté de délimiter étroitement la portion de lui-même que l'homme engage dans chaque section de l'atelier social est sommairement indiquée dans la charte d'Amiens. L'adhésion au syndicat n'est tout d’abord envisagée qu'en qualité de travailleur salarié d'une catégorie déterminée ; à mesure que le groupe s'élargit, s'incorpore à d'autres plus compréhensifs, le lien se relâche, les devoirs sont plus discutés. Enfin la liberté devient entière pour tout ce qui est étranger à l'action professionnelle.

La même tendance au maintien de l'autonomie se retrouve dans des groupements économiques autres que ceux de la classe ouvrière. Les entreprises capitalistes n'imposent à leurs propriétaires ou dirigeants d'autres obligations que celles qui concourent à atteindre le but des associations. Assurément les nécessités de la lutte les incitent à une certaine conformité intellectuelle et sentimentale, mais cette uniformité n'empêche pas de grandes divergences de principes et de conduite.

Aux formes d'organisation qui laissent à l'homme la faculté de participer au fonctionnement d'autant de groupes spécialisés que le comportent ses tendances et ses aptitudes, son instinct de sociabilité, on peut donner le nom de fédéralisme fonctionnel, dont le fédéralisme territorial n'est qu'un aspect particulier. Ce fédéralisme rend possible la conciliation de l'organisation et de la liberté.



- G. GOUJON



LIBERTE POLITIQUE (et AUTORITE)

« Deux faits antagonistes, dit Larousse, dominent la politique humaine et la résument tout entière : les nécessités sociales et les droits individuels ou, en termes plus précis, l'autorité et la liberté ». Inexacte est ainsi une définition qui enferme les nécessités sociales dans une autorité nécessaire et paraît les identifier. Des deux écoles qui, aux pôles opposés, se disputent l'influence en matière politique, l'une, l’anarchie, négatrice de l’autorité - voir ce mot - ne répudie pas la discipline sociale consentie et n'a jamais fait résider l'harmonie de la société dans l'entrechoquement de fantaisies individuelles qui sont, elle le sait, le chemin familier de la tyrannie. Elle reconnaît au contraire les bienfaits de l'entente entre les hommes et l'utilité du renoncement à des « libertés » excessives pour garantir une liberté individuelle équitable et qui dure ; elle fait appel à l'entraide pour réduire l'empire des nécessités inéluctables qui, chaotiquement ou autoritairement assurées, briment, pour le seul profit de quelques-uns, la majorité des individus et empêchent leur liberté de s'épanouir. C'est en cherchant, hors de la contrainte autoritaire et de son cortège d'abus, la satisfaction des nécessités sociales qu'elle espère délivrer pour chacun la plus grande somme d'effective liberté. L'autre, le despotisme, doctrine paradoxale de la force, entend opérer la délivrance par la compression et confond le silence des peuples jugulés avec la paix heureuse des multitudes satisfaites. Il entend réduire l'homme à la passivité des choses et regarde comme un péril social - disons un trouble-règne - toute aspiration vers la liberté. Il n'a besoin que d'acceptation et prétend faire, contre elles-mêmes, le bonheur des masses... Aussi est-ce aujourd'hui dans les forces du peuple, demain dans les énergies conjuguées de l'humanité tout entière et dans leur jeu à la fois libre et sagace que nous cherchons les ressources propres à l'accomplissement des « nécessités sociales ». Comme nous y cherchons le rempart contre une autorité séculaire, toujours à l'affût de formes rajeunies d'oppression, plus que jamais parées des dehors de la générosité. Et que notre vigilance s'exerce à mettre sur pied des institutions de nature à en écarter l'emprise et à en prévenir le retour...

Larousse, esprit perspicace et passionné d'exactitude, reconnaît d'ailleurs que dans la lutte qui met aux prises les deux principes, l'autorité, jusque-là victorieuse, a toujours fait peser sur les hommes son fardeau malfaisant et il oriente ses espérances vers la liberté. Si son attention avait été davantage portée vers les maux qui découlent du despotisme social, il aurait constaté que les nécessités inhérentes à la vie en société et qui, plus encore dans les temps modernes, avec les besoins accrus, exigent la tâche concertée de tous, n'ont jamais été, sous le signe d'un privilège qui n'a pas désarmé, intelligemment satisfaites. Il apercevrait qu'une coordination logique des efforts en réduirait pour l'humanité l'assujettissement, en même temps qu'une juste distribution de ses avantages procurerait à tous les hommes, admis enfin, avec des droits égaux, au « banquet de la vie », une jouissance à la fois libre et méritée. Et ce scrupuleux publiciste eût cessé, nous le pensons, de demander la vérité à un compromis et de partager à titre égal entre la liberté et l'autorité, sa sollicitude. Il eût laissé ce soin aux Etats, qui ne font semblant de s'intéresser sympathiquement à la liberté - danger pour qui commande - que pour mieux masquer leurs entreprises de domination et, l'étouffant sous leurs embrassades hypocrites, s'emploient à anéantir dans l'œuf toute velléité d'indépendance...

« La liberté, dit Larousse, qui n'a pour elle que le droit, est presque toujours victime sur la terre de l'autorité, qui dispose ordinairement de la force et qui possède la ruse. La liberté, reconnue par tous les politiques modernes dignes de ce nom comme un droit primordial de l'espèce humaine, n'a presque jamais existé ici-bas. Limite naturelle de l'autorité, elle s'est toujours offerte aux gouvernements comme un obstacle à leur ambition, une gêne intolérable à leur action... Il est donc naturel à tout gouvernement d'écarter de son chemin la liberté ». Mais, après ce clair aveu et cette dénonciation, il ne voit encore dans la liberté qu' « une digue contre les abus du pouvoir » (cette autorité pour lui «  représentative de l'intérêt public »), non le milieu propre à en rendre l'appareil inutile, à débarrasser les individus de ses interventions paralysantes, habilement baptisées protectrices. Il n'aperçoit de l'anarchie que ses revendications utopiques, non les principes d'une organisation rationnelle de la liberté, partie enfin de la cellule jusque-là méprisée, apte à élever enfin les hommes vers la vie. D'une société avant tout économique, il n'a pas entrevu (la doctrine est trop jeune à l'époque) les groupements humains associés sur la base de leurs besoins et fédérant leurs efforts, affranchissant l'édifice social de ce dôme superfétatoire, l'Etat (voir ce mot), regardé jusque-là comme la clef de voûte de la société (voir les autres articles sur liberté et les mots anarchie, communisme, organisation, société, etc. où cet aspect de la question est plus particulièrement traité). Mais il sent confusément que c'est du côté de la liberté que viendra la solution attendue et que c'est elle qu'il convient de « défendre courageusement ». L'autorité, toujours portée à l'exagération, « saura bien, dit-il, se défendre elle-même, car elle n'est nullement habituée à jouer le rôle de victime ». Et déjà il s'oppose aux libéraux, indifférents à la forme d'un gouvernement qu'ils espèrent un jour dominer, attaque le pouvoir monarchique, lequel « préoccupé de sa durée éternelle, a pour tendance forcée d'assurer l'avenir et de faciliter le présent en étouffant toute opposition, c'est-à-dire la liberté ». Puis il s'aperçoit - et il n'est pas fort de notre expérience de cinquante ans de ploutocratisme « républicain », il n'a qu'entrevu, à peine échappée des mains de l'Empire et toute enluminée d'espérances, la belle fille que devaient pétrir les aventuriers de la politique alliés aux magnats de l'industrie et aux flibustiers de la banque - il pressent qu'un gouvernement, même démocratique, pourra être tyrannique, mais à un moindre degré et croit-il, sur un plus petit nombre de gens. La démocratie, malgré ses fautes passagères, ses lenteurs, ses traîtrises possibles, lui paraît renfermer le germe impérissable de la liberté naissante. Il n'a pas vu à l'œuvre le despotisme aux appétits multiples, ramassant, en quelques têtes souveraines, une autorité capable , en tenant les foules sous le charme d'habiles promesses, en les abusant par le mirage d'un « contrôle » et d'une « participation » appelée « suffrage universel » - voir ce mot - il n'a pas vu l'hydre vivace renaissant de ses cendres. Et il n'a pu, dégageant de constatations séculaires la leçon décisive, faire remonter jusqu'à l'Etat - incarnation politique de l'autorité - la cause d'un mal toujours renouvelé. Cette « liberté nécessaire » dont il admet enfin qu'elle est « la vraie base de l'ordre social » il ne sait pas que, dans le même cadre hiérarchisé, elle demeure, aujourd'hui comme hier, à la merci des ambitieux qui la faussent et des grands qui la déchirent...

Mais tournons-nous avec lui vers le passé, interrogeant les formules « absolues ou insuffisantes » qui, donnant à la liberté des caractères contradictoires, n'ont pu ni pénétrer ses vertus profondes, ni la faire sagement aimer, ni assurer son accès dans les mœurs, ni la défendre contre ses ravisseurs aux aguets... « Il y a un millier d'années, dit-il, Alcuin croyait avoir défini la liberté par ces deux mots : innocentia vitæ. Mais Alcuin enseignait plutôt la morale que la politique et son illustre élève, tout entier, comme tant d'autres monarques, au soin de satisfaire son ambition et d'asseoir sa dynastie, n'avait guère le temps de se préoccuper de liberté. Cependant l'innocente devise métaphysique du précepteur de Charlemagne a traversé les siècles ; on la retrouve en substance, chez les puritains de la Nouvelle-Angleterre, qui, dans la loi de l'Etat de Massachusetts - le même qui vient de rencontrer une « justice » pour martyriser d'abord, pour assassiner ensuite deux innocents magnifiques de grandeur morale, et une constitution pour couvrir ce crime de peur, de caste et d'Etat - donnent cette autre définition de la liberté : « Le droit de faire sans crainte tout ce qui est juste et bon ». Pour mieux faire ressortir l'esprit de cette maxime, nous y ajouterons un court passage de Vinthrop, l'un des législateurs gouverneurs de cet Etat. « Ne nous trompons pas, dit-il, sur ce que nous devons entendre par notre indépendance. Il y a, en effet, une sorte de liberté corrompue, dont l'usage est commun aux animaux comme à l'homme et qui consiste à faire tout ce qui plaît. Cette liberté est ennemie de toute autorité. Elle souffre impatiemment toutes les règles, et, par elle, nous devenons inférieurs à nous- mêmes. Elle est l'ennemie de la vérité et de la paix et Dieu a cru devoir s'élever contre elle. Mais il est une liberté civile et morale qui trouve sa force dans l'union et que la mission du pouvoir lui-même est de protéger : c'est la liberté de faire sans crainte tout ce qui est juste et bon. Cette sainte liberté, nous devons la défendre dans tous les hasards et exposer pour elle notre vie, s'il le faut ». Evidemment, les lois qui vont découler d'un pareil préambule pencheront plutôt vers l'intolérance que vers la liberté. Cette distinction de la liberté corrompue et de la liberté sainte ne serait pas désavouée par les docteurs de l'Eglise catholique qui, de leur côté, proclament la liberté de la vérité et proscrivent la liberté de l'erreur. Il va sans dire que, selon eux, la vérité est exclusivement dans leurs prédications et qu'eux seuls doivent être libres. Ils réclament, eux aussi, la liberté du bien, et comme ils se réservent le droit de définir le bien, ils ne demandent et n'approuvent que leur propre liberté. C'est ainsi que Rome a toujours compris la liberté. Personne n'a oublié, en France, l'ardeur que mirent autrefois les catholiques à réclamer la liberté de l'enseignement, ce qui voulait dire, dans leur bouche, le droit exclusif d'enseigner réservé aux évêques et aux frères ignorantins. Veuillot n'écrivait-il pas : « Je vous réclame la liberté au nom de vos principes et je vous la refuse au nom des miens », révélant dans cette apostrophe cynique l'insatiable autorité de l'Eglise. « Non, nous ne saurions nous accommoder d'une prétendue liberté, sainte ou non, qui punirait de peines sévères le blasphème et défendrait même, au besoin, de voyager le dimanche... Si le mal n'est que la violation des droits légitimes, nous ne reconnaissons à personne la liberté de le commettre ; si c'est une atteinte aux lois de l'Eglise ou d'un décalogue, nous refusons à tout le monde le droit de l'empêcher. C'est ce droit de définir et de prescrire le bien moral et religieux qui, usurpé par l'Etat, a conduit Socrate à la ciguë et Jésus sur la croix ». Et c'est le même « droit » à définir le bien politique, à incorporer le bien humain dans le bien national qui, tourné vers le maintien de superstitions favorables au régime, conduit aujourd'hui les bénéficiaires de l'Etat à hisser devant les peuples des déités tabou, à créer des crimes de lèse-patrie, de lèse-armée, demain de lèse-autorité, contre ceux qui contestent leur prestige usurpé à un appareil monstrueux, à des entités néfastes à point magnifiés pour anéantir en leur nom, les libertés et les vies... « La liberté, dit encore Larousse, a nécessairement deux termes, en supprimer un, c'est tomber dans la niaiserie ». Et c'est nier en fait la liberté elle-même. « Affirmer la liberté du bien et refuser la liberté du mal, c'est dire qu'on a la liberté de faire et non pas celle de s'abstenir ; par exemple, la liberté d'aller à la messe, mais non pas celle de rester chez soi pendant l'office ». C'est en réalité l'injonction déguisée, c'est l'apparence du « libre choix» derrière lequel les Eglises et les rois, les tenants de la démocratie ou les dictateurs du prolétariat - l'Etat en un mot - abritent une suprématie inamovible, c'est la « liberté » du citoyen abusé par l'éducation, prisonnier de l'économie, qui « choisit » les candidats que la presse et les maîtres lui désignent.

« Presque partout l'antiquité était régie par le principe de l'autorité à outrance, incarné soit dans un homme, soit dans une caste privilégiée. L'Asie tout entière était livrée aux caprices du despotisme et la volonté du prince y tenait lieu de législation ». Les institutions monarchiques de l'Egypte, quoique plus savantes, étaient non moins absolutistes. Dans les sociétés du temps, même les plus glorieuses, « l'esclavage civil et domestique faisait partie nécessaire de la constitution même ». Un des beaux génies de la Grèce, Platon, méconnaît le caractère sacré de la femme et son égalité naturelle avec l'homme ; Aristote admet la légitimité de l'esclavage. « Nous ne parlerons pas de Sparte où personne n'était libre, où la raison d'Etat écrasait tellement les volontés individuelles que les citoyens les plus fiers n'auraient pas plus réussi à s'y soustraire que les ilotes esclaves. Qu'est-ce que les lois de Minos, sinon la volonté divine ou plutôt la fatalité en action? Sur une population de deux cent mille âmes, Athènes comptait de quinze à vingt mille citoyens qui se disaient libres et qui l'étaient en effet », mais à qui il manquait une notion claire et logique de la liberté. A Rome, enfin, la liberté n'a jamais existé, ni dans les lois, ni dans les mœurs », les institutions qui consacrent « l'existence d'une classe privilégiée étant incompatibles avec la liberté »...

« Pouvaient seuls se dire libres, au moyen âge, et l'étaient » si l'on veut - de cette « liberté » assise sur la misère et l'accablement - « les possesseurs de fiefs qui ne relevaient d'autrui ni de personne et écrasaient toutes les volontés au-dessous d'eux. Mais, à part ce petit nombre de privilégiés, la masse des populations ne possédait aucun droit sérieux et subissait le joug d'un demi esclavage ». L'affranchissement des serfs, dont aucune législation ne garantissait la condition nouvelle demeurait quasi-nominal parmi des droits précaires dont rien ne garantissait l'exercice ni la durée. « Une sorte de liberté relative apparaît au XIIème siècle, lors de l’émancipation des communes. C'est à cette époque que commence à se dégager la double notion de la liberté individuelle et de la souveraineté collective. Mais l’affranchissement partiel du peuple et de la bourgeoisie, qui fut, pour une monarchie en voie d'affermissement, un simple moyen de gouvernement, fut pour la nation une semence de liberté qui devait germer plus tard et donner des fruits inattendus. Les empires s'écroulent et les principes demeurent. A l'état latent ou virtuel, ils sont encore assez puissants pour effrayer les despotes sur leur trône et charger la mine des révolutions... ». Principes ou besoins, mais soif impérieuse et croissante, nous les voyons, en effet, menacer encore de nos jours l'encerclement des défenses...

Alors que les pères de la démocratie - philosophes, hommes d'action - qui jetèrent dans l'enthousiasme les premiers jalons d'une « république de progrès et d'évolution » croyaient avoir confié à une solide et définitive armature le dépôt précieux de « la liberté du monde née en 1789 » ; tandis qu'un à un, ces esprits généreux mouraient dans la foi d'une montée pacifique des idées de libération et des institutions de liberté, le dur étau des contraintes sociales, à peine adouci d'illusions politiques, se resserrait autour des masses déshéritées de la nation. Et « ces classes privilégiées dont l'existence est incompatible avec la liberté » réassujettissaient, dans les matérialités de la vie, un royaume que n'avaient point extirpé les proclamations. La souveraineté de la richesse, dont le char de l'Etat véhiculait la « légitimité », affermissait sa griffe dans la chair séculairement meurtrie du prolétaire et présidait à une nouvelle étape de la souffrance invétérée du peuple et de sa faim inapaisée. Le désaccord entre la jouissance et l'effort s'accusait dans les facilités d'une production industrialisée qui tire, au maximum, des bienfaits pour une couche unilatérale... D'un côté, la reconstitution patente, grosse de menaces, sur les ruines de la féodalité, d'une caste dont la propriété individuelle, inconsidérément départie, avait servi le développement. Et l'accaparement, foncier d'abord, puis industriel et financier (conséquence d'une capacité d'achat qu'amplifient encore l'héritage et les gains démesurés, le jeu parasitaire d'actions favorisées, de dividendes princiers, d'intérêts frôlant l'usure), qui porte toujours plus les biens entre des mains puissantes. De l'autre, un prolétariat réduit à la portion vitale et canalisé dans l'impasse du salariat, malgré quelques échappées abusantes, qui voit arracher de ses mains besogneuses des avantages normaux et se l'amener à des affirmations ces droits que la Révolution de 1789 avait posé devant son activité courageuse. Une classe qui sent confusément, lorsqu'elle ne le comprend encore, qu'elle est frustrée des bénéfices du travail au profit d'une autre omnipotente. Et de nouveau, pour une croisade moins superficielle et qui vise à déraciner le mal, des penseurs, des sociologues, s'apercevant de la mainmise, sur l'Etat, des forces détentrices de la fortune, soulignent la dépendance constante de cet organisme et montrent l'inanité des efforts de redressement social qui laissent se reformer, sous les auspices d'une autorité invaincue, des groupes de favorisés dirigeants...

L'école libérale, qui proclamait, dans les vertus d'un laisser-faire où les faibles ne pouvaient qu'avoir le dessous, la toute-puissance de l'individu et ne voulait confier à l'Etat qu'une fonction arbitrale, a battu, de ce bélier, la monarchie de droit divin. Mais, installée au pouvoir, maîtresse de l'Etat, elle a, sinon effacé de la Constitution, au moins altéré le sens de cette liberté dont elle prétendait, la veille, faire un instrument de libération. Elle a pratiqué, comme avant et après elle toutes les écoles autoritaires, le monopole de la liberté. Elle a consolidé les prérogatives des détenteurs de la force, inscrivant dans sa Charte une « égalité devant la loi », dont les législateurs du siècle ont prodigué l'affirmation mensongère. Les lois issues des Assemblées de consultation restreinte, comme de celles qui déclarent tenir leurs mandats d'un suffrage « libre et général » ne cessent jamais d'être à l'égard de l'individu, « un contrat léonin dans ses clauses et vicié dans sa source » entaché de « condition potestative », Elles sont restrictives de la liberté nécessaire. Avec elles, au lieu d'être dans le bon plaisir d'un homme, l'arbitraire est dans la loi même, et le sort de l'individu peut devenir pire qu'auparavant, en ce sens qu'on aura légalisé la servitude et qu'on l'aura rendue plus durable en lui donnant les apparences du droit...

N'oublions pas que « toutes les libertés sont solidaires et qu'elles ont, toutes ensemble, pour support l'égalité ; car toute liberté qui n'est pas dévolue également à l'universalité des hommes doit s'appeler, de son véritable nom, le privilège ». N'est pas la liberté, celle qui demeure l'apanage d'un petit nombre, la liberté que les institutions et les mœurs ne rendent pas, pour tous effective. N'est pas la liberté celle de la République patricienne, malgré le dévouement des Brutus et des Caton, le plaidoyer des Tacite et des Cicéron, ni celle de l'Eglise malgré ses protestations, ni de la France consulaire malgré ses prétentions au libéralisme, ni celle des démocraties prometteuses, en dépit de la sincérité de ses protagonistes, ni celle des fausses républiques modernes que régentent les ploutocraties, ni celle des « républiques sociales » que façonnent les dictatures. Il n'y aura pas de liberté - politique ou sociale : libertés connexes - tant que la bourgeoisie « légataire universelle de la Révolution » n'aura pas restitué au peuple - dépossédé des instruments de travail (sol, outils, capitaux), éloigné en fait des affaires publiques et de l'organisation de la société - le lot et la place qui lui appartiennent. Mais il n'y aura pas non plus de liberté tant que le peuple, par son abdication et son ignorance, laissera se reformer, sur lui, sous l'égide de l'Etat, la coalition du césarisme politique ou économique, tant qu'il ne trouvera pas en lui-même, au lieu de les demander aux gouvernements, inévitablement agents des forts, les garanties de la liberté, tant qu'il ne s'opposera pas à ce qu'on l'emprisonne dans les lois positives. Il n'y aura pas de liberté réelle, tant que les individus prodigueront l'encens à un droit abstrait, « à une idole mutilée », il n'y aura pas de liberté vivante sans la conscience et la vigilance des intéressés... « La liberté n'est en somme que l'essor des facultés humaines, et l'amour qu’on lui porte est en raison directe de l'élévation de l'esprit et du cœur ». Avec leurs lumières s'élève le degré de liberté des hommes ; elle monte avec leur savoir et leur raison en pénètre le sens, l'équilibre et la marche. Leur volonté l'empêche de redescendre...



- Stephen MAC SAY

Outre ceux cités plus haut, voir aussi les mots fédéralisme, production, gouvernement, individualisme, socialisme, etc.



LIBERTE (POINT DE VUE SOCIAL)

Léon Gambetta qui, s'il fut un tribun fameux, ne fut qu'un penseur médiocre et un piètre philosophe, n'a pas craint de dire un jour : « Il y a des questions sociales ; il n'y a pas une question sociale ». Il voulait certainement dire que l'étude de ce que de nombreux sociologues appelaient, dès cette époque, « le problème social » ne se posait pas sous une forme synthétique. Il voulait évidemment dire que, d'une part, chacune des questions se rattachant au problème social doit être étudiée séparément et aboutir à une solution isolée et que, d'autre part, il ne faut pas tenter d’établir entre ces multiples questions un lien d'interdépendance et de solidarité qui n'existe pas, dans le but d’apporter à celle-ci une solution d'ensemble, une solution unique. A l'exception des disciples - peu nombreux - que comptaient les diverses Ecoles socialistes et libertaires, tout le monde partageait, quand elle fut émise, l'opinion de Gambetta. L'Idée socialiste commençait son travail de pénétration dans l'opinion publique et, privée de tous moyens de diffusion, la propagande anarchiste n’avançait que lentement et péniblement. Depuis, la sociologie a fait de remarquables progrès ; elle a précisé les termes du problème à résoudre ; remontant des effets aux causes, puis groupant et sériant les effets et les causes, les différentes écoles sont parvenues à rassembler tous les effets et à les faire remonter, de cause en cause, à une cause essentielle, fondamentale, unique. Actuellement, chaque école se flatte de posséder une doctrine ayant la vertu de contenir la solution de la question sociale toute entière et ce premier point est désormais acquis : « Il n'y a pas des questions sociales, mais une question sociale. Le problème social doit être étudié d'une façon synthétique ; il comporte une solution d'ensemble, une solution qui découle d'un principe fondamental déterminant les conditions d'existence des collectivités et des individus, une solution qui s'applique à tous les cas d'espèce ».

Je répète que ce point est définitivement acquis. Mais, ici, la pensée parvient à une sorte de carrefour au delà duquel elle s'engage dans des voies différentes. Dans cet article qui, ne le perdons pas de vue a trait à la Liberté, l'exposé, même en raccourci, de la doctrine propagée par les diverses écoles ne serait pas à sa place (Voir Sociologie).

Je dois me borner présentement à faire observer que ces Ecoles se séparent et se différencient profondément : les unes proclamant intangible le contrat social actuel ; les autres, consentant à le conserver mais en y introduisant de sérieuses et multiples modifications ; les autres déclarant carrément que rien ne peut être accompli, -­ rien de positif, rien d'essentiel - sans que soit déchiré ce contrat social, son principe constitutif et ses articles fondamentaux étant la cause même qui donne naissance aux inégalités et aux antagonismes qu'il faut avant tout et à tout prix supprimer.

Les écoles qui prétendent nécessaire le maintien du contrat social actuel, tel quel ou modifié, sont conservatrices ; celles qui tendent à sa suppression sont révolutionnaires. On comprendra que je ne m'occupe, ici, que de ces dernières. Depuis le commencement de ce siècle, celles-ci ont rallié un nombre considérable d'adhérents ; dans plusieurs nations importantes, elles ont groupé des effectifs qui contrebalancent ceux des écoles de conservatisme social et il n'est pas déraisonnable d'avancer que le nombre des personnes conscientes de la nécessité d'une transformation vaste et profonde serait, d'ores et déjà, suffisant pour mettre à exécution leurs desseins si l'entente existait entre elles. Mais cette entente n'existe pas et j'ajoute qu'elle ne peut pas exister,

Quand des hommes se proposent le même but et que les divergences n'éclatent entre eux que sur la question des voies et moyens, l'accord est souvent long et difficile à se faire ; mais il reste toujours possible et, à la faveur de certaines circonstances, recherchées ou imprévues, il se réalise parfois. Mais lorsque cette opposition de tactique provient de l'opposition du point de départ et du but à atteindre, l'entente ne peut se produire ; car, sur quelle base reposerait-elle?

Imaginez une troupe d'individus devant effectuer le même voyage, c'est-à-dire partant du même lieu et se proposant d'arriver au même endroit ; il pourra surgir des discussions sur l'heure du départ, l'itinéraire à suivre, le moyen de transport à employer, mais il est à espérer qu'ils finiront par se mettre d'accord sur ces diverses questions et faire route ensemble.

Tandis que, si vous supposez des personnes ayant à effectuer non seulement des voyages différents, c'est-à­-dire n'ayant ni le même point de départ, ni le même point d'arrivée, mais encore des voyages en sens inverse - les unes se dirigeant vers le nord et les autres vers le sud - il est de toute évidence qu'elles n'arriveront jamais à suivre la même voie.

Or, dans le grand mouvement social qui caractérise notre époque, les divergences de vue sont nombreuses ; quelques-unes sont de minime importance, mais d'autres tout à fait fondamentales. Ces dernières ont créé deux groupements bien distincts, absolument opposés l'un à l'autre, n'ayant pas la moindre affinité réelle et stable, malgré des extériorités qui, pendant quelques années, les ont fait se ressembler beaucoup et, même aujourd'hui, les font parfois confondre. Ces deux groupements correspondent à deux courants symétriquement opposés : le courant libertaire ou anarchiste et le courant autoritaire ou étatiste, entre lesquels toute conciliation est parfaitement irréalisable. Les divergences de détail ont amené, au sein du parti autoritaire, des querelles, - querelles de personnalités qui, se disputant l'avantage de diriger le dit parti, et de faire peser sur lui comme une dictature, ont fondé plusieurs chapelles dans lesquelles chacun de ces grands Prêtres officie à son aise -, mais disputes qui n'empêchent pas parfois une entente momentanée, petite guerre qui comporte de fréquents armistices et qui peut - quand l'orgueil des leaders déposera - se terminer par un bon traité de paix. Par contre, entre les socialistes (collectivistes ou communistes) et les libertaires, toute conciliation est impossible. Les hostilités ne peuvent aller qu'en s’intensifiant et ne prendront fin que par la victoire complète et définitive des uns sur les autres.

C'est sur la véritable, l'unique cause de tous les maux relevant de l'organisation sociale que s'opposent les deux conceptions : socialiste et anarchiste. La lutte vient de là. Libertaires-anarchistes et Autoritaires socialistes et communistes déclarent volontiers, les uns et les autres, que cette cause, c'est l'organisation sociale ; toutefois cette expression : « l'organisation sociale » est extrêmement vague ; son sens exact demande à être précisé ; il y a plusieurs façons - parfois contradictoires - de comprendre ce terme et c'est lorsqu'on tente de le définir clairement et sans ambigüité que le désaccord naît soudain. Qu'on me permette une comparaison : quand, afin de mieux étudier le corps d'un animal, le naturaliste en examine une à une chaque partie isolément, - comme si elle pouvait se séparer de l'ensemble - le fait ne peut se produire qu'à l'aide d'une abstraction qui n'existe que dans la pensée de l'opérateur mais que dément la réalité des choses. C'est par un procédé du même genre qu'on peut analyser successivement nos diverses institutions sociales ; mais il est bien certain que, en fait, les unes et les autres font partie d'un tout compact et homogène, dont il est impossible, autrement que par la pensée, de détacher les multiples éléments. Si les institutions économiques pèsent principalement et directement sur les besoins matériels de l'individu ; si les politiques atteignent plus spécialement ses besoins intellectuels ; si les morales frappent plus particulièrement ses besoins psychiques, affectifs et sexuels, l'indissoluble lien qui unit tous ces besoins chez l'être social, se retrouve dans ces diverses institutions. C'est que, au fond, et malgré ces adjectifs de distinction : économique, politique, morale, l'iniquité sociale est une comme l'individu est un. L'agencement des Sociétés contemporaines est extrêmement complexe ; il comporte un outillage et des proportions gigantesques : il peut être comparé à un colossal chantier comprenant les machines les plus diverses et les produits les plus variés. Ici, l'on travaille le fer ; là, le bois ; ailleurs, les tissus, etc. De formidables arbres de couche, reliés par des milliers de courroies, de tubes, d'axes, de cylindres, d'engrenages, à une multitude de mécanismes, communiquent le mouvement à ces derniers. Chaque appareil semble distinct, séparé, et pourtant tout se tient, se commande, s'enchaîne. La force motrice est une ; c'est elle qui distribue la vie à tous ces ouvriers métalliques. Que le moteur éclate et le silence se refera, le repos se produira.

Assourdi par le vacarme, distrait par la variété du spectacle qui s'offre à sa vue, perdu dans le nuage de poussière et de fumée qui l'enveloppe, le visiteur oublie facilement, dans cette inquiétante complexité, que tous ces appareils obéissent à la même force. Mais qu'il sorte de cette fournaise, qu'il gravisse la montagne voisine et là, dominant toute la région travailleuse, il sera frappé par cette admirable unité au sein d'une diversité dont les merveilles l'auront, une à une ébloui. De même, pour bien envisager l'immense laboratoire où s'élabore la souffrance humaine, il faut que le penseur fasse l'ascension ; qu'il s'éloigne du fracas, s'isole, et se recueille après avoir vu et examiné. Ainsi regardées de haut et se présentant d'ensemble, les choses se simplifient étrangement. Le philosophe, alors, acquiert la certitude que l'organisation d'une société n'est que le développement nécessaire d'un principe primogéniteur ; qu'elle est la réalisation, dans le domaine des faits sociaux, d'une idée-mère ; que les diverses institutions reposent sur cette base unique ; qu'elles en dépendent en tout et pour tout ; que ce premier principe est aux institutions sociales ce que la force motrice est aux divers ateliers d'une usine, ce que le principe vital est aux organes d'un animal ; qu'en un mot c'est lui et lui seul qui les anime, les développe, les mouvemente, les met en action ; qu'il en est la raison d'être ; que, sans lui, elles se pulvériseraient.

Observateur et doué d'une logique pénétrante, le monde socialiste a compris cette vérité ; il a constaté qu'ainsi, les institutions de toute nature : économiques, politiques, morales, ne sont en réalité, par rapport à la souffrance universelle, que des causes dérivées ; qu'il faut chercher, au-dessus, la cause première de cette organisation ; que, celle-ci maintenue, toute la structure sociale garderait l'empreinte des mêmes vices ; que le seul moyen de remédier au mal, c'est d'en dénoncer l'origine et d'attaquer résolument celle-ci.

L'élément socialiste autoritaire voit cette origine dans le principe de « propriété individuelle » ; l'élément libertaire la découvre dans le principe d' « autorité ». Ma conviction est que cette dernière opinion est fondée.

Je vais donc indiquer d'abord ou gît l'erreur ; je justifierai ensuite mon appréciation. Cette question est de premier ordre, car c'est de sa solution que dépend tout le problème. Je répète les termes de celui-ci : l'humanité souffre, elle est accablée par la douleur. Quelle est la source de ce fleuve d'infortune? C'est la Propriété individuelle, parce qu'elle fait « les uns riches et les autres pauvres », disent les socialistes autoritaires, et les libertaires de répondre : « C'est l'Autorité, parce que faisant des uns des maîtres et des autres des serviteurs elle engendre toutes les oppressions, inégalités et compétitions, parce qu'elle s'oppose à la libre satisfaction de tous les besoins : physiques, intellectuels et moraux, satisfaction qui constitue, pour chaque individu, le bonheur, tout le bonheur! » Telles sont les deux réponses ; voyons quelle est la bonne ; examinons qui a tort, qui a raison.

Malgré les obscurités dont on semble s'être plu à envelopper cette question (comme si l'on appréhendait d'être fatalement poussé jusqu'aux conséquences révolutionnaires qu'entraîne un tel examen), il est assez simple d'y apporter la lumière. La cause réelle, première, unique de la mondiale adversité le reconnaît au caractère « d'universalité » qu'elle doit nécessairement revêtir. Toute cause qui ne portera pas ce trait distinctif devra être repoussée ; seule devra être acceptée pour telle, celle qui présentera ce « signe de reconnaissance ».

Mais comment distinguer ce cachet « d'universalité? »

En soumettant la cause présumée aux deux épreuves suivantes : 1° examiner si les souffrances humaines se rattachent toutes à cette cause et multiplier les expériences dans le domaine physique, intellectuel et moral pour arriver à une certitude en remontant de l'effet à la cause ; 2° contrôler le résultat de cette première constatation par la preuve inverse, c'est-à-dire en descendant de la cause à l'effet pour savoir si, en l'absence de la première, le second disparaît. On voit que rien n'est plus simple ni plus concluant. Ce critérium admis - et il me semble impossible de le contester - expérimentons-le en premier lieu sur la Propriété individuelle.

L'observation établit que la forme actuelle de la propriété - ce que j'appellerai l'iniquité économique -­ donne naissance aux inégalités les plus choquantes, à des compétitions sans nombre, à un épouvantable paupérisme. J'ai énuméré et décrit trop complaisamment (voir Anarchie, Anarchisme et la plupart des articles publiés dans cet ouvragé sous ma signature) ces plaies sociales pour que vienne à l'esprit du lecteur la pensée de me reprocher d'avoir celé quoi que ce soit de ces tortures. J'ai déjà eu l'occasion de dire, et je ne saurais trop le répéter, qu'étant donné la chaîne que forment les diverses institutions sociales, il est facile de trouver en chacune d'elles le stigmate de toutes les autres. Aussi n'éprouvai-je aucune difficulté à convenir que notre système du « tout appartient à quelques-uns » pèse tant directement qu'indirectement, d'un poids énorme sur les conditions d'existence et les destinées de l'individu. Mais peut-on, quelle que soit la souffrance examinée et quel qu'en soit le sujet, soutenir que c'est l'application de cette unique formule qui la détermine? Si l'individu n'avait que des besoins économiques à satisfaire si, pour être et se sentir heureux, il suffisait de posséder bonne table, bon gîte, bon vêtement, si la joie de vivre se bornait aux jouissances dites matérielles, on pourrait hardiment répondre par l'affirmative. Sans doute, tout cela, c'est du bonheur ; c'est une partie du bonheur, je ne le nie pas ; mais ce n'est pas tout le bonheur. L'homme n'est-il qu'un ventre? N'est-il donc qu'un estomac qui digère? N'est-il qu'un composé de sens qui jouissent ou souffrent? Est-il heureux par le fait seul qu'il mange lorsqu'il a faim, boit quand il a soif se repose lorsqu’il est fatigué, dort quand il a sommeil et... aime quand il est en rut? L'être social du XIXème siècle ressent parallèlement à ces besoins de nutrition, de vêtement, d'habitat, de reproduction, toute la gamme des besoins cérébraux et affectifs. Il pense, il sait, il veut, il aspire, il sympathise, il affectionne.

Si la suppression du travail excessif, de l’excessive privation et de l'insécurité du lendemain suffit à la joie de vivre, ainsi que semblent le croire les socialistes anti-propriétaires, comment se fait-il qu'ils ne soient pas complètement heureux, ceux qui, vivant dans l'opulence et à l’abri des coups de la fortune, peuvent ne rien refuser à leur tube digestif, à leurs sens, à leur amour du bien-être, du confortable, du luxe? Pourtant ces privilégiés connaissent, eux aussi, la douleur. Ils ignorent les angoisses des estomacs affamés, des membres grelottant de froid, des bras tombant de harassement, c'est vrai ; mais ils sont en proie aux affres de la jalousie, aux déceptions de l'ambition, aux inquiétudes de la conscience, aux morsures de la vanité, aux tyrannies du « qu'en dira-t-on », aux sujétions du convenu, aux obligations familiales, aux exigences mondaines ; ils se débattent au sein des écœurements, des dégoûts, des indignations, des révoltes.

Ceux-là ne souffrent point, n'est-ce pas, de la forme d'appropriation individuelle consacrée par le régime capitaliste, puisqu'ils en accaparent personnellement tous les avantages? Et, cependant, ils sont malheureux, eux aussi, par le fait d'une organisation sociale, d'une éducation, des us et coutumes, des rivalités, des ambitions qui fréquemment leur interdisent de penser, d'aimer, d'agir comme ils le voudraient et les obligent à se conduire autrement qu'ils le désireraient. Voilà donc que sur ce premier point, nous trouvons en défaut la propriété individuelle considérée comme cause première et unique.

Il est vrai que les dialecticiens anticapitalistes ne sont pas embarrassés pour si peu. Ils répondent que ceux dont je viens de parler ne souffrent pas directement de l'organisation économique, que, tout au contraire, ils en bénéficient : mais qu'ils en pâtissent indirectement parce que c'est la susdite organisation qui a fait naitre et qui nécessite les institutions politiques et morales dont ils ont à se plaindre et qui jettent tant d'ombre dans la clarté de leur existence. Eh bien! Si l'on admet cette hypothèse - je me sers du mot hypothèse parce que cette opinion, même historiquement, n'est nullement démontrée - il suffit d'examiner si la transformation de la seule organisation économique suffirait à faire disparaître les tourments dont il est question. Si oui, c'est que la propriété individuelle est bien réellement la cause première et unique de tous les maux, puisque celle-ci supprimée, la souffrance universelle est conjurée. Si non, c'est que cette cause est ailleurs.

C'est précisément le second point de ma démonstration. Or, les socialistes qui dénoncent la propriété individuelle comme l'unique cause de la douleur sociale, sont partisans de l'autorité. Ils n'entendent en aucune façon briser toutes les entraves, toutes les contraintes. Croyant la réglementation nécessaire, ils se proposent, le pouvoir conquis, de le faire servir à l'application de leur système et de rétablir, sous l'euphémisme d' « administration des choses », un système étatiste - le quatrième Etat, l'Etat socialiste, l'Etat ouvrier - dont le rôle sera de gérer la richesse sociale, et, pour cela, d'élaborer des lois, de prendre des décisions d'ordre général et, conséquemment, de les faire respecter. Qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas, cette conception particulière d'une société socialiste est la continuation de notre système gouvernemental. Car, pour être en mesure d'assurer l'exécution d'une décision quelconque et a fortiori d'un ensemble de décisions simultanées et successives embrassant la totalité des manifestations de la vie individuelle et collective, il est indispensable d'employer la contrainte, de recourir à la force. C'est donc le maintien fatal de ce formidable appareil répressif qui nécessite police, tribunaux et prisons ; c'est l'obligatoire perpétuation de cette écrasante hiérarchie qui va du pouvoir suprême au plus humble représentant du fonctionnarisme ; c'est enfin non moins forcément la compression douloureuse de tous les besoins matériels, intellectuels et psychiques, pour que les individus ne soient pas tentés d'enfreindre la nouvelle réglementation établie par les nouveaux législateurs.

Seraient-ils heureux, ceux qui comparaîtraient devant ces tribunaux et seraient plus ou moins longtemps détenus dans les nouvelles bastilles ; ou encore condamnés par la magistrature socialiste aux plus durs travaux? Les rivalités s'exerceraient-elles moins violemment qu'aujourd'hui, entraînant à leur suite leur hideux cortège de haine, de rancune, d'envie, de calomnie, de bassesse, de flatterie, lorsque, le champ commercial, industriel et financier leur étant fermé elles se livreraient bataille, pour les premières places dans la hiérarchie administrative? Aurait-il plus que de nos jours, la possibilité de satisfaire tous ses besoins, c'est-à-dire de goûter le bonheur, l'individu dont tous les appétits seraient, comme aujourd'hui, plus qu’aujourd’hui peut-être, incessamment prévus, réglementés et mesurés? Il est facile de concevoir une société dans laquelle n'existerait plus la propriété individuelle et survivraient pourtant, avec toutes leurs conséquences, les institutions politiques et morales de notre époque.

La transformation de l'organisation propriétaire n'amènerait pas le moins du monde la suppression des iniquités politiques et morales. Ceux qui sont victimes du « tous obéissent à quelques-uns » continueraient à être sacrifiés. Donc, les socialistes autoritaires, une fois de plus, ont tort.

Dans une œuvre admirablement documentée, Emile de Laveleye - une de leurs autorités - en étudiant « La propriété et ses formes primitives » démontre que l'appropriation privée est de date relativement récente et que, en tous cas, elle a été, dans tous les pays, précédée d'une appropriation plus ou moins commune. S'il était exact que le malheur social provînt du seul « Tout est à quelques-uns », il faudrait conclure que les peuples primitifs durent connaître la vie heureuse. Or, l'histoire, la tradition et la science établissent qu'il n'en fut rien. L'erreur des socialistes autoritaires gît dans ce fait que, exaspérés par l'iniquité qui accable le plus grand nombre et opprime les besoins les plus universels et les plus urgents à satisfaire ; l'iniquité économique, ils n’ont vu que celle-là et, étudiant ses rapports avec les deux autres, constatant son évidente ingérence dans le domaine politique et moral, ils l'ont prise - à la légère -­ pour le point de départ de tous les crucifiements. Ce qui a contribué, plus que toute autre chose, à les faire verser dans cette ornière, c'est l'influence décisive de l'école socialiste allemande et des écrits de Karl Marx considérés comme l'Evangile du Parti, bien que sur mille membres de celui-ci, il n'y en ait pas cinquante qui les aient lus, pas cinq qui les aient compris. Je conclus en disant que les socialistes autoritaires se trompent ; en prenant la propriété individuelle pour la cause unique de la douleur universelle, ils ont simplement pris la partie pour le tout.

Examinons maintenant la réponse des libertaires qui accusent l'Autorité de tout le mal, et procédons comme pour la propriété privée. Ici, j'ouvre une large parenthèse, car il me semble nécessaire de dire comme Voltaire : « Définissons! » afin de bien préciser de quoi nous parlons. L'Autorité, considérée comme principe de l'organisation sociale, ne correspond pas seulement à l'idée de gouvernement. Il est évident qu'elle doit être envisagée ici dans son acception la plus large, et comme conséquence, dans ses résultats les plus variés. Le système gouvernemental n'est qu'une modalité particulière de l'Autorité, comme la propriété privée en est une autre, comme aussi la morale obligatoire. Propriété, gouvernement, morale, telles sont, au point de vue social, les trois grandes manifestations du principe d'Autorité. Celui-ci s'exerce : plus particulièrement sur les besoins matériels sous la forme « propriété individuelle » ; plus spécialement sur les besoins intellectuels sous la forme « Etat » et plus directement sur les besoins psychiques sous la forme « Morale ». Ce sont comme les doigts de fer d'une seule et même main ; tantôt c'est l'un, tantôt c'est l'autre qui pénètre plus avant dans les chairs meurtries de la pauvre humanité, attaquant tour à tour l'estomac, la tête et le cœur. La propriété tyrannise le ventre ; le gouvernement opprime le cerveau ; la morale broie la conscience.

L'Autorité, c'est la servitude, la contrainte pour tous les membres de la Société ; non pas la servitude partielle comme celle qui peut résulter de l'iniquité économique seulement, mais totale, absolue, permanente ; celle qui saisit l'être tout entier, l'empoigne au berceau. Il suit partout sans jamais lui laisser un instant de répit, substituant à sa volonté une volonté étrangère, faisant qu'il ne s'appartient plus et lui enlevant tout espoir d’émancipation possible. C'est la manie et - il faut bien le reconnaître - la nécessité, une fois le principe admis, de tout réglementer, d'indiquer en toutes choses ce qui est permis et ce qui est défendu ; de protéger ce qui est autorisé, de poursuivre et de condamner ce qui est interdit, d'exiger ce qui est prescrit. La propriété n'est pas autre chose, en fait, que l'autorité sur les objets, c'est-à-dire le pouvoir d'en disposer (jus utendi et abutendi) le gouvernement et l'éthique obligatoire ne sont pas autre chose, en réalité, que l'autorité sur les personnes, c'est-à-dire le pouvoir d'en disposer souverainement, d'en user et d'en abuser. Ne dispose-t-il pas souverainement de l'individu, l'Etat qui en fait simultanément ou successivement un citoyen, un contribuable, un soldat? Ne dispose-t-elle pas arbitrairement de la conscience, cette Morale qui dicte à chacun ce qu'il doit faire ou éviter, séduisant les cupides par le miroitement de ses promesses, épouvantant les lâches par la crainte de ses menaces?

Et qu'on m'entende bien : l'Autorité, ainsi conçue, est un principe absolument indépendant - au point de vue qui nous occupe - des personnalités qui le représentent ; que celles-ci soient religieuses ou athées, républicaines ou monarchistes, opportunistes, radicales ou socialistes, l'Autorité peut changer de mains constamment ; mais elle reste identique à elle-même. Elle est ce qu'elle est, ses conséquences sont ce qu'elles sont, toujours et quand même. La grosse erreur de notre démocratie consiste à croire qu'il suffit de changer les hommes pour transformer les institutions ou en supprimer les duretés. Il n'en est rien. Les procédés de l'Autorité sont fatalement les mêmes. Les régimes autoritaires se suivent et se ressemblent forcément et il en sera obligatoirement ainsi aussi longtemps que, en application nécessaire du principe d'Autorité il y aura : d'une part, des gens qui gouvernent et, d'autre part, des personnes qui doivent se soumettre, quelles que soient, au demeurant, celles-ci et celles-là.

On peut maintenant porter ses regards sur n'importe quel point de l'enfer social, on peut examiner le cas de n'importe quelle victime, il est certain que partout et chez toutes on retrouve l'estampille de l'autorité : Propriété, Etat ou Morale. D'où vient toute souffrance? D'un besoin privé de satisfaction! D'où vient cette privation? D'une loi, d'un règlement, d'une menace, d'une contrainte matérielle ou morale! D'où vient cette pression morale ou matérielle? De l'Autorité. C'est simple comme deux et deux font quatre ; mais, dit Grove, « la conception la plus simple d'une chose est souvent celle qui s'impose la dernière à la raison ».

Un être a faim : des fruits pendent aux arbres de la campagne ; des montagnes de denrées encombrent les magasins de la ville. Pourtant, il ne mange pas. Pourquoi? Parce que sa conscience lui représente que ces fruits et ces denrées ne lui appartiennent pas et qu'il serait mal de se les approprier : contrainte morale ; ou bien parce que la crainte de l'agent de police, du magistrat, de la prison l'emporte sur le besoin de se nourrir : contrainte matérielle. Un jeune homme sent toute la dureté de la loi qui l'enferme à la caserne, néanmoins, il fait son service militaire. Pourquoi? Parce qu'on lui a enseigné que tout homme valide doit apprendre le métier des armes pour contribuer à la sécurité ou à la grandeur de ce qu'on nomme Patrie : contrainte morale ; ou bien parce que des conseils de guerre appliquent un code d'une sévérité féroce à tout coupable d'insoumission ou de désertion : contrainte matérielle. Deux jeunes gens sont pris d'un désir fou de se donner l'un à l'autre et ils se refusent ce bonheur. Pourquoi? Parce que, malgré les éloquents appels de la nature en feu, ils s'imaginent qu'il serait contraire à l'honneur de passer outre au mariage : contrainte morale ; ou bien parce que, le consentement des parents leur étant refusé, on ne veut pas les unir : contrainte matérielle. Pourquoi la prostitution? Parce que de pauvres créatures sont poussées par l'intérêt ou la nécessité à trafiquer de leur corps. Pourquoi la jalousie? Parce que nous introduisons dans les choses de l'amour l'idée de durée, d'obligation, de propriété, de contrat, d'exclusivisme. Pourquoi l'hypocrisie? Parce que nous sommes poussés à dissimuler ceux de nos actes et de nos sentiments qui sont en contradiction avec la règle établie ou jugés sévèrement par l'opinion publique. Pourquoi la cupidité? Parce qu'il est besoin d'argent pour se procurer l'objet le plus indispensable aussi bien que le plus superflu ; parce que la richesse confère tous les mérites et que la pauvreté les enlève tous. Pourquoi la guerre? Parce que les peuples sont élevés dans la haine les uns des autres, qu'ils obéissent à leurs dirigeants qui les contraignent à s'égorger mutuellement. Pourquoi les prisons? Parce qu'il y a des lois, que celles-ci sont perpétuellement violées et que toute infraction à ces lois nécessite une répression. Pourquoi le crime? Parce que la passion trop et trop longtemps comprimée se satisfait à tout prix, même par le meurtre, même par l’assassinat. C'est la revanche de la nature outragée ou violentée. Pourquoi l'aplatissement de tout un peuple devant un tyran couronné ou un aventurier de la politique ou de l'armée? Parce qu'on a tellement infusé dans nos veines le respect stupide de la force, que nous la subissons quand elle se montre dans la personne d'un gendarme ou d'un commissaire de police, et que nous l'acclamons lorsqu'elle se manifeste sous la forme d'un monarque, d'un ministre ou d'un général.

Je pourrais multiplier les points d'interrogation à l'infini, évoquer tous les morts, interroger tous les vivants, à tous demander le pourquoi de ce qu'ils ont souffert ; tous feraient entendre un « parce que » qui aboutirait à un scrupule, à un devoir, à une obligation, à une nécessité, à une servitude. Je défie qui que ce soit de découvrir une seule douleur d'ordre social qui ne découle pas d'une loi ou d'un préjugé, qui ne se rapporte pas à une tyrannie quelconque, qui ne corresponde pas à une contrainte, en un mot, qui ne puisse, en fin de compte, se résumer comme suit : « Je ne fais pas ce qui me plaît » ; « je suis contraint de faire ce qui ne me convient pas ». La société ressemble à un immense bagne ; les individus n'y circulent que les membres brisés par les chaînes, alourdis par les entraves. Ils sont comme emprisonnés dans un de ces instruments de torture qu'on utilisait au temps de la question. Le corps y est étreint tout entier, les pièces diverses de l'appareil se rapprochant alternativement, serrant tantôt la tête, tantôt les pieds. Quel que soit le tourment subi, il vient de l'instrument de torture. Celui-ci n'est-il pas l'image de l'Autorité?

Aussi, quand je vois des populations entières n'interrompre leurs gémissements que pour demander de nouvelles lois, il me semble que ce sont des condamnés à la question qui supplient le bourreau de se montrer doux et compatissant ou encore le conjurent d'écraser un peu moins l'estomac, dût-il se rattraper sur les jambes et le crâne. Insensés! Vous réclamez des lois? Prenez toutes celles qui sont comme les pierres de ce monument colossal : le Code. Compulsez-les toutes, prenez-les une à une et vous n'en trouverez pas une seule qui n'afflige un certain nombre d'entre vous. Le sort d'une loi, quelle qu'elle soit, est de porter la douleur avec elle et si la souffrance est partout, c'est que la législation a tout envahi, tout réglementé, tout codifié. Elle a donné à toutes choses une allure méthodique et obligatoire qui leur enlève tout attrait quand elles en ont, et ajoute à leur désagrément lorsque, par avance, elles sont pénibles. Ignorez-vous donc que, comme le dit Rousseau, « toujours ces noms spécieux de justice et de subordination serviront d'instruments à la violence et d'armes à l'iniquité? »

Vous revendiquez plus de bonne foi, plus d’équité dans le contrat social? mais il y a plus d'un siècle que Condorcet a écrit : « Quelle est l'habitude vicieuse, l'usage contraire à la bonne foi, quel est même le crime dont on ne puisse montrer l’origine, la cause première, dans la législation, dans les institutions, dans les préjugés? » De nouvelles lois? Mais, malheureux, ne vous rendez-vous pas compte que ces nouvelles lois engendreront de nouvelles infractions, et celles-ci de nouvelles incarcérations? Or, dit Esquires dans son ouvrage remarquable ayant pour titre : « Les Martyrs de la Liberté », la liberté n'est pas conquise et elle ne le sera pas « tant que les prisons seront debout. Il fau­dra les renverser et en jeter la clef dans l'abîme, quand on voudra qu'elles ne s'emplissent plus des douleurs du peuple ». Surtout ne dites pas : « tant pis pour ceux qui ne respectent pas la loi et s'attirent les sévérités de la magistrature! » Les prisons sont une menace pour tous. Nul ne peut affirmer qu'il ne se produira jamais de circonstances qui l'y fassent entrer. Elles s'emplissaient naguère de républicains ; ceux-ci se chargent aujourd'hui d'y envoyer leurs adversaires. Je plains celui qui peut regarder ces édifices en se disant : « Je ne serai jamais enfermé dans ces murs! » Celui-là ne peut avoir ni dignité, ni passion, ni courage, ni conviction. Il est le plat valet des oppresseurs, prêt à se faire oppresseur lui-même.

Donc, dans l'ordre économique comme dans le politique et le moral, il n'est pas une affliction qui ne découle directement d'une servitude ou d'une contrainte, qui ne soit, par conséquent, le fait du principe d'Autorité. Voilà pour le premier point. L'examen est concluant si l'on va des effets à la cause. Il nous reste à tenter l'épreuve en sens inverse, c'est-à-dire en allant de la cause aux effets. Cette épreuve n'est, à la vérité, que le contrôle de la précédente. Lorsque, un peu plus haut, nous avons eu constaté que la propriété individuelle n'est pas la cause unique de toutes les adversités, nous n'avons eu aucune difficulté à reconnaître que la disparition de cette seule iniquité n'entraînerait pas celle de toutes les autres. En ce qui concerne l'Autorité, s'il est admis que tous les tourments de la vie individuelle et sociale se greffent sur ce tronc unique, il va de soi que, celui-ci sapé, il ne restera rien de l'arbre néfaste, rien de ses feuilles, rien de ses fruits, qu'un amas de matières putrides bien vite dispersées par le souffle libertaire. Que disparaisse le principe autoritaire et aussitôt s'effondrent toutes les lois, conventions, règlements et préjugés qui, dans la société moderne, meurtrissent la personnalité humaine. Les besoins cessent d'être contrariés et trouvent ouvert devant eux l'horizon infini des saines satisfactions ; les appétences se donnent libre cours ; les facultés, rationnellement cultivées, se développent normalement ; les aspirations trouvent dans le grand Tout matériel, intellectuel et affectif, les assouvissements désirables ; les attractions et les répulsions se classent, se sérient, circulent à l'aise, associant ici, désagrégeant là.

Les groupements se forment, se multiplient, se fédèrent, sans autre lien que l'intérêt général étroitement et indissolublement réconciliés avec les intérêts particuliers ; l'humanité prend sa place dans la nature, combinant harmoniquement hommes et choses, suivant les seuls principes de la force et du mouvement, sans autres entraves que celles afférentes à chaque être, à chaque état, à chaque âge.

Un individu a faim et il mange ; pourquoi? Parce qu'il a conscience que le droit de se nourrir ne peut lui être contesté : plus de contrainte morale! Et, parce que l'arbitraire du tien et du mien n'existant plus, il n'a plus à redouter la sentence d'un magistrat : plus de contrainte matérielle! Deux jeunes gens s'aiment et ils cèdent, sans scrupule, aux désirs qui les jettent dans les spasmes enivrants ; pourquoi? Parce qu'ils n'ont à appréhender ni les reproches d'une conscience bêtement timorée, ni la déconsidération publique, ni les conséquences éventuelles d'une heure de volupté, parce qu'ils savent au contraire que le plaisir est bon par lui-même et qu'il devient vertu lorsque, en s'en procurant, on en donne à un autre : plus de contrainte morale! Et parce que, n'ayant à subir l'autorité de personne ni d'aucune loi, il leur semblera on ne peut plus naturel et équitable de disposer d'eux-mêmes comme il leur plaît : plus de contrainte matérielle!

Il est impossible d'imaginer qu'une seule des infortunes d'ordre social signalées au cours de cet ouvrage puisse survivre à la suppression du principe d'Autorité. Dans une société privée des lois qui attribuent la richesse aux uns et laissent la misère aux autres, dépouillée de la force qui sanctionne l'accaparement des premiers et la détresse des seconds, peut-on concevoir des hommes manquant du nécessaire à côté d'êtres gorgés de luxe ? Je ne le pense pas! Dans une humanité débarrassée de l'outillage tyrannique des monarchies, des républiques parlementaires, des Etats, conséquemment des tribunaux, des prisons, des casernes, peut-on imaginer des maîtres qui commandent et des esclaves qui obéissent? Pas davantage! Peut-on enfin supposer, dans une société qui n'a pour toute règle de morale que le « fais ce que veux » de l'immortel Rabelais, des individus dépensant leur énergie, à châtier leurs plus naturelles et plus nobles passions, à vivre dans les transes d'une conscience terrorisée, à résister aux propulsions de la chair, aux turbulences inquiètes de la pensée, au désir de rechercher et de savoir ? Evidemment non!

Et la prostitution? Et le vol? Et la violence? Et la guerre? Et l'hypocrisie? Et la cupidité? Et la soif de domination? Ces fléaux de notre époque mercantile et hiérarchique, n'est-il pas certain qu'ils disparaitront plus ou moins rapidement quand ils ne trouveront plus à s'alimenter?

Pourquoi la femme se prostituerait-elle, si elle ne trouvait aucun intérêt à se vendre et si rien : ni loi, ni famille, ni opinion publique, ni éducation, ni morale, ne lui reprochait de se donner? Pourquoi volerait-il, celui qui n'aurait qu'à prendre au tas tout ce dont il aurait besoin? Et si, atteint de kleptomanie, quelqu'un dérobait un objet à l'usage d'un autre, quel tort ferait-il à ce dernier qui pourrait remplacer l'objet soustrait, avec beaucoup moins de peine et d'ennui qu'il n'en prend aujourd'hui pour saisir d'une plainte le commissaire de police, déposer devant le juge d'Instruction et témoigner en justice? Pourquoi la guerre, en l'absence de patries, c'est-à-dire d'agglomérations plus ou moins étendues vivant sous le même gouvernement et les mêmes lois, gouvernants et législateurs ayant été emportés avec l'Autorité qui les crée? Il n'y aurait plus alors qu'une seule patrie : l'univers, et France, Allemagne, Angleterre, Russie, Etats-Unis, seraient de simples expressions géographiques représentant une partie de la planète, comme Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux sont aujourd'hui des expressions géographiques servant à désigner, en France, des points spéciaux. Pourquoi l'hypocrisie, lorsque la vérité n'aurait rien à perdre, la fourberie rien à gagner? Qui donc consentirait à se souiller sans profit du mensonge? Qui donc s'affublerait d'un masque pour le seul plaisir d'en être incommodé ? Pourquoi la rapacité, alors que billets de banque, actions et obligations ne seraient que de vulgaires chiffons de papier, et que, le commerce n'ayant plus sa raison d'être, point ne serait besoin, pour se procurer les choses utiles ou agréables, de posséder de l'or ou de l'argent? Que deviendrait la soif de domination, parmi des hommes libres dont nul ne consentirait à obéir et dans une société dont seraient brisés à jamais tous les rouages hiérarchiques? Faute d'aliment, l'ambition de commander mourrait.

Je pourrais remplir des pages et des pages de points d'interrogations de ce genre ? A tous la réponse serait identique. Par elle-même la propriété individuelle n'est rien autre chose qu'une fiction, Elle ne devient réalité - et hélas réalité douloureuse! - qu'en s'appuyant sur la Législation qui stipule les conditions dans lesquelles il est permis d'accaparer une part de l'avoir commun, d'en tirer profit, et sur la force armée, mise au service de cette législation tout en faveur des riches. Intrinsèquement, la morale n'est qu'un mythe et, malgré dogmes religieux, famille, éducation, bien faible serait son pouvoir sur les consciences, si toute dérogation au « Devoir » n'était punie par le législateur et sévèrement jugée par l'opinion publique. Il n’y a de réel, de tangible, de redoutable dans ces expressions : capital, gouvernement, morale, que le principe qui les anime et les fortifie : le principe d'autorité, lequel se traduit par des obligations et des entraves qui mettent les individus et les groupes dans la nécessité de renoncer à faire ce qui leur convient et à subir toutes les contraintes,

Ainsi, les deux épreuves auxquelles nous avons soumis le principe d'autorité se corroborent pleinement. De la première, il découle que toutes les afflictions humaines se rattachent directement à une quelconque des applications sociales du principe d'Autorité. De la seconde, il résulte que, ce principe abandonné, toutes les contraintes disparaissent et, avec elles, la douleur universelle,

J'insiste : je reprends et résume cette démonstration, car elle est d'une importance capitale :

A. - Des effets à la cause : l’homme est un composé de besoins extrêmement variés. La compression de ces besoins, voilà la douleur. J'aperçois clairement que la cause immédiate de cette compression - atteignant une partie quelconque de l'individu : ventre, cerveau ou cœur, organes correspondant à l'une quelconque des catégories de besoins : matériels, intellectuels ou moraux - est une quelconque de nos institutions sociales. Or, malgré la complexité de ses organes, l'individu est un. J'en infère que, en dépit de la variété corrélative de ses institutions, le superorganisme social pourrait bien être un également. Je cherche où peut se trouver cette unité et je la découvre dans un principe, un fait, une base : l'Autorité.

B. - De la cause aux effets. J'intervertis la marche de mes observations. Je constate que « le principe d'Autorité » comporte des organismes « manifestations », que ceux-ci, causes dérivées, s'affirment par des sous-organismes qui agissent enfin directement sur le patient : l'individu.

Induction d'abord, déduction ensuite : les deux méthodes aboutissent au même résultat concluant, décisif, inattaquable : « Dans le domaine social, l'Autorité est la cause unique de la douleur universelle! »

Le principe d'Autorité! Voilà donc le virus qui empoisonne toutes les institutions, tous les rapports humains, toutes les relations sociales!

Voilà, pour employer le langage du jour, le microbe qui engendre toutes les maladies dont agonise l'espèce humaine.

On a pu trouver trop longue cette démonstration et estimer trop touffus les développements qui précèdent. Je ne veux pas m'excuser de ces longueurs : elles m'ont paru nécessaires et, en vérité, je pense qu'elles étaient indispensables. Car, si je suis parvenu à établir que le Principe d'Autorité et ses inéluctables conséquences sont, sur le terrain social, la cause profonde, essentielle, fondamentale, unique des misères, des servitudes, des iniquités, des antagonismes, des vices et des crimes dont souffre le corps social, j'aurai, ipso facto, j'aurai du même coup, j'aurai de plano - j'insiste et me répète de propos délibéré - prouvé irréfutablement que le remède si laborieusement et si passionnément cherché par les philosophes sociologues se trouve dans le principe de Liberté.

Toutes ces choses, je les considère, depuis plus de quarante ans, comme des certitudes indiscutables, et, j'en ai administré la preuve il y a déjà trente-cinq ans dans mon livre : « La Douleur universelle ». Ces certitudes qu'on peut logiquement condenser dans cette formule limpide : « Le principe d'Autorité, voilà le Mal, Le principe de Liberté, voilà le remède! » résument admirablement toute la Doctrine anarchiste. Les anarchistes tiennent l'Autorité pour la source empoisonnée d'où jaillissent toutes les iniquités sociales et la Liberté pour le seul contrepoison qui soit de nature à purifier l'eau de cette source. Ils sont les ennemis irréductibles de l'Autorité et les amants passionnés de la Liberté : c'est pourquoi ils se proclament libertaires.

Seuls, ils ont la courageuse franchise de s'affirmer libertaires et de se déclarer loyalement pour la liberté contre l'Autorité. Et, cependant, le masque jeté, instinctivement et au fond d'eux-mêmes, tous les hommes sont, sinon théoriquement, du moins pratiquement épris de liberté. Etant donné que, depuis des temps immémoriaux, l'humanité a adopté cette forme sociétaire qui consacre la domination d'une collectivité ou d'une classe, et la servitude de l'autre, il advient que, par la force même des choses, chacun tend à faire partie de la classe dominante, car il semble et il est en réalité plus avantageux et plus agréable de faire partie du groupe des maîtres que de se perdre dans la multitude des esclaves. Cette tendance à diriger, régenter, donner des ordres et gouverner répond en outre à une accoutumance héréditaire qui, se développant, en sens opposé, de génération en génération, a donné infailliblement naissance à deux races d'hommes : celle qui paraît faite pour porter la tête haute et ordonner et celle qui est appelle à courber l'échine et à obéir. L'observateur superficiel s'appuyant sur cette constatation, conclut à la légère que, les uns étant destinés à exercer l'Autorité et les autres à la subir, celle-ci est le principe rationnel et la condition même de l'Ordre dans toute société. Cet observateur se laisse abuser ; il prend l'Effet pour la Cause et il attribue faussement à celle-ci ce qui appartient à celui-là. Sans avoir besoin de recourir à une argumentation subtile qui exigerait de délicats et longs développements, je puis aisément dissiper l'erreur qu'il commet. Ce n'est pas la Nature qui a institué d'office, et par anticipation, en raison de la différence des constitutions et des tempéraments, des maîtres et des esclaves ; c'est la Société. La Nature, elle, à des époques si éloignées de nous que nul encore n'est parvenu à en fixer le commencement, a ajouté un anneau à la chaîne innombrable des espèces animales : cet anneau, c’est l'homme. Je laisse aux spécialistes de cette branche particulière de la Science, le soin et l'honneur de nous enseigner tout ce qu'ils savent de l'existence précaire et misérable de l'animal « homme » en ces temps préhistoriques. Je ne sais, moi-même, sur ces temps obscurs, que ce que peut en savoir toute personne qui s'est quelque peu intéressée à cette partie spéciale des connaissances humaines. Ce que nul ne peut ignorer, c'est que l'homme primitif vécut très probablement dans l'état d'isolement, sans autre guides que l'instinct de conservation et le besoin de reproduction : le premier le poussant à chercher ses moyens d'existence et le second à se procurer l'accouplement indispensable à la satisfaction de ses besoins génésiques. C'est ainsi qu'à la première molécule humaine : l'individu, succéda peu à peu le premier noyau : la famille. Lorsque, beaucoup plus tard vraisemblablement, plusieurs familles se formèrent et se rencontrèrent, il paraît probable qu'elles luttèrent tout d'abord entre elles et que les tués servirent de pâture aux survivants. Mais innombrables étaient, alors, les forces ennemies contre lesquelles nos lointains ancêtres avaient à se défendre et elles étaient de toutes sortes. Les familles furent insensiblement amenées à cesser de se faire la guerre et à se rapprocher, dans le but de se protéger mutuellement et d'être en état de se procurer moins difficilement et plus abondamment ce qui était nécessaire à leur vie. De la réunion de ces familles sortit la tribu. Nomades à l'origine, vivant de la chasse et de la pêche, ces tribus se fixèrent dans la contrée qui, au cours de leurs pérégrinations, leur offraient le plus de ressources et devinrent sédentaires. C'est alors, alors seulement, que ces tribus se multipliant, il est permis de dire que les individus qui les composaient vécurent en société et c'est alors, alors seulement, que l'Autorité fit son apparition dans la personne des chasseurs les plus adroits, des pêcheurs les plus heureux, des vieillards les plus expérimentés et les guerriers les plus redoutables.

Ce petit aperçu historique suffit à démontrer que ce n'est pas la Nature qui a engendré l'Autorité, mais la vie sociétaire, et que, conséquemment (la cause devant être nécessairement antérieure à l'effet) c'est à tort que certains prétendent que le principe d'Autorité est le principe primordial et la condition même de l'Ordre dans toute société. La vérité est exactement le contraire de cette assertion. La réalité historique est que, choisis pour la défense et la protection des plus faibles, les plus forts, devenus des Chefs, ne tardèrent pas à devenir des despotes ; qu'ils forgèrent peu à peu des coutumes et des règles ayant pour but de légitimer leur domination et qu'ils s'entourèrent graduellement d'un rempart de sanctions et de violences destinées à réprimer toute tentative de révolte. En sorte que, loin d'être, depuis la formation des sociétés humaines, un facteur d'ordre, un régulateur d'équilibre, d'entente, de justice et d’harmonie, l'Autorité fut, dès le commencement, une cause de désordre et d'iniquité dont les brigandages et les crimes se sont, de siècle en siècle, aggravés et multipliés.

« L'existence de l'Autorité se perd dans la nuit des temps », disent la plupart des historiens. C'est exact. Mais on est en droit d'affirmer avec la même véracité que l'existence de la révolte, remonte à la même époque. Il y a concomitance entre celle-ci et celle-là ; car, du jour ou les chefs s'avisèrent de confisquer l'Autorité à leur profit, l'esprit de révolte prit naissance et la puissance des Maîtres ne parvint jamais à l'étouffer totalement ; à telle enseigne que l'histoire de tous les temps et de tous les peuples, fourmille de gestes d'insoumission, de complots, de conspirations, d'émeutes, d'insurrections, de soulèvements populaires ; elle démontre, éloquemment et jusqu'à l'évidence, que la haine de l'Autorité et l'amour de la Liberté ont jeté dans la conscience humaine des racines si profondes que ni persécutions, ni massacres ne réussirent à les en extirper.

Quand, à l'instar des libertaires, on envisage l'histoire sous cet angle déterminé, on est conduit à constater que le processus humain se déroule, dans le temps et l'espace, sur le plan du conflit incessant entre l’esclavage et l'indépendance, de la bataille permanente livrée par les individus, les nations et les races contre tous les éléments : naturels et sociaux, qui les réduisaient à la servitude et entendaient les y maintenir. Ce processus historique n'est plus, alors, autre chose qu'une épopée gigantesque, un duel à mort dressant tragiquement l'un contre l'autre ces deux principes contradictoires, ces deux forces fatalement opposées : l'Autorité et la Liberté.

Je sais que des esprits généreux, des cœurs pavés - comme l'Enfer - d'excellentes intentions conçoivent l'irréalisable rêve de concilier ces deux forces ennemies, et d'amalgamer dans un dosage savant, ces deux principes irréductiblement contraires. Eh bien! Supposez deux personnes dans une même salle. L'une veut absolument que la porte soit fermée ; l'autre veut non moins énergiquement que la porte soit ouverte. La discussion menace de s'éterniser et des paroles on va venir aux coups, lorsque s'introduit un troisième personnage qui, doucereusement, ne voulant se mettre à dos personne, ami de la chèvre et protecteur du chou, s'efforce d'amener la conciliation en proposant que la porte soit fermée, tout en restant ouverte, ou qu'elle soit ouverte tout en restant fermée. Le premier, l'autoritaire, veut que la porte soit fermée, c'est-à-dire que l'Autorité règne : le second, l'anarchiste, exige que !a porte soit ouverte, c'est-à-dire que la Liberté soit. Et le troisième, ne voulant ni de l'autorité qui va jusqu'à l'oppression, ni de la liberté qui va jusqu'à la licence, propose un système mixte, un régime qui assurerait la compatibilité dans la pratique de ces deux choses qui, en droit comme en fait, s'excluent absolument. Car l'autorité ne se fractionne pas plus que ne se morcelle la liberté. Elle est toute entière avec ses conséquences, ou elle n'est pas du tout.

Impossible de concevoir une société basée sur l'autorité, sans que la dite autorité ne se manifeste par un système gouvernemental quelconque, lequel système entraîne logiquement une hiérarchie, des fonctionnaires, des assemblées légiférantes et fatalement une police, une magistrature et des prisons. Au sein d'une pareille organisation sociale, les uns ont le pouvoir de commander et les autres le devoir d'obéir. Enclins, les premiers à abuser de leurs pouvoirs, les derniers sont incités à la désobéissance. Et pour étouffer la révolte, deux freins sont nécessairement mis en usage : 1° Les préjugés, soigneusement entretenus par les classe-dirigeants dans le cerveau des masses dirigées ; gouvernement, lois, patrie, famille, suffrage universel, morale, etc., c'est le frein moral ; 2° Magistrats, policiers, gendarmes, soldats, garde-chiourmes, c'est le frein matériel.

Toute autorité qui ne s'appuierait pas sur cette double force, la seconde venant sanctionner la première, n'aurait plus sa raison d'être, puisqu'on pourrait, sans inconvénient comme sans danger, ne s'y pas soumettre. La liberté, elle aussi, est intégrale ou n'existe pas. Elle ne supporte ni lois, ni gouvernements, ni contrainte. Elle ne s'accommode ni de policiers, ni de magistrats, ni de gardiens de prisons. L'homme qui ne fait pas ce qu'il veut, rien que ce qui lui plaît et tout ce qui lui convient, n'est pas libre. Cela ne se discute même pas. En conséquence, on peut affirmer que, en droit comme en fait, il est impossible d'admettre un système bâtard qui tiendrait à la fois du principe d'autorité et du principe de liberté. On peut, à son gré, se prononcer pour l'Autorité contre la Liberté ou pour la Liberté contre l'Autorité ; mais on ne peut être pour l'une et pour l'autre. Il faut opter. Les anarchistes se sont prononcés ; leur choix est fait ; ils sont contre l'Autorité, pour la Liberté. Et ils ne craignent pas d'affirmer que l'Humanité, elle aussi, implicitement tout au moins, s'est prononcée évolutionnellement - en faveur de l'indépendance contre la servitude c'est-à-dire pour la Liberté contre l'Autorité.

On comprend que les premiers échantillons de la race humaine qui parurent sur le globe durent être soumis à toutes sortes de servitudes. A peine sorti de l'animalité, faible et grossière ébauche de l'homme des civilisations avancées, l'être primitif se trouva sous la dépendance absolue de la nature. Exposés aux intempéries, à la fureur et aux caprices des éléments, incapables de s'orienter au travers des inextricables fourrés des régions vierges, arrêtés à tout instant par des cours d'eaux, les montagnes, des ravins, luttant parfois corps à corps avec les animaux féroces, sans autre nourriture que celle qu'ils réussissaient à se procurer par une chasse et une pêche souvent dangereuses et toujours exténuantes, victimes des maladies et des fléaux, nos premiers ancêtres durent connaître toutes les horreurs d'une existence passée à se défendre contre des forces aveugles, irrésistibles, mystérieuses. Terreur perpétuelle, déchirement de la faim, brûlure de la soif, morsure du froid, ignorance complète, tel fut le lot de l'humanité dans l'enfance. Ce qu'on a appelé « l'état de nature », la liberté primitive, fut donc en réalité une épouvantable servitude. Servitude matérielle à l'égard de la nature, servitude intellectuelle à l'égard de la science, l'être tout entier fut dans un état de complet esclavage. Mais peu à peu, avec des lenteurs et des arrêts dont notre siècle de rapidité ne peut se faire une idée précise, les liens se relâchèrent. Avec une opiniâtreté incroyable, l'homme mesura ses forces contre la nature. Enhardi par quelques succès et en possession de quelques outils rudimentaires, le genre humain s'appliqua à utiliser les produits naturels et chercha à en assurer la régulière production. La vie cessa d'être une perpétuelle et douloureuse pérégrination à travers les espaces stériles et encore inexplorés. Des groupements se formèrent, un langage se fonda, des idées s'échangèrent, des relations s'établirent. Le cerveau se dégagea peu à peu des originelles épaisseurs ; il y entra quelques lueurs indécises qui contenaient en puissance les clartés futures. Sans plan préconçu, sans méthode préméditée, par la seule force des choses, par le seul jeu des organes de mieux en mieux exercés, les facultés se développèrent.

Mais pendant que l'homme se soustrayait insensiblement à la tyrannie de la nature, le despotisme de l'homme sur l'homme faisait son apparition. Ce ne fut plus seulement la guerre de l'individu contre les forces coalisées de l'univers ; ce fut encore la lutte des individus entre eux, des collectivités entre elles.

Des populations entières furent condamnées à l'esclavage. Des castes et des classes divisèrent l'humanité, les unes dépouillant et opprimant les autres. La servitude sociale vint s'ajouter aux servitudes antérieures et il serait difficile de dire si les avantages que l'humanité remporta sur le globe et les progrès qu'elle réalisa dans le domaine scientifique compensèrent les inconvénients de ce nouvel état de choses. Je n'ai pas à relater longuement les efforts faits, les conquêtes obtenues, les admirables développements de l'esprit humain. D'autres ont raconté, mieux que je ne saurais le faire et avec une compétence qui me fait défaut, les étonnantes péripéties de cette lutte séculaire de l'homme contre tous les écrasements antiques. Aujourd'hui, les conditions respectives de l'humanité et de la planète sont interverties. Ce n'est plus celle-ci qui domine celle-là, c'est le contraire. Le sol est cultivé, le sous-sol livre ses richesses, les forces naturelles sont utilisées, la plupart des maladies vaincues, les ravages épidémiques atténués, les fléaux en partie conjurés, les éléments domestiqués, la matière asservie, l'homme n'est plus le jouet de l'Univers. Il a posé sur le globe terraqué qu'il peuple un pied vainqueur et s'y est assuré désormais la première et la meilleure place : la servitude matérielle ou pauvreté sociale n'existe donc plus et tous les maux qu'elle faisait naître sont ou peuvent être supprimés.

L'homme n'est plus cet être grossier, craintif et ignorant que le moindre phénomène étonnait. Il ne sait pas tout sans doute, mais il est mille choses qu'il n’ignore plus. Et les connaissances dont son cerveau s'est enrichi sont assez étendues, sûres et variées, pour que non seulement il échappe aux tourments de l'ignorance, mais encore goûte les joies du savoir ; donc, la servitude intellectuelle ou ignorance sociale n'est plus qu'un triste souvenir et les douleurs qu'enfanta l'ignorance ancestrale font désormais partie de l'histoire du passé.

Reste la servitude sociale.

Après la double victoire que je viens de rappeler, sera-t-il dit que l'homme ne voudra pas ou ne saura pas s'affranchir de l'homme? Et qu'après avoir brisé les chaînes que la nature avait forgées contre lui, il ne pourra pas se débarrasser des entraves artificielles que lui imposa la force ou que consentit son ignorance? Que de luttes pourtant, que d'héroïsmes, que de sang versé, que d'existences sacrifiées pour ce seul mot « Liberté »! Tendance instinctive d'abord, aspiration vague par la suite, poussée nette, précise et formidable de nos jours, l'amour de la Liberté a, depuis des siècles, fait battre des milliards de cœurs et armé des milliards de bras. Il semble, tant est grande la force d'expansion et de résistance de cet esprit de liberté, que celui-ci se soit accru de toutes les oppressions et que cette soif d'indépendance ait augmenté chez les asservis dans la même proportion que l'amour de la domination chez les maîtres.

L'histoire - non pas cette comédie dans laquelle monarques, ministres et grands capitaines sont seuls acteurs, mais ce drame d'un intérêt palpitant qui raconte la vie des peuples, les souffrances des déshérités, leurs aspirations et leurs révoltes - l'histoire n'est que l'écran sur lequel se développent les émouvantes péripéties de la lutte millénaire du principe de Liberté contre le principe d'Autorité. Il est dans la nature de l'Autorité de chercher constamment non seulement à conserver les positions acquises, mais encore à en conquérir de nouvelles ; cette tendance n'est pas moins dans la nature de la Liberté et comme le domaine de l'un ne peut s'étendre qu'au détriment de l'autre, l'essence même de ces deux principes diamétralement opposés est, je tiens à le redire, de se livrer un perpétuel combat. Or, toute la vie humaine depuis l'antiquité jusqu'à notre siècle est contenue dans les deux termes que voici : élimination progressive du principe d'autorité, affirmation graduelle et correspondante du principe de liberté. Chaque conquête de celle-ci est une défaite pour celle-là. L'immense cri de : « Liberté! Liberté! » retentit à travers les âges. Toutes les révoltes, toutes les revendications, toutes les révolutions ont ce mot d'ordre. Lisez la profession de foi de tous les candidats, parcourez le programme de tous les partis politiques : vous ne trouverez pas un manifeste qui ne revendique plus de liberté, pas un politicien qui ne se réclame de celle-ci. C'est que tout le monde sent et sait que sans liberté, il n'y a pas de bonheur, que, comme le dit L'Hôpital : « Perdre la liberté! Après elle que reste-t-il à perdre? La Liberté, c'est la vie ; la servitude, c'est la mort! » que, suivant la belle parole de Proudhon : « La perfection économique est dans l'indépendance absolue des travailleurs, de même que la perfection politique est dans l'indépendance absolue du citoyen ». Pour être complet, Proudhon aurait dû ajouter que la perfection morale est dans l'indépendance absolue des consciences dégagées de tous préjugés de tous dogmes. Emile de Girardin n'a-t-il pas écrit : « Dans l'avenir, le progrès sera de rétrécir de plus en plus le cercle des lois positives et, au contraire, d’élargir de plus en plus le cercle des lois naturelles. Toute loi naturelle est un principe qui se vérifie par la justesse de ses conséquences. Toute loi positive est un expédient qui se trahit par ses complications ». « On n'élève pas les âmes sans les affranchir », dit Guizot dans un accès de franchise. En un langage d’une suave poésie, Marc Guyau prédit le prochain triomphe de la liberté : « Dans l'avenir, l'homme prendra de plus en plus l’horreur des abris construits d'avance et des cages bien closes. Si quelqu'un de nous éprouve le besoin d'un nid où poser son espérance, il le construira lui-même brin par brin, dans la liberté de l'air, le quittant quand il en est las, pour le refaire à chaque printemps, à chaque renouveau de sa pensée ». Guillaume de Greef s'exprime ainsi : « Le principe, aujourd'hui, n'est plus contestable : la société n'a que des organes et des fonctions ; elle ne doit plus avoir de maîtres ». « La tendance pratique du matérialisme, dit l'éminent auteur de L'homme selon la science, Louis Büchner, est aussi simple, aussi unitaire, aussi claire et nette que sa théorie ; et tout son programme pour l'avenir de l'homme et de l'humanité, peut s'exprimer en quelques mots contenant tout ce que l'on peut et doit, théoriquement et pratiquement, revendiquer pour et avenir. Les voici : Liberté, instruction et bien-être pour tous! » . « Ni Dieu, ni Maître! » a dit Blanqui. Il est étrange de trouver les lignes que voici sous la signature d'un écrivain qui fut député, c'est-à-dire « fabricant de lois » ; mais les politiciens, comme la politique, sont pleins de ces contradictions. « Nulle dépendance, écrit M. Barrès, une vie aisée, l'entière harmonie avec les éléments, avec les autres hommes et avec notre propre rêve ; voilà quel besoin m'agite et le satisfaire c'est toute ma conviction ». Voici enfin comment s'exprime un des savants les plus estimés, M, Letourneau, dans « L'Evolution politique » : « Au point de vue sociologique, ce qui est particulièrement intéressant dans les républiques des fourmis et des abeilles, c'est le parfait maintien de l'ordre social avec une anarchie complète. Nul gouvernement ; personne n'obéit à personne et cependant tout le monde s'acquitte de ses devoirs civiques avec un zèle infatigable ; l'égoïsme semble inconnu ; il est remplacé par un large amour social ».

Assez de citations. Ce qu'il faut retenir de ces extraits, c'est que, de l'avis d'une foule de penseurs non moins que de la constatation des faits, il ressort que c'est dans le sens de la liberté que l'évolution se produit. C'est là une vérité en quelque sorte banale, tant elle est évidente par elle-même ; car nul ne peut supposer que l'humanité puisse se mouvoir dans le sens de la servitude. Je n'ai insisté sur ce point que pour montrer l'accord existant entre la théorie et les faits, et prouver que, si une étude impartiale et minutieuse de l'organisme social nous conduit à reconnaître que le principe d'autorité est la cause unique de la souffrance qui nous étreint, l'humanité a, depuis longtemps, compris - inconsciemment, souvent même sans qu'il y paraisse - que le mal vient de là, puisque, depuis des milliers d'années, elle cherche à s'affranchir et ne cesse de combattre les esclavages multiformes qui la brisent.

Dans le domaine biologique et cosmique, l'élimination de la servitude ne sera jamais complète ; à ce point de vue, donc, la liberté humaine n'existera jamais à l'état absolu, il s'agit simplement de restreindre à son minimum l'asservissement et de pousser l'émancipation à son maximum.

Mais la domination de l'homme sur l'homme, l'exploitation de l'homme par l'homme, en un mot, l'esclavage social, d'ordre entièrement artificiel et transitoire, peut et doit être entièrement aboli. Pas de bonheur espérable sans cette porte brisée d'abord et s'ouvrant ensuite sur les perspectives heureuses de l'avenir. En dehors de la liberté sociale conquise par l'abolition de l'Autorité sociale, c'est la misère, l'oppression, la contrainte, la douleur, sans qu'il puisse y être porté remède. A ce point de vue, l'élimination complète du principe d'Autorité, d'une part, l'affirmation intégrale du principe de Liberté d'autre part, voilà l'idéal! Voilà, en même temps, le terme fatal de l'évolution à laquelle nous assistons.

L'esprit d'indépendance n'est plus aujourd'hui une aspiration nuageuse vers un Droit platonique ; il se pénètre de la conviction que l'exercice de la liberté est incompatible avec celui de l'Autorité. Tandis que les assoiffés de pouvoir, les inconscients et les peureux qu'affolent les symptômes du prochain bouleversement social rêvent de remettre à l'Etat la clef de toutes choses, celle des intérêts économiques comme celle des affaires politiques, il se forme, avec une vigueur qui fait présager les succès futurs, une humanité de plus en plus nombreuse, écoutée, résolue et consciente, bien décidée à laisser à l’Etat le moins de clefs possibles et même à le supprimer pour ne point lui en laisser du tout. Ceux que les vicissitudes présentes plongent dans l'admiration du passé ne cessent de répéter que la propriété privée, le gouvernement, la religion, la famille, la patrie, ont rendu à l'humanité les plus grands services ; à les entendre, ce sont ces principes et ces institutions qui firent naître et assurèrent tous les progrès réalisés. Peu importe!

L'observation établit que tout évolue. Propriété, gouvernement, patrie, religion, famille et toutes les institutions qui en découlent ont eu leur heure dans l'histoire. Adaptées aux développements de jadis, elles l’ont été, elles ont dû l'être nécessairement. Est-ce une raison pour qu'elles soient conformes aux développements d'aujourd'hui ? Le vêtement qui habille un enfant ne saurait être porté par un adulte. L'humanité fut cet enfant : elle vagissait intuitivement vers la liberté. Aujourd'hui elle est adulte. Faudrait-il donc qu'elle supportât encore et toujours le maillot et les langes, sous prétexte que ceux-ci lui furent « utiles » autrefois? Ses chairs sont fermes, ses membres robustes, ses muscles solides ; elle veut marcher seule, aller où bon lui semble, circuler selon sa fantaisie. Elle ne veut plus de maitre, plus de tyran.

Elle commence à se rendre compte que toute société repose et ne peut reposer que sur la Force ou la Raison. Elle a subi la force brutale du guerrier, celle du sorcier, du prêtre et du monarque incarnant la Force mystérieuse de la croyance en la Divinité, celle de la Force anonyme et ondoyante du Nombre représentant la Force aveugle des Majorités ; elle fait présentement la douloureuse expérience de la Force personnifiant la Dictature d'une classe. Le jour approche ou, ayant parcouru tout le cycle, épuisé toutes les formes sociales reposant sur la Force, elle finira par concevoir que c'est sur la Raison, c'est-à-dire sur la Liberté que la Société doit être bâtie pour la félicité de tous et de chacun.

A travers les obstacles et les embûches que les détenteurs de l'Autorité et leurs soutiens - j'allais écrire « souteneurs » - multiplient sous ses pas, elle s'achemine vers la Liberté. Les résistances désespérées qu’on lui oppose ne décourageront pas les libertaires. Ceux que terrorise le pressentiment d'un bouleversement social plus ou moins prochain peuvent redoubler d'acharnement dans les mesures d'étouffement et de répression par lesquelles ils tentent de briser l'élan. Celui-ci est désormais irrésistible. Menaces et persécutions ne parviendront pas à abattre la foi de ceux qui ont - enfin! - compris que l'Autorité c'est le Mal et que la Liberté, c'est le Bien. Derrière les générations qui montent, c'est l'Autorité vieille et chancelante, avec son escorte de brigandages de détresses matérielles et morales, d'ignorances et de guerres ; devant ces générations, c'est la Liberté resplendissante de jeunesse et de vigueur, avec ses horizons illimités de paix, de savoir, d'abondance, de joie et d'harmonie. C'est l'Anarchie apportant à tous les humains débarrassés à jamais de tous les Dieux et de tous les Maîtres, la possession de ces deux trésors qui les contiennent tous ; le Bien-Etre et la Liberté.



- Sébastien FAURE




LIBERTE INDIVIDUELLE

On entend généralement par liberté individuelle « le droit de disposer librement de sa personne et d’obtenir protection ou réparation contre les arrestations illégales, violations de domicile, ou autres atteintes portées à la sûreté dont chaque citoyen doit jouir dans la société » (Larousse). D'après Littré : « le droit que chaque citoyen a de n'être privé de la liberté de sa personne que dans les cas prévus et sous les formes déterminées par la loi ».

La liberté individuelle ainsi entendue n'est pas la liberté naturelle définie par Littré : « Le pouvoir que l'homme a naturellement d'employer ses facultés comme il lui convient », et par Larousse : « le droit que l'homme possède par nature d'agir à son gré, et non par une contrainte extérieure » ; elle est la liberté civile, pouvoir ou droit de « faire tout ce qui n'est pas défendu par les lois ». La jouissance des droits que donne la loi est la limite politique.

Dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, sous la forme où on l'entend généralement et qui fut votée par l'Assemblée Constituante de 1789, la liberté est ainsi définie dans les articles 4 et 5 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; ainsi l'exercice des droits naturels de chacun n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres­ de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint de faire ce qu'elle n'ordonne pas ».

Bescherelle dit : « Faire ce qui nous plaît est la liberté naturelle ; sans nuire aux autres est la liberté civile ». Il est certain que la liberté naturelle de l'individu doit être limitée, dans la vie en société, par la liberté des autres. C'est le principe qui doit régir la liberté civile, celui qui, de tout temps, a été à la base des protestations contre les atteintes à la liberté humaine et des revendications en faveur de la liberté individuelle. Il a sa base morale et sociale dans la maxime de la justice disant : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'il te soit fait ». Sans ce principe, il n'est pas de société possible, et il n'est pas d'homme doué de raison, fût-il le plus farouchement individualiste, qui puisse le contester. Quand Rabelais disait : « Fais ce que veulx », il s'adressait aux hommes sages de son abbaye de Thélème. La question est dans les limites que la sagesse humaine doit fixer à la liberté, d'elle-même et sans contrainte, pour faire que la liberté de chacun et de tous soit respectée. Est-ce la loi, comme on l'entend généralement, qui pourra fixer ces sages limites? Nous répondons, sans aucune hésitation : Non.

On dit que les anarchistes sont des « utopistes » parce qu'ils prétendent que la liberté de chacun et de tous ne sera possible que dans une société où il n'y aura plus de lois. Il est encore plus utopique de prétendre faire des lois qui respecteront et feront respecter cette liberté. Le Nouveau Larousse illustré , qu'on ne saurait taxer de tendance anarchiste, dit ceci : « L'exercice normal de la liberté politique exige trois conditions : 1° il faut que le citoyen ne soit pas contraint de faire autre chose que ce que prescrit la loi ; 2° il faut que la loi soit l'œuvre de la volonté libre des citoyens ; 3° il faut que la loi, toujours modifiable, ne viole jamais la justice ».

Il est aussi difficile de faire des lois remplissant ces conditions que de vivre sans lois. Si les hommes sont capables de faire et d'observer de justes lois qui respecteront leur liberté, ils sont certainement capables de vivre sans lois. Pourquoi, alors, faire des lois, si ce n'est pour restreindre ou leur enlever leur liberté par des moyens plus ou moins brutaux ou hypocrites? Et les lois n'ont jamais eu d'autres fins.

Examinons les trois conditions réclamées pour « l'exercice normal de la liberté politique ». D'abord, la loi ne doit pas contraindre les citoyens à faire autre chose que ce qu'elle prescrit. C'est la seule condition que la loi remplit ; elle suffit pour démontrer la nocivité de cette loi, car elle sanctionne une liberté arbitraire et immorale, celle de l'adage qui dit : « Tout ce que la loi ne défend pas est permis ». Les auteurs de la Déclaration des Droits de l'Homme n'ont pas vu la contradiction dans laquelle ils se mettaient en disant : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et, plus loin : « Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché ». C'est précisément par le moyen oblique de ce qu'elle n'empêche pas que la loi autorise les pires attentats à la liberté, en soutenant le régime de l'exploitation humaine et en légitimant toutes les turpitudes sociales. C'est par ce moyen que la loi sanctionne une liberté qui consiste à nuire à autrui plus qu’a ne pas lui nuire. En voici des exemples : La loi ne prescrit pas qu'un travailleur ne gagnera, durant toute sa vie, que des salaires de famine et que, devenu vieux, il sera jeté sur le pavé et réduit à mourir de faim par celui dont il aura fait la fortune ; mais la loi le permet. La loi n'oblige pas les êtres humains à se prostituer, à tomber dans l'alcoolisme, à croupir dans des taudis, à exercer des métiers ignobles ; mais la loi est l'armature d'un état social qui contraint des êtres humains à subir ces misères et elle en protège les bénéficiaires contre les victimes. La loi ne commande pas que la confiance publique sera exploitée par des imposteurs religieux, des filous financiers, des aventuriers politiciens, mais la loi laisse faire ces exploiteurs qui savent habilement se servir d'elle. Ainsi, la liberté de faire tout ce que la loi ne défend pas rend totalement inopérante l'obligation de ne pas nuire à autrui. La loi ne fait pas respecter la liberté de chacun et de tous, elle n'empêche pas de nuire à autrui ; elle sanctionne le droit usurpé par certains de violer la liberté des autres et elle met une rhétorique filandreuse au service de leur violence.

« Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage? » dit le loup à l'agneau qu'il voudrait convaincre de son droit de le manger, et à qui il ne manque que la toque de Perrin-Dandin. Aussi, lorsque le Nouveau Larousse ajoute : « Il faut que la loi soit l'œuvre de la volonté libre des citoyens », est-ce une dérision. C'est comme si on disait à un oiseau en cage qu'il a la liberté de s'envoler ; il n'a qu'à ouvrir sa cage! Il n'y a pas plus de volonté libre pour les citoyens que pour les oiseaux qui se brisent les ailes dans leur prison ; toujours leur volonté est contrainte par les inégalités sociales et l'arbitraire qu'elles produisent. Même dans un pays de plébiscite comme la Suisse, un salarié, entre autres, ne peut exprimer sa volonté que dans la mesure où ses maîtres, le patron, le propriétaire, le curé ou le pasteur veulent bien le lui permettre. Enfin, il est encore plus impossible que « la loi ne viole jamais la justice », puisqu'elle est faite pour sanctionner l'injustice des plus forts qui se sont établis sur les plus faibles et ne consentent à être justes que dans la mesure où ils y trouvent leur intérêt.

Le Nouveau Larousse Illustré nous prouve tout cela lorsqu'il ajoute : « Les restrictions apportées à la liberté ne peuvent avoir pour cause que l'intérêt social. La difficulté est de savoir où commence et où finit l'intérêt social. On admet en principe la liberté de penser, de parler, d'écrire. En fait, il n'est pas de parti qui ne demande l'interdiction de l'expression publique de certaines doctrines. La raison d'Etat s'oppose à l'exercice normal de la liberté politique ». Que deviennent alors la volonté libre des citoyens et la justice? Et la loi protectrice de la liberté, n'est-elle pas une mystification? Le Nouveau Larousse est ici aussi « anarchiste» que nous en faisant ces constatations, et il donne un nom à la volonté des plus forts qui est à la base de toutes les lois quelles qu'elles soient : la raison d'Etat. C'est la raison de tous les gouvernements sans en excepter aucun, cette raison qui est toujours « la meilleure » comme l'a montré La Fontaine, et dont l'arbitraire est tel qu'elle n’hésite pas, le cas échéant, à violer ses propres lois et à pratiquer l'illégalité lorsque l'intérêt des plus forts est en jeu. L'histoire est pleine des méfaits de la raison d'Etat. Elle a prétendu justifier, au nom de « l'ordre », tous les attentats contre les peuples et contre les individus. C'est elle qui a fait chasser les premiers hommes du paradis terrestre, - la raison d'un Elohim ou Jéhova qui est l'image primitive de tous les usurpateurs -, et c'est elle qui justifie l'illégalité d'un ministre républicain, ­M. Briand contre les cheminots, en 1910 - ou la mise hors la loi de tout un parti - M. Sarraut contre les communistes en 1928.

Voilà sur quelles bases fausses et arbitraires est établie la liberté civile ou politique dans la société. Ce sont les mêmes qui régissent la liberté individuelle ou liberté de la personne. Cette liberté n'existe pas si l'individu ne peut avoir l'entière disposition de ses facultés, aller et venir comme il lui plait, croire et penser comme il l'entend, exprimer tout ce qu'il pense sans qu'un pion, génial ou imbécile, un dieu ou un gendarme, soit là pour le rappeler à une souveraine orthodoxie.

Homère a dit : « Le jour qui enlève à l'homme sa liberté lui ôte en même temps la moitié de sa vertu ». Et Voltaire : « Pourquoi la liberté est-elle si rare? Parce qu'elle est le premier des biens ». Comment les hommes qui exercent la raison d'Etat, et dont la puissance n'est possible que par le maintien des autres hommes dans la dépendance et la démoralisation. Accorderaient-ils à leurs victimes cette liberté qui est le premier des biens et qui fait la vertu? Ce serait préparer eux-mêmes l'écroulement de leur puissance.

Pendant longtemps le mot liberté fut considéré comme subversif et banni du langage. L'individu n'était pas libre ; il devait obéissance à Dieu, au Roi, au Maître. On s'étonne toujours de voir parmi les sculptures de la cathédrale de Chartres, une statue de la Liberté! On continue à nier l'esprit libertaire, cet esprit toujours proscrit, qui inspira l'auteur de cette statue, comme on nie le même esprit dans les autres formes naturistes de l'architecture et de la littérature du moyen-âge. La symbolique religieuse s'efforce encore d'expliquer que la Liberté de Chartres, comme les représentations dans les sculptures des cathédrales de nonnes forniquant avec des moines, et les violences des fabliaux contre les prêtres, sont des manifestations de la foi et de l'humilité chrétiennes. Les libertaires ou partisans de la liberté, qu'on appelait jadis libertins, étaient comme aujourd'hui des hérétiques, traités en ennemis de 1'ordre public. Confondus avec les accusés de « crimes d'exception », ils étaient jugés suivant des procédures spéciales qui aboutissaient le plus souvent à leur « assassinat légal ». Contre les criminels d'exception, les juges n'étaient pas obligés « aux communes et ordinaires procédures que le droit ordonne pour les autres ». Il ne s'agissait pas de rechercher s'ils étaient ou non coupables des faits qu'on leur reprochait. Accusation signifiait condamnation ; on sauvait seulement les apparences par un simulacre de procès. C'est par ces procédures exceptionnelles que furent condamnés et exécutés des milliers d'hérétiques mal pensants ou trop remuants.

Aujourd'hui, il n'est pas de mot plus galvaudé que celui de liberté. Il est dans tous les discours des politiciens, « baveux comme pots à moutarde », eût dit Rabelais. Il est dans tous les actes officiels ; il est même peint sur les murs des casernes et des prisons avec ceux d'égalité et de fraternité. Mais l'hypocrisie démocratique qui s'en prévaut ne vaut pas mieux que l'absolutisme théocratique et monarchiste qui le bannissait, ou qui ne voulait la liberté qu'à son usage en l'interdisant aux autres. Si on n'écartèle et si on ne brûle plus publiquement les libertins, on n'en continue pas moins à leur appliquer des procédures spéciales et à les traiter en criminels d'exception. Il se commet aujourd'hui, au nom de la loi « protectrice de la liberté individuelle », autant d'attentats contre cette liberté qu'aux temps où régnait le « bon plaisir » des rois et de leurs satellites.

Abritée derrière les apparences d'une légalité, émanée, dit-on, du « peuple souverain », la raison d'Etat est plus dangereuse qu'au temps du bon plaisir royal. S'il n'y a plus les lettres de cachet, il y a les pouvoirs discrétionnaires des représentants du gouvernement et des magistrats. Dans la 140ème édition du petit Dictionnaire Larousse (1905), on peut lire ceci : « L'abus des lettres de cachet a été remplacé de nos jours par les longues détentions préventives ». Ce dictionnaire aurait pu ajouter : « et par les détentions définitives, sans jugement ». La maison Larousse a expurgé les éditions suivantes de cette constatation subversive. Le pouvoir discrétionnaire des agents du gouvernement et des magistrats n'en est pas moins toujours sans limites, car il dépend, non de l'application de la loi, mais de son interprétation qui est laissée à leur conscience!... On va loin avec une telle pratique. On connaît ce que fut, sous l'ancien régime, la conscience des Laubardemont, qui ont rempli la chronique judiciaire de leurs crimes. Sénac de Meilhan a parlé du sadique besoin de voir souffrir et de torturer qui faisait de certains magistrats de véritables monstres. On a vu à l'œuvre, pendant la « Guerre du Droit », les consciences des pourvoyeurs de poteau aussi féroces que lâches et stupides. Aujourd'hui, comme de tout temps, personne n'est sûr, en sortant de chez lui, d'y rentrer le soir et de coucher dans son lit. Personne ne sait si une quelconque raison d'Etat ou particulière - car, lorsqu'on dispose de l'arbitraire, il est facile d'en user pour soi et pour ses amis - ne fera pas qu'il sera arrêté, incarcéré, inculpé et peut-être condamné pour un délit ou un crime imaginaire auquel il ne comprendra rien. Très heureux si quelque exécuteur anonyme ne le raye pas brutalement et définitivement du « cadastre des humains » sans que les gens de justice se préoccupent de sa disparition.

Jadis, dans les procès de sorcellerie, on produisait contre les accusés, comme pièce à conviction, la copie « écrite par la main du démon du pacte fait avec lui et dont la minute était en enfer!... » Si on n'emploie plus ces témoignages écrits par le diable, on se sert d'autres qui ne valent pas mieux, fabriqués par la malveillance policière. On voit de notre temps des gens condamnés parce qu'on a trouvé chez eux, bien qu'ils n'y avaient jamais été, tels documents compromettants, voire des attirails de cambrioleurs ou de faux-monnayeurs. Plus d'un est allé mourir au bagne, condamné comme « anarchiste dangereux », sur des preuves de cette espèce, par douze imbéciles qu'aveuglaient la haine et la peur. En matière politique, le coup du complot, quoique pas mal éventé, est toujours une excellente ressource pour les gouvernants sans scrupules. L'histoire est pleine des récits de ces infamies, et notre époque démocratique n'en est pas exempte. On vit, en 1894, le procès des Trente. Pour discréditer l'anarchisme aux yeux des satisfaits et des timorés, on y inculpa pêle-mêle des théoriciens, philosophes, littérateurs, et des cambrioleurs ou faux-­ monnayeurs. On va plus loin encore, tant la haine de l'esprit de liberté obture certaines cervelles policières. En 1905, à Paris, une bombe faillit tuer le président Loubet et le roi d’Espagne. Les débats judiciaires établirent que l'attentat avait été l'œuvre des deux polices de France et d'Espagne, qui n'avaient pas craint de mettre ainsi en péril les existences des deux plus hauts personnages de leurs pays pour compromettre les anarchistes qu'elles avaient la scélératesse d'accuser!... Plusieurs histoires de complots ont été mises au compte de la Révolution Russe. On en a déjà vu en France. La plus odieuse de ces affaires est celle du complot bulgare appelé « communiste ». Grâce à de faux documents établis par un nommé Droujilovsky, le gouvernement bulgare réprima sauvagement, en 1925, une prétendue insurrection communiste et fit ainsi des centaines de victimes. Celles qui échappèrent à l'assassinat légal agonisent encore, en 1929, dans les prisons du roi Boris.

La liberté des individus est continuellement menacée par les mouchards, les délateurs, qu'encouragent les autorités et l'indifférence publique. L'Inquisition, inspirée de la loi biblique contre les faux dieux, faisait une obligation aux parents de dénoncer leurs enfants et aux enfants de dénoncer leurs parents. Le pape Grégoire IX se réjouissait de ces dénonciations combien « chrétiennes ». Sous le règne de Louis XIV où la tartuferie s'installa dans les mœurs avec les « belles manières » et le « beau langage », les jésuites organisèrent officiellement le mouchardage et la délation à la Cour et dans les familles. La Société de Jésus et l'Intendant de police avaient leurs espions, souvent les mêmes, dans la domesticité de toutes les maisons. Il y avait toujours des « voyeurs » dans les appartements du roi comme chez les plus simples bourgeois. Cet espionnage n'a pas cessé : au contraire. La délation a poussé comme une fleur vénéneuse sur le fumier de la guerre. Elle a sévi terriblement, loin du front comme parmi les combattants, contre le voisin de palier, le camarade d'atelier ou de bureau, et même contre le compagnon de tranchée, chacun voulant sauver sa peau et livrant, pour cela, celle des autres. Dans les honteux procès du temps de guerre que des magistrats, pour justifier leur utilité loin du front, ont faits par une interprétation malveillante et odieuse de la loi du 2 août 1914 contre les indiscrétions de la presse, on a poursuivi et condamné : « non pas des journalistes pour des délits de presse, non pas des orateurs pour des délits de réunion, mais de simples citoyens et surtout de malheureuses femmes qui s'étaient rendues coupables de dire devant des amis, des voisins, des fournisseurs, des domestiques, ce qu'ils pensaient » (La Vérité, 1er février 1918). Pendant la Commune, il y eut plus de 200.000 dénonciations ; combien y en eut-il de 1914 à 1918? Chaque guerre, en agitant la boue qui est au fond des âmes, apporte aux lèvres de la foule le goût de la délation avec celui du sang. La délation devient une vertu civique, une élégance littéraire, pour contribuer à cette « régénération » que M. P. Bourget attribue à la guerre. De tout temps, elle sévit administrativement par le « cabinet noir ». Le téléphone a permis d'y ajouter les « tables d'écoute ». Pour les mouchards officiels et officieux, l'article 187 du Code pénal qui protège, en principe, le secret des correspondances, n'existe pas ; la raison d'État et les procédures exceptionnelles le rendent inopérant. Sous Napoléon Ier, le cabinet noir coûtait 600.000 francs par an. On saura ce qu'il aura coûté de notre temps si on publie, un jour, les détails des « fonds secrets » qui en paient les mystérieux offices.

Les délateurs sont, dans les affaires criminelles, les auxiliaires les plus précieux des magistrats qui ne cherchent qu'à condamner. On les emploie pour toutes sortes de provocations, pour de faux témoignages. Lors du procès Bougrat, à Aix-en-Provence, des repris de justice, vulgaires « moutons », étaient traités par les juges, comme des collaborateurs avec une déférence complice, tandis qu'on bousculait sans aucune politesse des savants qui apportaient la vérité et montraient les mensonges de l'accusation. (Cahiers des Droits de l'Homme, 15 juin 1927). Le temps n'est peut-être pas loin où la délation sera une obligation légale et où tout réfractaire à cette immonde besogne sera puni pour « complicité morale », comme au temps de l'inquisition. Notons, en passant, que la délation fleurit surtout dans les moments d'impuissance révolutionnaire. Quand on n'est pas capable de défendre ses droits et sa liberté d'individu, on est facilement prêt à trahir ceux des autres.

Le pouvoir discrétionnaire des magistrats, la faculté qui leur est laissée d'appliquer la loi selon « leur conscience », permettent les abus les plus révoltants. La loi est comme l'Evangile qui a deux morales ; elle a deux justices, pour permettre aux « consciences » de choisir. Ainsi, les prescriptions du Code d'instruction criminelle sont formelles en matières d'arrestation et de détention dans ses articles 91 à 97 et 113 à 116, complétés par une loi du 8 décembre 1897 et précisés par des circulaires comme celle du 20 février 1900. Leur violation est punie par les articles 112, 114, l19 et 120 du Code pénal. Mais à côté, dans le même Code d'instruction criminelle, les articles 10, 49, 50, fournissent les moyens de violer les précédents en toute tranquillité, et la loi du 30 juin 1838 est là pour, le cas échéant, donner tous les apaisements aux « consciences » les plus « timorées ». Les articles du Code qui punissent les violations de la liberté individuelle et, en particulier, l'article 114 du Code pénal contre les « attentats » à cette liberté, restent à l'état de lettre morte. Non seulement les forfaiteurs peuvent procéder impunément, mais ils retirent souvent, comme récompense de leur forfaiture, des faveurs qu'attendent vainement les « timorés » dont la conscience s'encombre de scrupules. On a vu ainsi les bourreaux du capitaine Dreyfus demeurer dans leurs situations officielles, avec tous leurs profits, à côté de ses défenseurs. On comprend comment il est si difficile d'obtenir la réparation des erreurs judiciaires les plus manifestes et des violations de la loi les plus scandaleuses. Les « consciences » qui président à l'administration de la justice s'efforcent d'empêcher ou de retarder ces réparations par tous les moyens. Leur rêve : c'est de faire proclamer « l'irrévocabilité de la chose jugée! » (H. Guernut, L'Œuvre, 30 octobre 1927). Ils voudraient nous ramener ainsi au temps de l'infaillibilité théocratique. Dieu ne peut pas se tromper ; les imposteurs qui parlent en son nom sont par conséquent infaillibles. La Loi est souveraine ; ceux qui l'appliquent partagent donc cette souveraineté et n'ont de comptes à rendre à personne. C'est simple et commode. Bon plaisir et forfaiture tiennent ainsi la justice en échec au temps des Droits de l'Homme comme au temps du droit divin ; ils la manipulent à leur gré et sont assurés de l'impunité. Quelles sont les garanties de la liberté individuelle dans de pareilles conditions?

Non seulement en cas de flagrant délit, mais sous le prétexte d'une dénonciation quelconque, des auxiliaires de police peuvent arrêter quelqu'un, perquisitionner et saisir ce qui leur plait chez lui, l'incarcérer, l'interroger ou le tenir au secret, entendre des témoins, tout cela en dehors de toutes les garanties de justice prévues par les articles 93, 97 et 113 du Code d'instruction criminelle. Plus de juge d'instruction et d'avocat. Le subalterne qui a fait l'arrestation remplace le juge. S'il s'est trompé en arrêtant, il cherchera peut-être, pour réparer son erreur, à obtenir des aveux. Tous les moyens sont bons, même la torture, dans ces « chambres des aveux spontanés » où le « coupable » est seul, sans défense devant des policiers qui « veulent l'avoir »... Par le moyen de la loi du 30 juin 1838, l'incarcération peut devenir une détention temporaire ou définitive dans un asile d'aliénés, ce, sans instruction judiciaire, sans jugement, sur les seuls rapports de médecins complices. Des gens importants et bien placés dans la hiérarchie sociale peuvent ainsi se débarrasser sans bruit de qui les gêne : maîtresse compromettante, enfant illégitime, tuteur sans complaisance, parent riche trop long à mourir, ouvrier ou employé dont on veut se venger, pauvre bougre dont la tête ne « revient pas » à un puissant, conjoint sans compatibilité d'humeur, locataire qu'on ne peut expulser légalement, etc... : (Affaires Verlain, Haworth, Lemoine, Chateaubriand, Larcher, Boutet, Mayrargue, Daltour, d'Orcel, et cent autres). Malgré l'article 114 du C. P., il n'y a aucune réparation pour ces victimes. Heureuses sont-elles quand elles peuvent sortir vivantes des in-pace où les avait plongées le bon plaisir de leurs bourreaux. On voit que la suppression des lettres de cachet n'a rien supprimé du tout.

Tous les jours, des policiers, procèdent à des violations de domicile, à des perquisitions irrégulières, sans mandats de justice. Malgré l'article 113 du C. d'I. C. on incarcère préventivement, pendant des semaines et des mois, sons les prétextes les plus futiles, des gens ayant un foyer, des répondants honorables, alors que la détention préventive ne doit pas dépasser cinq jours lorsque le prévenu n'est passible que de la correctionnelle et d'une peine inférieure à deux ans de prison. On voit des choses comme ceci :

Le 1er septembre 1926, le tribunal de Marseille condamnait seulement à 16 francs d'amende, avec sursis, tant le délit était léger, sinon inexistant, une marchande qui avait vendu dans la rue et sans autorisation, quelques légumes. Cette femme avait préalablement subi 83 jours de prison préventive. Non seulement elle ne reçut aucun dédommagement du préjudice matériel et moral qu'elle avait souffert, mais encore, on lui réclama la somme de 174 francs pour frais de justice! (Cahiers des Droits de l'Homme, 20 avril 1928).

On voit aussi des Procureurs de la République imposer à des prévenus qu'aucune condamnation n'a encore frappés, et qui sont mis en liberté provisoire, une interdiction de séjour prévue uniquement contre des condamnés récidivistes (Affaire du professeur Platon). Dans cette affaire du professeur Platon, que la Ligue des D. de l'Ho. s'occupe de faire réviser, on a pu voir toutes les irrégularités, toutes les illégalités, tous les abus de pouvoir de la magistrature. Les condamnations ont été prononcées « par ordre » venues de politiciens puissants et de diffamateurs qui se trouvaient même dans le personnel du Ministère de la Justice. Tous les magistrats qui ont été mêlés à cette affaire, et devraient connaître les rigueurs de l'article 114 du C. P., ont eu de beaux avancements et ont été décorés de la Légion d'honneur, ainsi que des journalistes stipendiés, sans parler des profits récoltés par des politiciens, médecins et autres « honnêtes gens » pour qui cette affaire a été une véritable curée (Cahiers et brochures de la Ligue des Droits de l'Homme).

Des raisons politiques, des intérêts particuliers, interviennent à tout propos dans l'administration de la justice pour supprimer toute liberté aux uns, pour l'accorder jusqu'à la licence aux autres. On étouffe certaines affaires, on fait une publicité scandaleuse à d'autres. On ménage les gens en place, les favorisés de la fortune. Leurs turpitudes trouvent toutes les indulgences, toutes les complicités ; mais on sévit lourdement contre les petits. Il en est comme sous Louis XIV :

« Suivant que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».

LA FONTAINE

Pendant que des indigents subissent la « contrainte par corps » parce qu'ils ne peuvent pas payer le montant d'une amende, des gens riches échappent même à la prison à laquelle ils ont été condamnés. « M. Bourdon cite l'exemple d'un riche automobiliste condamné à huit mois de prison pour homicide par imprudence, qui a été libéré au bout de quinze jours » (Cahiers des Droits de l'Homme, 10 janvier 1927). « Vous punissez celui qui est pauvre », disait Jules Favre aux législateurs impériaux de 1867. Ceux, républicains, de 1928 continuent.

A tous les abus contre la liberté individuelle s'ajoute la publicité qui déshonore les individus et les livre à la malignité publique avant toute preuve de culpabilité contre eux. La presse descend, dans cette besogne, au-dessous des policiers. L'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 dit ceci : « Il est interdit de publier les actes d'accusation et tous autres actes de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu'ils aient été lus en audience publique, et ce, sous peine d'une amende de 50 francs à 1.000 francs ». La loi veut que l'instruction judiciaire soit secrète, renfermée dans le cabinet du juge instructeur. Ce secret n'est respecté que suivant la qualité de l'inculpé. Les magistrats sont « discrets comme des tombeaux », si discrets même que les affaires sont définitivement enterrées sans qu'on en parle jamais lorsqu'il s'agit de hauts personnages. Mais le plus souvent leur instruction se fait sur la place publique, surtout lorsque les passions sont soulevées et que des politiciens puissants, qui seront utiles à leur avancement, ont des intérêts dans l'affaire. L'inculpé, mis dans l'impossibilité de répondre publiquement, est à la merci des indiscrétions tendancieuses du juge d'instruction. Elles alimentent les romans-feuilletons des journalistes qui étalent, grossissent, défigurent les faits afin d'exciter la curiosité perverse et l'animosité de la foule. Un homme arrêté est ainsi jugé d'avance, condamné avant tout verdict. Même innocent, il restera l'homme qui a été en prison, dont tout le monde aura eu le droit de s'occuper pour fouiller dans sa vie, le salir, le déshonorer. Parfois il perd son travail et la possibilité d'en retrouver ; il est un suspect, car, dit-on, « il n'y a pas de fumée sans feu » ; il a sa fiche à l'anthropométrie et la police continue de le traquer chez ses employeurs. Elle traque même les membres de sa famille à qui elle fait perdre leur emploi (Affaire Rabaté, juin 1926).

Ainsi, plus la société avance dans les formes dites « démocratiques » qui ont des apparences généreuses et étalent une vertu grandiloquente, plus elle rétrograde vers la barbarie et l'inhumanité par une sorte de cruauté et d'insensibilité collectives. De plus en plus les arrestations et les détentions s'accompagnent de mauvais traitements. Les violences du « passage à tabac » et des « chambres des aveux spontanés » sont courantes, admises par la veulerie publique comme par la « conscience » des magistrats. Un d'eux, M. Séb. Ch. Leconte, écrivait dans La Victoire du 20 juin 1923 : « Le passage à tabac est une nécessité de nos mœurs, destiné à suppléer à l'insuffisance répressive de nos lois et à l'indulgence de « tribunaux ». Par ces moyens de torture, on oblige, comme au temps de l'Inquisition, des malheureux à se reconnaître coupables de crimes qu'ils n'ont pas commis (affaire Rémy et nombre d'autres). On ne proteste plus contre ces infamies, même lorsqu'on a été personnellement « bosselé » par les matraques policières, parfois estropié. M. Gustave Hervé, qui publie aujourd'hui les déclarations de M. Séb. Ch. Leconte, a oublié entre tant de choses l'affaire Liabeuf. On ne réagit pas davantage contre les diffamations du journalisme. On est demeuré tout aussi indifférent quand on a rétabli dans les prisons l'usage de la cagoule pour la promenade en commun des prisonniers. On admet parfaitement que des tortionnaires, parmi lesquels des médecins, ne craignent pas de se mêler, alimentent de force des prisonniers faisant la grève de la faim pour protester contre les abus dont ils souffrent. Il faut des événements particulièrement graves, des mutineries, des révoltes, pour que l'opinion publique porte attention aux mauvais traitements infligés à des prisonniers. Mais l'émotion est vite éteinte. La foule populaire, châtrée de tout raisonnement par la « blagologie » politicienne, de toute énergie par les saignées de la guerre, paraît avoir perdu jusqu'au sentiment des souffrances de sa propre chair, torturée dans ses enfants livrés à l'enfer des maisons de correction, des prisons centrales, de la Guyane et de « Biribi ». Il semble que tout besoin de justice et de liberté soit épuisé pour elle lorsque, de temps en temps, un « bourgeois » subit, tout à fait exceptionnellement, le sort qui est invariablement le sien. Elle ne se dit pas qu'il ne faudrait d'injustice pour personne ; elle ne comprend pas que pour un «  bourgeois » frappé injustement, mille des siens le seront davantage dans leur liberté et dans leur vie.

Le 15 septembre 1927, après avoir adressé au Ministre de la Justice un rapport lui signalant un nouvel attentat à la liberté individuelle, le Secrétaire général de la Ligue des D. de l'Ho. faisait les commentaires suivants : « Douze fois par an, au moins, la Ligue des Droits de l'Homme conte au ministre de la justice des anecdotes semblables. Et il y a vingt-sept ans que la Ligue existe! Il faut croire que les ministres successifs de la Justice trouvent ça drôle ou amusant puisque ça continue. Le 16 décembre 1804, M. Clemenceau avait déposé à la Chambre un projet de loi qui avait pour effet de prévenir de tels accidents, de punir les coupables, d’indemniser les victimes. Devenu ministre, il l'a oublié... » (Cahiers des Droits de l'H., 10 novembre 1927). Tous les ministres l'ont oublié ensuite comme oublient tous les politiciens sans vergogne, malgré les promesses faites à leurs électeurs. La question de la liberté individuelle, si imparfaitement réglée qu'elle aurait été par le projet de loi Clemenceau, demeure toujours en suspens. Devant la passivité du « peuple souverain » qui résigne le premier des droits de l'homme et du citoyen : la liberté, on est tenté de penser parfois que ce peuple, plus assez ignorant pour ne pas comprendre, mais trop lâche pour agir, n'a que « la liberté et les gouvernants qu'il mérite », comme disent ceux qui l'exploitent, le fouaillent et le méprisent.

On peut donc dire que socialement, légalement, en dehors de toutes considérations métaphysiques sur le libre-arbitre et le déterminisme, la liberté individuelle n'existe pas, et cela, non seulement comme liberté de la personne, dans l'exercice de ses facultés physiques et de ses mouvements, mais aussi dans la liberté de sa conscience et de ses opinions. Car toutes les libertés se tiennent entre elles ; on ne peut attenter à l'une sans atteindre les autres, on ne peut en posséder une sans les posséder toutes, et c'est ce que nous allons voir dans leurs diverses formes.

Liberté de l'enfant. - Elle est à la base de la liberté individuelle. Un enfant emprisonné ne pourra faire un homme libre, pas plus qu'un avorton ne fera un géant. Confucius disait déjà, six siècles avant l'ère chrétienne : « Dès qu'un enfant est né, il faut respecter ses facultés ». Depuis Confucius, tous les pédagogues qui n'ont pas été des abrutisseurs ont tenu le même langage et se sont efforcés de l'appliquer ; mais son principe est resté lettre morte. Un autre plus puissant, celui de l'autorité et de la violence contre les facultés de l'enfant, n'a pas cessé d'intervenir pour les plier à l'acceptation des préjugés sociaux, au respect des mensonges conventionnels, à une obéissance passive (Voir Instruction populaire). Si les facultés de l'enfant résistent au « dressage » qui le soumettra au patronat, à la servitude militaire, à la loi des « majorités compactes », à l'adoration des idoles, des ventres solaires politiciens et des bondieuseries religieuses ou laïques, si elles protestent et veulent demeurer libres : interviennent alors les pensums et les corrections promis aux « mauvaises têtes ». Le pater familias, antique barbe descendue du droit romain, se dresse d'abord. S'il n'a plus le droit de vie et de mort sur l'enfant, il lui reste celui de l'abrutir selon son caprice et cela, en requérant même contre l'indiscipliné les rigueurs de la loi. En cas d'absence ou de déchéance paternelle, la loi intervient automatiquement. Elle prétend protéger l'enfant et elle a fait pour lui ses textes du 23 décembre 1874 concernant le premier âge et les nourrissons, du 24 juillet 1889 et du 15 novembre 1921 sur les enfants maltraités ou moralement abandonnés ; du 2 novembre 1892 sur le travail des enfants et des filles mineurs dans l'industrie ; du 11 avril 1908 relatifs à la prostitution des mineurs ; du 22 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et adolescents et sur la liberté surveillée, etc... Malgré tant de mesures protectrices, l'enfant insoumis est abandonné à des patronages ou à des maisons de correction d'où il sort trop souvent contaminé de toutes les façons, physiquement et moralement, religieusement ou laïquement, préparé à toutes les déchéances ou prêt à la révolte furieuse et inutile de fauves lâchés dans la jungle sociale. C'est ainsi qu'on a respecté ses facultés et procédé à ce qu'on appelle son « relèvement moral »!... On a souvent dépeint le sort des enfants livrés aux maisons de correction. « Tous, ou presque tous, terminent leur existence à la Guyane », a déclaré un directeur de ces maisons, ajoutant : « Si quelque génie du mal avait cherché la formule d'un bouillon de culture pour le microbe du vice et de la criminalité, il n'aurait pu trouver mieux que la maison de correction » (Louis Roubaud : Les enfants de Caïn). On comprend qu'il faut tant de gendarmes, de magistrats, de garde-chiourmes, pour faire respecter la liberté selon la loi.

A la question de la liberté de l'enfant se rattache celle de la liberté de l'enseignement. On voit, par ce qui précède, qu'elle ne peut être que la liberté d'abrutir l'enfance suivant les dogmes laïques ou religieux qui dominent socialement.

Liberté du travail. - L'enfant, ainsi préparé à toutes les servitudes et devenu adolescent, est invité à se mettre au travail pour « gagner sa vie ». Les économistes ont longuement écrit sur la liberté du travail proclamée par la Révolution Française. La loi des 2 et 17 mars 1791 a été établie, disent-ils, pour « laisser à tout homme le choix de son travail », et des ministres, tel M. Herriot, viennent dire aux enfants, lors des distributions de prix : « Choisissez bien votre métier, on ne fait bien que ce que l'on aime ».... Quelle est la liberté de ce choix pour le jeune homme qui n'a pas eu la possibilité de développer ses facultés et a été pris, dès sa venue au monde, dans l'engrenage du déterminisme social? Même s'il est capable de faire un choix, n'est-il pas empêché de le suivre dans la plupart des cas par la nécessité d'apporter sa quote-part au foyer familial où il a été jusque là une charge, et qui l'oblige à accepter, non à choisir, n'importe quel métier, pourvu qu'il soit 1ucra­tif ? Il n'est donc pas libre de choisir son métier, et il n'est pas davantage libre de discuter les conditions de son travail avec celui qui l'emploiera ; il doit subir celles de l'employeur.

Certes, le travailleur n'est plus l'esclave antique, le serf féodal ; il est libre de refuser les conditions d'un patron, mais qu'est cette liberté si elle ne lui laisse d'autre ressource que de ne pas trouver du travail et de mourir de faim? Les économistes disent excellemment : « La liberté du travail est le seul moyen de donner à la puissance de l'homme le maximum qu'elle peut atteindre ; elle détermine les goûts et les aptitudes, développe l'esprit d'invention, suscite l'initiative, assure l'énergie et la persévérance. Elle est le principe de la propriété qui permet à l'homme de jouir et de disposer des fruits de son travail et qui, en sollicitant les volontés, active et augmente la puissance productrice. Sans la liberté et la propriété qui sont unies d'une façon indissoluble, le travail perd ses principales forces, et la société s'immobilise dans l'inertie et dans la misère » (Georges Bry : Les lois du travail industriel et de la Prévoyance sociale). Le point noir, c'est que ces beaux principes sont contredits par les faits suivants : la propriété est constituée non par le travail, mais par l'exploitation de celui des autres, et la propriété est l'ennemie de la liberté du travail. Aussi est-ce bien vainement qu'on a fait toute une législation du travail, sauf pour réglementer son esclavage. On a créé un Code spécial du Travail, des comités, des conseils supérieurs, des ministères du Travail dans chaque pays, et un Office International du Travail. On a tenu des Congrès du Travail, particulièrement à Washington, en 1919. Tout cela ne fait que mieux ressortir cette constatation qui est inscrite dans le Traité de Versailles du 28 juin 1919 : « ...Attendu qu'il existe des conditions de travail impliquant, pour un grand nombre de personnes, l'injustice, la misère et les privations, ce qui engendre un tel mécontentement que la paix et l'harmonie universelles sont mises en danger, et attendu qu'il est urgent d'améliorer ces conditions... »

Telle est la situation reconnue et décrite par les basochiens officiels. Que devient la liberté du travail avec cela? Aussi, est-ce en vain que les gouvernements, même avec le « collaborationnisme » - formule barbare d'une entreprise vaine - des patrons et des travailleurs, s'efforcent d'étayer par des lois un édifice qui s'écroule. L'organisme est vicié dans son propre sang par l'exécrable exploitation humaine qui est à la base de l'organisation du travail. Tant qu'il y aura salariat, il n'y aura pas liberté du travail. Il ne peut y avoir liberté quand il y a contrainte sous la menace de la faim et, dans cet état d'esclavage où la dignité du travailleur est méprisée, où l'effort de ses facultés est déprécié, le travail porte une souillure qui ne peut qu'en donner le dégoût à celui qui l'accomplit.

La loi reconnait pour les ouvriers comme pour les patrons le droit de coalition et le droit de grève. Mais qu'arrive-t-il quand les ouvriers usent de ce dernier? Les conditions matérielles de la lutte sont d'une telle inégalité entre les deux parties que les ouvriers, réduits par la famine, sont bientôt obligés de se rendre. S'ils résistent trop longtemps, s'ils manifestent leur rancœur, leur besoin et leur volonté de justice, ils trouvent devant eux les fusils des « chiens de garde du Capital ». - « Vivre en travaillant, mourir en combattant! » criaient dans leur désespoir les canuts loqueteux de l'insurrection lyonnaise en 1831. On n'est pas sûr de vivre en travaillant, on est plus sûr de mourir en combattant. A défaut de pain, il y a du plomb qui est distribué au nom de « l'ordre », et on ne regarde pas aux victimes. Les premières que firent les fusilleurs d'ouvriers de la IIIème République, à Fourmies, le 1er mai 1891, furent des femmes et des enfants dont une fillette de huit mois! En 1867, le premier usage du chassepot avait été fait à Mentana par l'armée française au service du pape contre les républicains italiens. En 1891, ce furent des ouvriers en grève que tuèrent les premières balles Lebel. Depuis, on a fabriqué spécialement des « balles de grève » pour tirer sur les travailleurs (Pierre Hamp : Un nouvel honneur).

La tendance, depuis la Grande Guerre qui a fait une consommation si effroyable de matériel humain, est de transformer de plus en plus les travailleurs en fonctionnaires, en automates, dans des cadres interchangeables où ils ne sont plus que des boulons, des manivelles. Ils y trouveront peut-être plus de sécurité économique, cette sécurité trompeuse qui fait 1'égoïsme et crée l'inertie syndicaliste des corporations privilégiées, mais que deviendront dans tout cela la liberté du travail, le goût, les aptitudes, l'esprit d'invention, l'initiative, etc...? On voit que les travailleurs ont encore de longues luttes à soutenir s'ils veulent connaitre la liberté du travail inscrite si fallacieusement dans la loi. Elle ne sera possible que lorsqu'ils auront supprimé le salariat par leur action révolutionnaire.

3° Liberté de la femme. - Sauf dans les circonstances plutôt rares d'organisations sociales basées sur le matriarcat, la femme a toujours été sous la dépendance de l'homme. Considérée comme inférieure, elle a dû subir un tuteur. Aujourd'hui encore, le mariage tel qu'il existe et dont, dans son ignorance, elle croit avoir besoin pour sa défense, n'est toujours qu'une forme de cette dépendance. Le christianisme, qui prétend avoir libéré la femme, a fait peser sur elle la plus terrible malédiction. En adoptant le mythe païen de Pandore, qui fait porter à la femme la responsabilité des maux de l'humanité, il a encore exagéré, comme toujours, en matière d'imposture et de barbarie. Le Dieu de la Bible a dit à la femme : « Tu enfanteras dans la douleur. Tes désirs se tourneront vers l'homme et il dominera sur toi ». Même lorsque ses désirs ne sont pas tournés vers l'homme, elle est toujours dominée par lui, et la société laïque d'aujourd'hui continue contre elle l'injustice des sociétés religieuses. En France, les « droits de l'homme » ne sont toujours pas ceux de la femme. Politiquement, elle n'existe pas. Si intelligente soit-elle, elle n'a pas ce droit de vote que possèdent les pires abrutis masculins. Civilement, socialement, elle n'existe que pour faire des enfants et supporter les plus lourdes charges de la famille, ou pour servir de bête à plaisir, d'animal de luxe. Même lorsqu'elle arrive par la séduction qu'elle exerce à dominer l'homme et à prendre alors sur lui des revanches terribles, elle n'en est pas moins réduite à une honteuse quoique insolente prostitution.

Jésus et ses compagnons recevaient volontiers les faveurs des femmes ; les apôtres encore davantage et, depuis, les ecclésiastiques ont toujours trouvé auprès d'elles les principales ressources de leur parasitisme (Voir Simonie). L'Eglise n'en a pas moins la haine foncière de la femme. Jésus n'avait aucune considération pour sa mère. Le culte de la Vierge ne s'est formé que de la tradition populaire du culte de Vénus. Les prêtres cherchaient vainement à l'extirper et ils furent obligés de l'adopter ; ils en firent alors l'idolâtrie de l'Immaculée Conception! Pour Tertullien, la femme était « la porte du diable ». Il voulait qu'elle fût voilée dans les assemblées. Jean Chrysostome l’appelait : « Souveraine peste, dard aigu du démon ». Jean de Damas voyait en elle une « méchante bourrique ... Un affreux tamia qui a son siège dans le cœur de l'homme..., une sentinelle avancée de l'enfer ». On n'en finirait plus d'énumérer ces aménités ecclésiastiques. Aujourd'hui encore, l'Eglise humilie la femme par la cérémonie des relevailles où elle fait amende honorable de sa maternité comme d'une chose honteuse!... La société civile, même laïque, n'est pas dégagée de ces sottises. Hypocritement, elle n'accorde sa considération à la maternité que dans le mariage!

La femme ne possède donc pas la liberté conventionnelle de l'être humain dans l'état social, et elle subit la forme la plus révoltante et la plus lâche de la loi de l'homme par l'esclavage de sa chair. La formule : « ton corps est à toi », qu'a répandue un roman de Victor Margueritte, est toujours considérée comme révolutionnaire. Le corps de la femme n'est pas à elle. Il est à l'homme qu'elle a « épousé » par ignorance, par préjugé, pour être une « femme honnête », et à qui la loi donne le droit de lui imposer le « devoir conjugal » malgré la répugnance qu'elle peut en avoir. Il est à la brute qui abuse d'elle dans un moment de faiblesse sentimentale, d'émoi de ses sens, et s'en va ensuite sans souci des conséquences de son acte. Il est à la société qui en exige la reproduction de l'espèce, à l'Etat qui lui réclame la multiplication des citoyens sans lui offrir les garanties d'une maternité de son choix. Si, menacée par la misère, affolée par l'idée du « déshonneur », ou simplement soucieuse de sa santé et pour ne pas porter seule le poids d'une « faute » commise à deux, elle supprime son enfant par un avortement ou un infanticide, la loi intervient pour la punir sévèrement avec ceux qui l'ont aidée de leurs conseils ou de leurs actes. (Article 317 du Code pénal et loi du 31 juillet 1920). Le séducteur, l'homme, n'est pas inquiété et peut continuer, selon son caprice, son rôle de fécondateur des femmes en émoi. La loi humaine s'abaisse ainsi au-dessous de la loi naturelle, car il est bien peu de ces espèces animales auxquelles l'homme prétend être si supérieur, chez qui le mâle ne partage pas avec la femelle la charge des enfants et s'en libère aussi cyniquement.

Quand la femme est devenue une « fille », une « putain » cataloguée et plus ou moins tarifée, son corps appartient alors à la débauche des « honnêtes gens », des « bons bourgeois », qui vont « jeter leur gourme » avant le mariage et se distraire, après, du « pot au feu conjugal » dans les maisons infâmes où ces malheureuses sont parquées. On est effaré lorsqu'on lit dans certains journaux les chroniques scandaleuses qui racontent les ébats extraconjugaux de tant de dignitaires de « l'élite sociale », hauts personnages gouvernants, financiers, magistrats, militaires, gens du monde et d'église, tous professeurs de vertu, marchands de morale, champions des bonnes mœurs, pères et fils de «  respectables » familles, et qui ne sont que de vieux et jeunes saligauds renouvelant l'immondice des lupanars où se vautrèrent Sodome, Babylone et Rome. Et ce sont ces gens-là qui font des lois pour la défense de la moralité publique!...

La prostitution est la tare la plus honteuse de la société, la forme la plus crapuleuse de l'exploitation humaine, et c'est la plus hypocrite, parce qu'on feint de l'ignorer. L'Etat, qui a une conception spéciale de la pudeur, refuse à la prostitution une existence légale ; mais il veille attentivement sur elle pour en percevoir la dîme. Il est comme ces papes qui condamnaient la débauche au nom de la religion, mais qui tenaient des lupanars où des femmes « travaillaient » pour eux et pour les cardinaux. L'Etat s'occupe de pourvoir les villes de garnison de « maisons de tolérance ». Avec l'estaminet et le marchand de tabac qu'il ravitaille, il procure ainsi au militaire les trois éléments de joie chantés dans le Châlet :

Vivent le vin, l'amour et le tabac!

qui achèvent de l'abrutir quand les exercices guerriers n'y suffisent pas. Dans sa sollicitude toute spéciale, l'Etat entretient ainsi, nationalement, des générations d'alcooliques, de syphilitiques et de fous. En 1912, un ministre ne disait-il pas aux marchands d'alcool : « Vous êtes le rempart de la dignité et de la prospérité nationales »?... Il eût pu en dire autant à Mme Tellier et à M. Philibert. Actuellement, l'Etat retire plus de deux milliards par an de la vente du tabac et ses ministres disent à ceux qui le débitent : « Vous êtes à la fois des collaborateurs dévoués de l'Etat et les excellents serviteurs du public » (M. Herriot, 21 octobre 1928).

Une dame Zwiller a dit des prostituées : « Ce ne sont pas des femmes comme les autres ; les prostituées sont des femmes d'une catégorie tout à fait inférieure, tout à fait en bas de l'humanité. Elles ne sont pas bonnes à autre chose ; la prostitution, c'est leur vocation naturelle. Elles sont très utiles, et si elles n'existaient pas, il faudrait les inventer » (Cité par les Cahiers des Droits de l'Homme, 20 mai 1928). Heureuse cette dame qu'une situation privilégiée met sans doute à l'abri d'une telle « vocation »! Mais si c'est là l'opinion des gouvernants, qu'ils le disent nettement et que la turpitude ne soit pas masquée de tartuferie. Pendant que la prostitution d'en haut trouve toutes les complaisances et participe aux élégances du régime, celle d'en bas est traquée avec la dernière rigueur. La loi, ne voulant pas connaître les prostituées, les abandonne à tous les abus de la « police des mœurs ». Sans autres motifs que des caprices policiers, sans avoir commis aucun délit prévu par le Code, elles sont arrêtées, incarcérées pour un temps plus ou moins long. La « mise en carte » en fait des esclaves à la merci des trafiquants, policiers et autres, qui les traitent comme une marchandise. Ces « reines du trottoir » n'ont pas la liberté de la circulation, même lorsqu'elles ne se livrent pas à leur métier. Elles sont sous la surveillance constante de la police et n'ont aucune des garanties de la liberté individuelle, même au sens de l'article 114 du Code Pénal.

Ce n'est pas seulement lorsque la femme a commis une « faute » qu'elle est livrée par l'hypocrisie sociale à la prostitution. La faim et l'ignorance sont les grandes pourvoyeuses du trottoir et des maisons de tolérance. Les trafiquants guettent comme des oiseaux de proie la femme jeune, jolie et pauvre. Les professions sont très rares dans lesquelles elle peut gagner sa vie et s'assurer une indépendance économique lui laissant la liberté de son corps. Dans presque tous les métiers son travail est insuffisamment payé. L'infamie capitaliste exploite sa situation. La jeune fille devra avoir un « ami », chercher « un vieux », pour parfaire l'insuffisance de son salaire, quand ils ne se présentent pas sous les traits d’un patron ou d'un contremaitre qui la priveront de travail si elle ne leur cède pas. Même la femme mariée devra recourir à de tels moyens si son mari n'apporte pas dans le ménage tout l'argent nécessaire. Il est peu de grands magasins où les directeurs, les chefs de service, graves personnages, pères de famille bien pensants décorés, ne disent aux femmes qu'ils emploient : « Nous vous payons peu, mais vous êtes gentilles et vous pouvez vous faire des ressources au dehors! » Il n’y a guère que des emplois de fonctionnaires qui procurent l’indépendance économique à la femme sans fortune pour s'établir dans le commerce ou dans une profession libérale. Elle peut y être relativement libre et tranquille ; encore faut-il qu'elle ne soit pas sous la coupe de chefs qui lui jetteront le mouchoir.

Au théâtre, pendant longtemps, il fut impossible à la femme d'éviter la prostitution. Sous l'ancien régime, un engagement à l'Opéra était un « passeport de mauvaise vie et de mœurs ». Aujourd’hui, sauf dans les cas très rares où elle s'impose par un talent vraiment supérieur, une actrice est à peu près certaine de ne pas réussir, même dans les théâtres les plus subventionnés, si elle n’a pas de «  commanditaires » financiers ou des « protecteurs » parmi des politiciens à qui les directeurs de théâtre ne peuvent rien refuser. La femme de théâtre est en outre la proie de tous les satyres du journalisme et d'autres entreprises de publicité qui exigent d'être payés « sur la pièce » et se livrant pour cela, sous le couvert de la critique théâtrale, aux plus sales chantages. Le « beuglant » fut longtemps le concert dans la maison de tolérance. Il l'est encore parfois, en province, malgré les énergiques interventions des syndicats du personnel des théâtres. La chanteuse n'était pas payée ; après avoir chanté, elle faisait la quête dans les rangs du public et complétait son gain en faisant des « passes ». Les contrats les plus immoraux lui étaient imposés par des marchands de chair humaine appelés « agents lyriques » et la police des mœurs était là pour faire respecter ces contrats. Aujourd'hui, malgré toutes les apparences de liberté, la femme de théâtre échappe encore difficilement à une prostitution qui est sa plus grande chance de réussite et en est le moyen le plus à sa portée. Il en est de même dans toutes les professions féminines, et il en sera ainsi tant que la femme n'aura pas obtenu dans la société toutes les garanties de liberté individuelle qui doivent être celles de tous.

4° Liberté de conscience et liberté d’opinion. - La liberté de conscience n'est que la liberté d'opinion considérée en matière religieuse.

Dans une brochure intitulée : La liberté d'opinion, par E. Boudeville, cette liberté a été remarquablement définie et étudiée. Elle n'est pas seulement le droit d'avoir une idée et un sentiment personnels sur toute chose, elle est en outre et essentiellement : « le droit d’exprimer, d'expliquer, de commenter, de répandre publiquement, soit par la parole, soit par des écrits, ses opinions, ses conceptions, ses doctrines, et d'en proposer, à une fraction de la collectivité ou à la collectivité tout entière, l'application ou l'usage ». L'esprit, qui ne connait aucune limite, aucune barrière à ses investigations, doit pouvoir s’exprimer avec la même liberté. Cette liberté est la première des conditions du progrès social. Ce progrès est impossible dans une société qui ne pratique pas, pour la manifestation des idées, la tolérance la plus absolue, la « liberté sans rivages », comme disait Jules Vallès.

On comprend l'intolérance et l'interdiction de la pensée dans les sociétés théocratiques et monarchiques. Aux hommes ignorants et méchants, Dieu a donné des guides éclairés et bons par qui ils doivent se laisser conduire. Ces guides, les prêtres, les princes, les chefs, pensent pour eux. Ils n'ont pas à penser par eux-mêmes, il leur est même interdit de penser pour ne pas risquer de tomber dans l'hérésie et la révolte. Ils n'ont plus qu'à croire et obéir.

Par contre, l'intolérance et l'interdiction de la pensée sont absolument incompatibles avec une société républicaine. La République, qui doit être le gouvernement du peuple tout entier, du « peuple souverain », n'est possible qu'avec le concours des lumières de tous. C'est non seulement un droit, c'est un devoir impérieux pour chaque citoyen d'exposer ses idées et ses conceptions, de formuler ses critiques, si vives soient-elles, pour que tous puissent les examiner, les discuter et, le cas échéant s'y rallier dans l'intérêt commun. Comme dit Boudeville : « L'expérience collective ne peut se constituer, et la raison collective s'exercer, sans la liberté intégrale d'opinion ». Ceci admis, et nous ne voyons pas qu'on puisse le discuter, comment peut-on appeler : République, un Etat où cette liberté intégrale d'opinion n'existe pas? Cette étiquette ne couvre alors qu'une caricature de république déguisant un régime théocratique ou monarchique plus ou moins odieux selon la gravité des abus cachés sous ses vocables pompeux mais vides.

Il n'est rien de tel, pour juger l'imposture d'un régime usurpant la qualité républicaine, que de voir l’étiage de la liberté qu'il laisse à l'opinion. Dans aucun cette liberté n'existe, parce qu'ils sont tous dominés par un gouvernement plus ou moins théocratique ou monarchique qui règne par la loi, c’est-à-dire la violence organisée, au nom d'une fallacieuse souveraineté du peuple (Voir plus haut). Tout comme le gouvernement d'un Moïse ou d'un Napoléon, ces gouvernements dits républicains ne peuvent tolérer sans danger pour eux-mêmes et pour les privilégiés dont ils représentent les intérêts, l’expression d'une pensée autre que la leur et susceptible d'inciter le peuple à vouloir une vraie république. La liberté d'opinion, qui serait le fondement et la sauvegarde de cette république, est considérée comme une calamité dans les républiques à l'envers, tout comme si elles avaient à leur tête ces dictateurs et ces papes qui jetaient l'anathème contre toute pensée n'émanant pas de leur « infaillibilité ». De l'aveu même de leurs bourreaux, Sacco et Vanzetti n'ont été exécutés, en Amérique, que parce qu'ils étaient anarchistes!

On a fait, contre la liberté d'opinion, les lois les plus antirépublicaines qui puissent être, les « lois scélérates » des 12 et 18 décembre 1893, 28 juillet 1894 et 31 juillet 1920, qui permettent les persécutions les plus sournoises et les condamnations les plus étendues. Lancé dans cette voie, on ne manquera pas d'en faire d’autres encore si on en voit le besoin, comme on a fait celle de 1920 vingt-six ans après les trois autres, lois de circonstances qui devaient être abrogées quelque temps après et qui sont de plus en plus férocement appliquées. Grâce à ces « lois scélérates », les garanties essentielles que donnait à l'expression de la pensée la loi sur la presse du 29 juillet 1881, sont sans effet. Ces lois permettent de faire poursuivre pour « propagande anarchiste » l'auteur de n'importe quel discours ou article de journal devant un tribunal correctionnel. « Donnez-moi deux lignes de l’écriture d'un homme, et je le ferai pendre », disent encore certains magistrats ; on leur a donné les « lois scélérates » et ils étranglent la pensée. La loi de 1881 renvoyait les crimes ou délits d'opinion devant la cour d'assises ; mais le jury ne condamnait pas assez au gré des gouvernants qui en étaient trop souvent pour le ridicule de leurs poursuites. En correctionnelle, c'est plus sûr, les condamnations tombent automatiquement et si, par hasard, un tribunal se refuse à cette besogne servile, les juges d'appel ou de cassation l'accomplissent à sa place pout que force, sinon prestige, reste au pouvoir. D'une déclaration faite le 10 janvier 1927, à la Chambre des Députés, par M. Barthou, il résulte que, du 1er janvier 1925 au 31 juillet 1926, les « lois scélérates » ont servi à faire prononcer 535 condamnations! La presse appelée « républicaine », honteusement domestiquée, ne proteste pas. Elle approuve même, quand elle ne les réclame pas, les condamnations de plus en plus lourdes qui s'abattent sur telle ou telle catégorie de personnes, sur tel ou tel parti politique. Il faudrait avoir la vie de Mathusalem pour payer le nombre d'années de prison accumulées sur la tête de certains. Les larbins de presse s'amusent de ces « records » ; ils les atteindront peut-être eux-mêmes, un jour, pour des chantages ou des escroqueries, mais certainement pas pour la défense d'une liberté qu'ignore leur servilité. Les condamnations sont prononcées en série. Les juges ne s'occupent pas du cas particulier de chacun. Il suffit que le dossier porte cette étiquette : « propagande anarchiste ». L'étiquette s'applique à toute opinion ou toute activité dite subversive : libertaire, communiste, syndicaliste, antimilitariste, antireligieuse, néo-malthusienne, etc... Tous ceux qui ne sont accusés sont des malfaiteurs avérés ; s'ils discutent, ils ne font que se compromettre davantage. Le ministre Constans disait : « Les anarchistes sont ceux qui m'em... ! » C'est ainsi que les « lois scélérates » sont employées contre tous ceux qui « em... » le gouvernement.

Cette répression ne suffit pas ; elle est aggravée par tous les moyens. Le «  régime politique », dans les prisons, la « libération conditionnelle », ont de moins en moins de règles. Ils dépendent des caprices des maîtres du jour. On met au régime politique des condamnés de droit commun : escrocs, diffamateurs, tripoteurs d'affaires, voleurs de Bourse, qui sont bien en cour. On refuse le régime aux condamnés pour délits d'opinion dont la fierté de caractère et de principes demeure hostile à l'immoralité dirigeante. Dans les « Santé » républicaines, remplaçant les « Bastille » royales, la haute pègre des inculpés et condamnés de droit commun coule des jours agréablement sustentés et arrosés de Pommard thermidor et de Haut-Brion, en attendant un non-lieu, prélude du ruban rouge, ou une évasion rocambolesque. Mais des condamnés politiques, qui ne sont que de « vagues humanités » pensantes et révoltées, subissent toutes les rigueurs du droit commun, Un Gaonach, instituteur condamné pour ses opinions, y subit sa peine jour pour jour. La libération conditionnelle d'usage lui fut refusée sous prétexte que ses amis avaient « manqué de déférence » à l'égard d'un ministre!... Gourmelon, phtisique arrivé au dernier degré d'épuisement, mais anarchiste impénitent, est mort après deux mois et demi de prison préventive pour un crime dont il était innocent!... On applique non moins arbitrairement la « contrainte par corps », aggravant ainsi des condamnations déjà excessives. On expulse sans aucune enquête, de la même façon qu'on interne abusivement les étrangers suspects. La même fantaisie préside à des extraditions pouvant coûter la vie à leurs victimes. Pour plaire à des gouvernements voisins, satisfaire des rancunes particulières, on ignore ou on viole ce « droit d'asile » que respectèrent jadis les pires tyrans.

Mais on va plus loin encore. En violation formelle des « lois scélérates » elles-mêmes, et ne les trouvant sans doute pas assez liberticides, on saisit et on confisque les publications suspectes. La loi n'admet que la saisie partielle, pour établir qu'il y a eu délit et motif de poursuite. Par la saisie préventive et totale, hypocrite application du principe : « il vaut mieux prévenir que guérir », on supprime le délit, on arrête la poursuite et on enlève à l'opinion toute possibilité de se répandre. C'est l'étranglement sans phrase de la pensée, la suppression pure et simple de la liberté d'opinion. On ne faisait pas mieux sous Napoléon Ier, qui se vantait de ne pas faire de procès de presse!... (Voir Presse). On arrête et on condamne non seulement des vendeurs de journaux interdits, mais aussi de journaux qui ne sont l'objet d'aucune poursuite! On condamne des gérants pour des articles dont les auteurs n'ont jamais été poursuivis. Suivant la direction que le vent donne aux girouettes politiciennes, certains vieux articles ministériels de M. Briand, par exemple, valent la prison à qui les reproduit. Les mêmes procédés d'interdiction et de répression sont employés contre la liberté de réunion. Les pouvoirs des préfets et des maires leur permettent d’inter n'importe quelle réunion, sous prétexte d’évite des troubles. On arrête même préventivement des manifestants « présumés », (1.500 personnes à Ivry, le 5 août 1928, 1.200 autres à Vincennes, en octobre 1928. Manifestants de Dreil (Alpes-Maritimes), le 30 octobre 1928. Féministes à Paris le 6 novembre 1928. Communistes dans toute la France le 1er août 1929, etc...). On voit ainsi, de plus en plus oppressive, la manifestation de la haine bourgeoise contre la liberté d'opinion, haine qui se traduisit pendant tout le XIXème siècle par des procès de presse comme par des fusillades et qui se concrétisait dans cette formule cynique : « Silence aux pauvres! » - « Il faut frapper à la caisse! » déclare aujourd'hui la valetaille gorgée de sportule qui ose se dire républicaine et parler au nom de la liberté, comme la valetaille théocratique et monarchique parlait au nom de Dieu et du Roi. Tous les jours des saisies préventives et de lourdes condamnations pécuniaires ruinent de petits journaux, et des militants qui n'ont que leur cœur et leurs bras à donner à leur cause sont emprisonnés et condamnés à des amendes excessives. M. Painlevé, ministre de la guerre, a donné la formule devant la Chambre des Députés, et un avocat général à la cour de Poitiers l'a exprimée ainsi dans un réquisitoire : « L'homme que vous avez à juger n'est rien. Mais il appartient à une organisation disciplinée. C'est elle qu'il faut atteindre, et vous ne pourrez la frapper qu'en condamnant ses membres à de fortes amendes qu'elle paiera ». Quand une organisation ne paie pas, on use de la contrainte par corps contre les membres condamnés. Cette contrainte s'exerce même en faveur des particuliers, qui acceptent de faire les frais de l'emprisonnement de leurs adversaires, cela en conformité de la loi du 22 juillet 1867. On a vu, au mois d’octobre 1928, appliquer la contrainte par corps à Martin, gérant du journal Le Flambeau, à la demande de l'évêque de Séez. On a remarqué à cette occasion qu'au temps de Saint Louis, roi de France, une ordonnance interdisait l'emprisonnement pour dettes autres que celles envers le roi. Il a fallu une loi de l'Empire, demeurée en vigueur dans la république laïque, pour permettre à l'épiscope de Séez de satisfaire contre Martin la vengeance qu'un saint, qu’il fait métier de vénérer, lui aurait refusée il y a 700 ans...

- « Frappez à la caisse ! » rugissent, rageurs et baveux, les valets de plume banqueroutiers de la liberté et de l'honneur d'une presse dont ils ont fait un dépotoir. Pour ces vendus, l'expression d'une opinion indépendante est intolérable, comme pour les gouvernants. S’il est des circonstances atténuantes pour les criminels plus endurcis, il n'en est pas pour ceux qui demeurent rebelles à l'orthodoxie officielle. L'Etat, même républicain et laïque, continue les traditions de l'Eglise qui « canoniserait Cartouche dévot », comme disait Voltaire mais qui a voué Socrate à une damnation éternelle.

Il y a toujours une pensée subversive ; il y en aura toujours une, tant que la vraie liberté, la « liberté sans rivages », n'existera pas. Et il est parfois aussi dangereux de penser et de s'exprimer librement en matière de science et d'art qu'en politique. Le savant et l'artiste qui ne se soumettent pas à l'orthodoxie sont suspects à l'opinion moutonnière. Elle les fait condamner, à la première occasion, sous des prétextes plus ou moins hypocrites. Un Oscar Wilde en a été la victime ; « il fut traqué hors de la vie parce que ses péchés ne furent pas ceux de la classe moyenne anglaise » (Frank Harris). Ferrer a été fusillé, en Espagne, à l'instigation des jésuites excités contre ses idées pédagogiques. L'Amérique, soumise à la Bible, n'autorise pas l'enseignement des théories de Darwin, et même en France, un professeur a fait l'expérience que Darwin est indésirable dans les collèges. (Affaire du professeur Rietz, à Tourcoing). Selon les circonstances, on interdit dans les lycées certaines lectures, comme celle de la Vision de Babouc, de Voltaire. On n'y admet que des livres soigneusement expurgés. Victor Hugo lui-même y est châtré de son : Déshonorons la guerre, par des eunuques imbéciles qui font du patriotisme avec la peau des autres. Le mensonge patriotique est défendu par des gens qui prétendent représenter l’honneur parce qu'ils le portent à leur boutonnière, et qui excluent de leur rang un Demartial pour s'être permis de dire la vérité sur les responsabilités de la guerre. (Voir Europe, 15 juin 1928). On avait déjà vu la « Légion d'honneur » prendre la défense du faux patriotique contre la vérité que révélait Zola, lors de l'affaire Dreyfus. Au temps de Molière, siffler était un droit qu'au théâtre on payait en entrant. Aujourd'hui, on encourt d'abord un « passage à tabac » des policiers, puis une condamnation à quatre mois de prison sans sursis (Affaire Roux, 10e Chambre correctionnelle de Paris, 4 janvier 1928). Au théâtre, comme partout, le « cochon de payant » doit se taire. Dans toutes les formes de la vie sociale, ainsi que l'a constaté Séverine, « le citoyen doit rester sourd, aveugle et par dessus tout muet ».

C'est ainsi que les caricatures de républiques ressemblent aux démocraties des César et des Octave où la « liberté sans rivages » était remplacée par ce que Naudet a appelé « la hiérarchie de la servitude ».

A la liberté d'opinion se rattache la liberté de la presse (Voir le mot Presse).

5° Liberté des fonctionnaires. - Cette liberté n'est pas menacée seulement pour les femmes, par des chefs ou des politiciens jouant aux pachas ; elle est livrée pour tous, hommes ou femmes, aux avatars de la politique. Parfois, on dit aux fonctionnaires : « Votre devoir est de vous mêler à la vie politique du pays » (Jules Ferry, 1881), ou bien : « Le fonctionnaire peut user du droit qui appartient à tous les autres citoyens de signer une affiche, un article, de prendre la parole dans une réunion publique ». (Barthou, 1909). D'autres fois, on leur conteste ces devoirs et ce droit ; on les poursuit, on les condamne et on les révoque s'ils passent outre. Ils sont en somme les jouets de la versatilité gouvernementale.

En principe, le fonctionnaire est un citoyen libre comme les autres. En fait, il ne possède de liberté que dans la mesure où l'Etat, qui est son employeur, veut bien la lui laisser, c'est-à-dire moins qu'aux autres. On lui reconnaît, ou on ne lui reconnaît pas, les droits des travailleurs ordinaires de se syndiquer, de penser ce qu'il veut et d'exprimer son opinion. Il est à la fois Dieu, table, cuvette... et moins encore. On lui dit : « Un fonctionnaire n'a pas le droit de critiquer le gouvernement qui le paie » ; on oublie d’ajouter : « au dessous d'un certain chiffre d'appointements ». Car, les gens que le gouvernement paie le plus cher sont ceux qui peuvent le critiquer le plus impunément. Cela paraîtrait paradoxal dans une société bien équilibrée ; c'est un phénomène normal dans « l'ordre » où nous vivons. Le degré de liberté d'un fonctionnaire est déterminé par la place qu'il occupe dans la hiérarchie administrative et par la nature de ses opinions. Un haut diplomate, un grand chef dans un ministère, un professeur de Sorbonne, un général, un amiral, peuvent vitupérer le régime qui les fait vivre grassement. Un commis, un cantonnier, un instituteur, un soldat, un matelot, doivent se taire s'ils ne pensent pas comme leurs chefs, surtout s'ils sont des républicains sincères et pas seulement des budgétivores. Sous le régime dit de « l'Ordre moral », que les républicains flétrissent avec indignation, les fonctionnaires servaient d'agents électoraux pour le succès des candidatures officielles. Aujourd'hui, ils ne reçoivent plus des « ordres » ; le procédé est plus insinuatif, mais il n'est pas moins arbitraire. Dans l'arrondissement, la petite ville, le village, il est dangereux pour les fonctionnaires d'avoir des opinions personnelles et de se tenir en dehors des querelles de la sous-préfecture, de la mairie, du château, de l'église, de l'usine, qui règnent sur la vie économique et sur les consciences de la région. Chacune de ces puissances a son candidat en temps d'élection ; chacune prétend mobiliser le fonctionnaire pour sa cause. Des prodiges d'équilibrisme ne le mettent pas toujours à l'abri des représailles. Suivant qu'il aura été favorable à tel ou tel, ou, ce qui est pire, s'il est resté neutre, il recevra de l'avancement, des faveurs, ou sera envoyé en disgrâce, croupira dans des postes déshérités et sera même brutalement révoqué sur la demande d’un tyranneau triomphant. Jadis, dans leurs domaines, les aristocrates couraient le vilain en même temps que le cerf. Aujourd'hui les grands propriétaires, hobereaux, financiers, politiciens, chassent le fonctionnaire en même temps que le lapin dans la garenne républicaine.

Les fonctionnaires sont à la merci des notes secrètes que des chefs malveillants introduisent dans leurs dossiers. Ce qui compte sur ces fiches, qui font tant crier lorsqu'elles concernent l'aristocratie prétorienne, mais contre lesquelles personne ne proteste lorsqu'elles visent des citoyens obscurs, ce ne sont pas les qualités professionnelles ; ce sont les opinions. « Bon service apparent » veut dire : service bien fait mais caractère indépendant. La pire des notes administratives est : « trop intelligent ». Voilà le plus dangereux des certificats. Celui qui en est l'objet fait trop bien son service pour le public ; il le fait mal pour l'administration qu'il critique sans complaisance, dont il dénonce l'incurie en raillant l'imbécillité galonnée et en refusant de se laisser domestiquer par elle. Ce fonctionnaire-là n'a qu'une chose à faire : quitter une administration où il s'est fourvoyé comme un écureuil dans un trou de taupe. Nous avons eu l'occasion de voir, dans le dossier d'un de ces milliers de procès dits « défaitistes » du temps de guerre, un rapport secret émanant d'une grande direction de province des P. T. T. Ce rapport était d'une telle bassesse policière que le Procureur de la République, écœuré, refusa de s'en servir dans son réquisitoire. On a cité dernièrement, dans l'Œuvre (29 janvier 1929), le cas d'un ancien gendarme condamné à un an de prison en vertu des « lois scélérates » parce qu'il osait réclamer une pension pour infirmité contractée en service!...

En somme, les fonctionnaires paient chèrement, aux dépens de leur liberté, le bien-être et la sécurité relatifs que leur procurent leurs fonctions. Leur situation est celle du chien de la fable :

... donner la chasse aux gens

Portant bâtons, et mendiants ;

Flatter ceux du logis, à son maître complaire ;

Moyennant quoi votre salaire

Sera force reliefs de toutes les façons,

Os de poulets, os de pigeons,

Sans parler de mainte caresse.

Et sans parler de ce collier qui fait fuir le loup, même affamé.

Dans la brochure d’E. Boudeville sur la Liberté d'opinion, la situation des fonctionnaires est particulièrement étudiée.

6° Liberté des indigènes coloniaux. - Depuis plusieurs années, de très nombreuses plaintes ont jeté des lueurs dans le brouillard épais du régime des peuples conquis aux colonies.

Méprisés comme appartenant à des races inférieures, ils furent pendant longtemps regardés comme un vil bétail et soumis à toutes les servitudes et les déchéances de l'esclavage. A la clarté des idées du XVIIIème siècle, on commença à voir en eux des hommes comme les autres. La Révolution française répandit en leur faveur des idées plus fraternelles, et durant le XIXème siècle, on arriva peu à peu à supprimer officiellement l'esclavage dans presque tous les pays coloniaux. Il subsiste encore dans certaines possessions comme les Indes anglaises. On apprend de temps en temps qu'un gouverneur de province rend la liberté à des esclaves. 3.350 furent ainsi libérés dans le gouvernement de Durma, en 1926, et ce fut un « vilain cadeau » pour eux, de l'avis de L'Œuvre, journal républicain (7 mai 1926). En 1927, 215.000 esclaves de Sierra-Leone ont recouvré leur liberté.

En principe, il est généralement admis que les indigènes, comme tous les hommes, doivent jouir des Droits de l'Homme. En fait, il n'en est rien. Ils restent des esclaves qu'on exploite et qu'on tue au nom de la liberté républicaine comme on les exploitait et les tuait au nom de cette « heureuse disposition de la Providence » qui les livrait au fouet des négriers. Henri Rochefort a raconté dans son roman : L'Evadé, comment se faisait le trafic des indigènes en Océanie, il y a un demi-siècle, et comment « la civilisation moderne a imprimé à la récolte et à l'écoulement de ce produit (l'indigène) son cachet ordinaire d'hypocrisie prudente ». Cinquante ans après Rochefort, un anglais, auteur des Lettres des Iles Paradis, a fait les mêmes constatations. Aujourd'hui, après la « Guerre du Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » - style officiel -, on lit dans des journaux que cet odieux trafic se continue toujours. Trafic qui se fait dans toutes les colonies, sous des formes plus ou moins déguisées, et dont les échos sont de plus en plus nombreux, en même temps que se manifeste une indignation plus véhémente contre l'hypocrisie de bourreaux démocrates aussi odieux que ceux de droit divin.

Les Anglais, qui sont si jaloux de leur liberté individuelle et si fiers d'avoir, les premiers, introduit dans la législation « civilisée », leur bill d'habeas corpus, sont les moins respectueux de la liberté des indigènes et donnent aux autres «  colonisateurs » l'exemple de la plus féroce exploitation de ces malheureux vaincus. Leurs colons de la Rhodésie méridionale ont fait voter par leur parlement, en 1926, une véritable loi esclavagiste autorisant l'emploi d'enfants des deux sexes, sans limite d'âge, dans les mines et dans l'agriculture, et permettant contre ces enfants la flagellation, sans jugement, pour refus d'obéissance ou négligence. Aux Indes et dans les possessions européennes en Chine, femmes et enfants sont exploités dans les mines et les usines. 33 millions de femmes travaillent aux Indes pour des profits britanniques et dans des conditions telles que souvent, lors de la paie, ce sont elles qui doivent de l'argent à leurs employeurs!... La pudique Albion entretient à Bombay une demi-prison, gardée par sa police, ou 900 femmes indigènes sont parquées pour servir au plaisir des blancs (Lansbury Labour Weelky, juin 1926). Comme conséquence de l'exploitation féminine, les mères, obligées de laisser leurs enfants pour aller travailler, leur font prendre de l'opium pour qu'ils dorment en leur absence. 98 p. 100 des enfants sont ainsi empoisonnés. 666 sur mille meurent avant l'âge d'un an. La plupart de ceux qui survivent sont employés, dès l'âge de six ou sept ans, dans les mines, les usines, les plantations, pendant dix heures par jour. A Shanghai, dans les usines textiles anglaises et françaises, des enfants de cinq ans travaillent sans arrêt pendant douze heures par jour!...

L'administration de la justice est en rapport avec cette exploitation humaine. Les colonies ont des tribunaux et des législations spéciales. Le principe est que l'indigène a toujours tort devant le blanc. Magistrats, comme tous autres fonctionnaires, disposent, on peut dire à leur gré, de la liberté et de la vie de l'indigène ; on ne lui doit aucune explication. Voici un exemple caractéristique entre mille. En 1927, à Alger, au centre de la colonie française la plus « civilisée », une petite Mauresque, nommée Ourdia, a été enlevée à sa mère par un médecin français. Malgré ses plaintes en justice, la mère n'a pu se faire rendre sa fille et le ravisseur, demeuré impuni, a gardé sa proie (Brochure du Comité de Défense de l'Enfance d'Algérie).

L'indigène n'est pas plus maître de ses biens que de sa personne. Tous les jours il est exproprié par les concessions qui sont accordées à des privilégiés parmi les vainqueurs. S'il n'est pas chassé, il est exploité dans le travail qu'il fournit sur sa propre terre au profit de ses usurpateurs. La liberté d'opinion est livrée au même arbitraire. Des journaux indigènes sont interdits par simple décision administrative. Le fait de former un syndicat de travailleurs spoliés de leurs biens, d'avoir ure opinion politique, d'écrire dans un journal, de tenir une réunion publique et de prononcer un discours rend passible d'inculpation de « complot contre la sûreté intérieure de l'Etat » et d'internement administratif dans la colonie ou dans une autre plus ou moins éloignée. Les indigènes ne sont d'ailleurs pas électeurs. Ils sont citoyens pour être soldats, recrutés malgré eux pour défendre la « mère patrie », payer des impôts plus élevés que ceux des conquérants qui exploitent leur travail ; mais ils ne le sont pas pour voter et manifester leurs desiderata. Ainsi se continuent sous les apparences du libéralisme verbal créé par une Déclaration des Droits de l'Homme qui n'est pas appliquée, les crimes et les abus qui furent de tout temps ceux de la colonisation. Aussi, les conséquences demeurent les mêmes : travail surhumain, abrutissement des individus, maladie, mortalité, épuisement et extinction des peuples indigènes. Dans toutes les colonies, la civilisation arrive un jour à ne plus régner que sur les ossements blanchis de races disparues. Le drapeau de la liberté flotte victorieusement sur le domaine de la mort.

7° Liberté des aliénés. - Lorsqu'on pense que la loi du 30 juin 1838 sur le régime des aliénés sert aussi à attenter à la liberté des gens considérés comme sains d'esprit, comment pourrait-on demander que la liberté des aliénés fût respectée?

Dans l'antiquité, en Egypte par exemple, et aujourd'hui encore chez certains peuples, les mahométans en particulier, la folie à l'état calme était généralement regardée comme « une maladie sacrée, don mystérieux de la divinité, et plus digne de respect et d'égards que de répugnance » (J. Duval). Les fous vivaient libres parmi les populations. On ne prenait certaines précautions contre eux que s'ils se montraient furieux, et c'est ce qu'on voit encore chez les musulmans, en Turquie, en Algérie, au Maroc. Les chrétiens, qui prétendent avoir apporté au monde l'amour du prochain, virent en eux des possédés du démon ; ils les enfermèrent, les isolèrent, les enchainèrent et leur imposèrent des sévices de toutes sortes quand ils n'allèrent pas jusqu'à les brûler comme sorciers, Ainsi s'établirent, pour exister encore aujourd’hui, les maisons d'aliénés, qui sont « des prisons et non des hôpitaux », où les fous traînent une existence de pauvres bêtes en cage. Il a fallu arriver à la fin du XVIIIème siècle, au temps de la Révolution, pour que le savant Pinel « éleva l'insensé à la dignité de malade » et s’efforça d'apporter quelque douceur dans le traitement des aliénés sur qui régnaient des belluaires plutôt que des infirmiers. Mais les aliénés sont toujours internés, traités plus ou moins en bêtes fauves, et l'odieuse loi du 30 juin 1928 a resserré encore plus sur eux le cercle infernal en permettant de faire partager leur sort à des gens sains d'esprit mais encombrants pour la « confrérie des puissants »!...

Il n’y a pas encore un siècle que la science officielle a découvert dans la Campine, en Belgique, un village où, depuis un millier d'années, des aliénés venus de tous les côtés du monde, forment une colonie libre, mêlée à la population. Ils y trouvent tous les égards que mérite leur état ; ils y reçoivent tous les soins pouvant leur rendre l'intégrité de leur personnalité. Ils sont soutenus, réconfortés, dans leurs moments de lucidité, par cette impression qu'ils ne sont pas retranchés de la communauté humaine. L'histoire de ce milieu, de son organisation, des résultats remarquables et émouvants qu'il a produits, a été racontée par M. Jules Duval, ancien magistrat dans un ouvrage intitulé : Gheel, ou une colonie d'aliénés vivant en famille et en liberté (Hachette, 1867). L'expérience faite à Gheel depuis si longtemps est décisive ; elle devrait inspirer les administrations compétentes. Mais l'état social où règnent tant de prétentieux ignorants aussi vides de cœur qu'encroûtés de fausse science a autre chose à faire qu'à s'occuper des aliénés, de leur liberté, du bonheur qu'on pourrait leur donner en faisant qu'ils ne soient plus une charge pour la collectivité. Comme l'écrivait Jules Duval : « Gheel, création des siècles et des mœurs, est trop beau pour être imité par voie administrative ; il y faut trop de dévouement, trop de bonté, trop de cœur en un mot, et aussi trop de liberté pour une organisation purement officielle... C'est un exemple, un modèle, qui rayonne sur le monde par chacun de ses principes et de ses bienfaits ».

La question est la même pour les aliénés que pour ceux appelés « criminels » que l'on astreint, dans les prisons, à une existence improductive et dont on achève la démoralisation. Pour tous, comme pour tous les disgraciés, les faibles, les exploités, les vaincus, il n'y aura de bonté de liberté que dans une société où l'on ne subira plus l'injustice et la violence de malfaiteurs subtils et de brutes sanguinaires.

8° - Liberté des animaux. - Après tant de constatations lamentables sur les conditions de la liberté humaine, peut-on parler de la liberté des animaux sans exciter le rire et les sarcasmes? Nous devons d'autant plus en parler que l'œuvre poursuivie ici est de protestation contre la sottise qu'engendre l'ignorance et la lâcheté complice de la violence. Nous devons être d'autant plus affirmatifs et énergiques que nous flétrissons un état social que nous voulons voir disparaître, qui disparaîtra quand la raison humaine saura lui en substituer un autre où la liberté ne sera plus un mot mais un fait. Et nous ne méprisons pas assez les hommes, même ceux d’aujourd’hui, pour ne pas leur demander d'avoir pour les animaux certains égards ; ils pourraient par la même occasion, les avoir aussi pour eux-mêmes.

Nous ne discuterons pas du sacrifice des animaux qui est une nécessité vitale pour l'homme, obligé à se nourrir et à se défendre comme toutes les espèces qui sont dans la nature. Le sort de tous les êtres est d'être à la fois dévorateurs et dévorés ; c'est la loi du transformisme, c'est-à-dire de la vie, en incessant mouvement et dont Shakespeare a montré le cercle dans cette image : « le poisson mange le ver, l'homme mange le poisson et le ver mange l'homme ». Les mystiques eux-mêmes, qui seront mangés un jour malgré leurs prétentions à une vie surnaturelle, et ne mangent pas de viande « pour ne pas tuer », sont aussi meurtriers que ceux qui en mangent. La salade dont ils se nourrissent a autant de droits à la vie que le mouton qu'ils épargnent, et ils ne s'interdisent pas de détruire, à chacun de leurs mouvements respiratoires qui se répètent de quatorze à dix-huit fois par minute, des millions d'animalcules ayant tout autant qu'eux droit à la vie. Mais ce qui n'est d'aucune nécessité, c'est d'ajouter au sacrifice inévitable des animaux l'exploitation et la privation de la liberté pendant le temps qu'on les laisse vivre, quand ce n'est pas le plaisir immoral et odieux de les faire souffrir.

L'exploitation et la souffrance imposées aux animaux participent des mêmes méthodes d'injustice et de violence qui poussent l'homme à se faire souffrir lui-même. Si les animaux domestiques sont arrivés par une accoutumance héréditaire à s'accommoder de la privation de liberté, c'est en échange de garanties de développement et de sécurité que l'homme leur a données et qu'il n'est nullement nécessaire d'accompagner de mauvais traitements. On s'indigne à la lecture de récits d'anthropophagie disant que les « sauvages » ont le soin d'engraisser leurs victimes avant de les mettre en broche. Les « civilisés » en font autant par les gavages barbares qu'ils imposent aux animaux de basse-cour. Il n'est pas d'exploitation plus cruelle que celle imposée par l'homme à sa « plus noble conquête », le cheval, dont il a fait le martyre de la rue, le martyre du cirque, le martyre de la mine, le martyre des étangs à sangsues. Et l'homme qui frappe le plus durement sur les flancs de la bête épuisée est celui que le patronat exploite le plus férocement, de même qu'il est le plus incapable de s'entendre avec les autres exploités pour changer son sort. Inconscience, lâcheté, sournoise satisfaction de venger sa misère sur plus misérable que soi : il y a trop souvent ces choses-là dans les souffrances imposées aux animaux!... Des hommes, des prolétaires, des chairs à travail et à mitraille, vont se réjouir aux spectacles des chasses à courre, des combats de coqs ou de chiens, des « corridas de toros », où l'animal est poursuivi, traqué, torturé, assassiné avec des raffinements sadiques. Ils vont applaudir dans des ménageries les exploits de belluaires grotesques acharnés à faire passer leur propre férocité chez de vieux fauves neurasthéniques, abrutis par les supplices qui accompagnent leur captivité. Ils vont admirer des « animaux savants » à qui on a appris à être aussi sots que l'homme, à coups de fouet, en les faisant marcher sur des plaques métalliques chauffées, en leur enfonçant des clous dans les pieds, quand ce n'est pas en leur crevant les yeux comme aux pinsons « pour les faire mieux chanter »!...

Tant qu'on assistera à l'indifférence des misérables devant la souffrance de plus misérables, l'état social demeurera le même enfer pour tous. Les hommes ont besoin d'acquérir le véritable sens de la liberté en respectant celle des plus faibles. La liberté est inséparable de la justice qui veut la liberté de tous. Lorsqu'ils auront appris le respect des plus faibles, les hommes seront alors capables de l'exiger des plus forts. Tant qu'ils attenteront à la liberté des faibles, vieillards, femmes, enfants, animaux, ils ne seront eux-mêmes que des esclaves, car ils n’auront pas su trouver dans la solidarité des êtres la seule force qui soit capable de faire respecter leur propre liberté.



- Edouard ROTHEN

NOTA. - Les questions examinées dans notre article ont fait, pour la plupart, l'objet des études et des protestations de la Ligue des Droits de l'Homme. On les trouvera dans ses Cahiers notamment dans les suivants :

Rapports de police, 25 avril 1926. - Justice sociale et liberté, 10 janvier 1925. - Réforme judiciaire, 25 octobre 1926. - Liberté individuelle. Compte rendu du Congrès National de 1923. - Cahiers des 10 juin 1928, 28 février et 20 mars 1929. - Affaire du professeur Platon, 10 février, 10 juillet, 5 décembre 1926, 25 avril, 15 octobre 1927, 20 mai 1928. - Affaire Sacco et Vanzetti, 10 et 25 avril, 1er octobre, 10 novembre 1927. - Affaire Bougrat, 15 juin 1927. - Droit d'expulsion et réforme de l'extradition, 20 janvier 1925, 25 février, 1er octobre, 10 décembre 1927. - Affaire Ascaso, Durutti et Jover (extradition), 10 mai 1927. - Affaire Viretto (expulsion), 20 mai 1928. ­ Lois scélérates, 25 décembre 1927, 10 juin 1928. - Arrestations préventives, 10 octobre, 10 décembre 1928, 20 janvier, 1er août 1929). - Secrets de l'instruction, 30 janvier 1929. - Contrainte par corps, 10 avril, 10 juin, 20 décembre 1927, 10 janvier, 10 juin, 10 septembre 1928, 10 février 1929. - Droits de l'enfant, 10 mars, 10 novembre 1927, 30 mars, 20 mai, 20 novembre 1928, 10 janvier 1929. - Liberté et droits de la femme, 15 octobre 1927, 30 avril, 20 mai, 30 octobre 1928, 30 janvier 1929. - Liberté de réunion, 10 et 30 septembre 1928. - Liberté et droits des fonctionnaires.

Compte rendu du Congrès National de 1923. Cahiers des 10 juin, 30 juillet, 30 août, 10 octobre 1928, 10 et 28 février 1929. - Affaire Allard (droits des fonctionnaires), 20 novembre 1928. - Affaire Rombeau (innocent condamné), 20 septembre 1928. - Affaire Adam (innocent condamné), 10 janvier 1929. - Mutineries de Calvi, 10 septembre 1928, 10 février 1929. - Affaire Boutrois, 20 novembre, 30 décembre 1928, 10 janvier 1929. - Affaire Morelli et officiers espagnols (extradition), 30 novembre 1928. - Affaire Balloni (extradition), 20 février 1829. ­- Objection de conscience, 20 février, 10 mars 1929. - Liberté et droits des indigènes coloniaux, 15 octobre 1925, 25 mars, 30 avril, 15 mai 1926, 10 janvier, 10 et 25 mars, 10 et 25 avril, 25 juin, 10 et 25 novembre, 10 décembre 1927, 20 janvier, 20 février, 10 juin, 30 août, 30 septembre, 10 et 30 novembre, 10 décembre 1928, 10 et 28 février 1929.



LIBERTE (EDUCATION)

L'éducation impartiale de l'enfant apparait au premier abord difficultueuse parce qu'elle essaie de satisfaire diverses tendances métaphysiques dont nous ne parvenons pas toujours à nous libérer.

C'est ainsi que les droits de l'enfant, sa liberté, le souci de respecter sa personnalité arrêtent dès le début l'éducateur sincère et profondément individualiste. Comme précisément le but de l'éducation consiste à former et développer la personnalité de l'enfant, il y a une certaine contradiction apparente entre le fait de respecter une personnalité et le fait de la former. Si on veut respecter l'enfant et sa liberté, on doit le laisser tel qu'il est ; si on l'influence que devient le principe d'impartialité et de neutralité!

En réalité la personnalité naissante de l'enfant a déjà été déterminée lors de la fécondation de l'ovule maternel et si ses parents ne se sont point souciés de lui assurer une bonne hérédité physiologique et psychique, il sera toujours un produit malchanceux et taré entre les mains de l'éducateur. Même conçu sainement, l'enfant est inévitablement déterminé par les lois de l'hérédité et respecter strictement sa personnalité c'est respecter une combinaison physico-chimique représentant le terme d'une longue série d'expériences évidemment intéressantes puisqu'elles ont triomphé du milieu, mais dont quelques-unes peuvent influencer fâcheusement le caractère de l'enfant. C'est dire que le caractère d'un enfant ne saurait être quelque chose de sacré et que ses anomalies psychiques ne sont pas plus admirables que ses malformations physiques.

D'autre part l'être humain est modifié, modelé par la succession des évènements qu’il subit depuis sa naissance jusqu'à sa mort et cela constitue véritablement une éducation. Comme cette éducation peut être néfaste à l'enfant qui ignore précisément les causes de vie et de mort, l'éducateur représente le résultat d'une longue évolution, d'une longue expérience de la vie transmises par le savoir spécifique, héréditaire ou traditionnel évitant à l'enfant les expériences douloureuses des ancêtres.

Donc, au lieu de partir de considérations métaphysiques sur le moi de l'enfant, il vaut mieux observer l'évolution et le fonctionnement de la vie. Nous voyons que l'être est en perpétuelle réaction contre le milieu ; que ces réactions suivent un certain ordre logique dans l'espace et dans le temps et qu'un bon équilibre de toutes ces réactions est nécessaire pour la vitabilité même de l'individu. Nous voyons également que la succession de tous les phénomènes s'effectue invariablement dans un ordre précis constituant un enchainement de nécessités universelles, et que l'inversion de cet ordre et les erreurs en résultant restreignent l'activité vitale et détruisent la vie. Le but de l'éducateur ne peut être que l'adaptation intelligente de l'enfant à ces nécessités universelles, assurant sa durée vitale et son bonheur. Développer l'acuité des sens, la précision des mouvements, l'habileté tactile, l'endurance physique, l'esprit d'analyse et d'observation, la compréhension de l'enchaînement des choses, le jugement, la volonté, l'énergie créatrice ; voilà le véritable terrain impersonnel de l’éducation. Parallèlement à l'évolution de ces facultés, l'éducation devrait développer les conséquences logiques de l'amitié, de l'association, de l'entraide, de la fraternité imposées aux hommes par les nécessités naturelles. Ainsi comprise, l'éducation objective et impersonnelle n'imposerait point à l'enfant l'immoralité des intérêts de tel individu, groupe, chapelle, parti ou nationalité, mais l'harmoniserait avec les nécessités universelles faites de la solidarité de tous les éléments.

La personnalité de l'enfant se formerait et s’harmoniserait d'elle-même par le développement et 1'équilibre intérieur de toutes ses facultés et la compréhension de son propre fonctionnement. La connaissance des causes déterminant les choses et les êtres, jointe à une vie saine et un fort développement de la volonté feraient plus pour l'amélioration ou l'évolution de son moi que tous les traités de morale de l'univers.

L'éducateur ne doit jouer qu'un rôle accélérateur. Il doit faciliter les expériences, permettre à l'enfant de trouver lui-même le secret des choses et lui laisser la joie des découvertes et des réalisations. Il ne doit pas être un maitre qui impose, ordonne, récompense ou punit. Ce sont les résultats mêmes des actes qui doivent punir ou récompenser l'enfant en lui enseignant le jeu des causes et des effets. L'éducateur ne peut être qu'un grand ami qui sait beaucoup de choses.

Le but essentiel de cette éducation ne consisterait point à faire de l'enfant un citoyen, un partisan, un enrôlé, une fraction d'homme, admirateur de ses parents, de sa tribu ou de sa nation, mais au contraire un individu fort, ayant sa fin en lui-même, sa conception particulière de la vie, sans obligation à venir envers le milieu qui lui doit la santé, le savoir et l'aisance. Sa seule raison d'association doit être un avantage démontré, une supériorité évidente d’une activité sur une autre et sa raison doit suffisamment le déterminer pour lui permettre de concevoir, conclure et tenir des engagements amplifiant sa vie.

L'éducation ne saurait donc être libre c’est-à-dire exercée par n'importe qui, soumise à la fantaisie, à l'ignorance ou la malfaisance des éducateurs politiques ou religieux. Nous voyons les résultats de cette éducation et nous en connaissons les méfaits. L'éducation doit être impersonnelle, scientifique et objective et résulter d'une étude profonde de la vie.

Tous nos efforts doivent tendre à faire admettre ces conceptions par les progéniteurs lesquels, comprenant enfin leur lourde responsabilité favoriseront la création de milieux éducatifs rationnels, seules sources possibles de transformations sociales profondes et durables.



- IXIGREC



LIBERTE (EDUCATION)

Nous avons déjà parlé de la liberté aux mots Education et Enfant. Nous sommes libres, disions-nous, dans la mesure du facteur personnel de la décision. Autrement dit, il n'y a liberté que s'il y a personnalité. Mais la personnalité n'est pas quelque chose d'inné ; elle se forme peu à peu et résulte en définitive : de l'hérédité - le jeune enfant a des tendances, les instincts qu'il doit à ses ancêtres ; de l'influence du milieu sur l'individu - adaptation du tempérament individuel aux exigences du milieu social ; de l'expérience individuelle. « Cette expérience individuelle vient se surajouter à l'expérience ancestrale et à l'expérience collective pour déterminer le caractère de l'individu et conditionner son comportement » (Vermeylen).

Ainsi donc il y a évolution dans la formation de la personnalité ; tout d'abord, de très bonne heure apparaît la notion du « mien ». « Le « mien », c'est non seulement l'enfant lui-même... mais tout ce qui l'entoure et qui lui sert. Il ne se distingue pas encore des vêtements qui l'habillent, des bras qui le portent, du sein qui le nourrit » (Vermeylen). Peu à peu l'enfant devient capable de faire cette distinction et acquiert la notion du « moi ». Cette « notion s'établit progressivement sans qu'on puisse lui attribuer des limites fixes. Vers l'âge de trois ans elle n'est pas encore nettement assise. Lorsque, par jeu, on fait semblant de prendre l'enfant pour une autre personne, on le voit parfois s'inquiéter comme si la chose restait malgré tout pour lui possible ». Prenant conscience du mien et du moi, de ce qu'il a été, de ce qu'il est, de ce qu'il sera, l'enfant acquiert enfin la notion du « je », mais jusqu'au moment de la puberté, ce « je » reste très peu personnel ; l'enfant est avant tout un imitateur. « Au cours de l'adolescence, au contraire, le sentiment personnel s'hypertrophie souvent de façon exagérée et entre en lutte avec le milieu ».

Tout autant que les contraintes des parents ou des éducateurs, l'insuffisance du développement de la personnalité rend la liberté des enfants toute relative. La relativité de la liberté est d'ailleurs admise pour les adultes aussi bien que pour les enfants :

1. Liberté matérielle. - Il faut reconnaître qu'il existe quelque chose comme une liberté matérielle..., découlant de la possession de l'argent, d'une bonne santé, de la puissance. Sa limitation s'exprime par la pauvreté, la maladie, les conventions ;

2. Liberté émotive. - Nous sommes tous esclaves de nos émotions sous une forme ou sous une autre ; nous ne sommes pas libres...

3. Liberté mentale. - Peu de gens ont été capables de s'élever au-dessus des limitations des doctrines politiques, des crédos, du sentiment national. Beaucoup d'entre nous sont liés par leur point de vue et ne sont pas libres au point de vue mental ;

4. Liberté spirituelle. - On ne peut donner que ce que l'on possède. « A moins d'être relativement libres, nous ne pouvons transmettre la liberté à nos élèves. Un des plus graves problèmes éducatifs est donc celui de la libération spirituelle du maitre » (Béatrice Ensor).

Mais même si le maître était libéré spirituellement, il ne pourrait accorder le même degré de liberté à tous les enfants. Le degré de liberté qui peut être accordé à l’enfant varie suivant l'âge et le type d'enfant.

1° L'âge. - « Ainsi on peut tolérer des actes et des réactions chez un enfant de trois ans qu'on n'admettra plus à six ans, et de même à six ans qu'on ne permettra plus à douze ans et ainsi de suite. Et il est bien entendu qu'il s'agit de l'âge mental bien plus que de l'âge réel ».

2° Le sexe. - Les garçons moins dociles demandent une main plus ferme. Il y a d'ailleurs des exceptions.

3° Le facteur physiologique. - Les enfants vigoureux dépassent plus facilement les limites permises.

4° Les instincts. - Instinct combatif, groupal, etc. qui modifient le comportement.

5° L'état sensoriel et émotif. - « Chez l'enfant sourd ou aveugle, la discipline est rendue beaucoup plus difficile du fait que l'élève reste isolé du milieu social et ne subit que faiblement l'influence du groupe et de l'éducateur ».

6° L'intelligence et les aptitudes. - « Un enfant arriéré ne comprenant pas la nécessité de l'ordre et de la règle troublera la classe entière ».

7° Les habitudes acquises dans la famille. - L'enfant unique est souvent indiscipliné et l'on est souvent obligé de restreindre sa liberté à l'entrée à l'école.

8° Les connaissances de l'enfant. - « S'il a fait lui-même certaines expériences fâcheuses ou s'il a vu d'autres en faire, il s'adapte plus rapidement que l'enfant qui a été tenu à l'écart de ces mêmes expériences » (D'a­près le Dr Decroly).

Cependant si, dans l'intérêt même des enfants, on ne peut accorder à ceux-ci une liberté entière, il faudrait au moins que les restrictions apportées à cette liberté le soient dans l'intérêt des enfants et non pour satisfaire l'égoïsme des adultes.

« Dans la majorité des familles des lieux où les adultes vivent avec les enfants, tout est prévu pour que les grands aient leurs heures de relâche, de détente, leurs aises ; les locaux, les horaires sont organisés en vue de ne pas gêner les grands, et en fait les entraves à la liberté des petits sont très souvent dues à l'égoïsme des grands....

« Le facteur dominant, conscient ou inconscient, c'est ce qu'on appelle la loi du moindre effort, et comme le grand est le plus puissant, il s'arrange, avec la meilleure foi du monde d’ailleurs, pour que le cadre où il doit vivre avec le petit soit approprié à ses propres besoins, à ses goûts à lui d'abord, à ceux de l'enfant ensuite, s'il le peut et s'il y songe » (Dr Decroly).

Cependant la liberté de l'enfant n'est pas moins utile aux éducateurs, parents ou maîtres, qu'aux élèves. Pour agir efficacement sur le développement d'un enfant il faut connaître cet enfant, ses actions, ses réactions, ses intérêts, et comment connaître cela si on ne l'observe pas en liberté. Dans l’école oppressive c'est pendant les récréations, c'est-à-dire pendant les moments de liberté, que les maîtres apprennent le mieux à connaître leurs élèves.

* * *

Le problème de l'éducation pour la liberté, de la libération de l'enfant se pose d’abord dans la famille. Il se pose ensuite à l'école et y est d'autant plus difficile à solutionner que la plupart des écoles ont des externats, ce qui n'est pas un mal à tous points de vue mais qui, dans ce cas, risque de soumettre l'enfant à deux régimes tout à fait différents. Il ne sert de rien d'adopter à l'école le régime le plus favorable à la libération de l'enfant si dans la famille cet enfant se trouve soumis à un régime opposé, soit que la licence, soit que l'excès d'autorité règne à la maison. Par suite, il est nécessaire de travailler à réaliser un accord entre la famille et les maîtres de l'école afin que la famille et l'école collaborent efficacement à la libération de l'enfant.

Dans l'esprit des adversaires de la liberté de l'enfant, cette liberté-là aboutit à supprimer toute réaction de la part des adultes à l'égard des activités désagréables, nuisibles, dangereuses ou instinctives de l'enfant, à ne pas s'opposer à tout ce que ses tendances étroitement égoïstes, et ses impulsions défensives inférieures, le poussent à faire ou à ne pas faire...

Mais les adversaires n'envisagent en fait qu'un côté du problème, celui où la tolérance est accordée aux actes et manifestations défavorables. Or, laisser l'enfant libre, c'est aussi lui permettre de manifester ses tendances favorables, le laisser libre de « bien faire ». Cette liberté-là a, certes, autant de poids que l'autre. Permettre à l'enfant d'expérimenter, de débrouiller les énigmes dont il est entouré, c'est lui permettre d'exprimer, par les divers moyens dont il dispose, les pensées qui l'occupent et qu'il désire communiquer ; c'est lui aider à formuler ses inquiétudes, ses curiosités, ses désirs et ses peines ; c'est réaliser les conditions les plus favorables pour qu'il prenne peu à peu conscience de lui-même et de son milieu en vue d'une adaptation plus rapide et plus parfaite.

Et c'est non seulement lui permettre de manifester ses tendances favorables, c'est encore lui aider à découvrir le monde, à faire des expériences à propos de ce qu'il rencontre, à essayer ce qu'il imagine, à construire ce qu'il invente. C'est également organiser le cadre naturel et humain, le milieu des choses et des êtres, l'ambiance des événements et des faits, de manière à lui suggérer ces expériences, ces découvertes, ces fantaisies, ces inventions.

Or, « il est incontestable qu’il faut restreindre la liberté, lorsqu'elle se manifeste sous le premier aspect. Il faut, au contraire, l'encourager dans le second cas » (Dr Decroly).

Ainsi, le premier rôle de l'éducateur consiste à préparer pour l'enfant un milieu tel qu'il ait des occasions d'agir conformément à sa nature, sans danger pour lui et de telle façon que son action, comportant le maximum possible d'initiative, favorise le développement de sa personnalité. « Laisser les tout-petits enfants libres de faire ce qu'ils veulent, ce n'est donc point leur donner des jouets qu'ils n'aient qu'à voir ou à tenir dans leurs mains, mais leur fournir des occasions d'agir ; de faire mouvoir des choses, de les transformer, de les construire, de les démolir, de les reconstruire. Les parents avertis savent que les petits enfants jouent avec des objets très simples à condition que ces objets permettent une action, un rudiment de construction : paniers à remplir et à vider, boîtes à fermer et à ouvrir, cubes à assembler et à défaire. Ces matériaux une fois en sa possession, l'enfant peut être laissé libre sans le moindre inconvénient, il peut faire ce qu'il veut, puisque ce qu'il veut est précisément à la fois conforme à la nature de son activité et à la nature les objets sur lesquels elle s'exerce » (Cousinet).

Une telle liberté restera encore longtemps impossible à l'école car les programmes d'études y sont établis sans souci des intérêts enfantins : or tant que le maître ne pourra pas motiver, aux yeux des enfants, les exercices et les travaux scolaires il devra les imposer.

En second lieu l'éducateur - père, mère, instituteur - doit suggérer à l'enfant des buts, accessibles pour lui et pouvant lui donner l'occasion de réfléchir, de faire preuve d'initiative et de persévérance. En troisième lieu, il doit suggérer les moyens d'atteindre ces buts, lorsque l'enfant est incapable de trouver ces moyens à lui seul. En ce cas il doit limiter autant que possible son intervention : il n'est pas mauvais que l'enfant se trompe parfois ou même tâtonne dans la recherche des moyens ; il suffit d'éviter l'excès afin qu'il n'y ait point une perte trop grande de temps et de forces.

Enfin l'éducateur doit être le modèle raisonnable que l'enfant imite tout naturellement et à l'exemple duquel il rapporte ses actions (Voir à ce propos : 1° Education, p. 638, 2ème col. 2° Enfant, pp. 684 et 685. – Errata : p. 684, avant-dernière ligne, lire : Ainsi d'un côté ... et non Admis d'un côté...)

Si l'on ne tenait compte que de l'évolution de l'enfant, c'est-à-dire du développement de sa personnalité, de l'accroissement de ses connaissances et de son expérience on admettrait qu'il faut accorder de plus en plus de liberté à l'enfant. Par suite, un enfant de douze ans devrait jouir, à l'école primaire, de beaucoup plus de liberté qu'un enfant de quatre ou cinq ans à l'école maternelle. En réalité c'est actuellement l'inverse qui est la règle. La raison en est qu'on ne se préoccupe guère d'instruire l'enfant de quatre à cinq ans tandis qu'au contraire le souci d'instruire l'enfant plus âgé prime celui d'assurer son développement.

Il en résulte que les pédagogues se sont ingéniés afin de créer un matériel de jeux éducatifs pour les jeunes enfants (matériel Montessori, matériel Decroly, matériel de l'Institut Jean-Jacques Rousseau, etc.), qui donne satisfaction aux besoins et aux intérêts de ces petits tout en favorisant leur développement. Mais les enfants plus âgés, à l'école primaire comme à l'école secondaire, ont des programmes et des examens. Faut-il supprimer programmes et examens, ce qui ne serait pas supprimer toute étude mais fixer les travaux suivant les intérêts et les désirs des enfants? Ce serait parfait si ceux-ci étaient capables de choisir et de déterminer les connaissances et les capacités qui leur seront nécessaires. « C'est à nous, adultes, à faire ce choix, plutôt qu'aux enfants, car les instincts et les intérêts naturels nés d'un passé biologique ne peuvent être un guide certain pour l'enfant dans son choix des connaissances et des capacités que demande notre civilisation moderne industrielle, si artificielle et si complexe ».

Et l'âge de la scolarité, la condition des enfants du peuple, dépendant d'un état social qui précipite l'acquisition des connaissances en même temps qu'il en dénature le chemin, entraînent l'école officielle à orienter précocement le savoir vers des formes définies. D'autre part, si l'enfant ne peut fixer lui-même ses programmes, il faut ajouter que les adultes qui fixent ou appliquent ces programmes le font trop souvent sans réfléchir à toutes les questions qui doivent se poser à nous à ce sujet : Qu'est-ce que l'enfant devenu adulte aura besoin de connaitre? Qu'est-ce que la vie apprendra à l'enfant? Qu'est-ce que l'enfant, une fois grand pourrait apprendre seul? Qu'est-ce que le futur adulte a le désir d'apprendre pendant son enfance? Qu'est-ce que l'enfant peut apprendre aux divers stades de son développement. ?

Examinons successivement ces questions.

Qu'est-ce que l'enfant devenu adulte aura besoin de connaître? Nous n'avons évidemment pas l'intention de faire apprendre aux écoliers tout ce qui pourrait leur être utile plus tard, mais nous voulons bien plutôt faire un choix parmi les connaissances utiles. Il est regrettable que ce choix soit fait uniquement ou presque par des spécialistes de l'enseignement qui « accordent parfois une importance exagérée à des choses qui n'en ont aucune pour le reste des mortels... »

Qu'est-ce que la vie apprendra à l'enfant? - Il est inutile d'apprendre à l'enfant, à neuf ou dix ans, sur les bancs de l'école ce que l’on est assuré qu'il apprendra un ou deux ans plus tard dans sa famille.

Qu'est-ce que l'enfant devenu adulte pourrait apprendre seul? - Nous ne nous désintéressons pas de ces connaissances dont certaines auront dans la vie leur utilité ou leur agrément, mais l'écolier doit d’abord acquérir les connaissances les plus propres à favoriser l'auto-instruction et l'auto-éducation de l'adulte (apprendre à lire intelligemment, à se servir d'un dictionnaire, etc.) et former son esprit.

Qu'est-ce que le futur adulte a le désir d'apprendre pendant son enfance? - Si nous avons à choisir entre deux connaissances également utiles au futur adulte nous préférerons enseigner celle qui intéresse le plus l’enfant parce que nous avons beaucoup plus de chances de le lui voir acquérir.

Qu'est-ce que l'enfant peut apprendre aux divers stades de son développement? Il s'agit 1° de limiter les connaissances à acquérir en tenant compte des possibilités enfantines comme aussi de la nécessité des loisirs et d'une part de temps à réserver aux activités libres individuelles ou collectives ; 2° de faire acquérir ces connaissances au moment le plus favorable, ni prématurément - comme on le fait trop souvent - ni trop tard, autrement dit d'établir un bon échelonnement des difficultés.

Les questions qui précèdent ont pour but de fixer des programmes qui permettent : 1° de limiter, autant que possible, les études qui doivent être imposées aux enfants dans l'intérêt des futurs adultes ; 2° d'acquérir ces connaissances imposées au meilleur moment et dans l'ordre le plus favorable à une acquisition rapide ; 3° d'accorder plus de temps aux travaux éducatifs propres à développer la personnalité, l'initiative, la volonté et aux travaux libres, individuels ou collectifs. Alors que, dans nos écoles actuelles, presque tous les travaux sont imposés par les adultes, dans les écoles de l'avenir la plus grande partie du temps sera consacrée à des travaux libres, vraiment libres : soit qu'ils soient suggérés aux élèves par le milieu et le matériel mis à leur disposition dans les meilleurs cas ; soit qu'ils aient été entrepris à la suite de la suggestion du maître, aussi discrète que possible.

Mais bien que le travail-corvée disparaisse peu à peu, bien que les pédagogues s’efforcent de plus en plus de motiver les travaux scolaires, il restera encore sans nul doute des connaissances à acquérir dont l'étude ne sera pas désirée mais imposée par les adultes. Cependant, de ce côté encore, de gros progrès sont en cours de réalisation. Dans les écoles qui travaillent selon le « Dalton-Plan » c'est encore l’adulte qui fixe le travail à l'élève mais ce dernier jouit d'une certaine liberté, d'une certaine initiative dans l'exécution du travail, il le fait où il veut et quand il veut. L'enfant a une fiche de travail mentionnant les travaux qu'il doit accomplir en une semaine et sur laquelle il indique, au fur et à mesure, les travaux faits. A Winnetko, les fiches sont remplacées par des livres de buts soigneusement gradués mais la méthode est analogue : les enfants peuvent s'entraider, travailler en groupe, interroger le maître. Les pédagogues s'efforcent d'autre part de réduire autant que possible l’intervention de celui-ci, soit grâce à l'emploi d'un matériel auto-correcteur, soit par une bonne graduation des difficultés.

La graduation des difficultés qui convient à un élève intelligent ne convient plus à un élève moyen et à plus forte raison, à un élève faible ; aussi on s'efforce de plus en plus - en Amérique surtout - d'individualiser l'enseignement et l'individualisation de l'enseignement est ainsi favorable à la libération de l'enfant puisqu'elle limite l'intervention du maître.

Mais si l'individualisation de l'enseignement est favorable à la libération de l'enfant, parce qu'elle lui permet d'acquérir le savoir, et en particulier les techniques (lecture, écriture, calcul), en marchant à son pas ; il n'en faudrait pas croire que les travaux individuels sont seuls favorables à nette libération, ce serait oublier l'importance du milieu pour la formation de la personnalité. Actuellement les pédagogues novateurs s'efforcent de remplacer la concurrence (compositions, etc.) par la coopération ; de là, des travaux collectifs dont le but est fixé le plus souvent par les adultes en coopération avec les enfants, mais parfois par les enfants eux-mêmes.

En résumé, on s'efforce : 1° de limiter les travaux imposés grâce à un meilleur choix et à une meilleure gradation du contenu des programmes ; 2° de motiver tous les travaux scolaires ; 3° de tayloriser l'enseignement pour valoriser l'éducation en accordant une plus large place aux activités spontanées et aux travaux libres (individuels on collectifs) : 4° d'accorder le maximum de liberté possible dans l'exécution des travaux imposés ; 5° de faire place aux travaux collectifs qui permettent à l'initiative des enfants de s'exercer et les prépare à la vie sociale.

Il faut convenir que nous sommes encore loin d'avoir atteint tous ces buts.

Ceci ne sera d'ailleurs possible qu’à la condition de se préoccuper également du problème du choix et de la formation des maîtres. Tous les individus, même fort instruits, n'ont pas les aptitudes qui conviennent à la libération de l'enfant. Les meilleurs à cet égard sont les maîtres actifs, qui fournissent ainsi un modèle à l'enfant, et les maîtres intuitifs qui devinent ce qui convient à l'enfant et savent user de la suggestion plutôt que de l'ordre ou de la défense. L'aptitude du maître peut aussi être perfectionnée, non pas seulement par les connaissances qu'il acquiert pour se rendre de plus en plus capable de remplir son rôle de guide, mais aussi par l'observation des modèles. Il serait désirable que tous les maîtres, à tour de rôle, pussent aller observer la vie d'une école où les enfants jouissent d'une plus grande liberté, pour se rendre compte, par eux-mêmes des moyens de parvenir à ce résultat.

Enfin, rappelons qu'il reste aussi à se préoccuper de l'éducation des parents et d'une meilleure collaboration de l'école et de la famille.



- E. DELAUNAY