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LIBRE ARBITRE

Par libre arbitre s'entend la liberté du vouloir, c'est-à-dire la décision entre deux possibilités opposées appartenant exclusivement à la volonté de l'individu, sans que, pour rien, puissent influencer sur cette décision la pression du milieu extérieur et la lutte intérieure des divers motifs et mobiles. Malebranche (De la recherche de la vérité, 1712, I, p, 1), définit le libre arbitre : la puissance de vouloir ou de ne pas vouloir, ou bien de vouloir le contraire.

Et Bossuet (Traité du libre arbitre, 1872, C. II) : plus je recherche en moi-même la raison qui me détermine, plus je sens que je n'en ai aucune autre que ma seule volonté ; je sens par là clairement ma liberté, qui consiste uniquement dans un tel choix.

Pour ceux qui admettent le libre arbitre comme possibilité concrète, et ceux qui l'admettent seulement comme possibilité abstraite, c'est-à-dire entre indéterministes et déterministes, la lutte est séculaire. Kant a rompu la traditionnelle conception du libre arbitre (spontanéité absolue, liberté d'indifférence, exception au principe de causalité) en le présentant comme autonomie de la raison de laquelle la volonté dépend. Pour Kant l'autonomie du vouloir est : « cette propriété du vouloir pour lequel il est une loi à lui-même », (Krit. d. Prollt. Vern., 1878, I. S. 8 ; Grundl. Z. Met d. sitt. 1882, p. 67).

Pour l'Ardigò, l'autonomie est spécialisation et indétermination d'action qui rentre dans la loi Universelle de la causalité. L'autonomie du végétal est la vie ; celle de la brute, le cerceau ; de l'homme, l'idée, autonomie maximum, formation naturelle plus complexe qui se superpose aux formations inférieures en les dominant. L'autonomie est libre arbitre : arbitre, en tant que forme spéciale d'activité qu'elle possède en elle-même la raison d'être et qui domine les inférieures ; liberté parce qu'elle n'est pas l'unique possibilité de l’hétéronomie, mais elle est un nombre indéterminé de possibilité (La morale dei positivisti, 1892, pp. 118 et suiv.).

Pour Bergson (Essais sur les données imm. de la conscience, 1904, p. 167), la liberté est le même pouvoir par où le fond individuel et inexprimable de l'être se manifeste et se crée dans ses propres actes, pouvoirs desquels nous avons la conscience comme d'une réalité immédiatement sentie. S'appelle liberté le rapport du moi concret avec l'acte qu'il accomplit et ce rapport est indéfinissable précisément parce que nous sommes libres.

Le déterminisme volontaire, qui n'est qu'une espèce du déterminisme universel, énonce que toutes les actions de l'homme sont déterminées par ses états inférieurs. Les actes volontaires sont déterminés par le pouvoir impulsif et inhibitoire des représentations : le choix dépend de la représentation qui possède une plus grande impulsion. Si l'on pouvait connaître - écrivit Kant ­- toutes les impulsions qui meuvent la volonté d'un homme et prévoir toutes les occasions extérieures qui agiront sur lui, on pourrait calculer la conduite future de cet homme avec la même exactitude que celle avec laquelle on calcule une éclipse solaire ou lunaire.

Il y a diverses formes de déterminisme volontaire : le théologique, l'intellectuel, le sensitif, l'idéaliste.

Selon le déterminisme volontaire théologique nos actions sont un produit de l'action divine, de la prédestination, de la grâce, de la providence. Le prédéterminisme théologique se concilie avec la théorie catholique du libre arbitre dans la doctrine de la science moyenne, doctrine avec laquelle Molinos (et les jésuites en général) soutient que Dieu connaît ce qui est actuel et possible, mais qu'il y a aussi ce qui est conditionnellement possible, c'est-à-dire ce qui est entre la pure possibilité et l'actualité. La connaissance divine de cette troisième catégorie de faits est science moyenne ou conditionnelle. Dieu a prévu les actions humaines de cette troisième espèce (conditionnellement possibles) : malgré cela elles sont libres.

Le déterminisme volontaire intellectuel, dit aussi psychologique, remet l'action déterminative dans l'intelligence, faisant de tout acte la conséquence pure d'un jugement, cependant que le déterminisme sensitif ou sensuel fait des sensations l'unique cause nécessaire des actes, et que le déterminisme idéaliste considère l'idée en soi, absolue, comme la déterminante des actes humains, sans aucun lien avec la réalité matérielle.

Il ne faut pas confondre le déterminisme avec le fatalisme. Ici les événements sont prédéterminés ab œterno d'une manière nécessaire par un agent extérieur, pendant que là la nécessité est immanente et se confond avec la nature même.



- C. BERNERI



LIBRE ARBITRE

De l'examen des croyances et des religions passées et présentes il est facile de dégager que le problème du Libre Arbitre est un de ceux qui furent réellement situés dans leur vrai sens, avec ses deux aspects subjectif et objectif, depuis la plus haute antiquité, par tous ceux qui cherchèrent à s'expliquer le fonctionnement humain. L'homme s'interrogeant constata le libre jeu de sa volonté, le commencement absolu de ses décisions, sa liberté de choix. Mais, d'autre part, il vit qu'objectivement tout était déterminé dans la nature par des causalités inéluctables imposant aux humains des nécessités, des conditions de vie déterminant cette volonté. De là cette antinomie irréductible entre l'affirmation de la liberté de l'âme et les commandements quels qu'ils soient limitant et par conséquent détruisant, cette liberté. De là ce dualisme insoluble entre la liberté de l'être sans cesse affirmée, et toutes les nécessités extérieures, y compris Dieu, heurtant et modifiant la volonté individuelle. Mais si tous les penseurs ont nettement compris les deux aspects de la question et leurs caractères contradictoires on peut dire que tous ont échoué dans leurs tentatives de conciliation de ces deux aspects.

Quelle est la cause de cette impuissance? Elle paraît résider uniquement dans l'emploi de la méthode subjective, la seule usitée jusqu'ici pour étudier la volonté et le choix. Or, la seule investigation possible de nous-mêmes ne s'effectue qu'à l'aide de la conscience, et cette conscience ne paraît être que la faculté de connaître nos pensées et nos vouloirs mais nullement de les former. La conscience ne précède pas les volitions, pas plus que la forme d'un triangle ne précède la formation du triangle ; elle n'apparaît qu'avec chaque manifestation psychique et n'indique qu'un état de fait. Elle n'est qu'un résultat du fonctionnement physiologique mais ne nous renseigne en rien sur ce fonctionnement lui-même et nous n'avons aucune connaissance subjective du jeu même de nos cellules. La conscience n'apparaît que comme une lumière éclairant notre personnalité intérieure formée d'innombrables souvenirs, de désirs, de besoins physiologiques, de tendances, d'aspirations multiples, etc. Jamais l'analyse subjective ne nous révèlera l'origine des vouloirs parce qu'en dernière analyse nous ne trouvons plus d'autres motifs déterminants qu'une pure faculté de choix, déterminée par une soi-disant pure raison soustraite à toutes influences extérieures connues directement par la conscience. C'est à cette ignorance des causes physiologiques déterminant nos vouloirs qu'est dû le concept du libre arbitre.

De nombreux psychologues modernes ont essayé de rajeunir le concept de la liberté et du libre arbitre, entres autres William James, Pierre Janet, Fouillée, Bergson.

Pour William James la conscience n'est pas impuissante, elle est créatrice ; car, tandis que l'acte réflexe et instinctif est inconscient, l'acte volontaire n'est accompli qu'après une représentation consciente de cet acte et un jugement décidant de sa convenance au but recherché.

Pierre Janet, après de longues expériences sur les diverses altérations de la personnalité, conclut à la liberté de l'homme par le fait que, si les mouvements sont déterminés par des images sensorielles, l'acte volontaire, et principalement l'acte génial, n'est ni donné, ni contenu dans les sensations reçues ; que le jugement est quelque chose d'absolument nouveau, une création, un phénomène mécanique (sensations) et que par rapport à eux il est indéterminé et libre. Il n'y a rien de plus libre, dit-il, que ce qui est imprévisible et incompréhensible pour nous.

Fouillée, plutôt adversaire du libre arbitre, ne conclut point pour la liberté, mais introduit dans le déterminisme humain l'influence de l'idée de liberté ; car, dit-il, les idées sont des forces et l'idée de liberté est une idée force nous orientant vers la liberté idéale

Enfin Bergson pense que les causalités extérieures se produisant dans un milieu homogène peuvent se reproduire et se formuler par une loi, tandis que les faits psychiques ne se présentant qu’une fois à la conscience et ne reparaissant plus, échappent aux phénomènes de causalités.

Toutes ces raisons prennent leur source dans la métaphysique mais non dans l'observation des faits. En effet, tout jugement quel qu'il soit ne peut établir un rapport de convenance qu'après expérience ; et le rapport des choses entre elles, qui n'est que l'ordre logique des faits, ou enchaînement de causalités est tout ce qu'il y a de plus déterminé. S'il n'en était ainsi, rien ne serait intelligible dans l'univers et les plus profonds penseurs devraient s'abstenir d'écrire et de penser puisque cela n'aurait aucun sens pour autrui. L'observation nous montre que l'objectif précède le subjectif ; que l'enfant ignore tout des causalités extérieures ; qu'il apprend lentement le fonctionnement universel et que son jugement est l'expression même de sa compréhension du déterminisme objectif. En fait rien n'est plus éloigné du caprice, de l'incertain, de la fantaisie, du bon plaisir, de l’imprévu qu'un raisonnement rigoureux, un jugement bien établi ; telles les démonstrations géométriques.

L'imprévisibilité, pas plus que la variabilité ne détruisent le déterminisme humain ; elles ne font que révéler notre ignorance. Aucun mathématicien de génie ne peut prévoir à l'avance le parcours apparemment capricieux de la foudre. D'autre part la variation individuelle démontre l'instabilité du moi et le déterminisme inévitable des humains les acheminant inexorablement vers la mort, malgré leur désir de vie. D'ailleurs l'évolution du moi, depuis l'enfance jusqu'à l'extrême vieillesse, s'effectue suivant des normes rendant possibles une vie sociale et une certaine prévision de l'activité humaine, base de toutes sociétés,

En réalité un être ne pourrait être libre qu'à la condition qu'aucune cause passée, présente ou future ne le modifie en rien ; que son moi soit en dehors de toutes influences, pressions, contraintes, menaces, promesses ou déterminations de quelque nature que ce soit. Ce concept métaphysique est en contradiction avec toutes les données de l'expérience. Que la prévision exacte des pensées et gestes d'un humain soit impossible cela n'enlève rien au déterminisme de ses actes c'est-à-dire qu'il agit toujours en vertu d'un motif, lequel est inclus dans tous les phénomènes biologiques, lesquels, à leur tour, sont déterminés par de multiples lois mécaniques que le savoir humain essaie de découvrir tous les jours.

La méthode objective basée sur l'examen de la vie même et sur d'innombrables expériences démontre la détermination rigoureuse des phénomènes vitaux. Parmi les multiples études effectuées dans ce domaine la phylogénie, l'autogénie, la biologie et la pathologie éclairent suffisamment les faits pour en comprendre le développement. La phylogénie étudie l'évolution progressive des êtres depuis les formes les plus imparfaites se confondant presque avec le règne minéral, jusqu'aux derniers mammifères et constate les déterminations physico-chimiques (tropisme) des premiers ; l'évolution progressive et prodigieuse des organismes et des organes, surtout du système nerveux, parallèlement au développement de l'intelligence et la complication des actes volontaires. L'autogénie suit l'être depuis l'œuf fécondé jusqu'à son complet épanouissement. Là aussi il est facile de constater que la physicochimie détermine les premières manifestations vitales, presque identiques chez tous les animaux, surtout les vertébrés. Dans l'espèce humaine le nouveau-né et le jeune enfant démontrent par leur vie animale, réflexe et instinctive l'absence des vouloirs raisonnés et conscients. Le moi se forme lentement sous l'influence des phénomènes extérieurs, enrichissant la mémoire de faits perçus dans l'espace et dans le temps. La biologie nous montre le phénomène vital étroitement lié à la physicochimie, obéissant à des lois d'accroissement, d'assimilation, d'élimination, d'équilibre, d'imitation, d'habitude, d'hérédité, d'éducation, etc. L'être vivant paraît être un accumulateur et un transformateur chimique d'énergie puisqu'il est entièrement formé de substance et d'énergie qu'il conquiert dans le milieu. La vie ne peut se passer d'oxygène, de carbone, d'azote, etc., et la physiologie agrandit chaque jour ses investigations sur le fonctionnement physiologique des organes. Mais c'est surtout la pathologie mentale qui révèle quelques-uns des secrets de notre moi. Les maladies de la mémoire, de la volonté, de la personnalité observées par de nombreux psychiatres démontrent le rôle secondaire de la conscience. Les malades suggestionnés pendant leur sommeil somnambulique croient faire à leur réveil ce qu'ils veulent consciemment et n'ont aucune connaissance de l'origine réelle et objective de leurs volitions, ni de la multiplicité de leur moi. La volonté est impuissante devant la perte progressive de la mémoire, les changements, les désagrégations de la personnalité et cela démontre suffisamment l'erreur du libre arbitre,

Même pour un être sain, il est absolument impossible de penser et d'improviser un discours de mille mots et de vouloir ensuite le répéter textuellement sans se tromper. Une volonté qui ne peut vouloir cela n'est point omnipotente et ne fait point ce qu'elle veut.

La volonté n'apparaît donc point comme un principe unique dirigeant l'individu mais plutôt comme une synthèse de toute son activité cérébrale physiologique, et la conscience comme la connaissance de certains seulement de ces processus mentaux.

Les conséquences sociales de l'absence du libre arbitre sont considérables et permettent tous les espoirs en justifiant les efforts de tous ceux qui œuvrent pour l'amélioration des humains. Comment en effet concevoir une transformation individuelle et sociale si les processus de causalités sont inapplicables aux hommes? Si leurs gestes, leurs actions sont indéterminés, imprévisibles? Non seulement le libre arbitre détruit les possibilités de déterminations, de modification et d'amélioration mais encore il détruit toute coordination, entente, convention, et partant toutes sociétés, puisqu'il n'y a plus de nécessités, ni de causes déterminant obligatoirement les hommes selon un ordre logique des faits s'enchaînant dans l'espace et dans le temps. Le libre arbitre supprime également toute responsabilité et l'utilité de toute critique, de tout effort éducatif, car toute critique n'est formulée que pour influencer et modifier autrui ; ce qui a un caractère nettement déterministe. Critiquer serait d'ailleurs une contradiction, car on ne peut vouloir déterminer quelqu'un et affirmer qu'il est indéterminé.

L'étude de la vie permet d'ignorer ces contradictions métaphysiques. Les hommes étant déterminés nous pouvons construire une meilleure société en réalisant les conditions nécessaires à son avènement. La vie ne se manifeste point dans l'incohérence, mais elle n'est possible qu'en accord avec les phénomènes objectifs et elle dépend comme eux de l'ordre et de la succession des choses dans l'univers. Savoir comment on est déterminé c'est mettre en soi un grand nombre d'éléments de détermination, lesquels s'équilibreront avec les lois naturelles et les nécessités objectives, en nous permettant de vivre et de durer.

Quant à la responsabilité elle ne peut s'entendre que comme recherche et évaluation des causes déterminantes possédées par l'homme, non pour le récompenser ou le punir, mais pour situer exactement sa valeur sociale et préciser les modifications subjectives à effectuer pour améliorer le présent et l'avenir. Etablir les responsabilités ce n'est donc pas reprocher un acte à quelqu'un, c'est reconnaître simplement quelles ont été les causes qui l'ont déterminé à agir, de manière à faire entrer l'expérience passée dans le déterminisme à venir, ce qui doit le modifier dans le sens d'une meilleure adaptation et de son intérêt vital.

Quant aux erreurs et méfaits occasionnés par l’individu, le milieu social en est entièrement responsable puisqu'il a précédé et formé cet individu. On ne saurait donc lui reprocher d'être ce qu'il est. Tout au plus doit-on chercher à le modifier dans un sens fraternel et harmonieux.

Remarquons enfin que suivre son bon plaisir ou suivre aveuglément son déterminisme signifie exactement la même chose, puisque le bon plaisir est lui-même déterminé par l'hérédité et l'éducation. C'est pourquoi la réalisation de l'harmonie individuelle et sociale ne peut aucunement se baser sur la fantaisie libre arbitriste, ou le déterminisme du dément, mais sur les lois biologiques déterminant cette harmonie, lesquelles ne peuvent être établies que par la raison basée sur l'expérience et l'observation.



- IXIGREC



LIBRE ARBITRE

Le problème du libre arbitre (ou de franc arbitre) est l'un des plus importants dans le domaine des sciences humanitaires : de la philosophie générale, de la métaphysique, de la morale, de là jurisprudence, de la psychologie, de la sociologie. Il est, en outre, étroitement lié aux problèmes de la croyance et de la religion. Il joue, enfin, un assez grand rôle dans certaines manifestations de la vie de tous les jours : action éducatrice, réaction contre la criminalité, activité sociale, etc.

A certains points de vue, son importance est capitale. On pourrait dire qu'il se trouve au centre ou, au moins, au carrefour décisif de tous les problèmes ayant trait à l'existence, à l'évolution ou à l'activité humaines. Il n'est pas ici une seule question plus ou moins considérable et vaste qui ne dépende, dans telle ou telle mesure, de la solution - intime et instinctive ou théorique et motivée - de celle du libre arbitre.

Cependant, c'est un des problèmes les plus obscurs, les plus difficiles, compliqués, embrouillés. On est loin d'avoir trouvé sa solution définitive. Pis encore : son interprétation même, la façon de la formuler ne sont point nettes ni uniformes.

Ne pouvant pas nous occuper, dans un bref article de dictionnaire, de tous les aspects de la question en détail, - ce qui exigerait un ouvrage spécial -, nous nous bornerons à exposer ici l'essentiel de la controverse, en tenant compte de la perspective historique.

Dans sa forme primitive, élémentaire, brutale, le problème du libre arbitre se pose comme suit :

L'homme a la sensation intime de pouvoir opter librement pour telle ou telle action, prendre tel parti plutôt que tel autre. Il a la conscience immédiate du libre choix. Sa volonté parait être indépendante dans ses fonctions ; elle semble avoir la puissance de choisir, de se déterminer, d'être juge suprême des actes de son porteur. (Ce ne sont que les passions violentes et les actes inconscients qui lui échapperaient).

S'il en est ainsi, si cette liberté de la volonté n'est pas une simple illusion, alors les actes humains ne sont nullement déterminés à l'avance, c'est-à dire, ils se trouvent en dehors de toute causalité.

Mais, d'autre part, l'homme, avec sa volonté et ses actes, est soumis aux lois générales de la nature, à la causalité universelle ainsi qu'aux conditions, aux lois et aux influences de son hérédité, de sa constitution anatomique et physiologique, de l'ambiance sociale, du milieu, de l'entourage, du passé historique, du niveau de culture, etc., etc... qui, dans leur ensemble, déterminent en dernier lieu et à l'avance, le caractère, le tempérament, toute la psychologie et, par conséquent, le fonctionnement de la volonté et les actes mêmes de tout être humain. Nul ne pourrait y échapper. Nul ne pourrait se placer, ou placer sa volonté en marge de toutes ces déterminantes, de la causalité naturelle générale qui ne peut pas être rompue.

S'il en est ainsi, alors la liberté de notre volonté n’est qu'une illusion explicable par l'ignorance de toutes les causes qui mènent nécessairement, fatalement à tel ou tel acte de volonté. Dans ce cas, toute décision, toute action humaines seraient absolument déterminées à l'avance par une suite de causes étroitement enchaînées, irrésistibles, et le libre arbitre n'existerait pas.

Si la pensée humaine s'en tenait opiniâtrement, dans cette controverse brutale, à l'un de ces deux pôles extrêmes du problème : arbitre libre (ou indéterminisme) absolu - ou bien déterminisme absolu, alors le problème serait insoluble.

En effet :

1° L'argumentation détaillée de chacune des deux thèses paraît à peu près également solide. Ici et là, on trouve des arguments irréfutables ;

2° En se tenant aux extrémités, les deux thèses s'excluent mutuellement, sont irréconciliables ;

3° L'adoption intégrale de l'une d’elles mène, cependant, à une absurdité éclatante.

Cette situation des choses prédispose déjà elle-même à l'abandon des extrémités et à la recherche de leur réconciliation possible devant se rapprocher plus ou moins de la réalité, de la vérité.

Comment donc ce problème fut-il traité à travers les siècles? Quelle est sa situation actuelle ?

Remarquons, tout d'abord, qu'il fut l'objet des études approfondies d'un très grand nombre de penseurs et d'érudits dans toutes les branches des sciences humanitaires et de l'activité humaines. Cela se comprend aisément. Il est facile de voir, en effet, que là solution d'une quantité de questions, non seulement purement philosophiques, mais aussi psychologiques, morales, juridiques, pédagogiques, sociales et autres, - questions ayant souvent une importance pratique immédiate -, dépend de la solution du problème traité. Habituellement, on ne s'en rend pas compte, car on s'intéresse peu, dans la vie quotidienne, aux sciences ou à la pensée philosophique. On se contente d’avoir la conscience intuitive de pouvoir, vouloir et choisir librement (à part les cas d'irresponsabilité), et on s'y base. Et puis, il est bien connu qu'on a l'habitude d'accepter docilement, sans réfléchir, de façon trop simpliste, les faits, institutions, coutumes, lois, tels qu'ils se présentent. Mais aussitôt qu'on se donne la peine de regarder les choses de plus près, de les approfondir quelque peu, on voit bien que telle ou telle question est beaucoup plus compliquée, et que sa solution véritable gît dans celle du problème d'arbitre libre.

Si, par exemple, tous mes actes étaient absolument prédéterminés par des forces et motifs se trouvant en dehors de moi-même, si ma liberté de choix n'était qu'une illusion, alors ma responsabilité morale, juridique, sociale, tomberait à zéro ; car je ne serais au fond, dans ce cas, qu'un instrument aveugle des éléments que je ne pourrais même pas connaître

Si, au contraire, ma volonté avait la puissance absolue de s'élever au-dessus de toute causalité, si mon choix était absolument libre, alors ma responsabilité personnelle serait aussi absolue, entière, illimitée.

Si, enfin, ma volonté était relativement et partiellement indépendante ; si mes actes n'étaient prédéterminés qu'en partie ; si mon choix était, ne serait-ce que relativement libre, dans ce cas ma volonté, mon choix, tout mon « moi » et ma responsabilité personnelle seraient engagés aussi partiellement, relativement : notamment, dans la mesure de ma liberté de vouloir, de choisir, d'agir. Il faudrait donc, dans ce cas, analyser et établir, autant que possible, cette mesure : la proportion de ma responsabilité réelle.

On voit ainsi que l'un des problèmes les plus graves de la vie sociale de l'homme, celui de sa responsabilité morale ou autre envers ses semblables, est étroitement lié au problème de l'arbitre libre. On voit aussi que la solution plus ou moins juste du problème de la responsabilité est extrêmement délicate et compliquée sinon impossible.

Le problème de l'efficacité de l'éducation, par exemple, ainsi que le choix des méthodes éducatives, dépendent beaucoup de la façon de concevoir la question du libre arbitre.

Il en est de même avec plusieurs autres problèmes. Les philosophes les plus anciens connaissaient déjà la controverse traitée et s'en occupaient. Nous trouvons surtout son analyse assez approfondie, bien qu'un peu naïve, chez plusieurs philosophes de l'antiquité, tels que : Socrate (468-400 av. J.-C.), Platon (429-347 av. J.-C.), Aristote (384-322 av. J.-C.), Epicure (341·270 av. J.-c.), Carnéade (219-126 av. J.-C.). Les penseurs antiques penchaient vers la reconnaissance du libre arbitre absolu. L'idée de la causalité naturelle, telle que nous la concevons aujourd'hui, leur était encore étrangère et ne les gênait pas beaucoup.

La philosophie scolastique du Moyen-âge s'occupe aussi du problème. En conformité avec le caractère général de l'époque, elle se confond avec la pensée religieuse. Car la religion, de même que plus tard la science laïque, s'est trouvée en face des contradictions et difficultés logiques analogues, avec cette différence qu'il s'agissait pour elle non pas de la prédétermination naturelle, mais de la prédestination et de la prescience de Dieu. En effet, si le libre arbitre existe, que reste-t-il de la prédestination divine? Si, au contraire, le libre arbitre n'existe pas et que tout est prédestiné, comment expliquer alors 1'apparition du mal, puisque Dieu est bon, et le monde l'œuvre de sa bonté infinie? La pensée théologique moyenâgeuse et postérieure (Erigène, env. 830-880 ; Abélard, 1079-1142) ; Thomas d'Aquin, 1226-1274 ; Bacon, 1214-1294 ; Bossuet, 1627-1704, et autres) déploya pas mal d'énergie pour atténuer la contradiction flagrante et trouver un élément de réconciliation entre les deux points extrêmes. Cet élément fut trouvé tant bien que mal. Il constitue un des dogmes fondamentaux de la théologie chrétienne, en vigueur jusqu'à nos jours. La prédestination existe. Mais le libre arbitre existe aussi, le bon Dieu ayant doté l'homme d'une liberté relative de volonté, de choix et d'action, sous condition toutefois d'obéissance à certains préceptes du Père-Créateur. Or, l'homme désobéit, c'est-à-dire, son libre arbitre, qui ne devait se mouvoir que dans le sens du bien, se détacha de l'élément divin ; la possibilité du mal, l'apparition du mal en fut le résultat. Cette formule donnait, il est vrai, aux dominateurs de tous temps et de toute marque, religieux ou non, la faculté de persécuter, de torturer, d'exterminer les hérétiques et les « mauvais sujets », détachés de Dieu et du bien, engagés irrévocablement sur le chemin du mal. Mais déjà Bossuet dut avouer dans son « Traité du libre arbitre » qu'on n'aperçoit pas bien le lien qui doit unir les deux bouts désunis : la prédestination divine et la liberté humaine.

En ce qui concerne la pensée et la science laïques dans leur essor des temps nouveaux, leurs représentants - les philosophes et les savants des siècles derniers - se divisèrent, tout d'abord, et pour une assez longue durée, en deux camps diamétralement opposés : celui des partisans du libre arbitre ou « indéterministes », et celui des « déterministes » irréconciliables. Mais avec le développement des sciences et l'accumulation de l'expérience, le problème du libre arbitre abandonna les hauteurs de la pure philosophie spéculative. Il devint l’objet des études très variées et plus concrètes des psychologues, des moralistes, des juristes, etc. Les résultats obtenus, les données acquises permirent, depuis quelques dizaines d'années déjà, de rechercher la conciliation possible des deux thèses opposées. Ces recherches aboutirent à des conclusions intéressantes.

Généralement, il est admis par la science moderne que : 1° l'homme comme tel, avec sa volonté, avec son « caractère », avec sa personnalité tout entière, est un chaînon autonome dans la chaîne causale aboutissant à tel ou tel autre acte humain ; et 2° bien que la personnalité humaine, qui devient ainsi l'une des déterminantes libres de l'action, soit elle-même déterminée par de nombreuses influences, - la personnalité, c'est précisément l'homme lui-même - ; il ne peut, évidemment, s'agir que de sa dépendance (ou indépendance) de quelque chose d'autre que lui-même ; il serait un non-sens, de s'occuper de son indépendance de lui-même ; donc, si l'homme est un chaînon autonome dans la suite des motifs déterminant l'acte, alors son sentiment de liberté n'est nullement une illusion. On admet donc, de cette façon l'existence d'une causalité psychique spécifique qui introduit dans la chaîne des causes générales un anneau « sui generis », un facteur indépendant, dans une certaine mesure.

Mais cette constatation est encore loin de pouvoir éliminer toutes les difficultés du problème et amener sa solution définitive. On pourrait, en effet, y faire cette objection : l'homme ne saurait être effectivement libre que s’il avait la puissance de surmonter, de rompre, quant à son existence ici-bas, au moins dans une certaine mesure, la fatalité, la causalité psychique elle-même, déterminée, elle, par des forces et facteurs en dehors de sa volonté. Cette dernière n'est, non plus, qu'un produit de ces forces fatales, bien que l'homme ne s'en aperçoive pas. En réalité, il n'est donc pas libre. Sa liberté n'est, au fond, qu'une illusion, car il ne crée pas sa volonté, et sa volonté ne crée rien. En admettant même la causalité psychique autonome (ce qui n'est pas encore absolument démontré ni accepté par tous), on ne saurait considérer l'homme comme effectivement libre qu'à condition qu'il puisse créer de nouvelles valeurs psychiques qui l'auraient élevé au-dessus de ses qualités fatales. Ce n'est qu'alors qu'on pourrait vraiment parler de son libre arbitre et de sa responsabilité, Or, cette puissance créatrice, est-elle possible chez l'homme?

C'est ainsi que l'on s'approche d'un nouveau problème, infiniment intéressant et d'une importance vraiment primordiale pour toutes les questions concernant l'homme. C'est le problème de la création, de la capacité créatrice chez l'homme, de l'énergie créatrice en général, de son essence et de son rôle dans l'évolution générale et humaine.

C'est là la véritable clef de toute la question.

Or, c'est un problème qui, non seulement n'est pas encore résolu, mais n'est même pas encore dûment posé scientifiquement.

Ainsi surgit une nouvelle difficulté théorique considérable, sans parler d'une quantité de difficultés pratiques déjà signalées : celle, par exemple, d'établir la proportion exacte où l'homme pourrait porter une juste responsabilité vis-à-vis de ses semblables.

En tout cas, l'aspect théorique moderne du problème du libre arbitre n'est plus ni religieux, ni celui, purement métaphysique, de savoir si c'est le libre arbitre absolu ou la prédétermination absolue qui dirige la conduite des hommes ; c'est bien celui, plus scientifique, d'établir en quel sens et dans quelle mesure les actes humains peuvent être reconnus libres malgré l'existence d'une certaine causalité fatale par rapport à sa conduite.

Et quant à la vie pratique (qui, souvent, devance les recherches et les résultats théoriques), elle se meut, depuis assez longtemps déjà, dans le même sens que celui pris actuellement par le problème abstrait du libre arbitre. Dans le domaine de la vie normale ainsi que dans celui du droit ou de l'éducation, on s'efforce de trouver la mesure dans laquelle la volonté, la responsabilité, l'influence de l'homme seraient engagées.

Naturellement, tous ces efforts, rendus difficiles par l'état actuel, toujours assez primitif, des sciences humanitaires, enrayés et défigurés, de plus, par la monstrueuse organisation sociale moderne, sont aujourd'hui encore maladroits, peu efficaces, parfois déplacés. Mais en comparaison avec les siècles lointains, c'est au progrès. Le chemin est bon. Il ne reste qu'à le déblayer de toutes sortes d'obstacles et à le poursuivre activement.

Remarquons pour conclure que la voie sur laquelle le problème du libre arbitre semble s'engager actuellement et définitivement, nous parait être, non seulement la voie juste, menant vers le résultat définitif, mais aussi celle qui doit intéresser tout particulièrement les anarchistes. Car ce sont eux qui s'intéressent le plus aux questions de l'énergie créatrice. C'est précisément, la notion de la puissance créatrice de l'homme : des masses, des groupements, des individus, qui se trouve au centre de leur conception, qui en est l'âme même. Et c'est, peut-être, à la pensée anarchiste qu'appartiendra un jour le mérite d'avoir éclairé le mystère et trouvé ainsi la clef de tant de problèmes passionnants.



- VOLINE

NOTA. – 1° La littérature se rapportant au problème du libre arbitre est, depuis plus d'un siècle, tellement abondante et, surtout, dispersée à travers toutes les branches des sciences humanitaires, qu'il est impossible de la désigner ici utilement. Celui qui voudrait élargir et approfondir ses connaissances dans ce domaine, n'aurait qu'à consulter les divers traités de philosophie, de physiologie, ainsi que plusieurs œuvres de moralistes, de juristes, etc... se rapportant au sujet traité ; 2° Voir aussi les mots : Déterminisme, Fatalisme, Liberté, Volonté, et les ouvrages qui y sont désignés.