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LIBRE-ECHANGE

Pour définir le libre-échange on ne peut mieux faire que se référer aux paroles que prononçait à la Conférence internationale de Londres, en 1920, le président de la Ligue qui s'est vouée à sa propagation. Yves Guyot disait alors :

« Qu'est-ce que le libre-échange? C'est la non-intervention de l'Etat dans les contrats d'échange, à l'intérieur et à l'extérieur, entre particuliers : c'est la liberté et la sécurité des contrats privés.

Qu'est-ce que le protectionnisme? C'est la substitution, dans la direction des échanges, de la volonté des gouvernants à la volonté des particuliers. L'impérialisme économique est le protectionnisme agressif ».

Après ces précisions, notre choix pourrait-il rester un instant douteux? Devons-nous tolérer les restrictions que le protectionnisme prétend imposer à la liberté des contractants, les entraves que mettent les Etats à la circulation des produits? Que sert de parquer ces paisibles brebis qui circulent à leur guise, se répartissant fraternellement le pâturage? Renversons bien vite ces barrières. Aussitôt, grande liesse au camp des loups. Les rétablir? C'est donner toutes facilités au maître pour tondre le troupeau ou le conduire à l'abattoir. Or loups et bouchers foisonnent dans notre société. Avant de nous prononcer, il convient donc d'y regarder de près.

Nous n'avons pas à envisager ici les transactions bénévoles, manifestations de générosité, non susceptibles de mesure, mais les échanges effectués sur les marchés nationaux et internationaux dans lesquels entre en jeu l’équivalence des services échangés ou des matières qui les représentent (nous n'insisterons pas sur la notion de valeur ; l'adjonction du terme « service » est d'ailleurs une indication du sens que nous lui attribuons). De plus nous resterons dans le plan de la société actuelle, les remarques que nous ferons ayant simplement pour but de mettre en lumière des principes applicables à une société plus parfaite. Examinons donc les arguments que l'on peut apporter pour ou contre ce que les économistes appellent la liberté des échanges, pour ou contre le laisser-faire, laissez-passer.

La jouissance de la liberté dépend, à la fois, de la position relative des échangeurs et de la possibilité d'établir des rapports exacts entre la nature et la quantité des marchandises livrées. Sur les marchés mondiaux, les échangeurs sont-ils placés sur un pied d'égalité, toute contrainte ouverte ou masquée est-elle éliminée, aucune méprise n'est-elle possible sur la valeur incorporée aux denrées offertes? Non certes! D'abord, les nations, pas plus que les individus, ne sont d'égale force. Si l'on a pu (bien à tort d'ailleurs) alléguer que la loi des grands nombres établissait un certain équilibre entre les prétentions d'une multitude d'individus, l'assertion est manifestement inexacte lorsqu'il s'agit des nations. Leur nombre est limité, leur superficie très inégale et, eu égard à la complexité de la vie moderne, peu d'entre elles peuvent se suffire à elles-mêmes. Tandis que grâce à l'étendue, aux contrastes et aux ressources de leurs domaines, certaines peuvent, à la rigueur, s'enfermer dans leurs frontières, la majorité est dans la dépendance des plus favorisées. Sans doute elles peuvent constituer une union douanière assez vaste pour se libérer de l'emprise des monopoles. Mais s'engager dans cette voie c'est se résigner à une phase préalable de restriction des échanges, circonscrits au sein de trois ou quatre grands groupements, vivant à l'écart les uns des autres, bientôt hostiles - Etats-Unis d'Europe contre Etats-Unis d'Amérique. Le défaut d'équilibre entre les Etats est un empêchement à la liberté des échanges.

Considérons la valeur des objets échangés, La plupart d'entre eux ont employé, au cours de leur fabrication, à la fois du travail humain et de l'énergie issue des forces naturelles et cela dans des proportions dépendant des climats, de la configuration du sol, de sa richesse en matières premières et en puissance motrice. Si le producteur étranger ne prétendait qu'à la rémunération de sa propre peine, sans faire état d'un travail qu'il n'a pas fourni, la justice serait aisément satisfaite ; la cession gratuite de ce que la nature a donné gratuitement compenserait l'infériorité de celui que le sort a desservi et les services étant simplement payés de services égaux, l'échange serait effectivement libre. Mais les choses ne se passent pas ainsi. Le spéculateur, abusant de ses avantages, cherche à tirer de sa marchandise le profit maximum. Il réclame de son partenaire un prix aussi proche qu'il se peut du prix de revient au lieu d'importation, retenu seulement par deux considérations : ne pas décourager l'acheteur éventuel, ne pas constituer de stocks trop importants qui déprécieraient son avoir dans son propre pays. En un mot, en abusant de facilités de production dont il n'est pas l'auteur, le trafiquant étranger, contre ce qui représente deux unités de travail, en exigera trois ou davantage au lieu de livraison.

Un pays d'antique civilisation produit, par exemple, du blé à 120 fr. l'hectolitre, tandis qu'un pays neuf, dont le sol n'a pas été épuisé, ou encore présente assez de disponibilités pour une culture extensive, peut le livrer à 100 francs. Les négociants de ce dernier ne demanderont pas les 100 francs qui rémunéreraient leur travail, mais 114 francs, 115 francs, chose facilitée, à notre époque par les cartels qui suspendent l'effet de la concurrence.

Cela est précisément, réplique-t-on, un des bienfaits du libre-échange. Le pays mal placé n'a qu'à abandonner une production pour laquelle il n'est pas fait et à en entreprendre quelque autre qui lui permettra de dominer, à son tour l'adversaire. Renonciation équivaut à asservissement s'il s'agit d'une denrée de première nécessité. En outre, des populations entières ne peuvent s'outiller du jour au lendemain pour de nouveaux travaux ; le retour à l'équilibre économique causera maintes souffrances. Au surplus, les richesses du sol ne sont pas inépuisables en une contrée, la primauté passe de l'une à l'autre, les forces naturelles sont souvent sujettes à des variations périodiques ; la nécessité de revenir aux industries délaissées peut un jour se faire sentir. Quelle peine pour équiper à nouveau les métiers abandonnés, pour réadapter la main-d’œuvre ! Un droit d'entrée de 20 francs dans le cas que nous avons supposé, éviterait ces conséquences funestes, garantirait le maintien d'une culture essentielle et limiterait le tribut que veut lever sur les travailleurs le producteur-importateur plus favorisé.

Il faut remarquer encore que si l'activité productrice d'un pays se spécialise trop étroitement, son niveau intellectuel et moral sera déprimé. Il en est des peuples comme des individus, ils déclinent si certaines fonctions sont développées au détriment des autres.

Les inégalités naturelles ne sont pas les seules en cause. Il en est d'autres qui rendent difficile jusqu'à la constitution des Unions douanières. Tous les pays, en raison de leur passé diffèrent, ne supportent pas les mêmes charges budgétaires : la différence des prélèvements opérés sur le fruit du travail influe sur les prix. Un produit affiché chez nous 15 francs contiendra 10 francs de travail et 5 francs d’impôts. Un voisin plus heureux, grevé seulement de 2 francs pourra offrir le même produit, à 12 francs, il nous dépossèdera d'une industrie et nous éliminera des marchés extérieurs. L'industriel capitaliste voudra se tirer d'affaire par une exploitation plus intensive de la main-d’œuvre, à moins que l'Etat, animé d'impérialisme économique, ne pratique le dumping, c'est-à­ dire ne restitue au fabricant sous forme de prime à l'exportation, les 3 francs afférents à la différence des impôts. Mais comme, l'Etat vit en parasite, c'est sur la généralité des consommateurs nationaux qu'il récupérera cette prime.

Proudhon a fait justement remarquer qu'en France, l'abolition des douanes intérieures n'avait été réalisée qu'après que la Révolution eut unifié les charges fiscales. Certes il subsistait à l'intérieur des disparités naturelles mais on s'efforçait d'y remédier par divers moyens, classification des terres en vue de l'impôt foncier diminution des frais de transport en raison des distances... etc. Avant de jeter bas les barrières entre les nations des révolutions sont nécessaires.

Pour un pays qui n'est pas principalement adonné au commerce, qui ne joue pas, comme l’Angleterre, il ya peu d'années encore, le rôle de commissionnaire des peuples, le fait de trop recourir à l'importation pour la satisfaction de ses besoins, quelque soit 1’avantage momentané qu'il y trouve, expose à un grave danger. Les produits s'échangent contre des produits, si la valeur des entrants dépasse celle des sortants on dit que la balance du commerce est défavorable. Lorsque ce fléchissement devient chronique, Proudhon qu'il faut encore citer nous avertit qu'un pays solde ses dettes en se vendant lui-même (c'est aujourd'hui, notre cas). Cela ne nous importerait guère sans doute, si l’acquéreur n'était pas un maître qui, s'il se garde d'anéantir le client débiteur exproprié, ne se fait pas faute de l'exploiter rigoureusement. Comment se défendre contre cette exploitation, quand le spoliateur trouve son point d'appui à l'extérieur? Si la contrée asservie est favorable au tourisme, les hommes s’y transforment en valets, les femmes en courtisanes ; la production des objets de luxe, s'y développe au détriment du nécessaire, l'inégalité y est portée à son comble avec la démoralisation pour conséquence.

* * *

On fait au protectionnisme des objections qui ne sont pas moins fondées.

Aux barrières, l'étranger oppose des barrières. A la prohibition de ses produits fabriqués, il réplique par le refus de ses matières premières et, pour les utiliser, développe chez lui des industries dont le rival vivait ; il le supplante peu à peu sur les marchés mondiaux.

Le protectionnisme se retourne contre celui qui y a recours, il cause le renchérissement de la vie, et, en fin de compte, fermer sa porte aux denrées que d'autres obtiennent avec moins de peine, c'est s'infliger à soi-même une privation inutile. Il n'est pas exact de dire que les droits de douane retombent uniquement sur l'importateur. Reprenons notre exemple du blé (avec les mêmes chiffres fictifs). Si notre production est de 80 millions de quintaux et le supplément importé de 10 millions, en frappant ce dernier d'une taxe. Même de 19 francs, nous percevons 190 millions, que l'Etat s'adjuge d'ailleurs sans que le consommateur en profite. Mais l'apport extérieur devenant moins abondant les 80 millions restants dont le prix eut baissé à 115 francs resteront à 119 ou 120 (ou davantage si les droits d'entrée sont nettement prohibitifs), grevant le consommateur de 320 millions. Encore pourrait-on faire ce sacrifice si le prélèvement revenait bien au véritable travailleur-producteur et rétablissait un équilibre faussé à son détriment dans l'ensemble de l'économie nationale. Mais il n'en est rien ; le relèvement des cours n'enrichit que le propriétaire oisif ou l'agioteur.

On nous dit encore que la protection est obligatoire lorsqu'il faut assurer des débouchés à une industrie naissante, en relever d'autres qui périclitent, empêcher leur émigration là où la main-d’œuvre est à vil prix, qu'on garantit ainsi les travailleurs contre l'avilissement des salaires et le chômage. Cela n'est vrai que dans une faible mesure. D'abord, il s'en faut que toutes les industries nouvelles méritent des encouragements. Pourquoi favoriser celles qui pourvoient au luxe ruineux des classes riches? D'autres encore répondent à des besoins trop peu essentiels pour qu'on les développe inconsidérément ou même qu'on fasse effort pour les maintenir sur son territoire. Nous avons accru hâtivement la superficie de notre vignoble et pour le faire fructifier nous nous privons de l'appoint de nos colonies d'Afrique, tandis que les indigènes qui les peuplent, s'ils ne se résignent pas à une existence misérable, doivent venir concurrencer les nôtres dans nos usines. On voit par là ce qu'il faut penser de la garantie du salaire rémunérateur.

Mais, de tous les reproches que l'on peut faire au protectionnisme, voici le plus sérieux, car il ne repose pas seulement sur des arguments, toujours discutables, mais sur l'observation des faits. Dès qu'un peuple d'ancienne civilisation en arrive à s'enfermer dans un réseau de douanes, les industriels favorisés par des élévations de tarifs perdent tout intérêt à l'amélioration de leur technique et de leur outillage. Patrons et ouvriers se laissent aller à une routine de plus en plus incurable. Si l'on objecte que, grâce à la protection, nos agriculteurs ont pu faire les frais d'un outillage plus parfait, sélectionner leurs semences et ainsi accroître les rendements nous répondrons que ce n'est pas seulement à une mesure, peut-être momentanément justifiée qu'ils ont dû leur relèvement, mais au fait qu'en raison de la répercussion qu'entraîne la hausse de certaines denrées alimentaires, les droits d'entrée n'ont jamais pu être exagérés au point de fermer à l'étranger le marché national et supprimer tout stimulant. Le protectionnisme ne laisse place au progrès que dans la mesure même où il tempère sa rigueur ; aucune nation n'a pu l'appliquer intégralement. Au temps où les corporations se disputaient jalousement leurs monopoles et se défendaient contre toute intrusion, l’évolution industrielle n'a guère été possible que grâce aux faveurs que le pouvoir royal a accordées à des manufactures soustraites à la règle dépressive et grâce à l'appel à des techniciens et ouvriers étrangers.

Il est donc vrai de dire que la protection est l'ennemie du progrès.

Ainsi, ni le laisser-faire-laissez-passer, ni le protectionnisme n'apportent une solution acceptable au problème des échanges mondiaux. L'un et l'autre favorisent tantôt l'une tantôt l'autre des catégories des classes possédantes, toujours au préjudice du producteur laborieux. Au poids des iniquités qui le chargent à l'intérieur du pays ils ajoutent celui des inégalités naturelles ou artificielles que caractérisent les diverses nations. Ce qu'il faut c'est une organisation qui nivelle ces différences.

Cet équilibre on a cherché à le réaliser par deux procédés. Les Etats se sont engagés dans la voie des traités de commerce. Pour chaque catégorie de matières et de produits, besoins, moyens de satisfaction, charges, possibilités de développement sont soigneusement examinés ; il en résulte une tarification qui vise à harmoniser les intérêts des parties contractantes, au lieu de les opposer, à faciliter l'expansion économique de chacune d'elles au lieu de l'entraver. Aux caprices des gouvernements, aux revirements de leur politique se substitue la fixité des conventions commerciales. Mais, à peine ces traités sont-ils conclus que l'âpreté des appétits des gros producteurs de chaque nation les pousse à s'y soustraire par des subterfuges : épizooties supposées, par exemple, suspendant le transport du bétail, spécialisation minutieuse d'un produit restreignant les facilités primitives. La guerre de tarifs reprend, avivée par d'autres gouvernements lésés par l'accord partiel conclu trop souvent à leur détriment. Bientôt elle entraîne des conflits plus redoutables.

Les grands cartels internationaux sont une tentative d'organisation d'une tout autre portée. Se partager à l'amiable les matières premières, se répartir les zones à desservir, contingenter la production pour l'adapter à la demande, tout cela constitue incontestablement une œuvre utile. Malheureusement ce n'est pas l'utilité générale qui est prise en considération mais l'intérêt d'une minorité avide. Néanmoins les résultats obtenus dans le sens de la rationalisation devront être retenus pour être mis au service d'une autre cause.

Tant que les services ne s'échangeront pas uniquement contre des services équivalents, tant que des privilégiés pourront trafiquer des matières et des forces gratuites dont la propriété usurpée donne le pouvoir de frustrer de ses droits le travailleur démuni, la liberté des échanges est un leurre, la protection un danger. Mais, une fois ces conditions remplies, le problème de l'organisation demeure. Fixer les règles qui devront présider à la concession, à l'utilisation, à la répartition des richesses dont le capitalisme monopolise aujourd'hui l'usage, voilà la tâche pressante qui s'impose à nous, car, telle est notre mollesse atavique, que des transformations sociales qui intéressent notre vie matérielle inspireront des craintes à la masse tant que le régime nouveau n'aura pas été, sinon défini avec une précision que les événements rendraient vains, au moins assez nettement esquissé pour incliner les esprits à son acceptation.



- G. GOUJON