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LIVRE

Ce mot vient du latin liber, du nom de l'enveloppe membraneuse de certain roseau sur laquelle on écrivait et qui était le papyrus. Bien avant d'employer le papyrus, on avait écrit sur la pierre, la brique, l'ivoire, le plomb, le bois, particulièrement celui de cèdre que l'amertume de sa substance préserve de la destruction des vers ; ensuite, sur des peaux préparées dont on était arrivé à faire le parchemin, et sur des toiles de lin. Le livre proprement dit a été le recueil des papyrus ou des parchemins qu'on enroulait sur eux-mêmes et qu'on appelait volumes (de valvere, enrouler), puis des feuillets carrés réunis ensemble dans un morceau d'étoffe ou un étui en bois.

Le premier livre de l'homme a été la pierre, avant même qu'il la couvrit d'inscriptions. V. Hugo a écrit : « Depuis l'origine des choses jusqu'au XVème siècle inclusivement, l'architecture est le grand livre de l'humanité, l'expression principale de l'homme à ses divers états de développement, soit comme force, soit comme intelligence ». L'architecture commença cette expression par l'utilisation de la pierre, dont elle fit le premier alphabet, en lui donnant différentes positions, en la groupant de diverses manières. « On retrouve la pierre levée des Celtes dans la Sibérie d'Asie, dans les pampas d'Amérique ». Le menhir, le dolmen, le cromlech, le tumulus, le galgal, sont des mots et des phrases. Les pierres de Karnac sont tout un livre sinon une bibliothèque. Les cathédrales furent la suprême expression de l'écriture architecturale. Celle-ci fut tuée par l'imprimerie au XVème siècle. « Ceci tuera cela » (V. Hugo : Notre Dame de Paris).

Les pierres écrites les plus anciennes qu'on a retrouvées étaient en Iranie. La stèle de Hourin-Cheihk­ Khan, près de Kalman, avait été déjà restaurée il y a 56 siècles. On voit au musée du Louvre l'obélisque du roi Manichtuou sur lequel est gravé un titre de propriété datant de 57 siècles. Sur une autre pierre, le code des lois du roi Hammurabi est vieux de 40 siècles. Les négriers qui exploitent « l'empire colonial » de « l'Europe civilisée » pourraient y apprendre à traiter humainement les esclaves, et les féministes y trouveraient des arguments pour leur propagande. Les stèles quadrilingues de Bisutun, en écriture cunéiforme, qui disent la gloire de Darius, le « roi des rois », ne remontent qu'à 500 ans avant J.-C. et paraissent modernes à côté des milliers de tablettes écrites que les savants ont retrouvées dans les décombres des monuments écroulés et sur lesquelles ils cherchent à démêler les origines de la civilisation des régions du Tigre et de l'Euphrate. On a découvert parmi ces ruines, dans les fouilles de Ninive, une partie de la bibliothèque qu'Assurbanipal constitua sept siècles avant J.-C. d'après les textes akkadiens réunis il y a sept mille ans à la bibliothèque de Nippur.

Les pierres écrites d'Egypte ne sont pas moins nombreuses et importantes pour l'histoire de l'humanité. Tous les monuments, temples et tombeaux, de ce pays constituaient, par leurs inscriptions et leurs peintures, de véritables bibliothèques qui ont été stupidement détruites.

Les manuels scolaires chinois disent que dans la haute antiquité, on écrivait en nouant des cordes. L'écriture idéographique chinoise se modifia avec les matériaux employés et fut plutôt de la peinture sur des fragments de bambou, sur des écorces et des pellicules, sur le papier. Les Chinois employèrent l'imprimerie et le papier bien avant que les Européens les découvrissent. Ils abandonnèrent les caractères mobiles trop peu pratiques au moment où l'Europe les adopta. Depuis le XIIIème siècle, ils usent de la reproduction xylographique. Le résultat en est qu'il n'est pas de pays où il paraisse autant de livres, sur de si bon papier et à meilleur marché qu’en Chine. (A. Ular, Revue Blanche, 1er septembre 1899).

Les runes des peuples nordiques étaient gravées sur la pierre ou le bois, et leurs signes paraissent dérivés d'un ancien alphabet dont on retrouve les traces apportées par les Scandinaves jusqu'en Asie Orientale. Les anciens Mexicains peignaient leurs hiéroglyphes sur les feuilles des « arbres à papier », le maguey ou autres, et les gravaient sur le bois ou la pierre.

La Grèce reçut l'écriture alphabétique des Crétois et des Cadméens. Les Crétois gravaient leurs lois sur des tables de bronze. Les lois romaines des Douze Tables furent écrites sur l'airain. Grecs et Romains écrivirent sur des tablettes de bois, enduites de cire, avec un stylet, puis sur le papyrus au moyen de l'encre. Ils délaissèrent le papyrus pour le parchemin. Les deux prévalurent pour la commodité qu'ils présentaient d'être enroulés en volumes qui tenaient moins de place que les tablettes de métal ou de bois. Les rayons d'une bibliothèque de volumes enroulés présentaient l’aspect de ceux d’une boutique de papiers peints ; une inscription sur la tranche, ou front, indiquait le titre du livre. Déjà, en ce temps-là, les Chinois fabriquaient du papier avec de la soie. Les Arabes en firent avec du coton ; ils en apportèrent la fabrication et l'usage en Espagne, au XIème siècle. Mais l'emploi du papier pour le livre ne fut réellement adopté qu'avec l'imprimerie. (Voir ce mot et aussi Ph. Chasles : Le Moyen Age, l'atelier de Gutenberg).

Le véritable art du livre s'est formé et développé avec l'usage du manuscrit sur papyrus et sur parchemin. Pour les livres sur parchemin, à peu près les seuls qui soient parvenus jusqu' à nous, cet art consistait d’abord dans la préparation des peaux d’animaux. Le mot parchemin vient du nom de Pergame, ville d'Asie Mineure où cette préparation atteignit sa plus glande perfection. Les parchemins étaient de trois couleurs : blancs, jaunes ou pourprés. Leur fabrication ne fut pas toujours assurée selon les besoins qui devinrent considérables en Europe lorsque l'Egypte ne lui fournit plus de papyrus, à partir du VIIème siècle. Le résultat fut désastreux pour les lettres antiques, car on se mit à gratter les anciens manuscrits pour y transcrire les textes nouveaux. Cela explique la rareté des manuscrits antérieurs au VIIème siècle qui subsistent encore. Les manuscrits grattés furent appelés palimpsestes par les Grecs qui, les premiers, se livrèrent à cette détestable besogne. (Voir Vandalisme). Les manuscrits palimpsestes sont reconnaissables à ce qu'ils portent des traces de la première écriture.

L'industrie et la vente du parchemin prirent une très grande extension. Jusqu'au moment où l’imprimerie adopta le papier, la fabrication du parchemin n'arriva pas à satisfaire les besoins. Aussi, était-il cher. L’Université surveillait le commerce de la corporation des parcheminiers qui ne devinrent indépendants qu'en 1545, lorsque le papier commença à concurrencer leur marchandise.

On ne peut préciser l'époque des premiers manuscrits. Il en a été écrit un nombre incalculable pendant des siècles ; il n'en est resté qu'un nombre infime. Le peu de soins qu'on en a encore aujourd'hui, malgré la vénération dont on les entoure, fait qu’ils disparaissent peu à peu, surtout dans des incendies. Il n'y a que quelques mois, le 23 avril 1929, le feu a détruit à la bibliothèque de Dunkerque un manuscrit du Trésor de Brunetto Latini du XIVème siècle, ainsi que plusieurs autres des XVIème et XVIIème siècles. Les odieuses reliques de la guerre et de la puissance criminelle des despotes sont mieux gardées et préservées dans les musées que les trésors de l'art et de la pensée humains. Les vieux manuscrits, qui sont parfois uniques, ne pourraient-ils pas être conservés à l'abri du feu, dans des coffres, comme les titres de propriété du premier « bourgeois » venu?...

Les plus anciens manuscrits encore existants sont des papyrus égyptiens qui ont plus de trois mille ans. Il en reste bien peu de l'antiquité. Leur disparition a eu des causes diverses, mais la guerre a toujours été la principale, guidée par la haine sauvage des sectaires religieux plus acharnés contre la pensée que contre les hommes eux-mêmes. On a conservé de plus nombreux manuscrits du moyen-âge, mais leur nombre est loin de compenser la qualité de pensée des livres anciens à jamais détruits. Ce sont presque tous des ouvrages religieux, des copies des lourds produits de la métaphysique scolastique que les moines répandaient avec autant de zèle qu'ils en avaient mis à détruire la pensée profane. Le travail des manuscrits se fit uniquement dans les couvents jusqu'au jour où des corporations laïques de maîtres-écrivains se formèrent pour les besoins de la nouvelle littérature.

La besogne des copistes des manuscrits se complétait de celle des enlumineurs. Lorsqu'elle était bien exercée, elle faisait des manuscrits, non de simples reproductions de textes, mais des œuvres d’art précieuses. Les enlumineurs décoraient les manuscrits d'ornements colorés, entre autres de miniatures qui ont été la première forme de la peinture moderne, celle-ci ayant été pratiquée par les primitifs selon les procédés des miniaturistes. Les Grecs se livraient déjà à l'ornementation des livres et semblent l'avoir apprise des Egyptiens. A Rome, l'art des enlumineurs atteignit une véritable magnificence pour décliner pendant la décadence. Il retrouva un grand éclat dans l'empire byzantin et se développa ensuite en Europe selon le goût propre à chaque peuple. L'amour des beaux livres qui se manifestait à la fin du moyen-âge fut certainement dû à leur ornementation. La plus belle époque des enlumineurs fut le XVème siècle. Leur art déclina peu à peu devant le développement de l'imprimerie pour disparaître ensuite. Il a été remplacé par la gravure et les autres procédés de ce qu'on appelle aujourd'hui l'illustration du livre.

La production du papier fit naître une industrie encore plus importante que celle du parchemin, Les usages de plus en plus nombreux qu'on en fit dépassèrent de beaucoup l'art du livre, et l'avilissement où sa qualité tomba arriva à faire employer pour le livre un papier dont un épicier n'aurait pas voulu pour envelopper ses cornichons. Le papier de coton et de chiffons de lin ou de chanvre a été de plus en plus remplacé par celui de bois qui tombe en poussière au bout d'un certain temps (Voir plus loin). Mais tout se tient. Les facilités de l'imprimerie firent produire le livre bon marché. Celui-ci fut assez bien présenté tant que la composition fut moins chère que le papier ; on se rattrapa sur celui-ci quand la composition se fit plus chère, sans être pour cela mieux faite, au contraire.

Après la reproduction manuscrite ou imprimée, l'art du livre comporte le brochage et la reliure. Le brochage par lequel on réunit ensemble les différentes feuilles d'un livre, est un procédé tout mécanique qui ne nécessite aucune recherche d'art. Par contre, la reliure est un art véritable dans lequel se sont distingués de remarquables artistes, comme dans l'enluminure. Les premiers brocheurs ou relieurs, qui collaient ensemble les feuilles de papyrus ou de parchemin étaient appelés dans l'antiquité glutinatores. Les feuilles étaient ensuite roulées en volumes. Le véritable métier du relieur commença avec les livres carrés. Dès le IVème siècle, on relia des livres avec un grand luxe, en revêtant leurs couvertures d'ornements et de pierres précieuses. Les couvertures étaient de bois, pour les ouvrages d'un usage fréquent, puis de plus en plus d'étoffe et de cuir. Presque tous les livres étaient reliés pour mieux les conserver en raison de leur valeur. Un inventaire de la bibliothèque du Louvre, fait par Gilles Malet au XIVème siècle, donne des renseignements très intéressants sur ce qu'était la reliure à cette époque. Elle fut de plus en plus variée et riche d'ornements et de matières précieuses, mais elle n'a guère été modifiée depuis par les inventions de la main-d'œuvre.

Le travail et le commerce du livre se font par l'intermédiaire des éditeurs et des libraires. Avant l'imprimerie on ne faisait pas d'éditions, c'est-à-dire de tirages d'un nombre plus ou moins grand d'exemplaires d'un ouvrage. Editeurs et libraires étaient, dans l'antiquité, les écrivains et transcripteurs des livres qui les lisaient aux amateurs et les leur vendaient. On les appelait amanuenses à Rome. Les libraires furent exclusivement des marchands quand le livre se multiplia pour les besoins des études. Rome et Alexandrie eurent leurs quartiers des libraires qui exercèrent leur profession dans des conditions à peu près les mêmes que celles d'aujourd'hui. Au moyen-âge, cette profession n'exista pas tant que l'art du livre fut renfermé dans les couvents. La littérature laïque la fit renaitre. Dès le XIIIème siècle, les écrivains de manuscrits sortirent des couvents et fournirent leurs ouvrages aux libraires. Le commerce de la librairie fut organisé en 1275 sous le règne de Philippe le Hardi. La corporation des gens du livre se composait, en 1292, de 24 copistes, 17 relieurs et 8 libraires. Ceux-ci ne mettaient les livres en vente qu'après les avoir soumis au contrôle de l'Université qui fixait même les prix de vente et de location. L'Eglise et le Parlement exerçaient aussi leur censure. Au XIVème siècle, rien qu’à Paris, plus de six mille personnes vivaient de la li­brairie. Elle prit une importance de plus en plus considérable avec l’invention de l'imprimerie. Dès la fin du XVIème siècle, on avait imprimé plus de 13.000 ouvra­ges qui représentaient environ quatre millions de volumes. L'imprimerie, d'abord favorisée par Louis XII, parut si menaçante au pouvoir royal que François 1er ordonna la fermeture de toutes les librairies, sous peine de mort. C'est à cette époque qu'Etienne Dolet fut brûlé vif pour avoir imprimé deux Dialogues de Platon. Henri II renchérit encore sur les ordonnances de François 1er : il obligea Robert Estienne à briser ses presses et à s'exiler pour éviter le bûcher. Les librairies ne furent autorisées de nouveau qu'à la condition de ne mettre en circulation que des ouvrages dont les idées seraient agréables au pouvoir. L'Eglise était là pour exciter le zèle royal contre les livres, au cas où il se serait refroidi. On comprend quelle ennemie l'imprimerie trouva dans l'Inquisition qui avait été établie pour faire la guerre à toute pensée s'écartant de l'orthodoxie. L'imprimerie était d'autant plus dangereuse qu'elle pouvait répandre cette pensée à l'infini. Aussi, l'Eglise établit-elle, en 1565, la congrégation de l'Index chargée de tenir la liste des livres jugés préjudiciables à la Foi et, jusqu'à la Révolution, cette congrégation put faire brûler les livres qu’elle condamnait quand elle ne brûlait pas les auteurs eux-mêmes. En Espagne, après que les Arabes eurent été chassés, à la fin du XVème siècle, l'Inquisition fit détruire les collections de manuscrits. L'inquisiteur Ximenès procéda et Grenade à un autodafé de 8.000 de ces écrits. En 1611, à Toulouse, l'inquisiteur Pierre Gi­rardet ordonnait, au nom du Saint-Siège et du roi, à tous les libraires de lui soumettre tous les livres qu'ils avaient en leur puissance, sans en excepter aucun, sous peine d'excommunication majeure outre la confiscation des biens, des livres et les amendes ordinaires. Ce n'est qu'à partir de 1826 que l'Index autorisa la publication de livres disant que la Terre tourne autour du Soleil. Depuis la Révolution, si l'Eglise n'eut plus les mêmes pouvoirs, elle inspira encore trop les décisions de la censure officielle, tant les intérêts ecclésiastiques et dirigeants demeurèrent communs, même en régime républicain et laïque, contre la libre expres­sion de la pensée. Napoléon 1er inaugura le système hypocrite qui consiste à empêcher les publications désagréables au pouvoir pour n'avoir pas à les pour suivre et pour se vanter ensuite de ne faire jamais de procès de presse. Tous les gouvernements suivants ont plus ou moins usé de ce système, et il est regrettable de voir que la IIIème République l'emploie de plus en plus par la saisie préventive des publications. (Voir Liberté et Presse). L'Index existe toujours, en marge de la censure républicaine, pour condamner les livres non orthodoxes.

Au XVIIème siècle, sans remonter plus haut, Gui Patin accusait déjà les libraires d'être des « fripons, coupeurs de bourse, sots, menteurs, ignorants », et Boileau se plaignait que les mauvais livres trouvassent toujours : « Un marchant pour les vendre et des sots pour les lire ». Les choses n'ont guère changé. La pornographie, les romans sans littérature et les bas feuilletons trouvent toujours des éditeurs pour les imprimer et des libraires pour les vendre, alors que les ouvrages sérieux par leur caractère scientifique et littéraire ne se publient et ne se répandent qu'avec peine. Par exemple, les écrits de Max Nettlau, qui ont une importance capitale pour l'histoire de la philosophie et du mouvement anarchiste, attendent toujours un éditeur qui en publiera une édition française. On trouve difficilement des éditions complètes et à la portée des petites bourses des plus grands écrivains de tous les genres, depuis Ronsard jusqu'à Proudhon.

Pendant longtemps, les éditeurs furent des lettrés. Cette qualité donnait à leurs éditions des garanties d'exactitude de textes et de soins dans la présentation qui manquent trop chez les marchands de papier imprimé lorsque l'auteur n'est plus là pour surveiller ce qui s'imprime sous son nom. Les Alde, Estienne, Elzevir, Didot el d’autres furent de véritables savants soucieux d'une présentation scrupuleuse et artistique des œuvres qu'ils éditaient et dont ils faisaient un choix sévère. Mais le nombre des éditeurs incapables de choisir des ouvrages dignes de la presse et ne recherchant que le succès s'est multiplié. Certains sont même complètement illettrés. Le mal qu'ils font est considérable en répandant des mauvais livres « qu'on ne lit pas impunément », disait V. Hugo, et des traductions d'œuvres étrangères absolument dénaturées dans leur texte et leur esprit par des traducteurs ignorants et sans scrupules. La chronique du livre est pleine des falsifications de tous genres commises par des éditeurs. Le XVIIIème siècle en particulier vit leur effronterie. Des éditions falsifiées de Voltaire, Rousseau, Diderot et tous les philosophes furent publiées à la faveur de l'interdit qui obligeait ces auteurs à se faire imprimer à l'étranger et souvent sous l'anonymat. Schiller disait, à propos de Kant et de ses éditeurs : « Voyez combien un seul riche nourrit de mendiants. Quand les rois bâtissent, les charretiers ont de la besogne ». Les éditeurs-charretiers ne distinguent pas, le plus souvent, entre les rois et la valetaille. Ne les voit-on pas aujourd'hui découvrir tous les matins un nouveau génie parmi des gens chez qui un insolent puffisme tient lieu de talent, et à qui ils s'associent pour la plus odieuse exploitation mercantile, celle de la pensée?

En marge de la librairie sont les bouquinistes. Ils ne sont pas les moins intéressants parmi ceux qui vivent du livre. On se donne l'air, assez souvent, de les dédaigner sinon de les mépriser, surtout lorsque leur boutique est un capharnaüm noir et malodorant qui sent la friperie, ou plus simplement un étalage dans la rue ou une boîte sur les quais. L'un d'eux, Antoine Laporte, répliqua assez vertement à un homme de lettres qui les avait malmenés. Dans une brochure intitulée : Les bouquinistes et les quais de Paris tels qu’ils sont (Paris, 1893). On considère davantage celui enrichi dont la boutique s'intitule : « Librairie ancienne et moderne ».

Les bouquinistes font le commerce des bouquins, c'est-à-dire des vieux livres regardés, comme sans valeur mais qui en ont parfois beaucoup au contraire, ce que nous verrons au sujet de la bibliographie. Ils sont plus souvent des savants que les éditeurs et ils ont besoin de connaissances bibliographiques autrement étendues que celles des libraires s'ils veulent prospérer dans leur profession : Le plus célèbre fut le flamand Verbeyst, dans la première moitié du XIXème siècle. Sa « boutique » était une maison de plusieurs étages où il possédait près de 300.000 volumes tous anciens, tous rares, dont il renouvelait incessamment le fond par ses achats de bibliothèques particulières.

La science du livre est la bibliographie. L'amour du livre est la bibliophilie. D'autres termes qui ont plus ou moins de rapports avec ces deux mots se rattachent à eux par leur origine commune qui est dans le grec biblion, venu de biblos dont le sens est exactement celui de liber dont on a fait livre. Biblion a produit les différents mots qui désignent les sciences et les usages du livre. La Bible est « le livre par excellence ». On a fait de ce mot le titre de nombreux livres reli­gieux, celui des Hébreux entre autres, et de divers ouvrages. « L'humanité dépose incessamment son âme en une Bible commune. Chaque grand peuple y écrit son verset... » a dit Michelet dans sa Bible de l'humanité.

La bibliographie est la science des livres dans les formes matérielles de leurs diverses éditions, et surtout la connaissance de tous les ouvrages parus sur des sujets déterminés. C'est la science de tous les livres, c'est-à-dire de toutes les connaissances humaines écrites. Ceux qui s'en occupent ne peuvent évidemment que se cantonner dans certaines branches de ces connaissances. Une Bibliographie Universelle, qui serait établie avec le concours de bibliographes de tous les pays, formerait un précieux catalogue de ces connaissances en ce qu'il en empêcherait la dispersion et l'oubli et permettrait de voir tout ce qui a été écrit sur un sujet quel qu'il soit. On a fait de nombreux travaux dans cette voie en composant des bibliographies particulières, nationales ou spéciales, relatives aux différentes branches des sciences.

Le métier de l'éditeur a su varier la présentation du livre pour le rendre plus agréable et surtout pour augmenter sa valeur marchande. Il a ainsi développé, sinon créé, à côté de la bibliographie la bibliomanie. « De tout temps les bibliophiles ont recherché les anciennes et belles éditions, mais les bibliomanes apprécient surtout les éditions rares, et surtout l'édition où il y a la faute », a dit Du Rozoir. Pons de Verdun faisait dire à un bibliomane :

Oui! C’est la bonne édition,

Car voilà, pages quinze et seize,

Les deux fautes d'impression

Qui ne sont pas dans la mauvaise.

La « bonne édition », pour le bibliomane, n'est pas celle du beau livre sans fautes, c'est celle du livre qui a des verrues. Pour le bibliophile le livre le plus précieux sera d'une édition à la fois la plus ancienne et la plus soignée d'un chef-d'œuvre de grand écrivain, Pour le bibliomane ce sera un Pastissier François du XVIIème siècle parce qu'il sera le plus rare des livres.

Les éditions les plus recherchées sont les incunables publiées dans les premiers temps de l'imprimerie et les princeps, premières éditions imprimées d'un auteur ancien. Beaucoup d'incunables sont des princeps. La valeur des éditions anciennes varie beaucoup suivant leur époque, leur éditeur et les caractéristiques bonnes ou mauvaises de chacune d'elles. Les prix subissent es mêmes fluctuations que ceux des œuvres d'art ; ils sont soumis aux mêmes caprices de la mode. Depuis la Grande Guerre, le snobisme est au livre cher ; il fait la fortune des libraires et des bouquinistes. Des ouvrages se paient des centaines de mille francs. Un manuscrit de La Nouvelle Héloïse, entièrement écrit, a-t-on dit, de la main de J.-J. Rousseau, a été vendu il y a quelque temps 273.000 francs. Infortuné Rousseau qui enrichit les « charretiers » alors qu'il bâtissait dans la misère! Combien d'autres ont connu son sort!... Les catalogues abondent en ouvrages qui se vendent couramment 10.000 francs. Des éditions du XVIème siècle du Roman de la Rose, d'Alain Chartier, de Jean Bouchet, de Clément Marot, des poètes de la Pléiade, se débitent comme des petits pains entre 15.000 et 30.000 francs. C'est à croire qu’on en fabrique encore et que c'est une industrie comme celle des faux Rembrandt. On fait un grand commerce des éditions appelées originales, qui sont le premier tirage de tout ce qui s'imprime particulièrement des romans à la mode. Certains éditeurs réservent ces éditions pour des « abonnés » tout ce qu'ils font paraître.

La bibliophilie est le goût, l'amour du livre pour lui-même, pour la pensée qu'il renferme comme pour sa présentation. Le bibliophile est heureux de posséder et de lire une belle œuvre dans un beau livre dont la présentation est digne de la pensée qu'il contient. Il s'attache toutefois plus à la substance ou livre qu'à son aspect extérieur. C'est pourquoi il y a tant de sympathie entre le bibliophile et le bouquiniste qui lui procure le bouquin introuvable en librairie, dont la vieillesse, l'usure, parfois la crasse ne le rebutent pas. Il découvre dans l'antre poudreux livré aux microbes et aux vers, l'ouvrage ancien qui ne fut plus réédité, celui qui est oublié au point que sa réapparition sera une nouveauté ; et ce sont pour lui des joies toujours nouvelles, inconnues des philistins.

Le véritable ami du livre dit avec affection : « mes bouquins » ; il ne dit pas avec une vanité ridicule : « mes livres... ma bibliothèque », à la façon des gens « comme il faut » pour qui une bibliothèque n'est qu'un meuble, comme la baignoire dont ils ne se servent pas et le piano dont ils ne jouent pas. Il préfère à tous les livres neufs, trop neufs parce que personne ne les ouvre, le vieux livre de travail fatigué par l'usage, avec lequel il a passé des heures. Il a pour lui les tendresses de Bérenger pour le vieil habit qu'il brossait depuis dix ans. Il sait qu'il ne peut avoir de compagnons plus agréables, d'amis plus fidèles que ses bouquins, et il ne s'en « débarrasse » pas en les vendant ou en les reléguant dans un grenier pour faire place au luxe conjugal de la chambre Louis XV et de la salle à manger hollandaise, le jour où il se met en ménage.

Tous les lettrés sont des bibliophiles. Ils aiment les livres qui ont été pour eux « le sel de la terre », qui les ont nourris spirituellement. Le roi d'Egypte Osymandias, qui forma 2.000 ans avant J.-C. une des premières bibliothèques, avait fait écrire à l'entrée ces mots : « Trésor des remèdes de l'âme ». Bien antérieurement, le respect de la pensée du livre avait été manifesté dans les récits chaldéens du déluge (Voir Littérature). Cléopâtre est citée parmi les bibliophiles célèbres pour l'intérêt qu'elle porta à la Bibliothèque d'Alexandrie.

On lit dans le Roman de Renart ces deux vers

A desenor muert a bon droit

Qui n'aime livre ne croit.

(Celui-là meurt à bon droit déshonoré qui n'aime pas les livres et ne croit pas en eux). C'est grâce aux bibliophiles que les livres condamnés ont pu être sauvés tant dans l'antiquité que dans les temps modernes. Jamais le livre n'eut tant d'ennemis que dans les premiers siècles du christianisme ; jamais il n'eut de plus ardents défenseurs. Les derniers philosophes grecs le transportèrent en Asie lorsque la persécution chrétienne s'acharna contre lui. C'est là que les Arabes retrouvèrent la pensée antique mutilée et qu'avant les humanistes de la Renaissance ils la recueillirent pour la rapporter en Europe. Les bibliophiles n'ont pas seulement sauvé le livre, ils ont rendu aussi le service immense de former des bibliothèques et de réunir des collections complètes et raisonnées des différentes époques et des divers genres.

Il ne faut pas confondre les bibliophiles avec les bibliomanes, maniaques qui aiment le livre uniquement pour le posséder et en tirer vanité. On a raillé, non sans raison, le bibliomane qui thésaurise le livre comme l'avare entasse de l'argent ; le plus souvent, il ne le lit pas et il en prive ceux à qui il serait utile car, bien entendu, il le prête encore moins qu'il ne le lit. Lucien envoyait un de ses opuscules : « A un ignorant qui formait une bibliothèque ». Dans la Nef des fous, Sébastien Brandt a fait figurer les fous bibliomanes. La Bruyère les a raillés dans son chapitre de « La Mode », des Caractères. Voltaire disait des beaux livres collectionnés par des ignorants de son temps :

Sacrés ils sont, car personne n'y touche.

Saint-Simon a parlé d'un comte d'Estrées qui ne lisait jamais et possédait 52.000 volumes réunis en ballots! Il y a, parmi les bibliomanes, de nombreuses variétés de maniaques, ceux qui volent les livres, ceux qui les mutilent ou qui corrigent l'auteur en écrivant leurs réflexions dans les marges. Une espèce abondante est celle des obscénophiles qui recherchent l'obscénité dans les livres. La librairie fait un commerce important et particulièrement lucratif des spécialités réclamées par ces malades.

C'est l'exploitation de la bibliomanie qui fait le livre cher et le met hors de la portée des travailleurs. La bibliomanie est, par ses conséquences, un des abus les plus odieux de la société capitaliste en ce qu'elle prive des bienfaits de la pensée contenue dans les livres ceux qui ne peuvent les acheter. Pendant que les bibliomanes accumulent chez eux des livres qui ne servent à personne, des hommes d'étude en sont dépourvus et ne peuvent travailler. Dans un ordre d'idée semblable, Wagner a raconté qu'étant à Paris, pendant de nombreux mois il n'avait pu disposer d'un piano, les dix francs nécessaires à la location mensuelle de cet instrument lui ayant fait défaut. Mais des milliers de pianos restaient sans usage, quand ils n'étaient pas employés à faire de la musique « le plus odieux de tous les bruits » chez le propriétaire ou chez la concierge de Wagner!... Les bibliomanes répondront que les travailleurs ont à leur disposition les bibliothèques publiques. Sans compter qu'il n'est pas facile de travailler dans une de ces bibliothèques, on n'y trouve pas toujours, surtout en province, tous les livres dont on a besoin et que pour quelques francs, sinon pour quelques sous, on devrait pouvoir se procurer. Dans les premiers temps de l'imprimerie, alors qu'elle était loin d'avoir atteint les perfectionnements pratiques d'aujourd'hui, le livre se vendait à un bon marché tel qu'il était à la portée des plus pauvres. Un inventaire fait en 1523 indique qu'on pouvait avoir les livres classiques pour quelques sols. Ajoutons qu'ils étaient imprimés sur du papier solide. Aujourd'hui, le livre dit « à bon marché » ne coûte pas moins de dix à vingt francs. Il est de plus imprimé sur du papier d'aspect misérable, sans consistance, vite jauni et qui tombera en poussière avant vingt ans. La pensée humaine est ainsi plus menacée par des éditeurs avides de s'enrichir qu'elle ne le fut par les gratteurs de manuscrits de l'antiquité et du moyen-âge.

Du grec biblion sont encore sortis nombre de mots le plus souvent inusités. La bibliognosie est la connaissance des livres au point de vue de leur valeur marchande. La bibliologie traite des règles et des termes de la bibliographie. La bibliatrique ou médecine du livre, est l’art de le restaurer. La bibliopégie est le travail du relieur. La bibliolâtrie est l'attachement excessif à un texte en même temps que l'amour exagéré des livres. Le bibliotacte est celui qui les range, les classe et le bibliopole est celui qui les vend. Enfin, le biblio­taphe est celui qui enterre les livres en ce sens qu'il ne les prête à personne. Il n'est pas toujours ridicule et son attitude est fort souvent justifiée par l'inconscience ou le défaut de scrupules des gens qui rendent les livres mutilés, souillés de traces de doigts sales ou qui même ne les rendent pas. C'était une question très grave, avant l'imprimerie, que de prêter des livres, alors qu’ils étaient chers et surtout rares au point que des exemplaires étaient uniques. On ne les prêtait qu'avec les plus grandes précautions, et encore n’était-on pas toujours à l'abri des voleurs et des destructeurs. Isidore de Péluse se plaignait au Vème siècle et comparaît aux accapareurs de blé, les possesseurs de livres qui ne les prêtaient pas ; mais n'avait-on pas trop souvent affaire à des dissipateurs lorsqu'on les prêtait? Eustache Deschamps, au XIVème siècle, a exprimé amèrement, dans une balade, sa rancœur contre ceux à qui il avait trop facilement prêté les siens et racontait comment il était arrivé à taire ce serment :

Plus ne prestray livre quoy qui aviengne.

En 1471, la Faculté de Médecine de Paris exigeait un gage de 12 marcs d'argent et 20 sterlings pour prêter au roi Louis XI un manuscrit de Rasés, médecin arabe du Xème siècle. Les bibliothèques publiques ont toujours été particulièrement éprouvées, tant par les vols commis par des gens « distingués » à qui elles ont prêté leurs livres en faisant confiance à leur réputation, que par les actes de vandalisme, commis dans leurs salles mêmes, par de véritables malfaiteurs qui arrachent des pages des livres ou les souillent d'encre et d'expectorations.

Il nous reste à parler des bibliothèques. L'homme qui avait eu le souci de fixer la pensée par l'écriture, devait avoir aussi celui de conserver les monuments et objets sur lesquels il avait écrit. Aussi, constitua-t-il des bibliothèques bien avant qu'il eût composé des livres proprement dits. Les légendes babyloniennes de la création du monde disent qu'à Eridu les observatoires furent établis et les tablettes furent recueillies avant que « la graine d'humanité ne fut semée » (Elisée Reclus). Il y eut des bibliothèques dans plusieurs villes de la Chaldée il y a six ou sept mille ans. Celle de Nippur fournit à celle qu'Assurbanipal fit constituer à Ninive la matière de plus de 500 volumes de 500 pages dans le format in-quarto moderne (E. Reclus) Les temples égyptiens étaient des bibliothèques par leurs inscriptions murales. Leurs « pierres éternelles » parlaient pour les temps à venir. On s'en rend compte par un bas relief du grand temple de Medinat Habu que les vandales ont épargné et dont les inscriptions constituent une véritable encyclopédie des connaissances de l'ancienne Egypte.

La première bibliothèque qui réunit des manuscrits aurait été celle d'Osymandias, en Egypte. Elles furent nombreuses dans cette contrée où l'on eut un culte si grand de la pensée et de l'étude. La plus importante et la plus célèbre fut celle que fonda Ptolémée et qui devint la Bibliothèque d'Alexandrie. Elle compta jusqu'à 700.000 volumes répartis en deux monuments, le Bruchion, le plus ancien, et le Sérapéion. Le Bruchion fut détruit avec ses 400.000 volumes quand César conquit Alexandrie. Le Sérapéion, qui s'était augmenté de la bibliothèque de Pergame donnée par Antoine à Cléopâtre, fut saccagé avec ses livres en 390 par les chrétiens que l'évêque Théophile excitait. Une légende tenace, répandue entre-autres par Mennechet dans son Cours de littérature grecque, a attribué aux Arabes la destruction de la Bibliothèque d'Alexandrie en 641. La vérité est que le fanatique Amrou, dont l'esprit concordait si peu avec celui de sa race, ne détruisit que les restes de la bibliothèque du Sérapéion. Il y a des témoignages indiscutables de la destruction accomplie par les chrétiens, celui entre-autres du prêtre Orose, ami de saint Augustin, qui a vu à la fin du IVème siècle les ruines du Sérapéion et a déploré dans son Histoire Universelle la dévastation de la bibliothèque.

Pendant le moyen-âge barbare, acharné à détruire les bibliothèques grecques et romaines, ce furent les Arabes qui s'employèrent à sauver les documents de la pensée humaine et à les reconstituer. Ils fondèrent des bibliothèques dans tout l'empire musulman. Celle de Fez, au Maroc, réunissait 100.000 volumes. Celle de Cordoue en possédait 600.000 richement reliés. L'Espagne comptait 70 bibliothèques publiques et de nombreuses collections privées. Au Xème siècle, à la bibliothèque des Fatamites, au Caire, il y avait deux millions et demi de volumes, avant que la ville fût pillée par les Turcs.

Les bibliothèques publiques et privées se sont multipliées depuis l'invention de l'imprimerie ; jusque-là elles furent rares hors des couvents. La première que l'on vit en France fut celle de Charles V réunie au Louvre et qui était à la disposition des savants. Elle comptait environ 900 volumes dont Gilles Malet dressa l'inventaire. Dispersée ensuite, la bibliothèque royale fut rétablie par Louis XI et considérablement augmentée par Charles VIII. Après diverses aventu­res, la bibliothèque du roi fut définitivement constituée sous Louis XIV. Au commencement du XVIIIème siècle, elle possédait 70.000 volumes. Un arrêt du 31 mai 1689 obligea les imprimeurs à lui fournir deux exemplaires de tout ce qu'ils imprimaient. Cette bibliothèque s'enrichit ainsi de tout ce qui parut et aussi de l'apport de nombreuses et précieuses collections particulières. La Révolution de 1789 lui apporta les trésors d'un grand nombre de bibliothèques des couvents et des émigrés. Demeurée bibliothèque royale et privée jusque-là, elle devint la Bibliothèque Nationale publique. Cette bibliothèque est la plus importante de France et peut-être du monde. A côté d'elle d'autres spéciales sont rattachées aux différents ministères et corps savants. En province, il est peu de villes qui n’aient leurs bibliothèques publiques où sont parfois des ouvrages anciens de la plus grande valeur.

La première grande bibliothèque publique fut en France celle de Mazarin, appelée aujourd'hui la Mazarine. Il l'ouvrit au public en 1643. Elle fut la quatrième en Europe qui n'était pas fermée, après celles de Milan, d'Oxford et de Rome.

Les plus célèbres bibliothèques d'Europe sont, avec celles de Paris, où la Bibliothèque Sainte-Geneviève tient la seconde place, celle du Vatican, la plus ancienne, avec ses archives de la papauté, celle de Munich qui possède 12.000 incunables, celle du British Muséum à Londres, celle de l'Escurial à Madrid, fondée par Charles Quint, celles de Milan, de Vienne, de Saint­ Pétersbourg. La bibliothèque des Birmans, aux Indes, est la plus ancienne de celles existant actuellement. Elle renfermait déjà 370.000 volumes en 502. Leur nombre doit être aujourd'hui prodigieux.

Toutes les bibliothèques sont ou devraient être accessibles aux travailleurs soucieux de s'instruire ou seulement de se distraire intelligemment. Malheureusement, trop souvent l'incurie administrative les ferme à ces travailleurs. Les bibliothèques ne sont ouvertes parfois qu'à des heures où ils ne peuvent y aller. Certaines sont fermées le soir pour manque de personnel ou même d'éclairage! Ajoutons toutefois que les procédés routiniers de l'administration ne sont que la conséquence de l'indifférence du public. Si les travailleurs voulant fréquenter les bibliothèques étaient plus nombreux, il leur serait facile, par quelques protestations, de faire modifier des règlements désuets. Une longue expérience nous a montré que, sauf certains rond-de-cuir abrutis et hargneux qu'il ne serait pas impossible de ramener dans les voies de la civilité, le personnel des bibliothèques ne demande qu'à faciliter le public. Les bibliothécaires, gardiens des bibliothèques publiques, sont généralement des bibliographes et des bibliophiles sinon toujours savants, du moins amis des livres et accueillants à ceux qui les aiment. Suivant que les bibliothécaires sont plus ou moins instruits, intelligents et actifs, les bibliothèques sont des centres intellectuels clairs et vivants mis à la portée de tous les travailleurs, ou des capharnaüms poussiéreux, abandonnés aux rats et aux filous qui découragent toute volonté de travail.

Il y a aussi des bibliothèques populaires. A Paris, un ouvrier lithographe, Girard, en eut la première idée et s'occupa de la première réalisation. Elles se formèrent et se développèrent dans tous les arrondissements parisiens et elles sont nombreuses en province. Elles ont pour les travailleurs l'avantage du prêt du livre. Ils peuvent l'emporter chez eux et l'ont ainsi à leur portée aux moments de loisir. Actuellement, Paris compte 83 bibliothèques populaires municipales. Elles ont prêté en 1927 un million et demi de livres. Ce chiffre, qui paraît considérable, est ridicule comparé à celui de la population ouvrière ; il ne représente pas un volume par personne et par an. Si cette « consommation » du livre est mise en regard de celle de l'alcool qui est, annuellement, de vingt litres par tête de Français, on est plutôt porté à faire de tristes réflexions.

On discute souvent de la production du livre et du goût public à son égard. Y a-t-il ou non « crise du livre »?... Lit-on plus ou moins que jadis?... demande-t-on dans les journaux. Il est certain qu'on lit plus dans les époques où l'on est plus instruit ou plus avide de s'instruire et qu'on en a plus le loisir. « Les illettrés ne lisent pas », dirait La Palisse. On devrait plutôt demander : Que lit-on ?... Car la qualité des lectures d'un peuple fait juger de sa civilisation plus que leur quantité. Or, on lit surtout des journaux ; les neuf dixièmes des gens n'ont pas d'autre pâture intellectuelle. Si on regarde ce que lit presque tout l’autre dixième, les livres qui se vendent par centaines de mille et atteignent parfois le million d'exemplaires, on a une idée plutôt lamentable du niveau intellectuel et moral des uns et des autres, lecteurs de journaux et lecteurs de livres. Nourris de pareilles lectures, on comprend qu'ils sont incapables de former autre chose que cette « majorité compacte » sur laquelle les gouvernants s appuient en toute sécurité pour commettre leurs méfaits.



-Edouard ROTHEN