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LOISME (et Loïstes)

Toute l'histoire du moyen-âge et nous reviendrons sur la question lorsque nous étudierons la Réforme et ses précurseurs, est caractérisée par l'existence de sociétés ou mouvements communistes, plus ou moins anarchisants, prétendant pratiquer le christianisme primitif en interprétant à leur façon l'enseignement évangélique. C'est surtout de ceux qui se développèrent dans les Flandres que nous connaissons le mieux les faits et gestes : hérésie de Tanchelin, « vauderie », hommes de l'intelligence, turlupins (qui se dénommaient entre eux : la fraternité ou la société des pauvres), adamites, etc. Ces ébauches finirent par constituer un mouvement révolutionnaire des plus importants à l'époque de Luther, qui ébranlera jusqu'en ses fondements l'Allemagne du Nord ; je fais allusion ici aux Anabaptistes, dont la révolte fut étouffée dans le sang par les princes luthériens et dont le chef, Jean de Leyde, périt dans d'inconcevables supplices, après la prise de Munster.

La chute du boulevard de l'Anabaptisme fut le signal d'une persécution générale des anabaptistes, qui ne les fit pas disparaitre. Ils se cachèrent avec plus de soin. C'est chez ceux qui restaient que durent se recruter les Loïstes, hérésiarques connus aussi sous le nom de « Libertins d'Anvers» auxquels un écrivain belge renommé, Georges Eekhoud, a consacré de vivantes pages (dans les Libertins à Anvers, édité par Le Mercure de France, ouvrage épuisé).

Le prophète des Loïstes fut un couvreur du nom d'Eloi ou Loïet Pruystinck, connu sous le nom de Loïs le Couvreur. Tout illettré qu'il fût - il ne savait pas lire - Loïs possédait une telle mémoire qu'il retenait et récitait par cœur ce qui avait été lu une seule fois devant lui. Il composait de petits traités fleuris comme des poèmes qu'il dictait à Dominique d'Uccle, l'un de ses partisans, qui les imprimait pour les besoins de sa cause. L'influence qu'il exerçait sur les siens est presque inimaginable. A Anvers - et où ailleurs qu'en la ville des enfants de Priape le Loïsme aurait-il pu prospérer? - quand il sortait, la foule se prosternait sur son passage et lui faisait une escorte, renouvelant ce qui s'était passé du temps de Tanchelin. Sa bonne mine, sa voix musicale, sa parole enjolivée lui attiraient d'innombrables prosélytes. De beaux enfants lui servaient de pages, les fillettes jonchaient de fleurs la voie que foulaient ses pieds, ses « gardes du corps » étaient recrutés parmi les portefaix, les Kraankinders (débardeurs), les porteurs de tourbe, les abatteurs et les bateliers les plus décoratifs.

Pruystinck avait gardé la coupe dégagée et gaillarde de son costume de maçon, jusqu'aux nuances et aux cassures incluses, mais l'étoffe en était aussi précieuse que celle des habits de grand seigneur. Dans ces brocarts et ces velours mordorés, de savantes déchirures, d'ostensibles rapiéçages simulaient l'usure, la trace des accidents, les cicatrices et les stigmates de rigueur sur les sayons et les braies des va-nu-pieds ; tel des costumes de parade de Loïs était calqué, mais avec des draps d'or et des pierreries, sur d'authentiques guenilles... C'était sa façon de tourner en dérision le luxe et la richesse égoïstes. A vrai dire, une pensée profonde se cachait sous cette pratique biscornue... Aujourd’hui Lois portait de vrais haillons et le lendemain, il endossait leur reproduction en matières plus coûteuses que celles d'un manteau impérial. Un jour, le prophète était réellement maculé de boue, de sang, d'écume, de bave ; le surlendemain, cette friperie sordide ne représentait qu'un trompe-l'œil et ces prétendues guenilles eussent payé un trône. C’était son disciple, un certain bijoutier parisien du nom de Christophe Hérault qui lui confectionnait ces vêtements dont les frais étaient supportés par les Loïstes riches, lesquels, en s’affiliant au loïsme, versaient, à en croire la légende, leur fortune entre les mains du prophète.

Mais, au fait, en quoi consistait donc la doctrine loïste ? Sans nul doute, au point de vue économique, mise en commun des richesses. Parmi les Loïstes se rencontraient, en effet, et des gueux et des richards.

Loïs s'appliquait à nouer des liens d'amitié fraternelle entre vagabonds et gentilshommes, ribauds et clercs. D'un côté, d'opulents facteurs Anversois, de riches directeurs de factoreries, de comptoirs étrangers - lombards, florentins, hanséatiques - s'empressaient de répudier ce que leur avaient enseigné leurs prêtres ou leurs « dominés » et de se rallier à ses maximes épicuriennes. De l'autre côté, ces mêmes maximes lui attiraient la soi-disant lie de la population, tout ce monde amphibie des barques et des bouges de l'Escaut, plus ou moins pillard d'épaves, garçons d’étuves, coureurs de grèves, ramasseurs de moules, naufrageurs professionnels furtifs et prolifiques. Pour réunir les uns et les autres, il avait inventé des rites bizarres, mais touchants, somme toute. Au cours de la cérémonie d’initiation, il appariait le gentilhomme et le manant, l'opulent et le gueux, substituant les haillons de l'un à la somptueuse défroque de l'autre. Les nobles troquaient leurs noms historiques et vénérés contre les sobriquets des enfants trouvés.

Au point de vue éthique et religieux « Pruystinck prêchait l'amour libre, la polygamie, la polyandrie, les rapprochements sexuels sans entraves, ce qu'il appelait l'affranchissement complet des âmes et des corps : ni pénitences, ni jeûnes, ni mortifications. A chacun de réaliser de son mieux son paradis sur la terre, sous la seule réserve de ne pas empiéter sur la liberté du prochain ».

... « Loïet prêchait encore que l'être entier, impérissable, retourne à la nature, au grand Tout, que les religions bibliques appellent Dieu et dont émane chaque créature. La mort nous replonge dans l’éternel creuset d'où sortent toutes les formes et toutes les pensées. Une seule chose importe : vivre avec gratitude, avec ardeur, mais avec lucidité, se réjouir en la plus extrême bonté de la beauté et de l'excellence de la Création ; jouir de la chair et des fleurs, des livres et des fruits, de l'art et de la lumière, de l'esprit et du soleil, de Tout... ».

On comprend que l'hérésie de Lois, qui se confondit d'abord avec la réformation luthérienne, s'en soit bientôt disjointe. Rien de commun, d'ailleurs entre la doctrine froide, dogmatique, compassée, du solitaire bourru de Wittenberg et les aspirations vers la vie - la vie ample, intense, ardente - qui formaient le credo des amis du Couvreur.

« Religion de volupté. Oui, certes, mais d'autant plus belle. La volupté n'est-elle pas l'amour intelligent, l'enfant de l'Amour et de Psyché, la l'encontre sublime de la Chair et de l'Ame, la fille de cette union merveilleusement chantée et célébrée par tant de poètes, de peintres, de musiciens, depuis les Mystères orphiques, les Fables milésiennes et Aulée jusqu'à Prud'hon et César Franck en passant par Le Corrège et le divin Raphaël? »

Des bruits calomnieux se répandirent bientôt sur Loïet et ses disciples. Des femmes abandonnées par leurs maris à cause de leur jalousie, des époux répudiés par leurs femmes pour le même motif, des parents tyranniques reniés par leurs enfants : tous imbéciles, méchants, dépités, colportèrent des rumeurs fantaisistes et attribuèrent à Loïet et aux Loïstes les pires extravagances.

S'il comptait autant de pauvres que de riches dans sa communauté, il y eut autant de pauvres que de riches pour le diffamer et conspirer contre lui.

Quelle pire accusation porter contre lui que celle de magie ? Ne fallait-il pas être un sorcier pour amener de jeunes gentilshommes, des fils de famille, des héritiers d'opulents facteurs à fraterniser avec des loqueteux dont ils se seraient autrement détournés avec dégoût? C'était à ne pas y croire. Comment expliquer cette fraternité entre des hommes que séparaient des abîmes d'incompatibilité morale, de préjugés sacro-saints, politiques, sociaux, religieux? Il fallait bien qu'ils fussent la proie d'un charme.

Ce ne fut pas tout. On accusa les Loïstes de se livrer toutes les nuits à des sabbats où, préparés par des prêches, des danses, des hymnes, ils exaltaient la guenille humaine dans tous ces détails, finissant par l'exposer dans ce qu'ils appelaient tous sa triomphale et radieuse nudité. Les armes qui avaient servi contre les Templiers, les Vaudois, les Hommes de l'Intelligence n'étaient point émoussées. Tout ce que peut inventer la malveillance d'une populace grossière, dépourvue de goût et de culture fut attribuée à ces précurseurs : viols, abus de mineurs, infanticides. On trouva des voisins qui affirmèrent que les Loïstes s'employaient jusqu'au matin à chanter, à boire, à des pratiques abominables dont la moindre consistait dans le sacrifice des enfants. Ils étaient couronnés de fleurs, nus comme les mauvais anges et les faux dieux. On les avait vus, au cours de cérémonies luxurieuses, s'agenouiller devant une statuette de Priape.

Doctrine à part, il aurait suffi de moindres accusations pour les conduire au bûcher. Eussent-ils échappé à Marie de Hongrie, la vice-reine des Pays-Bas, que les hommes de Luther, eux, n'auraient pas laissé glisser entre leurs mains ces hommes dont le rêve avait été « d'affranchir la Volupté, l'enfant sublime de l'Ame et de l'Amour ».

Deux incidents de l'histoire des Loïstes nous arrêteront quelques instants.

Le premier est l'abjuration d'Eloi Pruystinck et de neuf de ses compagnons, alors que poursuivis une première fois par l'Inquisition. Georges Eeckoud explique cette attitude en nous dépeignant son héros comme une âme bonne et généreuse, mais nullement héroïque ou stoïque. « Comme les païens, comme les Grecs, Loïet - écrit-il - estimait l'existence terrestre, le bien le plus rare et le plus précieux. Il pensait devoir le défendre et le prolonger coûte que coûte, fût-ce au prix d'une apparente palinodie et d'une attitude humiliante... Il voulait vivre et jouir le plus longtemps possible. Pareille conduite s'accorde avec tout ce qu'il prêcha. Il fut parfaitement logique. Cet apôtre de la joie charnelle n'avait pas les nerfs grossiers qui conviennent aux martyrs, et s'il finit par subir le supplice, la mort lui fut d'autant plus cruelle qu'il n'avait jamais rêvé d'autre ciel que le paradis terrestre »... « Les puritains de toutes confessions sont donc mal venus de jeter la pierre à cet épicurien, parce qu'il céda avant tout à l'instinct de la conservation ».

On peut dire à sa décharge que les peines effroyables dont étaient alors passibles les hérétiques justifiaient l'emploi de la ruse. Son attitude, d'ailleurs, ne porta préjudice à aucun des siens. Une fois la tourmente quelque peu calmée, tous reprirent leur propagande.

Le second incident a trait à l'application même de la doctrine prêchée par Le Couvreur. Il aurait bien admis la polygamie en ce qui le concernait, mais n'aurait pu supposer que son amante préférée, Dillette, entretînt commerce avec d'autres que lui. Eeckhoud, en son livre, établit une distinction entre un point de vue qu'il voudrait être celui de Loïet (lequel, fidèle à sa nature exigeante, avait entretenu un commerce amoureux avec nombre des affiliées au loïsme), soit donc : l'amour libre facultatif, la communion amoureuse réciproque - et celui de Cousinet (présenté comme le mauvais disciple, le traître) et de son parti, proclamant le communisme charnel obligatoire, général et réciproque, sans que nul ne puisse se refuser au désir qu'il ou elle inspire. On sent le vieil homme se réveiller chez Eloi lorsque Cousinet - son point de vue ayant triomphé - réclame Dillette pour sa compagne d'une nuit. Après une scène déchirante avec son amant bien aimé, la malheureuse se livre, se sacrifiant pour Loïet et le loïsme, puis s'empoisonne.

Sa mort ne sauva ni l'un ni l'autre.

Ce drame est une légende ou se rapporte à un fait démesurément grandi, sans doute. Ce qu'il y a d'établi, ce sont les divisions intestines qui perdirent la secte, à la suite de rivalités personnelles. Le bûcher consuma les plus en vue des Loïstes - dont Eloi Pruystinck (voir note) et Christophe Hérault - les autres s'en allèrent en Hollande, en Angleterre, en Allemagne, plus loin encore, conservant en leur esprit la vision d'un Paradis tangible, palpable, où il leur avait été donné d'habiter quelque temps et d'où ils avaient été chassés non par le glaive de l'Ange exterminateur, mais par les dissensions et l'intolérance orthodoxe et politique.



- E. AR­MAND

NOTE. Le 25 octobre 1544. La tradition veut que ses bourreaux se soient acharnés sur lui et que - à l'exemple de Jacques de Molay - au moment de succomber, Loïet ait prédit au chef de ses tourmenteurs, Gislain Géry , que non seulement il mourrait vingt ans plus tard, torturé et mutilé comme lui, de la main de son confrère de Bruxelles, mais que son fils, obligé de lui succéder dans son abominable office, agoniserait plus affreusement encore que lui. La tradition veut que les deux prophéties se soient littéralement accomplies. L'hérésie avait pris un tel développement que les prisons ne suffisaient pas à contenir les « coupables » dont les principaux n'étaient pas toujours brûlés ; c'est ainsi que Davion, Brousseraille, van Hove furent décapités ; enfin, beaucoup furent bannis.