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LUTTE n. f. (du latin lucta, dérivé de luere, pris dans le sens de solvere, laxare, parce que, dans la lutte, il est question de relâcher les liens dont les membres de l'antagoniste enveloppent le lutteur)

Combat corps à corps et sans armes, de deux hommes qui cherchent à se renverser. C'était un des principaux exercices des anciens et leur spectacle favori. Ils connaissaient trois sortes de luttes : la lutte perpendiculaire (érecta), la lutte horizontale et l'acrochisme. Dans la première, la plus pratiquée, on se proposait de renverser l'adversaire et de le terrasser. « Pour arriver à ce résultat, la ruse et la force étaient également employées par les athlètes, qui s'empoignaient réciproquement les bras, se tiraient en avant, se poussaient et se renversaient en arrière, s'enlaçaient les membres, se prenaient au col, se serraient la gorge jusqu'à s'ôter la respiration, se pliaient obliquement sur les côtés, se soulevaient en l'air, se heurtaient le front comme des béliers. Le croc-en-jambe était admis. Enfin l'un d'eux se laissait renverser ; alors commençait la lutte horizontale (volutatis lucta : la roulée sur le sable). Dans cette seconde phase de lutte, les deux adversaires combattaient courbés sur la terre, roulant l'un sur l'autre et s'entrelaçant de mille façons, jusqu'à ce que l'un des deux prît le dessus et forçât l'autre à crier merci. Dans l'acrochisme, les athlètes ne se prenaient que par l'extrémité de la main et par les poignets, se les tordaient et tâchaient de se renverser ainsi ».

Avant la lutte, les athlètes se faisaient frotter le corps d'huile, ce qui contribuait à donner de la souplesse aux membres. Mais comme ces onctions, en rendant la peau trop glissante, leur ôtaient la facilité de se prendre au corps avec succès, ils remédiaient à cet inconvénient, tantôt en se roulant sur la poussière du palestre, tantôt en se couvrant réciproquement d'un sable très fin, réservé pour cet usage dans les xystes, ou portiques des gymnases. Les combats de la lutte remontent à la plus haute antiquité ». Chez les Grecs, les vainqueurs étaient chantés par les poètes et représentés par les sculpteurs. (A Rome, la lutte fut beaucoup moins pratiquée et ne figure dans les jeux que par exception). Homère a célébré, dans l'Iliade, la lutte d'Ajax et d'Achille ; Ovide celle d'Hercule et d'Achéloüs dans ses métamorphoses ; Lucain, celle d'Hercule et d'Antée ; Itare, celle de Tydée et d'Agilée... Les Lutteurs, groupe statuaire que l'on voit à Florence, au palais des Offices, attribués Céphissodote, sont parmi les plus belles des sculptures antiques qui exaltent la lutte et sa plastique...

Parmi les jeux qui font appel à la force physique, la lutte, confrontant des athlètes aux puissantes musculatures, conserve quelques indéniables beautés d'attitude et de rythme. Mais elle a vu, depuis quelques décades surtout, sa vogue décroître rapidement. Pratiquée encore un peu partout, mais sans conviction, elle est regardée comme un sport trop « mou », mièvrement cour­tois et désespérément inoffensif, par les spectateurs modernes, revenus au goût des émotions violentes et au « sport » de domination. Le public a cessé de se passionner pour un Constant le Boucher ou un Laurent le Beaucairois. Il ne trépide plus qu'aux carnages du ring, lorsque des brutes échangent ces coups d'assommoir qui tuméfient les chairs et font, en quelques rounds « palpitants » s'écrouler les corps comme des masses anéanties. Les Carpentier, les Dempsey, les Tunney, encensés d’ailleurs par les trompettes « littéraires » de la démagogie journalistique sont - selon la réussite du droit ou de l'uppercut - ses idoles du jour. Et la boxe, autrement bestial, est parée pour lui du nom d' « art »! ...

Le jiu-jitsu est un système particulier de lutte importé du Japon, qui permet le triomphe de l'adresse et de l'agilité sur la force brutale. Le lutteur s'emploie à atteindre, avec plus ou moins de violence, certaines parties du corps plus particulièrement sensibles, dans le but de mettre l'adversaire hors de combat : coups du tranchant de la main à la tête, au cou, à l'avant-bras ; coups de coude à la figure, à l'estomac ; coups de genou au bas-ventre ; pressions douloureuses de la carotide ; torsion des jambes, des avant-bras, des poignets, des doigts, etc.

Par extension : Rixe dans laquelle on se prend corps à corps.

Figuré : Combat, guerre, dispute, controverse, conflit : sa vie entière fut une lutte et il fut infatigable. La douleur me tuerait ; il y a trop de lutte en moi contre elle (Mme de Stad). La doctrine de Luther occasionna une lutte violente entre les théologiens (Besch). La lutte du bon et du mauvais principe : Ormusd et Ahriman, dans le Zend-Avesta de Zoroastre...

Faire quelque chose de bonne lutte : la faire honnêtement, franchement. Emporter quelque chose de haute lutte : Venir à bout de quelque chose par force, par autorité. La lutte amoureuse : ébats et plaisirs de l'amour.

Lutte de classes : v. classe.

Lutte universelle : Titre d'un ouvrage très intéressant, de Félix le Dantec, qui porte en exergue : « Etre c'est lutter, vivre c'est vaincre », et qui établit d'une manière remarquable que la vie universelle n'est qu'une façon de traduire la lutte universelle, et vice-versa.

« C'est, en effet, dans des phénomènes qui peuvent être ramenés à des luttes, à des « corps à corps » que se rencontrent toutes les particularités auxquelles on s'est adressé pour déclarer que les corps bruts sont vivants ; pour raconter ces « corps à corps », il faut naturellement douer de personnalité tous les objets qui nous entourent. Ce n'est là, sans doute, qu'un artifice de langage, mais qu'est-ce qu'un système philosophique sinon une manière de s'exprimer?

L'idée de lutte est tirée de l'observation des hommes, ou, tout au moins, des animaux ; quand deux hommes ou deux animaux luttent ensemble, c'est pour conquérir un certain avantage ; la notion de lutte est inséparable de la notion d'avantage, de bénéfice, notion qui ne saurait elle-même se passer de l'idée d'individu, de personne. Si donc l'on veut étendre à tous les corps de la nature une manière de parler primitivement réservée aux animaux, il faut douer de personnalité, d'individualité, les corps bruts aussi bien que les corps vivants.

L'idée de lutte résultant de l'observation des animaux, c'est chez les êtres vivants que nous devons essayer d'abord d'en préciser la signification. Il faudra d'ailleurs dès le début, faire intervenir des corps bruts dans la question, car le phénomène immédiat de la lutte se passe entre l’individu et son ambiance, bien plus souvent qu'entre l’individu et un autre individu. On peut même définir la vie : « l'envahissement du milieu par l'être vivant » ou tout au moins « la résistance de l'être vivant aux actions destructives du milieu ». C'est là une lutte au sens rigoureux du mot.

Surtout dans les espèces dépourvues de squelette, la vie apparaît nettement comme une lutte de tous les instants entre l'hérédité gardienne des formes ou des propriétés individuelles et les actions extérieures destructives. La conservation de la vie établit le triomphe de l'hérédité, mais ce triomphe n'est jamais complet ; l'être vivant évolue. La vie est un compromis entre la tradition conservatrice et les influences révolutionnaires ; c'est ce compromis que l'on désigne d'un mot : « l'habitude » ; vivre c'est s'habituer.

Si l'on passe de la vie individuelle à la vie spécifique, l'évolution, la transformation de l'espèce, empêchent également de considérer comme complet le triomphe des corps vivants sur les corps bruts ; l'hérédité rigide est corrigée par la transmission des caractères acquis. Il y a toujours lutte, il y a toujours victoire, tant que la lignée n'est pas interrompue, mais cette victoire ne s'obtient qu'au prix de concessions inévitables.

Ainsi, l'étude des êtres vivants, si elle fait naître immédiatement en nous l'idée de lutte, nous montre aussi que cette lutte n'entraîne jamais un triomphe absolu. L'évolution enlève fatalement à l'hérédité ce que celle-ci a de trop précis ; l'hérédité n'est qu'une loi approchée ».

Alors que les autres animaux, hormis des circonstances exceptionnelles, pratiquent le respect de l'espèce, la lutte, au sein de l'humanité, jette les uns contre les autres individus et peuples, parfois pour le besoin, le plus souvent par convoitise avide et passion de lucre. Au lieu de diriger hors de l'espèce, pour garantir leur existence, des efforts conjugués et intelligents, les hommes s'entredéchirent, se ravissent entre eux jusqu'aux biens vitaux, accumulent et thésaurisent sans but, poussent l'illogisme imbécile et criminel jusqu'à laisser périr de famine des provinces entières, alors que les denrées salutaires pourrissent, amoncelées, dans les docks des accapareurs.

A la « lutte pour la vie » (pour la non-disparition), naturelle et normale, qui met aux prises les espèces, est venue s'ajouter, chez les humains, (la déformant et l'exacerbant, en décuplant la violence, sournoise ou brutale) la lutte pour le privilège et la prépondérance, pour la mainmise sur les richesses et le pouvoir sur les hommes. Dans cette lutte, les anarchistes ont leur place marquée sous le signe d'une logique équité. Ils sont avec le faible contre le fort, avec le pauvre contre le riche : ils sont contre les institutions et les mœurs qui consacrent un antagonisme absurde, douloureux et tenace. Ils s'efforcent de développer dans la conscience des opprimés la notion d'un droit primordial identique et de hausser leur volonté à une attitude en accord avec ces convictions intimes. A la lutte interhumaine, ils tendent à substituer une entraide avisée, une lutte commune pour le développement et le bonheur des hommes.

Dans l'Initiation individualiste anarchiste, E. Armand, considère ainsi le problème :

« La réaction au sein du milieu ou la rupture d'équilibre en un milieu donné constitue très probablement la forme élémentaire de la vie, dans tous les cas sa manifestation incontestable. Dans un milieu donné, répétons-nous, que nous supposons idéalement uniforme, apparaît un bouillonnement, une agitation, une fermentation. C'est un signe de réaction, le symptôme d'une forme de vie autre que celle du milieu : il ya rupture d'équilibre. Or, cette vie s'affirmera dans et par la lutte qui va désormais se livrer entre l'ambiance réfractaire, apathique, et cette activité nouvelle. Ne l'oublions pas, en effet, vivre c'est combattre, c'est batailler, c'est s'affirmer et là où la lutte cesse, la vie et le mouvement cessent aussi ».

Et enfin, voici pour conclure, du même ouvrage, une page qui vaut pour tous les anarchistes :

« Leur lutte, c'est celle d'une poignée d'hommes ­- car les individualistes anarchistes ne sont qu'un petit nombre - contre le reste des hommes.C'est à la lutte que s'expose quiconque fait profession d'idées individualistes, quiconque s'efforce un tant soit peu de les mettre en pratique.

L'individualiste se tient autant à distance des discoureurs édulcorants et des orateurs miel-et-sucre que des agents provocateurs ; les uns et les autres font œuvre d'émasculation et de superficialité, quand ils n'émargent pas aux mêmes fonds secrets.

L'individualiste, pour commencer, est combattu au sain de sa propre famille ; il n'est pas toujours compris de ses camarades ; il est mal vu de son patron, de ses voisins ; il jouit de la déconsidération générale. Il en prendra son parti, voilà tout.

La prison le guette à tous les pas. Il est toujours plus ou moins sous la surveillance de la police. Les mouchards le font souvent jeter à la porte de l'emploi qu'il occupe. S'avise-t-il de faire un peu de propagande agressive : poursuites et années d'isolement.

Et la rébellion contre les préjugés moraux? A commencer par la jeune fille que, de son plein gré d'ailleurs, l'individualiste initiera aux premières caresses, acte naturel entre tous et qui l'exposera à de ridicules poursuites pour détournement de mineure. A continuer par la menace constante d'être jeté sur le pavé s'il affecte ou se contente de mener silencieusement une vie qui jure plus ou moins avec les idées reçues en matière de respectabilité, s'il se permet de porter des vêtements peu à la mode ou de fréquenter des gens qui déplaisent à sa concierge. A finir par être renié de tous, considéré comme l'opprobre du monde, comme le rebut de ce qui respire.

Point de possibilité de conciliation entre l'individualiste et une forme quelconque de société reposant sur l'autorité, qu'elle émane d'un autocrate, d'une aristocratie, d'une démocratie, d'une dictature de classe. Point de terrain d'entente entre l'anarchiste et tout milieu réglementé par les décisions d'une majorité ou les vœux d'une élite.

Contre lui se dresse la société tout entière. Lutte pour la liberté d'exposer son opinion, lutte pour la liberté de la vivre, lutte pour le pain, lutte pour le savoir ; une lutte, certes, qui ne se poursuivra pas sans joies profondes et au cours de laquelle il aura l’inappréciable satisfaction de voir tomber quelque pierre angulaire et peut être vaciller l'édifice social, mais lutte quand même.

On voudrait que l'individualiste conclue une trêve, qu'il concède quelques points, se montre moins intraitable, moins acharné, moins intransigeant dans son œuvre de critique, qu'il ait pitié de ceux qui détiennent en leurs mains la puissance administrative, ou intellectuelle, ou monétaire. On lui propose de jouer un rôle de dupe et, en échange de sa tranquillité relative, de se faire le complice de gens intéressés au maintien de la société actuelle.

L'individualiste n'accepte pas. Sa vie sera une lutte, soit. Sa grande préoccupation désormais, c'est de la faire durer le plus long temps possible ».



- A. LAPEYRE