Accueil


MACHINE n. f. (latin machina ; du grec méchané, proprement : ruse, art, puis instrument, de méchos engin)

On appelle ainsi, d'une manière générale « tout appareil combiné pour transmettre une force, soit d'une manière identique et intégrale, soit en la modifiant sous le rapport de la direction et de l'intensité ». (Larousse). Du levier primaire, adjuvant de la force humaine, aux puissantes machines modernes, de rythme presque autonome, qui la remplacent ou la multiplient, quel chemin parcouru et quelle complexité!

Peut-on dire, avec Eug. Pelletan, que « l'humanité rejette sur la machine la plus lourde partie de son travail » quand on sait quelle somme d'efforts exige sa fabrication et son entretien et surtout combien, par les besoins croissants qu'elle engendre ou favorise, elle ébranle de labeur nouveau ? N'est-ce pas plutôt le cercle vicieux de l'agitation humaine qui veut qu'une peine s'apaise par de nouveaux tourments ?... Sans caresser même l'espoir de modifier un cycle qui est peut être celui de la vie même, attachons-nous à accroître les joies recueillies et à en rendre possible une équitable distribution. Travaillons à sortir de cet état où, comme dit Proudhon, « le travailleur qui consomme son salaire est »  – et n'est que cela – « une machine qui se répare et se reproduit ». Si nous les admettons, tâchons au moins de rendre positifs les avantages généraux de la machine : qu'ils soient répartis hors du privilège et du paradoxe et que l'accès en soit ouvert à toute l'humanité. Que qui fournit le plus cesse d'être le moins à recevoir, que l'effort animé – et non l'argent – devienne l'étalon de la tâche accomplie et que le besoin soit présent à la répartition.

D'autre part, « non contente d'amener des crises dans les salaires, la machine abrutit l'ouvrier, lui enlève toute spontanéité, le réduit à l'état d'engrenage, et l'entasse par surcroît dans des ateliers malsains ». (Sismondi). Hâtons donc l'époque où l'hygiène pénétrera intimement les méthodes de production et où une participation généralisée permettra de réduire pour chacun le temps et le stade où il est l'esclave des monstres qu'il conduit. Et que l'intelligence du travailleur, pour ainsi dire inemployée dans le moment de l'effort productif, trouve, au sortir de l'usine ou du chantier où chacun verse au bonheur commun sa quote-part d'énergie, mille objets pour s'employer, pour s' éveiller et se parfaire. Sinon, ce que l'on appelle ordinairement le progrès risque de nous apporter, pour rançon, un abaissement du niveau général et de mettre une cohue de manœuvres en face de quelques cerveaux impulseurs... Il faut que rien dans l'avenir ne puisse justifier ce mot de Bonald, d'une vérité actuelle terriblement ironique: « Partout où il y a beaucoup de machines pour compléter les hommes, il y aura beaucoup d'hommes qui ne seront que des machines ».

Pour situer, en bref, l'angoissant problème posé par la machine, empruntons à Proudhon ce réquisitoire sévère qui, une fois encore, cloue au pilori une de nos plus troublantes contradictions économiques: « L'introduction des machines dans l'industrie s'accomplit en opposition à la loi de division, et comme pour rétablir l'équilibre profondément compromis par cette loi. Dans la société, l'apparition incessante des machines est l'antithèse, la formule inverse de la division du travail ; c'est la protestation du génie industriel contre le travail parcellaire et homicide. Qu'est-ce, en effet, qu'une machine ? Une manière de réunir diverses particularités de travail que la division avait séparées. Toute machine peut être définie « un résumé de plusieurs opérations une simplification de ressorts, une condensation de travail, une réduction de frais ». Sous tous ces rapports, la machine est la contre-partie de la division. Comme la découverte d'une formule donne une puissance nouvelle au géomètre, de même l'invention d'une machine est une abréviation de main-d'œuvre qui multiplie la force du producteur, et l'on peut croire que l'antinomie de la division du travail, si elle n'est pas entièrement vaincue, sera balancée, neutralisée. Les machines, se posant dans l'économie politique contradictoirement à la division du travail, représentent la synthèse s'opposant dans l'esprit humain à l'analyse ; et, comme dans la division du travail et dans les machines l'économie politique tout entière est déjà donnée, de même, avec l'analyse et la synthèse on a toute la logique, toute la philosophie. L'homme qui travaille procède nécessairement et tour à tour par division et à l'aide d'instruments ; de même celui qui raisonne fait nécessairement et tour à tour de la synthèse et de l'analyse, et rien de plus. Mais par cela même que les machines diminuent la peine de l'ouvrier, elles abrègent et diminuent le travail qui, de la sorte, devient de jour en jour plus offert et moins demandé. Peu à peu, il est vrai, la réduction des prix » – parfois provisoire et souvent enrayée avant qu'elle ne descende au niveau où elle s'équilibre au préjudice que la machine cause au travail – « faisant augmenter la consommation, la proportion se rétablit et le travailleur est rappelé ; mais, comme les perfectionnements industriels se succèdent sans relâche et tendent continuellement à substituer l'opération mécanique au travail de l'homme il s'ensuit qu'il y a tendance constante à retrancher une partie du service, partant à éliminer de la production les travailleurs ».

« Or il en est ici de l'ordre économique comme il en est, pour le dogmatisme, dans l'ordre spirituel ; hors de l'Église, point de salut... hors du travail, point de subsistance ! La société et la nature, également impitoyables, sont d'accord pour exécuter ce nouvel arrêt. Il ne s'agit pas ici d'un petit nombre d'accidents, arrivés pendant un laps de trente siècles par l'introduction d'une, deux ou trois machines ; il s'agit d'un phénomène régulier, constant et général. Après que le revenu, comme a dit J.-B. Say, a été déplacé par une machine, il l'est par une autre, et toujours par une autre tant qu'il reste du travail à faire et des échanges à effectuer. Voilà comme le phénomène doit être envisagé et présenté ; mais alors convenons qu'il change singulièrement d'aspect. Le déplacement du revenu, la suppression du travail et du salaire est un fléau chronique, permanent, indélébile qui tantôt apparaît sous la figure de Gutemberg, puis qui revêt celle d'Arkwright ; ici on le nomme Jacquart, plus loin James Watt ou Jouffroy. Après avoir sévi plus ou moins de temps sous une forme, le monstre en prend une autre ; et les économistes, le croyant parti, de s'écrier: « Ce n'était rien! » Tranquilles et satisfaits, pourvu qu'ils appuient de tout le poids de leur dialectique sur le côté positif de la question, ils ferment les yeux sur le côté subversif, sauf cependant, lorsqu'on leur reparlera de misère, à recommencer leurs sermons sur l'imprévoyance et l'ivrognerie des travailleurs ».

« Personne ne disconvient que les machines aient contribué au bien-être général, mais j'affirme, en regard de ce fait irréfragable, que les économistes manquent à la vérité lorsqu'ils avancent, d'une manière absolue, que la simplification des procédés n'a eu nulle part pour résultat de diminuer le nombre des bras employés à une industrie quelconque. Ce que les économistes devraient dire, c'est que les machines, de même que la division du travail, sont tout à la fois, dans le système actuel de l'économie sociale, et une source de richesse et une cause permanente et fatale de misère. J'ai assisté à l'introduction des machines à imprimer. Depuis que les mécaniques se sont établies, une partie des ouvriers s'est reportée sur la composition » (que refoule aujourd'hui la linotypie), « d'autres ont quitté leur état, beaucoup sont morts de misère : c'est ainsi que s'opère la réfusion des travailleurs à la suite des innovations industrielles. Autrefois, quatre-vingt équipages à chevaux faisaient le service de la navigation de Beaucaire à Lyon tout cela a disparu devant une vingtaine de paquebots à vapeur. Assurément le commerce y a gagné ; mais cette population marinière, qu'est-elle devenue ? S'est-elle transposée des bateaux dans les paquebots ? Non, elle est allée où vont toutes les industries déclassées : elle s'est évanouie ».

« Un manufacturier anglais a dit et écrit : « L'insubordination de nos ouvriers nous a fait songer à nous passer d'eux. Nous avons fait et provoqué tous les efforts d'intelligence imaginables pour remplacer le service des hommes par des instruments plus dociles, et nous en sommes venus à bout. La mécanique a délivré le capital de l'oppression du travail. Partout où nous employons encore un homme, ce n'est que provisoirement, en attendant qu'on invente pour nous le moyen de remplir sa besogne sans lui ». Quel système que celui qui conduit un négociant à penser avec délices que la société pourra bientôt se passer d'hommes ! La mécanique a délivré le capital de l'oppression du travail ! C'est exactement comme si le ministère entreprenait de délivrer le budget de l'oppression des contribuables. Insensé ! Si les ouvriers vous coûtent, ils sont vos acheteurs. Que ferez-vous de vos produits quand, chassés par vous, ils ne consommeront plus ? Ainsi le contrecoup des machines, après avoir écrasé les ouvriers, ne tarde pas à frapper les maîtres ; car si la production exclut la consommation, bientôt elle-même est forcée de s'arrêter. L'influence subversive des machines sur l'économie sociale et la condition des travailleurs s'exerce en mille modes, qui tous s'enchaînent et s'appellent réciproquement : la cessation du travail, la réduction du salaire, la surproduction, l'encombrement, l'altération dans la fabrication des produits, les faillites, le déclassement des ouvriers, la dégénération de l'espèce, et, finalement les maladies et la mort ».

« Mais il faut pénétrer plus avant encore dans l'antinomie. Les machines nous promettaient un surcroît de richesse ; elles nous ont tenu parole, mais en nous dotant, du même coup, d'un surcroît de misère » – elles ont accentué l'écart des situations, hissé plus haut le détenteur des mécaniques de remplacement, enfoncé davantage et avili le producteur – « Elles nous promettaient la liberté ; elles nous ont apporté l'esclavage. Qui dit réduction de frais, dit réduction de services, pour les ouvriers de même profession appelés au dehors, comme aussi pour beaucoup d'autres dont les services accessoires seront à l'avenir moins demandés. Donc, toute formation d'atelier correspond à une éviction de travailleurs : cette assertion, toute contradictoire qu'elle paraisse, est aussi vraie de l'atelier que d'une machine. Les économistes en conviennent, mais ils répètent ici leur éternelle oraison : qu'après un laps de temps, la demande du produit ayant augmenté en raison de la réduction du prix, le travail finira par être, à son tour, plus demandé qu'auparavant. Sans doute, avec le temps, l'équilibre se rétablira ; mais, encore une fois, il ne sera pas rétabli sur ce point que déjà il sera troublé sur un autre, parce que l'esprit d'invention, non plus que le travail, ne s'arrête jamais. Or quelle théorie pourrait justifier ces perpétuelles hécatombes ? « On pourra, écrivait en substance Sismondi, réduire le nombre des hommes de peine au quart ou au cinquième de ce qu'il est à présent ; on pourra même les retrancher absolument et se passer enfin du genre humain ». Et c'est ce qui arriverait effectivement si, pour mettre le travail de chaque machine en rapport avec les besoins de la consommation, c'est-à-dire pour ramener la proportion des valeurs continuellement détruites, il ne fallait pas sans cesse créer de nouvelles machines, ouvrir de nouveaux débouchés, par conséquent multiplier les services et déplacer d'autres bras. En sorte que, d'un côté, l'industrie et la richesse, de l'autre la population et la misère s'avancent, pour ainsi dire, à la file, et toujours l'une tirant l'autre... »

Sans préjuger, encore une fois, du rôle futur de la machine (bienfaits croissants ou course sans fin) retenons pour l'instant, avec Proudhon, que « dans l'état actuel de la civilisation » et sous l'économie que nous subissons, « les machines sont des engins de misère et de servitude » et que « leur introduction a été funeste aux travailleurs ». Et que, s'ils ne sont pas fondés à les haïr en droit, ils ne peuvent accepter qu'elles engendrent une prospérité unilatérale – au reste précaire – et les malheurs présents qu'elles leur apportent justifient leur colère. Tant que les fruits de la machine ne seront pas versés dans le bien commun et n'alimenteront pas l'aisance générale, tant que le gain de temps et le soulagement direct de l'organisme suppléant, qui se répercutent aujourd'hui en chômage et en privations pires que les maux épargnés, n'auront pas leur corollaire logique de santé préservée, de loisir élargi et de bien être accru, il ne pourra être question d'une machine prodigue et adoucisseuse. Et le machinisme ne sera, pour qui ne mange qu'autant qu'on appelle ses services et qu'on monnaie l'usure de ses bras, qu'un rival sans entrailles et un affameur grandissant.

(Voir les articles suivants sur machine et machinisme et aussi production, progrès, travail, besoin, etc.).

* * *

    En mécanique (voir ce mot), on appelle machine simple (ou élémentaire) « l'appareil au moyen duquel l'effet se transmet directement de la force à la résistance » comme dans le levier, le coin, la poulie, le treuil, les cordes, la vis, le plan incliné ; et machine composée l'appareil formé d'organes combinés qui se transmettent la force de proche eu proche ». Les machines ont des dénominations appropriées à leur principe moteur, ou à leur technique, ou à leur fonction. On dit machine à vapeur (à haute et basse pression, à simple et double effet, etc.), machine hydraulique, pneumatique, électrique, architectonique, machine à compression, machine arithmétique, machine à calculer, à diviser, machine parallactique (astronomie), etc...

Au théâtre, on appelle machine l'appareil servant à mouvoir les décors, à les substituer les uns aux autres ; machines de théâtre désignent aussi « les moyens mécaniques employés pour entretenir l'illusion de la vue dans les changements de décorations, le vol des acteurs qui s'élèvent dans les airs, la descente de nuages sur le plancher de la scène, l'animation d'animaux en carton, de reptiles en étoffe, au moyen de poids et de contre poids, etc. ». D'où le nom de machinistes donné au personnel affecté à cette manœuvre. Des pièces à machines : celles qui usent de ficelles scéniques exagérées, d'effets dramatiques grossiers et qui visent davantage à l'impression visuelle. Parlant du champ propre à l'art théâtral et de ses ressorts limités, Piron disait: « Notre machine tragique ne tourne guère que sur ces trois grands pivots ; l'amour, la vengeance et l'ambition ».

En littérature, les XVIIe et XVIIIe siècles usaient volontiers de cette métaphore poétique : la machine ronde, la machine de l'univers : « On ne va qu'à tâtons sur la machine ronde » (Voltaire). « En est-il un plus pauvre en la machine ronde ? » s'exclame le bûcheron de La Fontaine implorant la mort. « Sénèque, écrit Diderot, se charge de la cause des dieux ; il ouvre leur apologie par un tableau majestueux de la grande machine de l'univers ».

Le mot machine s'emploie, par analogie, pour désigner l'assemblage des organes qui constituent notre corps et celui des animaux. « La machine de notre corps est composée de mille ressorts cachés... » dira Nicole. Et même (Jean Macé) : « Le cœur est la machine qui fait circuler le sang ». Bossuet, agitant, au bénéfice de l'âme, l'orgueilleux désir d'immortalité qui tourmente les humains, s'écriait: « Ne verrons-nous dans notre mort qu'une vapeur qui s'exhale, que des esprits qui s'épuisent, qu'une machine qui se dissout et qui se met en pièces ? »

L'appellation s'étend aussi à ce qui concourt à un but d'ensemble: la machine de l'État par exemple (le char de l'État est une licence du même ordre). On dira que, « pour le paysan, le gouvernement n'est qu'une machine administrative » (Stern). Déjà La Bruyère observait qu' « il y a des maux qui affligent, ruinent ou déshonorent les familles, mais qui tendent au bien et à la conservation de la machine de l'État et du gouvernement ».

On donne également ce nom à tout objet considérable exécuté par la main de l'homme (tour Eiffel, Obélisque, etc.), architectures monumentales (Saint-Pierre de Rome, etc.) vastes œuvres d'art (la Cène de Véronèse, etc., etc.

Au figuré, machine a aussi le sens de machination que nous avons vu défini plus haut : « Je soupçonne, dessous, encor quelque machine » dira la gent trotte-menu dans une fable du Bonhomme. George Sand appelait le mysticisme « une grande machine à mutilation morale ». L'être impersonnel et sans volonté, le sot, le faible, l'ignorant qu'autrui ou les événements dirigent à leur fantaisie, que pétrissent les mœurs ambiantes et les préjugés, est aussi pitoyable machine. « L'homme ignorant, dira Lamennais, est une machine entre les mains de ceux qui l'emploient pour leur intérêt personnel » ou pour servir leurs ambitions. Et Voltaire : « Les hommes sont comme des machines que la coutume pousse comme le vent fait tourner les ailes d'un moulin ». Les masses travailleuses ne sont, pour l'homme politique, que de machines à voter. Elles sont aussi des machines pour ceux qui n'estiment en elles que le produit matériel du travail et le profit qu'il leur assure, et demeurent indifférents devant leur qualité humaine. Tels, dans le passé, furent les peuples, et tels, nous le redoutons, ils seront encore demain : « Dans tous les âges, les hommes ont été des machines qu'on a fait s'égorger avec des mots » (Chateaubriand). Et aussi le pauvre, le besogneux, la foule déshéritée :

Quel fruit tirons-nous des labeurs
Qui courbent nos maigres échines ?
Où vont les flots de nos sueurs ?
Nous ne sommes que des machines...

clamait Pierre Dupont dans « le Chant des ouvriers ». Ils le seront tant qu'ils ne se seront pas élevés à cette résolution qu'il faut pour accomplir (et à la conscience et au savoir nécessaires pour en rendre durable le geste) l'exhortation de cet autre chansonnier :

Ouvrier, prends la machine,
Prends la terre, paysan !

Par assimilation aux outils ou instruments servant à mettre en œuvre les matériaux ou agents naturels, un cheval, un ouvrier sont des machines dans le langage de l'économie politique. L'art de la guerre, que le journalisme a enrichi d'une terminologie savoureuse, a fait de ces machines le « matériel humain » poussé sur les charniers... Pour conclure en reprenant à la base notre désir ardent d'élever les hommes au-dessus de cette condition d'automate qui les prédispose à toutes les servitudes, nous rappellerons, avec Paul Janet que l'éducation qui nous est chère a pour objet « non de faire des machines, mais des personnes »...

Stephen MAC SAY.


    MACHINE

On ne conteste plus, aujourd'hui, les bienfaits dont nous sommes redevables à la machine mais on commet souvent une erreur sur la nature des services qu'elle nous rend. On admet volontiers, sans examen suffisant que la machine fournit du travail, produit de l'énergie, alors qu'en réalité elle en consomme. Paul Lafargue exaltait, jadis, ces esclaves d'acier qui, un jour, affranchiront l'homme de la plus grande partie de son travail. Un écrivain socialiste contemporain a caressé le même espoir illusoire.

Or, cette erreur n'est pas sans conséquence. L'homme produit plus qu'il ne consomme, son labeur donne naissance à une plus-value. Il nous paraît équitable qu'il bénéficie intégralement du produit de son travail, soit directement, soit en échangeant des services contre des services équivalents, des produits ayant exigé l'apport d'une certaine énergie contre d'autres ayant requis un apport égal. Si la machine, collaborant à l'œuvre des hommes, produit, elle aussi, plus qu'elle ne consomme, celui qui en a fait la fourniture ne va-t-il pas, au jour du partage des fruits, avoir le droit de réclamer en sus de ses frais de construction, une part de la plus-value due à son matériel. Ainsi serait justifié l'intérêt dû au capital, ou plus exactement au capitaliste détenteur des moyens de production.

Quand la machine est réduite à sa plus simple expression, outil ou engin mu par le bras de l'ouvrier, chacun voit bien qu'elle ne fournit par elle-même aucun travail, qu'elle reste inerte tant qu'une volonté ne lui a pas infusé sa vigueur. Elle donne au travailleur la possibilité d'exécuter des besognes dont sans elle il n'aurait pu venir à bout, mais elle lui emprunte son énergie et, même, ne lui rend pas tout ce qu'elle a reçu. Uri homme qui élève, à la hauteur d'un mètre cinquante pierres de 10 kilos dépense 500 kilogrammètres ; avec un palan, il soulèvera à la même hauteur un fardeau de 500 kilos et il aura fourni le même nombre de kilogrammètres et même un léger supplément pour vaincre les frottements et la raideur des cordes.

Mais il n'y a pas que des machines-outils ; il y a celles qui sont mues par la vapeur, l'eau, le vent. Eh bien ! celles-là aussi sont consommatrices et non productrices d'énergie. Le bénéfice qu'elles nous apportent vient de ce qu'elles nous permettent d'utiliser des forces naturelles, celles qui proviennent des combustibles tirés des entrailles de la terre où des causes fortuites les avaient mises à l'abri de la dégradation inévitable des matières organiques, ou des agents actuels, courants aériens ou chute de l'eau, qui revient à son niveau après un cycle souvent décrit.

Considérons, par exemple, le charbon. Si d'un puits de 500 mètres nous avions extrait une pierre de 1 kilo, nous aurions, en l'y laissant retomber récupéré les 500 kilogrammètres que nous a coûté son élévation. Sa combustion, au contraire, produira 8.000 calories, soit 8.000 x 425 kilogrammètres soit 3.400.000 kilogrammètres. Déduction faite des frais d'extraction, de transport, etc., équivalant au plus aux 9 dixièmes du total, il nous testera 340.000 kilogrammètres. Or, la machine à vapeur ordinaire ne nous en rend que 10 à 11 % soit 34.000. Le profit est important malgré tout, car il correspond à une heure de travail d'un manœuvre. Des calculs analogues nous renseigneraient sur le rendement des autres forces naturelles.

Mais ces richesses, ce n'est pas le capitaliste qui en est l'auteur. De quel droit vient-il donc en réclamer la jouissance ?
    Ainsi les machines-outils accroissent l'empire de l'homme sur son milieu, elles étendent son rayon d'action, multiplient les biens dont il jouira, mais n'ajoutent rien à la somme de travail qu'il met en œuvre, et par conséquent à leur valeur, si nous faisons du travail la mesure de la valeur.

Les machines motrices consomment plus d'énergie qu'elles n'en restituent, mais cette énergie est empruntée à la nature et il y a là un enrichissement évident de l'humanité. Par contre nul n'a de titres à l'appropriation de ce dont la nature nous a gratifié. Le capitaliste constructeur ou fournisseur de l'outillage mécanique a droit, comme chacun au remboursement du travail qu'il a apporté à la masse. Une fois cette compensation perçue, tout prélèvement périodique sur les résultats d'une activité à laquelle il ne participe pas est illégitime. Rien ne justifie l'intérêt du Capital.

G. GOUJON.