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MACHINISME n. m. (de machine)

Ce mot désigne l'emploi régulier, l'utilisation systématique des machines pour alléger, diminuer ou supprimer même le travail humain.

Il est devenu, grâce au développement toujours plus grand de la science appliquée et de la mécanique, synonyme d'un vaste et profond mouvement de transformation des anciennes méthodes de travail. Par l'introduction de procédés mécaniques de plus en plus puissants, perfectionnés, complexes et rapides, se trouve multiplié et intensifié dans des proportions formidables le rendement de l'effort.

Le mot de machinisme est assez moderne. Il date surtout de l'emploi des moteurs mécaniques, des machines à vapeur. Car c'est de l'époque où elle n'exigea plus la force musculaire humaine pour être mise en mouvement que la mécanique a pris un essor considérable. Tant que la machine devait être manœuvrée par les bras humains et qu'il n'était guère possible d'augmenter à son gré le chiffre des hommes à son service, la mécanique se trouvait limitée dans son extension. Mais dès que la vapeur permit de concentrer une force illimitée, pouvant égaler celle de milliers d'hommes en certains cas, et pouvant tourner à des vitesses que le muscle humain ne pourrait soutenir, le machinisme est entré dans une phase nouvelle, et il va sans cesse s'accroissant et se perfectionnant. Après la vapeur, le pétrole et l'électricité sont devenus des puissances motrices, plus légères, souples, rapides et délicates, et ce fut une poussés accélérée du machinisme. A tel point que tous les espoirs sont permis aujourd'hui, et que nul ne pourrait dire où s'arrêtera le progrès mécanique, ni s'il s'arrêtera jamais.

Avec la vapeur d'abord, le pétrole, l'alcool industriel, l'électricité ensuite, nous sommes entrés dans l'ère propre du machinisme. Il est à l'ordre du jour partout; il est au premier plan des préoccupations de tous ceux qui s'intéressent à l'industrie, à l'agriculture, aux transports, à toutes les modalités du travail humain.

Toutefois, bien avant l'introduction des machines à vapeur, on se servait de machines, de mécaniques plus ou moins rudimentaires et grossières. Le premier homme qui imagina de se servir d'un bâton pour frapper et décupler sa force, celui qui découvrit les propriétés tranchantes et contondantes d'un silex, inventèrent les premiers outils, et un outil est une machine à l'état simple.

On trouve, dans l'histoire économique de la Chaldée, de l'Assyrie, de l'Égypte, des descriptions de machines à élever l'eau du fleuve pour faciliter l'irrigation, ainsi que des instruments aratoires assez rudimentaires, mais constituant de gros progrès pour l'époque.

L'invention de la roue, des chars et des voitures vint soulager beaucoup les transports. Pour faire la guerre, le siège principalement, Grecs, Égyptiens, Carthaginois et autres se servirent de machines spéciales. Les blocs de pierre, servant à écraser le grain, devinrent des meules, que l'on fit mouvoir par les courants d'eau. On peut suivre ainsi les progrès lents et séculaires du machinisme bien avant l'utilisation de la vapeur comme force motrice.

Mais c'est à partir de l'invention de la machine à vapeur que la mécanique, disposant d'une force motrice illimitée, fit des pas de géant. Ce fut surtout l'œuvre du XIXe siècle. La première moitié de ce siècle voit apparaître l'application du machinisme à l'industrie textile et aux transports. De nombreuses usines de filature et tissage se montent et s'agrandissent. (Depuis que les fileuses mécaniques d'Arwright et de Watt ont remplacé les ouvriers fileurs, cinq personnes suffisent pour surveiller deux métiers de 800 broches). Les chemins de fer apparaissent, puis la navigation à vapeur laissant rapidement derrière eux, d'une part les diligences et les lents convois routiers, d'autre part les bateaux à traction animale sur les cours d'eau, et, sur les mers, la voile encombrante et aléatoire.

Il serait trop long de faire ici un historique du développement du machinisme. Disons brièvement que, peu à peu, toutes les industries ont été conquises et transformées par la machine. En moins d'un siècle, les conditions de travail ont été radicalement transformées. Avec le même personnel, l'industrie aujourd'hui transforme, fabrique, manipule et transporte dix fois plus de produits qu'il y a cent ans. Le rendement de la production, par tête d'ouvrier, a pour le moins décuplé depuis cette époque. Comparez les métiers à filer le coton ou la laine, dont nous parlions tout à l'heure, avec leurs mille broches tournant à une vitesse vertigineuse et surveillées seulement par trois ou quatre personnes, avec l'archaïque rouet. Voyez l'antique métier à tisser à la main, un bon ouvrier produisant 4 ou 5 mètres de tissu par jour, en regard des métiers mécaniques, et des 100 à 150 mètres de tissu par jour et par ouvrier.

Dans la métallurgie, les progrès sont encore plus considérables. Il eut été complètement impossible, avec le travail à la main, le marteau et l'enclume, d'arriver à la centième partie de la production moderne, ni surtout de fabriquer des machines, des outils et des objets aussi perfectionnés et délicats que ceux qui sont devenus d'usage courant.

Dans les cuirs et peaux, dans l'imprimerie, l'industrie du bois, le bâtiment, dans le commerce même, partout la machine a pénétré, accélérant le travail, la fabrication et les échanges.

L'agriculture qui, routinière, a été plus lente à prendre le chemin des progrès techniques, s'est tournée résolument vers le machinisme, surtout depuis que les cours élevés de leurs produits a permis aux patrons agricoles d'avoir à leur disposition des capitaux importants.

De tout ce travail accru et précipité, est sorti un flot de production qui aurait bouleversé nos aïeux. Les produits ne manquent plus; ils sont en abondance, et si le régime social était mieux constitué, la production apparaîtrait pléthorique. Elle provoque aujourd'hui le chômage, la société mal organisée ne permettant pas aux populations de consommer tout ce qui est produit.

C'est surtout dans les moyens de transport que les progrès sont fantastiques : trains rapides, paquebots puissants, automobilisme, aviation. A tout cela vient s'ajouter la poste, le télégraphe, le téléphone, la T. S. F. Les distances ne sont pas encore supprimées, mais considérablement diminuées. On se déplace avec facilité et rapidité; les nouvelles du monde entier circulent en quelques minutes et sont mises quotidiennement, par la presse, à la portée de tous.

Presque chaque jour apporte son invention nouvelle, un perfectionnement à quelque machine plus ancienne. Nul ne peut prévoir jusqu'où ira cette fantastique expansion du machinisme. Une nouvelle mentalité se dégage. Jadis, on croyait facilement au miracle divin. Aujourd'hui, on ne s'étonne plus du progrès. L'humanité attend, comme une chose toute naturelle, la réalisation de progrès techniques toujours plus merveilleux. Le miracle humain est devenu normal. Les hommes ont la foi dans la science technique. Certains écrivains ont même affirmé que la solution de la question sociale se trouvait dans le développement du machinisme qui, fabriquant des produits à profusion, permettrait de donner à tous des moyens d'existence supérieurs même à ceux qu'ils pourraient rêver dès maintenant.

Malheureusement, cette mystique du progrès technique est souvent démentie par les faits. Le machinisme et la puissance de production se développent toujours, intensément, mais on ne saurait, sans mentir, affirmer que les conditions d'existence du peuple s'améliorent avec le rendement de la production.

L'organisation sociale actuelle s'oppose à cela. Le machinisme, comme tous les progrès, sert les intérêts de la classe dirigeante et possédante, mais ne profite que très peu au prolétariat. Quand un procédé nouveau est introduit dans une industrie, le patronat en garde presque exclusivement tout le bénéfice n'accordant à ses ouvriers que des améliorations ne représentant pas la dixième ou la vingtième partie des économies réalisées. Que l'on compare les moyens d'existence des prolétaires d'aujourd'hui avec ceux de leurs aïeux d'il y a un siècle. Malgré une production intensément multipliée, c'est à peine si leur possibilité de consommation a augmenté de 40 à 50 p. 100. Tout le reste a été gardé par la classe qui détient le capital, laquelle gaspille sans vergogne la plus-value due au machinisme. Le machinisme a surtout contribué à augmenter le luxe des hautes couches sociales, et n'a guère profité au prolétariat. Si des ouvriers en ont retiré quelques bribes, combien lui ont dû - et lui doivent - les angoisses du chômage, l'incertitude du lendemain, l'instabilité et l'insuffisance de leurs ressources.

Henry Ford, le grand industriel américain, a soutenu, en deux ouvrages, que le machinisme et la rationalisation, auraient pour effet de diminuer les prix de revient, et partant les prix de consommation, et qu'ils pousseraient ainsi celle-ci à se développer. C'est là une théorie que la pratique de la vie dément. Les prix de vente sont loin d'avoir diminué dans la proportion des économies réalisées. Et encore, les diminutions furent provisoires, jusqu'au jour où un cartel de gros Industriels y mit le hola ! En réalité, le machinisme a permis aux détenteurs de la richesse d'augmenter leurs bénéfices, donc leur consommation, mais n'a transformé qu'isolément et exceptionnellement les conditions d'existence des travailleurs.

Les bénéfices du machinisme ont été accaparés par une caste sociale. Et il en sera ainsi tant que l'organisation sociale ne se transformera point pour permettre à tous de profiter des progrès. Il ne suffit point de perfectionner la technique du travail, il faudrait aussi que parallèlement, la société se transformât, et que le progrès social accompagnât le progrès de la mécanique.

Tel n'est pas le cas. Il est même à craindre que le machinisme, en versant abondamment des richesses aux capitalistes, ne renforce leur puissance, ne leur permette une corruption plus facile des meilleurs éléments ouvriers, ne leur facilite la défense de leur régime par un asservissement toujours plus complet de la presse, par une pression plus énergique sur le pouvoir, par la constitution d'une garde ou armée mercenaire, bien outillée, que les économies réalisées sur la main-d'œuvre leur permettront d'entretenir.

Le machinisme a créé, socialement, et amplifié cette plaie de notre époque : le chômage. Aussi paradoxal que cela puisse apparaître en pure logique, l'abondance de la production, l'accumulation des denrées et objets, réduit une portion de plus en plus forte du prolétariat à la plus profonde misère. La machine remplace les bras. Ceux-ci sont inemployés. Et le travailleur sans ouvrage n'a point de salaire. Dans les pays fortement industrialisés, où le machinisme est poussé à son maximum, le nombre des chômeurs s'accroît sans cesse; des millions aux États-Unis, en Angleterre, et en Allemagne. Le problème du chômage est devenu un problème social de premier ordre, singulièrement angoissant. Un ordre social quelconque ne peut laisser long. temps, sans être en danger, des millions d'hommes inoccupés et sans moyens d'existence. D'autre part, le chômage aura sa répercussion inévitable sur la natalité.

C'est un problème assez complexe. Il est dû surtout au déséquilibre qui règne par suite de l'introduction brusque du machinisme dans un cadre qu'il déborde. En examinant le mécanisme social actuel on s'aperçoit que le machinisme introduit sur un point, ne provoque pas inexorablement le chômage, mais des ondes qui tendent à se fondre dans une nouvelle dispersion. Si les prix de revient sont abaissés, les prix de vente baissent; la population, ayant les mêmes capacités d'achat, peut augmenter sa consommation de la quantité d'économie réalisées sur un produit. Si ce sont les patrons et intermédiaires qui gardent tout le bénéfice, ils le dépensent ailleurs et font ainsi vivre d'autres industries. La main-d'œuvre supprimée en une industrie trouve à s'occuper ailleurs. Le chômage correspond surtout à la période de recherche et de réadaptation de la main-d'œuvre. Seulement, comme de nouveaux perfectionnements viennent sans cesse révolutionner la technique, et que cette course à un machinisme toujours plus rapide va sans cesse s'aggravant l'équilibre na pas le temps de s'établir. A peine les travailleurs d'une industrie ont-ils trouvé un remplacement, qu'une autre, ou plusieurs autres industries, en licencient à leur tour. Le nombre de chômeurs et le malaise qui en résulte dans une nation indique donc la rapidité de transformation du machinisme dans cette nation. A cette cause principale peuvent venir s'ajouter d'autres causes dues à la concurrence d'autres pays, etc., mais le machinisme est le facteur essentiel de cette perturbation.

On a cru que le machinisme libérerait l'ouvrier, le salarié ! Ce pourrait être vrai si la machine appartenait au travailleur, isolé ou associé. Ce ne l'est point dans la société actuelle. Comme l'a proclamé un jour, brutalement - on l'a rappelé ici tout à l'heure - un industriel. « La mécanique a délivré le capital de l'oppression du travail. » C'est une boutade, mais elle contient des vérités. Jadis, il fallait plusieurs années d'apprentissage pour faire un bon ouvrier manuel, connaissant bien son métier. Un bon ouvrier ne se remplaçait pas facilement. Ce qui constituait, pour le travailleur qualifié, à la fois une fierté professionnelle et une garantie de stabilité et de placement aisé. Certes, l'ouvrier était lié pour toute sa vie à la même corporation, mais le patron subissait lui aussi cette dépendance, car on n'improvisait pas un bon travailleur en quelques jours.

Avec le machinisme, transformation profonde des mœurs corporatives. A l'exception de quelques professionnels, de plus en plus rares, les machines les plus délicates peuvent être conduites par les plus ignorants, après quelques jours ou même quelques heures de mise au courant. Les patrons peuvent « fabriquer », des ouvriers en série, en un temps très court. Il leur suffit de quelques contremaîtres avisés pour régulariser l'effort d'ensemble. Cette rapidité d'initiation, qui serait précieuse dans une société autrement organisée et où le travailleur serait appelé, selon ses goûts, à changer plus souvent d'occupation, donne seulement aujourd'hui à l'industriel toutes facilités pour licencier les travailleurs trop fiers, fortes têtes, meneurs et mécontents. On les remplace aisément. Le temps n'est plus où un ouvrier, fort de ses capacités pouvait encore, appuyé sur elles, tenir tête, dans une certaine mesure, à l'employeur. Certaines grandes usines licencient tout ou partie de leur personnel quand les commandes se raréfient, pour réembaucher dès que la demande afflue de nouveau. Ce lock-out plus ou moins déguisé est devenu de pratique normale dans certaines corporations, notamment aux États-Unis, et dans la grosse industrie du monde entier. Le personnel devient un troupeau - mécanique lui aussi - qu'on fait entrer ou sortir suivant les besoins, sans se soucier de ce qu'il peut devenir.

Autre conséquence du machinisme, morale celle-là, c'est la dégénérescence intellectuelle qu'il provoque. A rester pendant des heures à servir une machine, à répéter le même mouvement machinal, un engourdissement intellectuel envahit le cerveau du travailleur. Plus d'amour du métier, plus de conscience ni de dignité professionnelle, plus de repos de l'esprit se délassant par la variété des occupations, plus d'initiative et d'enrichissement technique : l'ouvrier est réduit à l'état de machine. Si l'on y ajoute les conséquences de la rationalisation, qui exige une tension concentrée pour parvenir à accompagner la rapidité d'une machine, on se rend compte que le machinisme éteint, pendant 8 ou 9 heures par jour, l'activité intellectuelle du travailleur « mécanisé ». Ainsi compris, le machinisme, déjà perturbateur de l'économie loin de libérer l'esprit, conduit à l'abrutissement.

Proudhon a jeté l'anathème sur la machine. On a lu par ailleurs son jugement. Mais il est évident que la réprobation dont il frappe le machinisme atteint avant tout l'organisation sociale qui en fausse le rythme et le caractère. La machine, ennemie momentanée de l'ouvrier dans la condition du salariat, pourrait être au contraire génératrice de loisirs et de biens.

Le machinisme a contribué à l'unification de l'espèce humaine, en rapprochant les peuples. Le machinisme en intensifiant dans des proportions fantastiques le rendement du travail et la production permet à nos aspirations vers une meilleure société de devenir des réalités, de prendre corps positivement. Le véritable communisme libertaire n'est possible que par l'abondance des produits. En diminuant la fatigue nécessaire au travail, le machinisme permet de le rendre plus sain, plus agréable, plus acceptable par tous.

Certes, dans l'état actuel de la civilisation, il est gros de crises, de souffrances et de dangers. Mais dans une autre civilisation, ses avantages comprimés s'épanouiraient, Par le machinisme, l'homme a réalisé des miracles techniques, qui auraient ébloui nos ancêtres. Par le machinisme, l'homme pourrait réaliser ce qui jusqu'à présent a paru une chimère « l'égalité de tous dans le bien-être et la liberté », sinon dans le bonheur.

Personne ne songe plus sérieusement à détruire les machines mais il convient d'en dégager les profits sociaux. La question qui se pose, c'est que le machinisme ne soit plus à la disposition d'une caste sociale mais devienne la propriété commune d'une humanité libre, égale et associée.

Georges BASTIEN.