Accueil


MAGISTRAT, MAGISTRATURE n. m. et f. (latin magistratus, de magister, maître)

Ce terme de magistrature eut d'abord un sens étendu. Il s'appliquait, à Rome, à toute fonction revêtue d'une parcelle de l'autorité publique (potestas). Quand s'y ajoutait ‒ comme pour les consuls ‒ l'imperium (haut commandement militaire), la magistrature atteignait son degré suprême. Il y eut ensuite des magistratures ordinaires (celles des questeurs, des tribuns, des édiles, etc.). D'aucunes furent, à certains moments, électives. On vit aussi des magistratures extraordinaires (dictature, décemvirat). Les magistratures furent patriciennes (majores ou minores) ou plébéiennes, etc. Dans le droit romain, et dans un sens restreint, le terme de magistrat s'opposait à juge. Le premier avait ainsi la prérogative de la première phase de l'instance judiciaire. Il délivrait aussi la formule. Ses attributions variaient d'ailleurs avec le système de procédure...

En France, malgré l'expression conservée de « premier magistrat de la République » (le Président) ou de la commune (le maire), et d'un certain nombre d'autres de ce genre, le magistrat est surtout l'officier, le fonctionnaire revêtu d'un pouvoir judiciaire ; et la magistrature : la dignité, la fonction (et la durée de cette fonction) de magistrat, comme aussi l'ensemble des personnes attachées au fonctionnement de l'appareil judiciaire. La magistrature actuelle, dont la réorganisation date de 1810 (sous Napoléon), comporte deux branches : la magistrature assise (conseillers à la Cour de cassation, juges et présidents des Cours d'appel, juges et présidents des tribunaux civils) et la magistrature debout (le Parquet) qui comprend les procureurs généraux, les juges d'instruction, etc. La première est particulièrement honorifique et davantage soumise au choix, à la faveur, dans son recrutement et ses grades. Elle est réservée en quelque sorte à la bourgeoisie aisée et de vieilles familles nobiliaires ne dédaignent pas d'y installer leurs rejetons. L'autre, plus active, plus ouverte et d'un avancement plus rapide, est comparativement mieux rétribuée.

Certains établissent entre l'insuffisance actuelle, pour d'aucuns, des revenus de la charge et la corruption qui tend à gagner la maison de Thémis une relation de cause à effet. Cela nous paraît excessif et nous y verrions tout au plus un facteur d'aggravation. D'ailleurs, ne l'oublions pas, la rétribution relevée ne relèverait pas la fonction. Quelle que soit du reste la part du besoin dans des pénétrations qui accentuent un discrédit déjà ancien, ce corps, en apparence fermé et étranger aux secousses extérieures et regardé traditionnellement comme intègre, n'échappe ni aux petitesses de l'ambition, ni aux séductions de l'argent. La magistrature s'avère agitée, sous un vernis de distance et d'incorruptibilité, par les passions ambiantes et les remous de la politique...

Sous un autre angle, pressions du pouvoir et « persuasion » de la richesse, manœuvres toutes émanant du clan des maîtres et des favorisés du sort, viennent à point accentuer les tendances injustes et les préventions du juge que sa naissance prédispose à chercher le vice dans la pauvreté, la faute parmi les hommes déjà voués aux charges sociales. La magistrature, d'instinct ou par calcul, par une pudeur ou une prudence d'ailleurs immorale, couvre volontiers les forfaits de sa classe, tourne ses foudres vers « la lie populaire ». Particulièrement hostile ‒ par atavisme, par éducation, par toutes les attaches d'un milieu de tradition ‒ au changement et à l'innovation, elle ne peut manquer de se montrer à la fois incompréhensive et sévère à l'égard de ceux qui, souffrant, dans leurs fibres ou dans leur raison, des injustices qu'ils coudoient, se dressent pour les réparer et s'efforcent de remonter à la source pour en prévenir le retour...

« Nul n'ignore, dit M. Georges Guy-Grand, qu'il y a chez les magistrats de carrière, de naissance et d'éducation bourgeoise, et héritiers des légistes de l'ancien régime, un esprit conservateur qui est en raison directe de leurs appointements, et que Tocqueville connaissait bien. Un magistrat inamovible, ou qui touche comme en Angleterre, 125.000 francs par an d'appointements, sera, certes, impartial vis-à-vis du pouvoir ; le sera-t-il vis-il-vis d'un « énergumène » qui voudrait transformer le régime économique qui lui assure une si belle situation ? » La magistrature, comme la « justice » qu'elle départit, est conservatrice et contre-révolutionnaire par essence et par destination et les sentences inflexibles s'abattent, avec une cruauté rituelle, sur la misère pitoyable comme sur l'audace sensible et généreuse. Elle appelle impartialité le soutien du passé et le service des forts : elle opte pour le parti du Prince et pour les biens éloquents. Et elle n'a en rien cessé, n'en déplaise à M. Poincaré, d'être « doctrinaire, formaliste et réfractaire aux idées nouvelles ». Il ne faut pas se leurrer d'ailleurs. Comme le remarque M. G. Guy-Grand, « faire appel à « l'impartialité » des hauts magistrats et des hauts administrateurs, c'est toujours prendre dans quelque mesure un esprit de classe pour arbitre d'un autre esprit de classe : ne soyons pas trop surpris si de temps à autre des plébéiens résolus refusent de s'incliner devant les verdicts de personnalités ou de collectivités étrangères à leur genre de vie, qui, par tradition et par position, sont nécessairement conservatrices, et dont les arrêts ne peuvent signifier qu'une transaction passagère entre les forces qui continueront de s'opposer jusqu'à ce qu'elles arrivent ‒ si elles y arrivent jamais ‒ à la fusion définitive... N'y a-t-il que de la « démagogie » dans les récriminations qui flétrissent les « services » dune magistrature de classe ? »

Il suffît de voir les poursuites engagées ‒ au mépris même d'une légalité pourtant favorable au régime ‒ contre les contempteurs de « l'ordre » établi, les opinions, jusqu'aux tendances (exactes ou prêtées) mises en cause en dehors même d'un commencement d'exécution, les sympathies déjà regardées comme un délit. Il suffit d'observer ces multiples procès de l'après-guerre, intentés, à tout propos et hors de toute garantie, aux anarchistes et aux révolutionnaires, aux bolchevistes en particulier (danger prochain et pour cela terreur des tenants actuels). Il suffit du spectacle des « complots » imaginaires montés par les ministres, de connivence avec une police à tout faire, et dont les magistrats, sachant leur qualité, se servent sans vergogne contre les accusés. Il suffit de savoir comment sont faites les recherches, de relever I'unilatéralisme des enquêtes, la complaisance des instructions aux conclusions fixées d'avance, de connaître le « scrupule » qui préside à la fabrication des dossiers... Il suffit de noter l'état fait des aveux arrachés par des procédés scandaleux, l'arbitraire des détentions préventives, l'atmosphère des audiences de bataille où les débats sont conduits avec une partiale agressivité, la défense contrariée par des manœuvres qu'on ne prend même plus la peine de masquer, la lumière systématiquement étouffée, les condamnations enlevées au pas de charge et soulignées comme un triomphe. Il suffit de constater l'attitude et la stratégie des robins modernes pour être pénétré jusqu'à l'évidence qu'on se trouve en présence d'une magistrature de combat et d'une « justice » de barricade...


***


Que demande-t-on au magistrat ? Un bagage léger de science juridique, une licence en droit dont on sait qu'elle est ouverte aux médiocrités intellectuelles que la bourgeoisie veut cependant caser « aux honneurs ». Après deux années d'un stage plus nominal qu'effectif à quelque barreau, on estime assez au point des capacités, et son expérience assez sûre pour le charger du soin de décider de la liberté des vagues espèces justiciables... À peine dégagée de ses fredaines libertines (au préjudice des filles du peuple), qui, pour les fils de famille, remplacent d'ordinaire le travail au quartier latin, nantie d'une culture aussi superficielle, et cependant admise au bénéfice d'une sorte de pouvoir discrétionnaire, cette jeunesse va-t-elle apporter dans ses œuvres, à défaut d'un savoir efficient, un sens droit des réalités, un regard clairement ouvert sur la vie, une conscience avertie des contingences, un scrupule toujours en éveil devant de poignantes responsabilités ? Elle y arrive grisée de succès facile et d'orgueilleuse suffisance, toute pénétrée de supériorité aristocratique ‒ vertu de remplacement ! ‒ attentive aux avantages et au prestige de la fonction, indifférente à ses charges. Elle entre dans le métier judiciaire avec cette conviction tranquille que, parmi l'humanité de « par delà la barre » sont les jetons qu'il s'agit de pousser, d'un geste adroit, sur l'échiquier de la carrière. Pour gravir allègrement les échelons de la hiérarchie, elle fera jouer d'autre part ses protecteurs influents, les puissantes recommandations, attirera, par ses complaisances, ‒ euphémisme ici de servilité ‒ les remerciements intéressés du garde des sceaux, dispensateur souverain de l'avancement. L'inamovibilité ‒ que poursuivaient déjà les Montesquieu, les Condillac ‒ garantie minimum contre la fantaisie des pouvoirs successifs, n'a pu suffire à tenir la magistrature dans l'intégrité et juger n'est un sacerdoce que par exception et mystique provisoire. Car la jettent en avant tous les appétits positifs de grade, de gloire et d'argent que dispense, au mieux soutenu ou au plus empressé, une autorité avide de services.

Nous avons, à propos de la justice (voir d'ailleurs ce mot, et juges, et plus loin tribunal, et toutes les études gravitant autour de ce vaste sujet) souligné l'archaïsme des considérants, l'anachronisme des personnages et du cadre, la vétusté d'un appareil en accord avec notre civilisation « comme le seraient, dit Gourmont dans ses Épilogues, le Deutéronome ou les Établissements de Saint-Louis »... Qui s'attend à voir les audiences imprégnées de quelque haut souci de moralité ‒ caduque souvent et plus d'une fois injuste, mais susceptible de sincérité ‒ en percevra à peine la façade. Il sera déconcerté par le prosaïsme des séances distributives. Il entendra le juge invoquer, administrativement, ses tarifs, ravalant ses arrêts à un barème d'épicier. Il le verra tenir conciliabule, le nez dans le rabat d'un collègue, de mille sujets étrangers à l'affaire et revenir à celle-ci, comme par une série de désagréables réveils, distrait et agacé. Il l'entendra, tourné vers le malheureux qu'on lui livre à merci, hochet soumis à la mécanique omnipotente de ses enchaînements argutieux, tour à tour grincer, mordre et railler, jongler, ânonnant ses articles, comme un prêtre ses répons, avec la pauvre proie pantelante sous sa griffe...

De cet aveu, inconscient et banal, du mépris dans lequel elle tient la justice, la corporation des jugeurs professionnels donne un spectacle singulièrement édifiant. Cette désinvolture avec laquelle elle effleure les problèmes, si souvent tragiques, proposés à son examen, son éloignement souriant et cynique, la profusion des facteurs extra-juridiques qui déterminent ses jugements, l'octroi machinal de peines parfois terribles, la rigueur, tantôt froide et comme absente, tantôt vindicative, de ses verdicts, Arthur Bernède, dans sa pièce Nos Magistrats, Brieux, dans la Robe rouge, Anatole France, avec Crainquebille, et les Mirbeau, les Courteline, les Tolstoï... nous en ont donné des satires âpres et spirituelles, des tableaux aigus et décisifs...

Dans son Étienne Dolet, Aug. Dide a montré de quelle façon les conseillers de la grand'chambre, au XVIème siècle, traitaient un accusé, « abominable non seulement parce qu'on le soupçonnait d'hérésie, mais parce qu'étant imprimeur et homme de lettres passionnément épris de littératures païennes, il incarnait des états odieux » à ses juges très dévots. Il dépeint le malheureux succombant « victime des passions religieuses et aussi des haines accumulées, de l'esprit du temps, de la rudesse des mœurs exprimées dans les lois, des préjugés et de l'étroitesse de cœur de ceux qui allaient arbitrer de son sort ». À des siècles de distance, ne retrouve-t-on pas, tout près de nous, dans les « cours spéciales » du fascisme, jugeant a priori et au mépris des faits, dédaigneuses, à plus forte raison, des mobiles et du lieu, la même vindicte insolente et cruelle ? Qui a suivi d'ailleurs, dans nos démocraties férues de formules prometteuses, arguant de jurisprudence libérale, devant les tribunaux d'avant ou d'après-guerre, quelques-uns de ces procès typiques ‒ que nous évoquions tout à l'heure ‒ intentés aux subversifs du temps, retrouve cette même volonté, hautaine ou voilée, de culpabilité nécessaire et ce mépris évident de l'équité...

Si l'inamovibilité d'origine met à la fonction comme un prestige d'investiture, si la transmissibilité de fait continue à accuser, autour des toques, un grotesque halo divin, l'infaillibilité qu'il s'arroge par tradition achève de faire du magistrat un danger public. Pourralt-il, par l'aveu (trop humain), qu'il s'est fourvoyé, entacher le pur renom qui nimbe les oracles ? Un juge peut-il vraiment se tromper et le voyez-vous revenir, en simple, sur ses erreurs ? Quand on sait cependant la fragilité des témoignages apportés, leur malfaisance confuse ou voulue, les déformations (voire les inventions) qu'y introduisent l'inconscience et la vanité, quand on fait la part de la peur, des préjugés et de la vindicte, quand on connaît l'empire formidable de la suggestion et qu'on pénètre la psychologie des foules, quand on pèse l'illusoire véracité que nous emportons des événements déroulés sous nos yeux, l'impossibilité, au fond, de projeter assez de clartés sur les éléments d'une affaire pour affirmer qu'on en possède tous les secrets, on est stupéfait de l'outrecuidance de ceux qui prononcent, avec tant de légèreté, sur le crime de leurs contemporains ! Mais ne sont-ils pas là pour juger ? Voulez-vous donc qu'ils renoncent au mouvement qui prouve leur nécessité ? Voulez-vous qu'ils proclament inutile ‒ ou nocive ! ‒ la carrière que décora toute une généalogie et qu'ils ont aussi la conviction d'illustrer ? Faire aveu public d'impuissance et de superfluité ? Ils s'en garderaient bien, même si quelque sagacité inattendue les avait amenés à cette constatation...

D'ailleurs, « ceux qui veulent que les arrêts des tribunaux soient fondés sur la recherche méthodique des faits sont de dangereux sophistes et des ennemis perfides de la justice civile et de la justice militaire ». La magistrature « a l'esprit trop juridique pour faire dépendre ses sentences de la raison et de la science dont les conclusions sont sujettes à d'éternelles disputes. Elle les fonde sur des dogmes et les assied sur la tradition, en sorte que ses jugements égalent en autorité les commandements de l'Église. Ses sentences sont canoniques. J'entends qu'elle les tire d'un certain nombre de sacrés canons. Voyez, par exemple, qu'elle classe les témoignages non d'après les caractères incertains et trompeurs de la vraisemblance et de l'humaine vérité, mais d'après des caractères intrinsèques, permanents et manifestes. Elle les pèse au poids des armes. Y a-t-il rien de plus simple et de plus sage à la fois ? Elle tient pour irréfutable le témoignage d'un gardien de la paix, abstraction faite de son humanité et conçu métaphysiquement en tant que numéro matricule et selon les catégories de la police idéale... Quand l'homme qui témoigne est armé d'un sabre, c'est le sabre qu'il faut entendre et non l'homme. L'homme est méprisable et peut avoir tort. Le sabre ne l'est point et il a toujours raison. » La magistrature « a profondément pénétré l'esprit des lois. La société repose sur la force et l'a force doit être respectée comme le fondement auguste des sociétés. La justice est l'administration de la force... Si je jugeais contre la force, s'écrie le président Bourriche, mes jugements ne seraient pas exécutés. Remarquez, Messieurs, que les juges ne sont obéis qu'autant qu'ils ont la force avec eux. Sans les gendarmes, le juge ne serait qu'un pauvre rêveur. Je me nuirais si je donnais tort à un gendarme. D'ailleurs le génie des lois s'y oppose... L'agent 64 est une parcelle du Prince. Le Prince réside dans chacun de ses officiers. Ruiner l'autorisé de l'agent 64, c'est affaiblir l'État... Désarmer les forts et armer les faibles, ce serait changer l'ordre social que j'ai mission de conserver. La justice est la sanction des injustices établies. La vit-on jamais opposée aux conquérants et contraire aux usurpateurs ? Quand s'élève un pouvoir illégitime, elle n'a qu'à le reconnaître pour le rendre légitime. Tout est dans la forme, et il n'y a entre le crime et l'innocence que l'épaisseur d'une feuille de papier timbré ». (Anatole France)...

C'était à Crainquebille, évidemment, à « être le plus fort ». Proclamé « empereur, dictateur, président de la République », le président Bourriche n'eut plus retrouvé le coupable qu'il tenait dans ce délinquant minable et malchanceux... Quelle est, au reste, la tâche d'un magistrat qui sait ce qu'il doit à la société. « Il en défend les principes avec ordre et régularité. La justice est sociale. Il n'y a que de mauvais esprits pour la vouloir humaine et sensible. On l'administre avec des règles fixes et non avec les frissons de la chair et les clartés de l'intelligence. Surtout, ne lui demandez pas d'être juste ; elle n'a pas besoin de l'être puisqu'elle est la justice, et je vous dirai même que l'idée d'une justice juste n'a pu germer que dans la tête d'un anarchiste » (A. France). La magistrature est l'instrument d'un organisme de consolidation. Elle n'a pas besoin d'entrailles pour argumenter la « raison » des suprématies. Quelques propos conformistes et deux argousins lui suffisent.


***


Honnis de tous les âges, les « instruments séculaires des intrigues du pouvoir, de toutes les férocités tournées contre les vaincus, les affamés, les opprimés, les révoltés » ont été cloués au pilori par nos meilleurs écrivains. Les traits acérés et les coups de boutoir des Rabelais, des Pascal, des La Fontaine, des La Bruyère, des Voltaire, des Diderot, des Beaumarchais et des Paul-Louis Courrier, pour retenir, ici, quelques penseurs classiques, ont fait à l'hermine légendaire des déchirures inoubliables, revanche provisoire qu'emporte l'esprit en marche vers la justice. Écoutez Grippeminaud lui-même s'exaltant en ce discours à Panurge, étalant sa haine tournée vers la faiblesse : « Or ça, nos lois sont comme toiles d'araignée, les simples moucherons et petits papillons y sont pris, les gros taons malfaisants les rompent et passent à travers. Semblablement, nous ne cherchons les gros larrons, ils sont de trop dure digestion... » Elle n'a pas beaucoup changé, dites-moi, la magistrature, depuis Rabelais. Et il vaut mieux, si l'on tient aux égards et à la liberté, s'approcher d'elle sous les traits de Rochette ou de M. Klotz qu'en gueux vagabondant ou en voleur bénin... Montaigne, lui, s'étonne d'avoir vu tant de « condamnations plus criminelles que le crime ». Pascal estime juge et justice « piperie bonne à duper le monde ». La Bruyère, plus timide, déclare pourtant qu' « il est bien hardi à un honnête homme de se dire à l'abri d'une condamnation pour vol ou meurtre » et il se permet de douter de l'incorruptibilité des magistrats. On a cité déjà, dans cet ouvrage, distiques et quatrains vengeurs du Bonhomme contre les Perrin-grugeurs et les « jugements de cour ». Le défenseur de Callas, précurseur d'un Zola en mouvements hardis pour l'innocence, regarde avec des yeux d'horreur « ces privilégiés, artisans du malheur, qui achètent comme une métairie le pouvoir de faire du bien et du mal »... Dans ses Mémoires à consulter, c'est non seulement leur honnêteté prise en défaut et déchirée, « leurs préventions, leurs mensonges, leurs pièges, leurs traquenards, leur barbarie » dénoncés, mais aussi leur défaut d'intégrité que dévoile Beaumarchais. Apparaissent avec lui, dans leur corruption, « juges subornés, juges prévaricateurs ». Et Le Sage les porte au théâtre, et le public souligne les railleries de Crispin, dit la chronique, d'applaudissements « indécents »...

Après ces artistes, maîtres de la satire et de l'épigramme ; que la contrainte du siècle et de royales susceptibilités obligent aux pointes protégées et au sarcasme, aux âpres allusions, aux colères concentrées, voici les attaques de front des tribuns de la Révolution, des Danton, des Marat « contre ceux qui font état de juger ». Trompeurs du peuple, comme les prêtres, voici les magistrats les égaux des charlatans, et traités comme eux. Mais comme la religion, enracinée dans la faiblesse de l'esprit, la magistrature, qui a ses racines dans la passivité, résiste à la tempête qui vient de balayer, pour un temps, la royauté... Et les romantiques retrouvent ces fossiles, enchâssés dans leurs formes et traînant leurs simarres et leurs robes rouges à travers les sociétés bouleversées. En dépit de la Charte, Benjamin Constant, le général Foy dénoncent les magistrats « persécuteurs des faibles, créant des délits factices, se faisant les instruments fanatiques du pouvoir », servant les factions, suivant la fortune des ministères. Et ils montrent ‒ nos contemporains peuvent reprendre leurs dénonciations adopter leurs termes : la confrérie a peu varié ‒ ces « juges vendus aux gouvernements par l'ambition par l'intérêt et qui ont licence de perquisitionner, d'arrêter d'emprisonner, d'accuser, de calomnier, de condamner à tort et à travers... sans qu'il soit permis de former contre eux aucun recours ». Après juillet face aux barricades triomphantes, le Roi bourgeois promet leur sacrifice. Papeline, insinuante, faisant la chattemitte, la magistrature circonvient ses victimes d'hier et le Palais prodigue aux nouveaux maîtres ses bons offices : « services aux ministres, services aux riches, services à toutes les puissances en mesure de le gagner ou de l'intimider... » Les systèmes politiques s'échelonnent : monarchies constitutionnelles, pâles Républiques, Empires restaurés, ploutocraties parlementaires, et les robins adaptés résistent aux assauts obstinés du peuple, toujours secouru par les libres esprits...

Cependant l'auréole est tombée. Qui respecte encore cette noblesse agrippée aux vices des régimes ? On n'a plus de considération pour sa personne, on redoute seulement ses arrêts. « On ne croit plus à sa pureté ; elle peut effrayer encore par le déploiement de son attirail, elle ne peut plus en imposer ». La judicature n'est plus qu'une force dangereuse dont on surveille la puissance, vivace et toujours terrible... Magistrats de droit divin ! Séides armés du Code romain ! Leur vêture sacramentelle n'est plus qu'un accoutrement ridicule qui souligne leur discrédit et leur jargon accuse leur caducité !


***


Mais si les magistrats s'attachent au pouvoir et si ce dernier, malgré ses visages successifs, se sert d'eux avec insistance, c'est que chacun trouve dans l'autre un appui nécessaire. Solidaires dans leur intérêt, ‒ fait de jouissance et de règne ‒ ils dressent un commun obstacle devant les attaques, d'ailleurs incohérentes, du peuple, devant celles des philosophes et des gens de cœurs qui réclament leur dispersion... Plus de juges ! Nos maîtres se garderaient bien de se découvrir avec tant d'imprudence ! Entendez le Capital soutenir, contre cette menace, l'institution : « Et les traditions de servitude auxquelles se plie si douloureusement l'innombrable foule des humbles, qui les maintiendra ? Et la société, dont je suis la charpente vitale, qui la défendra ? Les possédants, qui les protégera ? Les appétits, qui les réfrènera ? Les désordres publics, les séditions populaires, qui les réprimera ? Le vol, la violence, l'homicide, qui les châtiera ?... Plus de juges ! Qui donc appliquera les lois ?... » (Henri Leyret). La riposte est logique et nous l'attendions. Elle est spontanée, jailli de l'instinct de conservation. Sans la magistrature, fille de la « Justice » et des lois, qui défendra le Privilège ? On connaît notre réponse : « Mettre bas la forteresse du capital est notre espérance avouée ; pourrions-nous être émus de la voir démantelée ? Nous attaquons bastions et remparts, au contraire, nous nous efforçons d'en ruiner la mystique et les armes, et tout ce qui prépare ou présage la chute nous réjouit ». Mais il n'y a pas que ce refus intéressé, prévu, qu'on nous oppose. Il n'y a pas que le capital, arcbouté sur ses positions, qui résiste à nos congédiements. D'autres reprennent ses cris éplorés. Car cette appréhension, ce désarroi est en même temps « l'argument dicté par la vie et ses petitesses. Il paraît irréfutable à tant de pauvres créatures qui frissonneraient de peur, jour et nuit, si elles ne se sentaient entourées de gendarmes terriblement équipés, de cachots solidement verrouillés. En vérité, il traduit à merveille le gros bons sens des masses, l'égoïsme cruel des individus, la crainte affolante qui arme chacun de nous contre son semblable. Le tien, le mien... Vite qu'un arbitre nous départage (et nous gruge !) qu'entre les deux il prononce souverainement ! » (Henry Leyret). C'est la voix du sens grossier d'appropriation, d'exemple si lointain, de légitimation séculaire ; de l'étroit désir, au calcul erroné, de thésaurisation personnelle ; de l'égoïsme, au devenir faussé par l'immobilisation propriétaire, qui cherche la jouissance dans une possession dénaturée ; c'est la voix de tout ce qui empêche l'humanité d'apercevoir en grand son intérêt, sa sécurité et sa voie...

On veut bien mépriser la magistrature et tenir pour malfaisantes ses interventions, pour iniques ses arrêts, mais on se tourne vers elle avec insistance comme vers une plaie nécessaire et l'on feint de la tolérer comme un moindre mal. Que disent à son endroit les programmes socialistes ? Que promettent ceux qui prétendent à faire, demain, le bonheur du peuple ? Ils vont l'amender, la réglementer, l'épurer ; ils brûleront du soufre dans la maison, retailleront les lois, changeront les hommes... puis ils y ramèneront l'encens, ils habilleront de rouge les nouveaux chats-fourrés ‒ ou les anciens déjà convertis ‒ et nous reprendrons le chemin des anciennes prisons, mais au rythme, cette fois, d'ironiques Carmagnoles...

Donner congé aux juges, faire table rase de l'institution ? Combien qui dénoncent leurs méfaits avec véhémence et qui chancellent devant le vide que ferait leur disparition ! Ne parlons pas des États ; malgré leurs protestations hypocrites, ils en ont besoin. Mais la foule des hommes elle-même tremble d'aspirer à cette délivrance. Elle a trop longtemps vécu sous l'obéissance et le fardeau : le bât des charges passées, les chaînes à sa tête et à son corps lui semblent nécessaires à sa vie ; elle a peur de la liberté, comme si, ses entraves dispersées, allaient l'assaillir de traîtres dangers. L'inconnu surtout l'effraie. Et non seulement, habituée qu'elle est à cheminer sous le joug, il lui semble qu'elle ne pourrait aller ainsi, avec ses épaules dégagées, mais, si durs et innombrables, elle a, pour ses malheurs présents, identifiés au moins vaguement, une sorte d'attachement de connaissance : « Même cruelles, disent les individus gémissants, nous avions nos habitudes. Hors de nos maux familiers quels risques allons-nous rencontrer ? À l'imprévu que vous offrez et qui tient, dites-vous, notre libération, nous préférons nos tourments actuels, rassurants pour leur certitude... » Ainsi les hommes regardent-ils toute originalité comme une calamité. Et les États qui se retiennent au passé, comme ceux qui le réinstallent dans l'ordre nouveau, trouvent un assentiment quasi unanime à cette conservation. « Intimement attachés au modus vivendi pratiqué par les générations antérieures, il apparaîtrait à tant d'individus comme une audace révoltante d'entamer cet héritage » (H. Leyret). L'esprit d'innovation, quel hôte indésiré quand il se mêle de façonner des réalités ! Les vieilles prescriptions, les contrats lointains et prohibitifs n'ont-ils pas creusé l'existence de dépressions qu'ils épousent ? L'être n'a-t-il pas pris l'habitude de marcher avec leur poussée sur ses jours ? Si elles cessent de le malaxer, de diriger ses membres et de dominer sa pensée, si elles n'agissent plus sur lui, où retrouvera-t-il son équilibre ?...

« Pour neuves et larges qu'apparaissent nos conceptions, une chose les rapetisse toujours : la prédominance des conventions sociales, le fétichisme, avoué ou secret, de la loi. » (H. Leyret). Et la loi, et le juge, ainsi, gouvernent, invincibles. « Ne faut-il pas, comme dit M. Pierre Mille, que notre esprit, que notre conviction persistent à croire à la Loi et au Juge. Sinon, il n'y a plus de paix à l'intérieur des sociétés, il n'y a plus de sociétés ! » Si le bourgeois lettré regarde leur fin comme un effondrement et se retient à leur croyance, comme à une fatalité, à quoi se raccrochera le troupeau des hommes désemparé : « Nos magistrats porteurs d'étrivières, nos meurtrissures aimées, nos lois inextricables, nous voulons nos chaînes ! » criera-t-il... Diderot a beau établir, « en sa logique pressante, la prééminence originelle de la raison individuelle sur la raison publique, de la décision de « l'homme » sur celle de l'homme de loi ; ‒ « Est-ce que l'homme n'est pas antérieur à l'homme de loi ? Est-ce que la raison de l'espèce humaine n'est pas tout autrement sacrée que la raison d'un législateur ? Nous nous appelons civilisés et nous sommes pires que des sauvages. Il semble qu'il nous faille encore tournoyer, pendant des siècles, d'extravagances en extravagances et d'erreurs en erreurs, pour arriver où la première étincelle de jugement, l'instinct seul, nous eût menés tout droit. » (Henri Leyret).

La loi se dresse sur les ruines de nos meilleurs instincts dont elle a paralysé l'évolution. Elle a forgé, devant la maxime éternelle des sages, née du contrôle de l'égoïsme le plus pur : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit », et son corollaire positif : « fais aux autres ce que tu aimerais qu'on te fît ! », le réseau protecteur des premiers rapts propriétaires, la garantie de la faveur. Sur les ruines de l'harmonie naturelle, elle a échafaudé les conventions de la morale, habile, du bandit. Elle a légitimé le vol fait aux humains par les premiers oppresseurs. Et c'est autour du mensonge qui « justifia » le crime que se serrent aujourd'hui peureusement les hommes !

Quand nous disons que la « justice » (il s'agit ici, encore une fois, de l'appareil et des codifications qui usurpent ce nom, et non de l'esprit et des mœurs de l'équité) a sa source, sa causalité dans la propriété et que dès qu'elle apparaît, aux côtés de l'autorité, la tyrannie commence, nous entendons qu'elle a eu pour objet initial la légitimation de la mainmise de quelques individus avides ou faussement et exagérément prévoyants, au préjudice de ce patrimoine qui fut primitivement le bien de tous les hommes et n'eut jamais du être divisé. C'est pour maintenir cette division, profitable aux minorités ambitieuses ou princières, pour consacrer la prise de possession individuelle et unilatérale, pour en affirmer le droit permanent et le défendre, pour le consolider et l'étendre que lois, codes, système judiciaire se sont emparés de la liberté du monde. Enchâssant le privilège dans une armature de sauvegarde et d'exaltation, ils sont devenus les fondements d'une société dévoyée, de « l'ordre » artificiel issu d'une spoliation primitive.

Quoi, si l'on interroge les codes, les hommes auraient, ébranlé d'eux-mêmes « une société plus infernale que l'enfer des prêtres ? Ils ne se seraient associés que pour se voler, s'entre-tuer ? Suspects à eux-mêmes, ils se seraient jugés incapables d'aller dans la vie autrement qu'au milieu d'un cortège de chaînes et de châtiments ? Se condamnant au rôle d'automates, entassant lois sur lois, ils n'auraient imaginé ce prodigieux ensemble de prohibitions dégradantes que pour mieux limiter leur action, entraver leurs facultés, et cela librement, d'un commun accord, de gaieté de cœur ?... Supposer que les hommes auraient été assez absurdes pour s'appliquer à se diminuer sous peine de supplices divers, quelle injure ! Et ces chaînes qu'ils traînent leur vie durant, ils les auraient forgées par amour de la « justice », unanimes à abdiquer leurs droits naturels ?... Non, la loi n'a pas une origine si simple ou si extraordinaire. Elle fut l'œuvre diabolique d'une minorité. Les premiers oppresseurs l'inventèrent pour légitimer leurs attentats contre l'égalité humaine. Le droit de punir n'est sorti que du désir d'acquérir, de conserver, de dominer. Ce n'est pas l'oisiveté qui est la mère de tous les vices, c'est la propriété. Du jour-où il y eut des possédants et des non-possédants, l'harmonie naturelle se trouvant rompue à jamais, notre espèce connut tous les tourments avant-coureurs des actes qui, depuis, sont appelés crimes. Le droit eut pour mission de brider les pauvres en divinisant les riches. La loi fut la charte de la servitude. » (Henry Leyret)...

La longue pesée des temps, l'habileté des bénéficiaires ont fait oublier la fourberie à la base. L'erreur codifiée a pris figure de vérité, de condition normale. Une morale est venue à point l'idéaliser. À telle enseigne que c'est l'état naturel de la propriété, c'est-à-dire sa mise égale à la disposition de tous, (état jadis étouffé ou détruit), qui apparaît aujourd'hui comme une revendication injuste ou utopique. Et que l'institution de la magistrature se présente comme « tellement de l'essence de l'ordre social » ‒ ce désordre anti-humain que nous dénonçons ‒ « que sans elle, nous dit-on, cet ordre ne peut subsister »... Et il est vrai, en effet, que cet échafaudage, hors un recours divin périmé, ne s'agglomère que par le ciment conventionnel de la légalité et l'artifice vigilant du Code. Et que la magistrature, Cerbère préposé à sa garde, en prévient, par ses ripostes empressées, la dislocation... Mais, d'autre part, hors le maintien de la propriété de vol, « justice » et magistrats n'ont plus de raison d'être. Que viendraient faire et les juges et la loi autour d'une propriété dont ne serait, à personne, interdit l'accès et sur laquelle les

hommes, éclairés enfin sur la valeur de leur bien et décidés à ne plus le laisser aliéner entre des mains particulières, étendraient leur collective protection ?... 

‒ Stephen MAC SAY