Accueil


MAGNANIMITÉ n. f. (du latin magnanimus, magnanime)

Le terme magnanimité a quelque chose d'imprécis, la grandeur d'âme pouvant revêtir bien des formes et bien des aspects. Disons qu'il suppose non seulement retenue, détachement, mais élan positif de l'être, déploiement d'une activité qui se porte au devant d'autrui ; l'homme magnanime est tout ensemble désintéressé et généreux. À la possibilité d'une si haute vertu, La Rochefoucauld ne croyait guère, lui qui place dans « l'amour de soi » le mobile essentiel des actes humains, soutenant que « toutes nos vertus vont se perdre dans l'intérêt, comme les fleuves dans la mer ». Et l'on connaît ces maximes fameuses où il dissout en vices secrets nos plus belles qualités. « La pitié est une habile prévoyance des maux où nous pouvons tomber. » « La générosité n'est qu'une ambition déguisée qui méprise de petits intérêts pour aller à de plus grands. » « L'amitié la plus désintéressée n'est qu'un commerce où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. » « La bonté n'est que de la paresse ou de l'impuissance, ou bien nous prêtons à usure sous prétexte de donner. » « D'une manière générale toutes nos vertus ne sont qu'un art de paraître honnêtes... à une grande vanité près, les héros sont faits comme les autres hommes. » Malgré les cris indignés des moralistes officiels, La Rochefoucauld a bien décrit les sentiments qui animaient les grands de son époque, et de toutes les époques. L'erreur consiste à les prêter aux esprits élémentaires ; chez beaucoup le calcul de l'intérêt ne joue pas le rôle qu'on lui attribue ; pour arriver là il faut une puissance de réflexion assez considérable. Réaction personnelle, instincts, tendances souvent inavouables sont le motif fréquent de nos actions ; la psychanalyse permet de s'en rendre compte. Et de cet examen l'homme ne sort pas grandi ; La Rochefoucauld faisait de lui un habile calculateur, trop souvent il n'est qu'une brute cruelle et lubrique.

Selon Freud, la civilisation n'a modifié que l'apparence extérieure ; l'analyse de l'inconscient, chez l'individu cultivé, révèle l'existence de complexes, dont la grossièreté répugnante rappelle les temps primitifs : haines contre les autres, idées de vengeance, goûts sanguinaires, désirs de possession sexuelle surtout. L'instinct sexuel, voilà, pour le professeur viennois, l'animateur secret du dynamisme mental inconscient, disons mieux : l'inspirateur de toutes nos pensées, de tous nos sentiments, de toutes nos actions. De lui découleraient même les instincts vitaux, même l'instinct de conservation, instinct sexuel narcissique, dont l'objet serait l'individu lui-même. Mais un pouvoir psychique, la Censure, résultat de nos contraintes éducatives, sociales, morales, veille à l'entrée du conscient, refoulant les complexes en discordance avec nos goûts et nos pudeurs ou les déformant avec soin pour les rendre méconnaissables. Pourtant la blancheur apparente d'un cercueil ne peut faire oublier la noirceur du contenu ; ainsi doit-il en être concernant la mentalité humaine. Initiateur de génie, comme Gall, Freud a construit un édifice artificiel par bien des côtés ; il aura le mérite d'avoir exploré les régions sombres du moi.

Si une analyse profonde montre combien factices certains désintéressements, combien superficielles parfois nos vertus, elle montre aussi qu'à côté de l'égoïsme il y a place pour la générosité, dans le tréfonds du cœur humain. L'existence de sentiments désintéressés, qu'ils se rapportent à nos semblables ou à des objets supérieurs, vrai, beau, bien, ne paraît pas niable. Pendant plus d'un mois j'ai observé une chatte et son petit ; cette pauvre bête, vorace d'ordinaire, restait immobile près des aliments reçus ; elle attendait que son petit fût rassasié, se passant de nourriture s'il ne laissait rien. L'intensité de l'amour maternel, même dans des espèces inférieures, annélides, crustacés, mollusques, a frappé les naturalistes ; l'héroïsme qu'il suscite, chez ces animaux stupides, ne peut avoir sa source dans l'intelligence, mais dans l'instinct.

En dehors de tout attrait sexuel, certains singes s'exposent à la mort pour défendre leurs compagnons. Et, chez l'homme, ce sont des impulsions instantanées, irréfléchies, qui le poussent à sauver, au péril de sa propre vie, l'enfant qui se noie ou qu'un incendie va étouffer. Je crois peu au désintéressement de l'artiste, du savant, encore moins à celui de l'homme religieux ; quoiqu'on dise, les deux premiers travaillent fréquemment pour la gloire, le troisième pour se garder de l'enfer. Citons pourtant un cas où le désir, soit d'une place, soit de la renommée, n'était pour rien dans le besoin de connaître. Un Hongrois vécut trente ans à Paris, dans un réduit infect, se satisfaisant d'eau et de pommes de terre ; il étudiait vingt heures par jour et ne s'interrompait qu'un jour par semaine, afin de donner les leçons de mathématiques lui permettant de subvenir à ses maigres dépenses. Mentelli, c'était son nom, n'a pas laissé trace de ses immenses recherches. Si le sentiment religieux est foncièrement égoïste, s'il se rattache à l'instinct de conservation, au désir d'être en bons termes avec les êtres forts, par excellence, les dieux, il arrive à perdre ce caractère dans l'exaltation mystique, déviation probable des désirs sexuels où le croyant s'identifie avec l'objet de son adoration. Pendant l'extase, lorsque le corps a perdu toute sensibilité aux impressions du dehors, l'esprit croit ressentir les transports de la possession et de l'amour. Les confessions des grands mystiques, malgré la diversité du symbolisme et des métaphores, s'accordent sur ce point. Même si l'on néglige ces faits, qui confinent à la pathologie, il demeure que l'homme n'est pas totalement égoïste.

On peut s'en étonner de prime abord, car un abîme sépare les individus. L'entraide est réalisable dans les circonstances nées des conditions sociales, du milieu, de la profession ; dès qu'entrent en jeu les lois inéluctables de la vie, la nature nous repousse avec brutalité. Qu'une grande douleur éclate à côté de nous, bien vite nous sentirons notre impuissance. On présente les condoléances banales ; est-il aisé d'en sortir ? S'il s'agit d'une perte cruelle, croit-on guérir la plaie en égrenant la litanie des arguments lénitifs, donnés par les traités de philosophie ? Il tourne vite au personnage muet, le rôle de consolateur ; quelques larmes, un serrement de mains, voilà ce qu'on offre de mieux. Et, devant le lit d'agonie de la mère, de l'ami, qui se débattent sous l'étreinte de la mort, alors qu'on donnerait pour eux la totalité de sa vie, un mur se dresse infranchissable ; de vaines paroles, des sanglots inutiles, c'est tout ce que nous trouvons dans la détresse de notre cœur... Pourtant l'égoïsme absolu est contre nature ; il se rencontre seulement chez les hypocondriaques ou déments atteints d'insensibilité morale. Mais la sympathie pour autrui présente de multiples degrés qui, de la synergie ou tendance à l'imitation, s'élèvent jusqu'à l'amour et l'amitié, en passant par la synesthésie ou contagion des émotions, la pitié, la bienveillance, la bienfaisance, etc. Elle affecte aussi des formes diverses, inclinations corporatives, philanthropiques, humanitaires ; elle peut s'étendre aux animaux, aux plantes, au cosmos tout entier. Parce que notre être rejoint tous les autres dans l'être universel, parce que nous vivons de lui, nous aspirons à faire pénétrer dans notre personnalité transitoire et finie l'infini de l'éternel univers. Nous sommes frères de tous les hommes, frères des animaux, frères des plantes, frères des astres ; êtres et choses sont des formes passagères d'une même vie. Cette conception, familière depuis des millénaires aux penseurs d'Orient, ne fut inconnue de ceux d'Occident, ni dans l'antiquité ni dans les temps modernes. C'est une de ces doctrines éternelles dont l'inventeur n'est pas nommé et qui ne sauraient mourir, parce qu'à toute époque elles germent naturellement dans plusieurs cerveaux. Avec elle l'âme atteint à la magnanimité suprême puisqu'elle se hausse à la taille de la réalité prise dans sa totalité. Et elle justifie le sentiment d'universelle fraternité éprouvé par l'esprit qui, s'élevant au-dessus de l'espace et du temps, perçoit l'identité finale de tous, par-delà les oppositions transitoires des personnes.

Malheureusement la générosité, fausse ou vraie, a revêtu parfois des formes déplorables : parmi ces dernières citons l'aumône. Humiliante pour le pauvre qui la reçoit, elle flatte la superbe du riche qui la donne ; sans efficacité durable, elle trompe le peuple et permet au parasite repu d'afficher des allures charitables. Prêtres et moralistes la conseillent pour que l'injustice, créatrice de misère, puisse subsister ; quotidiennement l'on voit des requins du négoce, de la finance ou de l'industrie verser ostensiblement une obole aux malheureux que détrousse leur avidité. Et cette infâme comédie se place habituellement sous l'égide de la fraternité ; on arbore le mot en accomplissant le contraire de la chose. Pourtant la fraternité véritable est l'une des notions les plus révolutionnaires puisqu'elle implique égalité totale des droits et complète indépendance des individus. Donner les miettes de sa table n'a rien d'un geste fraternel ; ni riches, ni pauvres, ni maîtres, ni serviteurs : dans une maison de frères c'est pour tous que la table doit être servie. Mais les ministres de dieu et ceux du pouvoir ont grand soin d'entretenir une confusion dont profitent les riches, leurs protecteurs.

-L. BARBEDETTE.