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MANUEL Adj. (Est la traduction du latin manualis qui vient de manus, main)

Il s'applique à ce qui se fait avec les mains, au travail physique qui produit des choses matérielles et qui est généralement accompli avec les mains. Le travail manuel se distingue ainsi du travail intellectuel, ou travail de la pensée.

Ces deux formes de l'activité sont-elles, vis-à-vis l'une de l'autre, dans un état d'Interdépendance ou sont-elles, au contraire, nettement séparées, au point même que leurs rapports sont hostiles ? Il n'est pas superflu de poser une telle question lorsqu'on considère l'usage que la phraséologie de notre époque a fait du mot manuel par opposition à intellectuel, en les employant tous deux comme substantifs. On s'est mis à dire : un manuel, pour « un travailleur manuel », un intellectuel (voir ce mot), pour « un travailleur intellectuel » et, ne se bornant pas à cette distinction entre les travailleurs, on est arrivé à les opposer les uns aux autres au point d'en faire deux classes ennemies !

Il convient d'observer que la période aiguë de cet état d'antagonisme s'est produite surtout avant 1914, lorsque le syndicalisme ouvrier présentait une certaine unité et constituait une force avec laquelle il semblait qu'on devait compter. Pour les uns, alors que le manuel était l'homme en qui s'incarnait le travail utile, bienfaisant, producteur de la richesse et du bonheur universelle, qui possédait toutes les qualités populaires et représentait toutes les vertus sociales ; l'intellectuel était le prototype du parasite, le frelon de la ruche, la mouche du coche, le lys qui ne travaille pas ou dont l'activité est inutile sinon malfaisante, et aussi le corrupteur, le traître, le complice de l'organisation bourgeoise et capitaliste qui asservit les prolétaires. Pour les autres, au contraire, le manuel, l'homme aux mains calleuses et au front baissé vers la terre demeurait la « canaille » de jadis, le croquant, le goujat grossier, brutal, illettré, sans éducation, « l'espèce inférieure » uniquement bonne à fournir de la main-d'œuvre en attendant que, le machinisme le remplaçant complètement, les mâles ne fussent plus utlisables qu'à la caserne et les femelles réservées à la reproduction et au lupanar ; l'intellectuel l'homme aux mains blanches et au front levé vers les étoiles était le dieu par qui se répandait toute science et toute sagesse, « l'élite » précieuse dont la pensée et la volonté éclairaient et dirigeaient le monde. Manuel était synonyme d'exploité, de prolétaire. Intellectuel était synonyme d'exploiteur, de bourgeois. Un ouvrier que des combinaisons d'affaires et de politique aurait fait patron, millionnaire, député, demeurerait un « prolétaire » aux yeux de ses anciens compagnons de misère. Un artiste, un écrivain, un médecin, un avocat, voire un de ces miteux « grapignans » de basoche qui sont au plus bas de l'échelle des « professions libérales », resterait marqué « bourgeois » jusqu'à la fin de ses jours, catalogué fainéant et jouisseur, même s'il mourrait de misère physiologique dans un chauffoir municipal. Si déplumé qu'il serait et si révolutionnaire qu'il se manifesterait, « l'intellectuel » n'appartiendrait pas moins à la classe bourgeoise, ennemie des « prolétaires ». Par contre, le « manuel », arrivé à la table des ministres, serait toujours un prolétaire ; en buvant leur cognac et en fumant leurs cigares, il vengerait les « camarades », les « frères de misère » qui continueraient à peiner dans l'enfer capitaliste. Des « résidus de bourgeoisie », disait dédaigneusement M. Clemenceau, quoique bourgeois lui-même, des fonctionnaires qui lui rappelaient qu'ils étaient des prolétaires.

Voilà à quelles aberrations la phraséologie d'avant-guerre avait abouti. Aujourd'hui que la classe ouvrière mutilée, divisée et devenue impuissante, a fait la dure expérience qu'il n'était pas nécessaire d'aller chercher parmi les « intellectuels » des « traîtres » qui la livreraient à ses ennemis, et que ceux de chez elle y suffiraient amplement, on paraît marcher vers une plus saine et plus exacte appréciation des choses. Nous verrons mieux, au mot ouvriérisme, ce qu'ont été la formation, le développement et les conséquences de la division des travailleurs en manuels et intellectuels opposés les uns aux autres.

Le travail manuel ne se sépare pas du travail intellectuel. Aucun homme, et même aucun animal, n'est une simple mécanique. Dans tout geste, même le moins réfléchi, dans tout travail, même le plus machinal et le plus grossier, il y a une part d'observation, d'initiative, d'intelligence qui fait que le geste, ou le travail, répond plus ou moins bien à ses fins. Le cantonnier ne lance pas ses cailloux à tort et à travers sur la route, le maçon observe l'indication du fil à plomb pour construire un mur, le haleur est attentif au rythme du refrain qui fait tendre à la même seconde ses muscles et ceux de ses compagnons pour un effort simultané. À tout travail musculaire correspond un travail du cerveau variable suivant qu'il est plus ou moins réfléchi. Plus le travail est individualisé, c'est-à-dire normalement distribué suivant la capacité de chacun, plus il demande de participation intellectuelle. C'est ainsi qu'il y a au moins autant d'invention intellectuelle que d'habileté manuelle dans la besogne de l'artisan. Si la sottise d'un prétendu aristocratisme fait refuser la qualité d'artiste à l'artisan (voir Beaux-Arts), il est aussi sot de classer « intellectuel » l'artiste qui peint, qui sculpte, qui grave, qui joue d'un instrument de musique, se servant incontestablement de ses mains dont l'habileté est indispensable pour traduire dans la matière et produire la forme physique, plastique ou auditive, conçue par sa pensée. Il n'y a pas plus d'hommes-machines que d'hommes-cerveaux ; tous ont besoin d'exercer leurs mains et leur intelligence. Même dans l'état social actuel où le machiavélisme capitaliste est arrivé, par le taylorisme, la rationalisation et autres procédés esclavagistes, à rendre le travail manuel de plus en plus impersonnel, dépourvu de toute intelligence ouvrière, la démarcation des travailleurs manuels et intellectuels constitue une calamité.

Lorsque les hommes seront parvenus à fonder une société où la concurrence féroce n'entretiendra plus entre-eux, entre les individus comme entre les groupes, l'état de guerre dans lequel ils vivent et où le travail ne sera plus un moyen d'exploitation, une source de douleur et de misère, mais sera au contraire producteur du bonheur de tous, les activités manuelles et intellectuelles seront normalement distribuées pour chaque individu selon ses dispositions et ses préférences. Il n'y aura plus de damnés manuels, le travail des mains étant devenu le complément harmonieux de celui du cerveau, c'est-à-dire de l'activité librement choisie. Il n'y aura plus de bienheureux intellectuels, chacun devant apporter sa part suivant ses facultés et ses forces à l'activité commune. Il n'y aura que des élus qui travailleront tous, de leur intelligence et de leurs mains, pour un heureux équilibre individuel et social.

Mais pour arriver à cela, il faut d'abord que les travailleurs, dans la lutte où ils sont engagés, ne fassent plus un choix empirique, et d'après des étiquettes stupides, de leurs amis et de leurs ennemis. Il faut qu'ils jugent les hommes d'après leur œuvre. Il faut qu'ils se débarrassent de cette phraséologie malsaine qui les divise en manuels et intellectuels. Car la preuve est faite aujourd'hui : c'est dans leurs propres rangs, plus que dans ceux des intellectuels, que les manuels ont rencontré les « traîtres » les plus dangereux et les plus malfaisants, depuis le simple flic qui les passe à tabac jusqu'aux représentants de l'« Internationale Ouvrière » qui figurent dans les conseils des gouvernements et les inviteront, à l'occasion, à marcher encore pour la prochaine « dernière guerre ». 

‒ Édouard ROTHEN.


On appelle aussi manuel un petit livre, commode à porter dans une poche ou à tenir à la main, qui donne le résumé d'une des connaissances humaines. On en a composé pour toutes ces connaissances, depuis les plus abstraites jusqu'aux plus pratiques. Il y a des manuels de philosophie, de théologie, de littérature, comme de gymnastique, de cuisine, de savoir-vivre. Il y en a pour toutes les classes et toutes les professions : Manuel des souverains, Manuel des nourrices, etc... La collection des Manuels Roret, qui compte environ 300 volumes, a embrassé tous les métiers qui se sont pratiqués entre 1825 et 1873. On a fait depuis et on doit faire encore beaucoup mieux en raison de l'extraordinaire développement scientifique et industriel qui s'est produit durant ces cinquante dernières années.

Les manuels ont généralement remplacé les abrégés dont l'objet est semblable. L'abrégé traite le plus souvent d'un sujet intellectuel. Le manuel a prévalu avec l'extension des sciences et des métiers.


MANUEL

Pour Doudchenko, le travail manuel doit être un devoir universel, moralement obligatoire pour tout le monde. Il a basé sa thèse d'une façon explicite et très claire sur plusieurs considérations (principalement d'ordre moral). En les acceptant on se sent obligé par sa conscience de partager avec tous ses semblables le travail dur, le travail monotone et si peu poétique, le travail désagréable, qui donne du pain quotidien à toute la famille humaine. Brièvement, pour Doudchenko la répartition universelle de cette nécessité ‒ parfois si peu souriante ‒ n'est qu'une manifestation et conséquence inévitable de l'acceptation sincère des principes de Liberté, d'Égalité, de Fraternité. C'est surtout le sentiment de fraternité qui poussa Doudchenko à s'inquiéter avant tout de la vie humaine, en renonçant aux conquêtes dites « scientifiques » et aux chefs-d'œuvres artistiques là où ils s'achètent au prix d'une existence lamentable, presque animale des masses et deviennent un privilège raffiné d'une « élite » infime...

Il semble à certains ‒ tel Romain Rolland ‒ que si le travail manuel était réparti entre tous les hommes, la vie humaine serait plongée dans des ténèbres bien tristes, que les « soleils » de la Beauté et de la Vérité seraient éteints, et que l'humanité ne connaîtrait plus de Michel-Ange, de Beethoven, de Spinoza, de Newton, etc. Ils considèrent l'appel au travail manuel comme un attentat « contre les Beaux-Arts, contre la Science, contre le Savoir, contre la Vérité », contre toutes les valeurs intellectuelles et spirituelles, comme enfin une tentative déplorable de retourner à une barbarie vulgaire...

Mais c'est là une interprétation et une appréciation inexactes de l'effort de ceux qui voudraient que les peines et les joies soient réparties d'une façon plus régulière, et qui font appel à tout le monde pour participer au travail physique... Je partage le point de vue de Doudchenko. Pour moi aussi la répartition de la dure, désagréable et monotone besogne entre tous les membres de la grande famille humaine serait un acte de justice, une application pratique des principes humanitaires.

Est-ce que cela témoigne de notre indifférence ou même de l'hostilité envers l'art ou le savoir ?... Mais pas du tout ! Au contraire : c'est parce que nous considérons les beaux-arts et la science comme le plus parfait ornement de la vie et aussi comme un des principaux moyens d'élever cette dernière au-dessus du niveau de la vie animale, que nous voudrions les rendre accessibles à tout le monde, en détruisant le vieux préjugé d'après lequel ils sont le privilège d'une caste. Si la production des biens matériels était bien organisée et équitablement répartie, personne ne devrait travailler (manuellement) plus de 3 1/2-4 heures par jour. Comptez maintenant combien d'heures il resterait journellement à la disposition de qui voudrait aussi s'occuper du travail intellectuel, artistique, spirituel !... Je ne crois pas que quelques heures de travail manuel pourraient affaiblir ni surtout tuer le talent d'un Beethoven ou d'un Spinoza ; au contraire je suis plus porté à croire qu'un tel travail ‒ un travail rationnel, bien organisé et équitablement partagé ‒ fortifierait leur corps (comme un sport quelconque) et les préserverait de cette dégénérescence rapide qui est aujourd'hui le fléau de ceux qui se sont imprudemment débarrassés du travail musculaire aussi bien que de ceux qui sont écrasés par un travail disproportionné.

Un partage juste du travail physique non seulement ne supprimerait pas les hommes de génie, mais, au contraire, il donnerait enfin la possibilité de se développer aux talents de tous ceux qui, quoique bien doués, commencent et finissent leur vie, aplatis contre la terre par de lourds préjugés et par de dures conditions matérielles et qui n'osent ‒ ou n'ont le loisir ! ‒ lever leur regard au ciel...

Ce n'est qu'un seul Beethoven, un seul Spinoza sur dix qui peut, qui ose, dans le milieu social actuel, développer son talent et devenir ce qu'il doit être, tandis que les neuf autres succombent sous le poids d'injustices et de préjugés sociaux... Mais une juste répartition du travail ouvrirait enfin la tombe et briserait enfin le cercueil, dans lequel sont enterrés vivants tant de talents, tant de possibilités !

À la houillère, où je travaille, parmi les hommes âgés qui m'environnent, il en est que j'ai remarqués jadis, les uns, pour leurs dispositions musicales, les autres pour leur esprit clair et puissant, en qui j'ai noté le germe des dons les plus différents. Mais la vie qui devait les ouvrir les a anéantis. Là, ce sont les circonstances de la détresse familiale, ici les longues et pénibles journées et la misère qui les ont pris pour un lourd labeur manuel et éloigné des études, qui ont brisé ou étouffé leur essor, qui ont refermé cette fleur de l'activité intellectuelle qui ne demandait qu'à s'épanouir...

Et pourtant, qui voudrait affirmer qu'il n'y avait pas parmi eux des Newton, des Spinoza, des Beethoven ? Et si, dans le temps de leur jeunesse, à l'âge où s'affirment les facultés, leur travail eût été partagé par ceux de ces jeunes bourgeois quelconques, qui, grâce à leurs privilèges sociaux, ne faisaient rien ou bien faisaient semblant (avec un air grave) de faire quelque chose ; et si, ainsi, ils eussent obtenu la possibilité de disposer librement d'une partie considérable de leur journée, qui sait de quelles valeurs (littéraires, philosophiques ou scientifiques) se serait encore enrichie notre vie...

De cette génération, qui déjà appartient davantage au passé, transportons maintenant le regard vers ses enfants. Si, en pensant à eux, je désire ardemment un tel changement dans les habitudes sociales, qui transférerait une partie de ces longues journées, par lesquelles était écrasée l'âme de leurs pères, sur les épaules de ceux qui dégénèrent à cause de leur oisiveté, est-ce que je suis un ennemi ou un ami de l'art et de la science ?

Dans la cité ouvrière où j'habite, j'observe beaucoup d'enfants appartenant aux familles ouvrières. Je les compare aux enfants de familles riches, que j'ai quelquefois l'occasion d'observer autre part, et je me demande toujours sur quoi sont fondées ces assertions étranges ou plutôt atroces, qui prétendent que les premiers sont faits pour passer leur vie au fond des mines, auprès des fours d'usines, dans les cités ouvrières couvertes de fumées, etc..., et les deuxièmes pour passer la leur dans les ateliers artistiques, dans les laboratoires, dans les rédactions, dans les bureaux (sinon au Monte-Carlo, à la Riviera, à Montmartre).

Si le talent, le génie méritent souvent, ont besoin quelquefois d'être placés dans des conditions spéciales, il faut tout de même commencer par une telle organisation et répartition du travail, qui permettrait à tous les germes ‒ faibles et tendres ‒ de dons, de talents différents de percer la croûte dure de la vie, de pousser et de prendre racine...

Et puis une juste répartition du travail manuel contribuerait beaucoup à purifier le « temps de l'Art », où une quantité considérable de « marchands » et de « prostitueurs » se réfugient rien que pour se sauver de la nécessité de gagner leur pain par un travail plus dur... Parmi les ouvriers aussi il se fait maintenant un grand effort pour quitter les usines, les ateliers, les mines et pour s'emparer d'une petite profession libérale, bourgeoise, qui éloignerait les rares « veinards » de ce terrible spectre qu'est pour eux le travail physique. Puisque on parle toujours d'une vie ‒ légale et « bonne », à ce qu'on dit ‒ qui permet toujours de rester bien propre, de ne pas avoir les mains calleuses, de ne pas courir mille risques et périls dans les mines et les fabriques, de ne pas arriver au désespoir à cause de la monotonie de leur besogne, etc..., etc... puisque on parle constamment de tout cela ils n'ont qu'un seul rêve : c'est de rompre le plus vite possible avec tout leur passé et de ne plus retomber dans ce milieu ouvrier, auquel ils ont eu le « malheur » d'appartenir...

Quand j'aspire à une organisation du travail manuel qui répartirait les exigences actuelles de la nécessité, assurerait la possibilité de se débarrasser de certaines peines en se réfugiant, les tâches dures achevées, dans le « temple » réconfortant de l'art et de la science, suis-je un ami ou un ennemi de ce temple ?

Enfin, je crois que l'acceptation du travail manuel par tout le monde établirait un contact entre les masses populaires et les intellectuels, duquel ne pourrait sortir qu'une quantité infinie de conséquences salutaires. D'un côté il y a dans la vie un tas de choses, que les intellectuels n'arriveront jamais à comprendre s'ils ne partagent jusqu'au bout, jusqu'à l'extrême la vie des masses laborieuses. Les livres, les théories, les expériences de laboratoires et les petites excursions dans les quartiers populaires ne peuvent leur apporter que des lumières incomplètes et insuffisantes.

Il faut que l'intellectuel, tout en gardant ses facultés « internes », devienne en même temps, un travailleur, un « prolétaire » afin que sa vue devienne capable de pénétrer plus loin qu'elle ne pénètre, quand il reste toujours dans sa coquille bourgeoise, en se berçant par la pensée présomptueuse qu'« il sait déjà tout »... Pour que ses propres facultés, ses propres forces intellectuelles atteignent un plus haut degré de développement il est indispensable qu'il commence à travailler avec une pioche, un marteau, un burin ou une pelle. La pioche qu'il prendra entre ses mains rafraîchira, rajeunira ses pensées, qui languissent dans le cercle vieux et vicieux de l'existence bourgeoise. Tout cela n'enlèvera pas de sa vie ancienne ce qu'il y avait en elle de bon, de vrai, mais seulement y ajoutera des valeurs nouvelles.

Et de l'autre côté plus que jamais les masses populaires ont besoin qu'un fort courant intellectuel et spirituel soit introduit dans leur vie, qui, par sa monotonie et par le manque total d'intérêts « intérieurs » les étouffe ou les livre aux excès de désespoir, de jalousie et de haine. Au lieu de répéter aux masses qu'elles doivent accepter leur vie actuelle, comme la plus naturelle, ou que les plus énergiques doivent tâcher (en piétinant sur le dos des plus faibles) d' « arriver à quelque chose », au lieu de tout cela il faut leur démontrer la possibilité de faire deux choses à la fois : de rester ouvrier et de s'élever intellectuellement et spirituellement toujours plus haut et plus haut. Il faut éveiller chez eux l'effort vers le rehaussement de leur dignité humaine dans toute son ampleur. Il faut leur apprendre à utiliser rationnellement leurs loisirs, au lieu de s'empoisonner dans les cafés et dans les bistrots, au lieu de s'avilir dans les vulgaires cinémas et dancings.

Grâce à la journée de 8 heures l'ouvrier est devenu un peu plus libre, un peu maître d'une partie de sa journée ; mais il faut lui apprendre à profiter immédiatement de cette petite libération, sinon... il s'ensuivra un égarement et puis un recul, une réaction.

Donc si d'un côté il y a quantité de choses que les intellectuels doivent apprendre chez les travailleurs manuels, chez les « prolétaires », par contre dans la vie actuelle de ces derniers il y a beaucoup de lacunes, que seule une sincère et dévouée collaboration des intellectuels pourrait enfin combler...

Oui une collaboration sincère, étroite, poussée jusqu'au bout, est nécessaire, pour le bien de tout le monde. Et faut-il dire qu'une telle collaboration (par le partage de la même vie, de toutes les peines et de toutes les joies) serait utile non seulement pour améliorer le côté matériel de la vie, mais avant tout pour la rendre plus belle et plus noble. Si tous ceux qui trouvent la possibilité de développer leurs dons, leurs talents au lieu de déserter les mines et les fabriques (de quoi j'ai déjà parlé plus haut) y restaient et y exerçaient l'influence ennoblissante de leurs facultés, de leurs talents, pourrait-on prévoir toutes les bonnes conséquences qu'amènerait l'application constante d'une telle influence ?

J'observe quelquefois pendant le travail l'action d'une chanson chantée par un camarade ou l'animation que provoque un dessin accompli avec un morceau de craie sur une planche, ou enfin l'intérêt profond que suscite un entretien sur un sujet quelconque et ces observations me forcent chaque fois à penser, que c'est ici que doit être la place de ces écrivains, artistes, intellectuels, qui veulent être des serviteurs du beau et du vrai, mais qui se plaignent en même temps de la surdité du public et qui avouent même parfois leur propre impuissance. Ont-ils du moins le droit de se plaindre ? Je crois que non, car ce sont eux-mêmes, qui se sont placés dans cette situation « infructueuse », et si leurs plaintes sont sincères, tout ce qu'on pourrait leur conseiller est, il me semble, de quitter le cercle vicieux dans lequel leur pensée étouffe, et où personne n'a besoin d'eux, et d'aller dans les mines et dans les fabriques. Là, je suis sûr, ils seront mieux appréciés et mieux accueillis, à condition naturellement qu'ils ne viennent pas avec des prétentions démesurées et ridicules...

Malheureusement les serviteurs du beau, du savoir et de l'esprit en considérant leur propre vie comme une valeur suprême et tout à fait indépendante, comme une « valeur en soi », parlent non seulement du droit, mais même du « devoir », de s'éloigner de tout ce qui est « grossier » et « vulgaire », de tout ce qui pourrait troubler leurs pensées et leurs sentiments. Hélas, jusqu'à présent le talent, le beau, la poésie, le savoir quittent la vie des masses populaires, et pendant que cette dernière reste inanimée, comme un gigantesque squelette, dépourvu de chair et d'âme, ils vont se vendre dans les cafés-concerts, dans les cinémas, dans les théâtres, chez les éditeurs, chez les « patrons », qui ont une grosse bourse...

Pour finir, je dirai qu'il serait d'une grande importance, que les apôtres de la vérité, se déclarent sans réserve amis d'une collaboration entre tous les chercheurs sincères d'une vie nouvelle et juste ; mais est-ce qu'il n'est pas évident qu'on ne peut pas parler de collaboration là où les uns refusent de porter et de partager le fardeau des autres, et où chacun se retire dans son propre coin ?

On doit se rapprocher, on doit se connaître ; alors viendra la compréhension mutuelle, et tout cela portera beaucoup de fruit. 

‒ A. HILKOFF, ouvrier de charbonnage.