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MANUFACTURE n. f. 

Couramment, ce mot a le même sens que celui d'usine. Ou plutôt c'est le terme d'usine qui a tendance à se substituer à celui de manufacture, beaucoup plus ancien. Étymologiquement, manufacture vient du latin manus (main) et facere (faire) ; fabriquer à la main. Avec l'introduction du machinisme, le mot a évidemment pris un autre sens, plus large. Le vocabulaire et le dictionnaire sont comme toutes choses : ils évoluent avec le temps et les événements. Une manufacture, c'est un endroit, un bâtiment, où sont rassemblés un certain nombre d' ouvriers pour la fabrication d'objets ou produits déterminés.

Les premières manufactures datent de quatre à cinq siècles. C'est surtout dans l'industrie textile qu'elles se formèrent : manufactures de toiles, de draps, de soieries, de tapis, et ensuite de cotonnades qui prirent naissance en Italie, et dont la pratique se propagea dans les Pays-Bas, l'Angleterre et la France.

On se rappelle que Colbert, ministre de Louis XIV, fonda ou fit revivre plusieurs manufactures importantes, dont la plupart subsistent encore à l'heure actuelle : Gobelins, Beauvais, etc. L'industrie de la tannerie et de la corroierie, puis celles de la verrerie, des glaces, de la porcelaine suivirent et, enfin, un peu plus tard, vers la fin du XVIIème siècle et au XVIIIème siècle, la métallurgie entra dans ce stade de l'évolution économique, par les premières manufactures pour la fabrication des tôles, qui demandait une mise de fonds assez importante et une certaine spécialisation du travail.

La manufacture a marqué un tournant de l'histoire économique et technique des nations. Au travail personnel, individuel et isolé, à l'ouvrier qui fabriquait seul et complètement un objet, l'ébauchait et le finissait, la manufacture substituait le travail en commun et en grandes quantités. Pour réussir, elle exigeait deux conditions principales : primo un capital assez important pour fonctionner : bâtiment, outils ou machines matières premières ; et secundo, des débouchés commerciaux à peu près réguliers. Le stade de la production manufacturière coïncide donc avec la naissance du capitalisme, de la finance, et avec la constitution d'organismes commerciaux dune certaine envergure. Finance, commerce et industrie, ces trois formes du capitalisme ont nécessairement marché de pair ; l'un ne pouvant se développer sans l'appui des autres.

En même temps qu'elle marquait une phase de développement du capitalisme, la manufacture apportait dans la méthode du travail une profonde transformation : elle provoqua le développement du système du salariat et la pratique de la spécialisation du travail.

À l'ouvrier confectionnant un objet totalement on substitua une série d'ouvriers spécialisés dans les parties différentes de ce travail, et prenant les objets les uns après les autres pour leur faire subir une fraction du travail d'ensemble. On peut dire que le travail à la chaine dont on parle tant aujourd'hui a son origine première à la fondation des manufactures tellement il est vrai qu'on trouve toujours dans un lointain passé les traces des institutions ou pratiques nouvelles.

De même, si la Rome antique a connu des prolétaires, si les artisans du moyen-âge avaient des compagnons salariés, si le salariat est vieux de plusieurs dizaines de siècles, il faut néanmoins en arriver à la période manufacturière pour voir le salariat devenir un système pratiqué sur une large échelle et les prolétaires constituer une caste sociale bien définie ; une caste vendant uniquement au maître sa force-travail, et qui, une fois le salaire touché, n'a plus aucun droit sur le produit de ses peines.

La fameuse Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de la Révolution française a été comme bien d'autres théories politiques, en retard de plusieurs siècles sur l'évolution économique, quand elle affirme le droit sacré à la propriété.

On pouvait comprendre, au moyen-âge, quand les seigneurs et les prêtres rançonnaient les travailleurs, que le paysan des villages et l'artisan des villes réclamassent le droit au produit de leur travail, tout entier sorti de leurs mains, ce qui n'eut été qu'une revendication basée sur le strict sentiment de la justice ; on le comprend moins avec le nouveau procédé de fabrication institué par la manufacture.

Il n'est plus possible, avec le travail spécialisé, divisé, nécessitant du matériel, de la matière première et des débouchés, de dire : « Ceci est le produit de mon travail, c'est ma propriété ». La manufacture, en transformant les méthodes économiques, dépassait les revendications politiques des révolutionnaires de 1789 et posait autrement la question sociale, ce que n'ont point su ou voulu apercevoir les rédacteurs de la fameuse « Déclaration » regardée pourtant comme symbolique.

La manufacture a eu une autre conséquence, également de première importance ; elle a permis l'extension indéfinie du machinisme. Le travail individuel ou familial n'était guère propice à l'introduction de la mécanique, laquelle exige, tant pour s'installer que pour fonctionner à plein rendement, un certain développement de l'entreprise qui l'utilise.

Nous avons examiné par ailleurs l'importance, l'influence et les conséquences du machinisme, tant actuelle que futures. Qu'il nous suffise de dire ici qu'il n'aurait pu se développer sans les manufactures, la fabrication à grand rendement.

Le passage des méthodes artisanales de travail à la production manufacturière n'a pas dû se faire sans heurts. Si l'histoire officielle nous enseigne les dates des batailles, traités, naissances et morts de rois, et autres détails sur la vie des grands, elle est par contre muette sur les conflits sociaux. Pour les maîtres, la vie et les souffrances des peuples ont moins d'importance que l'excursion d'un souverain ou le discours d'un tribun politique.

Les quelques renseignements que nous avons nous permettent de conclure qu'il a dû se produire une certaine résistance, et qu'en tout cas l'adaptation des artisans au régime du salariat s'est fait péniblement. Exemple ces ordonnances féroces de Colbert qui, pour redonner une nouvelle vie aux manufactures existantes qui végétaient, rédigea un Code cruel et tyrannique, avec des désignations pénales très sévères, comportant l'amende, la prison, l'exposition au pilori, etc. Naturellement, la grève était considérée comme un crime, et plus d'un gibet s'est orné par la pendaison de grévistes. C'est par la terreur qu'on a formé cette mentalité spéciale et presque héréditaire des salariés soumis. Plus d'une fois en lisant l'histoire, m'est apparue cette lueur de vérité que, dans les siècles passes, le peuple n'était peut-être pas aussi résigné et obéissant qu'on se le figure d'ordinaire et qu'il savait réagir. Malheureusement, ces réactions salutaires n'étaient ni organisées, ni cohérentes, ni continues, et les révoltes prolétariennes ont été brisées par la coalition des forces de la monarchie et la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie naissante.

Il faudrait, si nous avions l'espace nécessaire, étudier la misère et les révoltes des tisserands, des « canuts » lyonnais, avant et après la révolution de 1789, à l'époque de l'introduction de la manufacture. Il faudrait aussi retracer le douloureux calvaire du prolétariat anglais, dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, et dans la première moitié du XIXème, lorsque les manufactures se développèrent en Angleterre ; les conditions misérables des travailleurs, les femmes jetées à l'usine, les enfants de 10, 9, 8 et même 6 ans employés dans les manufactures.

L'histoire de la manufacture, c'est celle du prolétariat et du capitalisme. La lutte des classes, l'opposition des exploiteurs et des exploités en deux camps distincts, antagonistes par la force des choses, a surtout pris sa naissance, et revêtu sa forme actuelle, concrète et précise, et toujours plus ample et plus aiguë, avec l'instauration du système de travail dans les grands ateliers, ou usines, ou manufactures : le patron à la tête, les sous ordres au milieu et les travailleurs tout en bas.

Ce n'est pas qu'il faille désirer le retour aux méthodes anciennes de production artisanale, individuelle, manuelle. Les besoins ont crû avec les procédés rationalisés de travail. On ne saurait raisonnablement demander à l'humanité de revenir à plusieurs siècles en arrière. Elle a pris des goûts nouveaux, et un intense besoin de jouissances nécessite, pour être satisfait, que la pratique du travail collectif se continue, se perfectionne même.

Ce qui est à déplorer, c'est que l'évolution morale et sociale n'ait pas marché du même pas que l'évolution technique et économique c'est que la manufacture ait permis à la seule classe bourgeoise d'en retirer des profits, et que le peuple ouvrier n'ait ramassé que les miettes du festin du progrès technique.

Pour ramener les situations à une normale équitable, ce qui est à désirer, il faut que l'expropriation du capitalisme s'opère, et qu'au patronat, exploiteur et rapace, se substitue l'association des travailleurs, du personnel groupé librement et œuvrant en harmonie, que la manufacture devienne une sorte de petite république ouvrière, ayant son administration autonome. 

‒ Georges BASTIEN.