MARIAGE
n. m. latin maritaticum, de maritare, marier
Le mariage, qui est l’union des sexes sanctionnée par la loi, ou
consacrée par la coutume, a été en honneur chez tous les peuples, à
toutes les époques de leur histoire, mais avec un cérémonial et des
obligations très différents. La polygamie, pratiquée en Asie et en
Afrique depuis un temps immémorial, permet à l’homme d’avoir plusieurs
épouses. La polyandrie, qui en est une forme reconnue seulement dans
quelques régions au nord de l’Inde, autorise la femme à prendre pour
maris, en même temps que l’aîné d’une famille, tous ses frères cadets.
Quand ils sont six ou sept, l’épouse de cette fraternelle coopérative
ne chôme pas, et c’est, pour l’association, à défaut de mieux, une
excellente mesure contre le cocuage.
Les nations chrétiennes n’admettent que la monogamie, c’est-à-dire
l’union d’un seul homme et d’une seule femme, qui se doivent
réciproquement fidélité, mais peuvent être néanmoins séparés, en
certains cas, par le divorce ou l’annulation des épousailles. Il est
vrai que le recours des femmes aux hommages des bons amis, et celui des
hommes aux services des prostituées, y permettent, avec fréquence, de
rétablir l’équilibre avec les autres parties du monde.
La célébration des noces comporte ordinairement des réjouissances,
auxquelles participent l’entourage, les parents des conjoints, et qui
ont lieu en conformité de rites traditionnels, à caractère plus ou
moins symbolique, souvent pittoresques et empreints de poésie, parfois
cyniques et ridicules. Quant à la cérémonie, elle n’est pas forcément
très compliquée. Ce peut être, comme chez les premiers chrétiens, la
simple bénédiction du patriarche. Il en va différemment, à l’époque
actuelle, dans la plupart des grandes nations civilisées, où le mariage
comporte la fourniture d’une paperasserie nombreuse et, à lui seul,
tout un code de règlements et de lois, tant civiles que pénales. On s’y
marie, non seulement à l’hôtel-de-ville et à l’église, ou au temple,
sous des torrents de musique sacrée, mais encore chez le notaire. C’est
même, pour la classe riche, ce dernier mariage qui compte le plus. Par
exception, aux États-Unis d’Amérique, où le temps est apprécié à sa
juste valeur, les fiancés peuvent, dans divers États, faire « bénir
leurs nœuds », par un pasteur, en une durée moindre que pour un massage
facial. Quand on arrive en automobile chez cet augure, ce n’est pas une
prodigalité que de laisser en marche le moteur.
Voici quelques usages curieux qui persistent en plein xx° siècle, ou
dont on trouve encore trace dans des campagnes reculées : Chez les
Arabes, les jeunes filles, dès la puberté, ont le visage presque
entièrement voilé, et il leur est défendu d’avoir des relations, même
de pure courtoisie, avec des hommes étrangers à la famille. Le
prétendant ne connaît donc - ou n’est censé connaître - celle dont il
désire faire son épouse que par les louanges qui lui sont faites de ses
qualités. Lorsque le jeune homme est agréé par le père, c’est-à-dire
lorsqu’il a convenu avec lui de combien de moutons et présents divers
serait payée sa future compagne, la mariée est, à jour fixé, conduite
au bain. On parfume sa chevelure ; elle prend place sous une sorte de
tente fermée que porte un chameau, et elle est amenée, au son des
flûtes et des tambourins, jusqu’au domicile de l’époux, qui traite et
divertit ses amis, la nuit durant, avant de se rendre auprès de sa
femme. Quelques heures plus tard, on expose en public le drap sur
lequel fut consommé le mariage, et qui doit être taché de sang, pour
démontrer que l’épouse était vierge... et, sans doute, le mari
valeureux.
Dans l’Inde, chez les Parsis, les enfants sont fiancés dès un âge fort
tendre : quatre ou cinq ans. Pour cela, on place les futurs sur une
estrade ; les prêtres leur lancent à poignées du sucre et du riz ;
puis, après un festin, on les promène en public, au son des
instruments, et suivis d’une foule d’autres enfants recouverts, comme
pour un carnaval, des oripeaux les plus bizarres. Dans certaines
parties de la Russie, chez les paysans, le lit nuptial devait être
préparé par la fiancée elle-même, sur des gerbes de seigle et de blé.
Et, pour marquer la transmission des pouvoirs, le père, après en avoir
légèrement frappé sa fille, remettait à son gendre un fouet, emblème de
l’autorité, et garantie d’apprivoisement.
Il est des villages, en Finlande, où, lorsqu’une jeune fille désire se
marier, elle se promène avec une gaine vide attachée à sa ceinture. On.
sait ce que cela veut dire. Si un garçon est séduit par cette offre
allégorique, il n’a qu’à enfoncer un couteau dans la gaine. Si l’arme
ne lui est pas rendue, c’est que les sentiments sont partagés. En
Géorgie la future est fardée, couverte de bijoux et de riches atours.
Mais, à l’église, le prêtre, pour éprouver leur continence, passe
autour de la poitrine de chacun des époux un cordon de soie blanche,
qui est cacheté à la cire, avec un sceau représentant la croix. Ils ne
doivent rompre le sceau, pour se débarrasser du cordon, qu’après le
troisième jour, et c’est seulement alors qu’ils peuvent se témoigner
leur ardeur.
En France, il existe encore, paraît-il, dans le Poitou, une coutume que
l’on nomme le « maraichinage » et qui constitue une épreuve d’un tout
autre genre. Considérant que le mariage ne doit pas être conclu à la
légère, mais accepté en toute connaissance de cause, les futurs
prennent ensemble les plus grandes libertés, de façon à se rendre
compte de ce que pourra être l’existence à deux. Ils ne s’unissent
définitivement que si cet essai leur a donné satisfaction. Il est
encore des campagnes françaises où l’on soumet les nouveaux mariés, non
à des épreuves, mais à des brimades.
Lorsque l’heure est tardive, et que le bal qui a suivi le banquet
touche à sa fin, on les surveille sans en rien laisser paraître ; on
invente mille farces pour les empêcher de faire ce qu’ils ont à faire.
Quand ils se croient bien seuls, on simule un incendie pour les
contraindre à déguerpir à demi vêtus, ou bien leur extase est troublée,
à l’instant le meilleur, par l’arrivée d’un flot de convives en ribote,
venus pour 1eur apporter au lit de la soupe et du vin chaud. Quels
préparatifs, quel décor pour une première nuit d’amour ! Il est vrai
que, chez les Hottentots, le sorcier bénit les conjoints en les
arrosant de son urine.
Les premiers contacts gagneraient certainement à plus d’intimité et de
réserve. Ne pourrait-on se décider à laisser en paix les nouveaux époux
? Aucun cérémonial ne remplace ni n’embellit l’amour, qui ne trouve sa
plus haute expression que dans la liberté entière du don réciproque, et
dont la meilleure fête est celle de la mutuelle possession.
La Russie Soviétique a réduit à leur plus simple expression les
exigences du mariage. Il n’est plus qu’une formalité d’état-civil ;
encore est-elle dénuée de complications vaines. Le jeune homme à partir
de l’âge de dix-huit ans, la jeune fille qui a seize révolus, n’ont,
s’ils veulent s’unir, qu’à se présenter, munis de quelques pièces
d’identité, devant le scribe désigné pour cet office. Sans qu’aucune
autorisation familiale soit requise, leur déclaration d’union est.
enregistrée. Et c’est tout !
Les nouveaux mariés peuvent prendre pour nom, indifféremment, celui de
l’épouse ou celui de l’époux, ou bien les deux noms de famille associés
par un trait. Leurs droits sont identiques. Chacun d’eux conserve la
libre disposition de son avoir personnel. S’ils veulent divorcer, libre
à eux. Nulle nécessité de l’approbation d’un juge, ni d’enquêtes de
police vexatoires et inconvenantes, pour qu’ils soient dégagés de tout
lien. Il n’est pas même exigé qu’ils soient d’accord pour cette
séparation. I1 suffit que l’un des deux se rende au bureau de
l’état-civil et déclare qu’il .renonce à l’union pour que ce soit chose
accomplie. Le conjoint absent est informé par lettre. L’enregistrement
du mariage soviétique ne répond qu’à deux objets : l’obligation
d’entr’aide des époux, qui se doivent assistance en cas de dénuement ou
maladie ; la responsabilité de ces derniers à l’égard d’une partie des
frais d’entretien et d’éducation des enfants nés de leurs amours, même
lorsque celles-ci n’ont été que temporaires.
Quelles que soient les formes politiques et religieuses, ou les
pratiques rituelles d’un pays, le mariage, du point de vue de l’utilité
sociale, ne correspond pas à autre chose quant au fond, qu’à ces deux
ordres de préoccupation, de nature strictement économique. La femme
étant appelée à être mère, c’est-à-dire placée avec régularité, pour un
temps plus ou moins long, dans l’impossibilité de travailler pour
gagner sa vie, alors que les enfants déjà nés constituent pour elle une
très lourde charge, force lui est bien, en dehors de tout esprit de
lucre, de rechercher auprès de l’homme de son choix des garanties
matérielles que ni sa famille ni la société ne sont disposés à lui
assurer. Cependant l’homme ne les accorde, ces garanties, qu’autant que
la femme réserve pour lui seul ses faveurs, et s’engage à ne pas lui
faire supporter l’entretien de rejetons qui ne seraient point issus de
ses œuvres. C’est pourquoi, dans notre organisation sociale, la femme
ne peut être vraiment indépendante que lorsque ses ressources
personnelles lui permettent de se suffire constamment à elle-même et
d’élever, par surcroît, des enfants, si elle ne se voue à la stérilité
volontaire. C’est pourquoi l’émancipation féminine ne pourra être
totale que lorsque les femmes pourront trouver, dans le mutuellisme
d’une société plus rationnelle et plus humaine, les avantages
indispensables qui ne leur sont actuellement conférés, par leurs époux
et par leurs proches, qu’au prix d’un servage souvent douloureux,
toujours humiliant.
Jean Marestan
MARIAGE
Outre l’union sexuelle, le mariage est aussi
une communauté d’intérêts, et c’est cette communauté qui maintient
l’union malgré les traverses des amours illégitimes. Dans la classe
bourgeoise ces intérêts forment souvent un bloc inébranlable. Mais même
lorsque la religion renforçait encore les liens sacrés du mariage, le
cocuage était et est encore un dérivatif fréquent à cette union forcée.
L’habitude à son tour maintient les époux dans la vie en commun. Les
époux se trouvent liés inconsciemment par leurs manies, la certitude de
retrouver au foyer les choses familières et le déroulement mécanique de
la vie matérielle, sans que l’esprit ait à faire un nouvel effort
d’adaptation. La plupart des humains ont horreur du changement, et il
leur faudrait une énergie révolutionnaire pour rompre les liens de
l’habitude.
Même si l’on fait abstraction de l’opinion publique, des lois civiles
et religieuses, même si l’on suppose une société où l’homme et la femme
seraient affranchis des questions d’intérêt matériel et pourraient
vivre d’une vie indépendante, il semble bien que les unions resteraient
stables dans la grande majorité des cas. D’autant qu’on peut imaginer
que les questions d’argent ne viendraient plus fausser les ententes
matrimoniales et que la sympathie et l’amour présideraient aux
rapprochements sexuels. Fondés sur l’affection mutuelle et sur l’amour
des enfants, cimentés par les habitudes de vie commune, les mariages
ont toujours tendance à se stabiliser. On le voit bien dans les pays où
le divorce est accordé avec la plus grande facilité, par exemple aux
États-Unis. Et même en Russie, où, d’après les calomnies des gens bien
pensants, la promiscuité et le dévergondage sexuels devraient être la
règle, c’est au contraire les unions permanentes qui sont l’immense
majorité.
Ce qui fait de l’effet, ce sont les divorces répétés des instables et
des déséquilibrés de l’un ou de l’autre sexe. Mais c’est une délivrance
pour l’autre conjoint, d’être débarrassé d’un individu volage ou
inadapté à la vie en commun. Le divorce est nécessaire aussi pour
libérer des époux mal assortis par le caractère ou pour toute autre
cause, et leur permet de trouver ensuite, avec ou sans. tâtonnements,
une association sexuelle convenable et mieux choisie.
Ajoutons aussi, comme cause importante de la stabilité des mariages, le
progrès moral lui-même. L’opinion publique a été pendant longtemps le,
frein moral principal réagissant sur les actions des individus et se
traduisant par des lois de coercition civiles et religieuses. Certes
l’opinion publique s’exerce et s’exercera toujours sur les actes
humains, mais avec moins de tyrannie ; et de plus en plus les individus
trouvent en eux-mêmes le contrôle de leurs actions. Le contrôle de soi
accompagne l’adoucissement des mœurs et l’évolution morale vers la
liberté. Cette liberté consiste à refréner spontanément caprices ou
impulsions sans y être obligé par le gendarme. Si donc il arrive qu’un
époux ait perdu son amour, mais s’il a conservé quelque estime et
quelque affection pour son conjoint, il s’abstient de rompre le lien
pour ne pas lui causer de douleur. Ne pas créer de souffrance, tel est
l’axiome qui se dégage des tâtonnements des hommes à travers tous les
systèmes moraux qu’ils ont successivement élaborés.
Un tel contrôle de soi ne va pas jusqu’au sacrifice. Seuls des
chrétiens ou des stoïciens peuvent envisager l’union avec une femme
acariâtre ou avec un mari autoritaire et ennuyeux par exemple, comme un
devoir comportant un impératif absolu. La crainte religieuse a pu
imposer de tels devoirs. Mais la société humaine se dépouille peu à peu
des vieilles morales religieuses, et il est improbable qu’elle adopte
une morale absolue, incompatible avec la variété de la vie sociale. La
famille ne ressemble plus à la maison d’Albanie entourée de murs que
couronnent des fagots d’épine. Dès aujourd’hui la femme ne dépend pas
toujours de son mari, elle n’est pas obligée de s’attacher à lui comme
à un protecteur légal, elle peut déjà vivre indépendante, et, de plus
en plus, les deux sexes seront sur un pied d’égalité.
« Ménagère ou courtisane », a dit Proudhon. Aujourd’hui bien des femmes
menant une vie conjugale régulière ne s’occupent plus du ménage. Les
soins ménagers sont simplifiés par le progrès de la technique et
seront, de plus en plus, faits par des spécialistes. En tout cas on
peut dire que la femme pourra choisir ses occupations et ne sera plus a
priori astreinte par le mariage à la besogne domestique.
Il est probable aussi que les familles n’auront pas des enfants très
nombreux, que ceux-ci jouiront d’une éducation plus indépendante, et
que, sans être sevrés de la tendresse et du contrôle des parents, ils
ne seront plus couvés par leur mère jusqu’à leur majorité. Les parents
seront plus libres et au point de vue familial et au point de vue
économique. Il y aura probablement plus de divorces par consentement
mutuel, parce que les jeunes gens, aussi bien garçons que filles, se
mariant plus librement, feront quelquefois des mariages précoces mal
assortis à cause de l’aveuglement même de l’amour, mais d’où il sera
possible de s’évader plus facilement pour trouver enfin une union
stable avec un conjoint mieux choisi. La vie éduque les caractères. Le
fille-mère ne sera plus une malheureuse paria chargée de la réprobation
publique . Le mariage de l’avenir, c’est-à-dire l’union sexuelle pour
la famille, cessera de reposer, tout au moins exclusivement, sur la
protection jalouse de l’homme et sur la reconnaissance et l’obéissance
de la femme envers son mari. Notre mariage actuel ne ressemble déjà
plus du tout au mariage antique.
Sans que je m’en aperçoive, le terme de mariage a fini par se confondre
sous ma plume avec l’union familiale à caractère stable, mais dépourvu
du caractère sacré que lui attribuent jusqu’à présent, du moins jusqu’à
la révolution russe, les lois divines et humaines.
C’est pour cela que « le mariage, se marier » ne sont pas employés,
dans cette étude, uniquement pour désigner la cohabitation légalisée,
mais d’une façon générale, toute union ou recherche d’union, durable,
au moins dans son principe ou ses desseins.
Cette union familiale s’oppose à l’amour libre. A l’époque actuelle
l’amour libre n’est trop souvent que la liberté du lâchage, qui ne
profite qu’à l’égoïsme du mâle et abuse de l’infériorité de la femme.
Mais dans une société où la femme aurait conquis son indépendance
économique, où l’enfant aurait droit à la protection sociale en pleine
égalité avec les autres enfants, le divorce, même par la volonté d’un
seul, ne serait pas toujours un drame et serait souvent une délivrance.
Il ne s’agit pas seulement des cas où le divorce unilatéral délivre
d’une femme insupportable ou d’un mari tyrannique ou vice-versa. Mais
le conjoint, abandonné par un être égoïste ou instable, n’est-il pas au
fond plus à féliciter qu’à, plaindre, une fois les premiers
déchirements passés, soit d’amour déçu, soit d’amour-propre égratigné ?
La théorie de l’union libre (voir ce mot), repose sur une équivoque. On
peut comprendre sous ce vocable l’union familiale établie en dehors des
formes religieuses ou légales, mais garantie par l’affection et la
confiance mutuelles et aussi par l’amour des enfants.
C’est ainsi qu’Elisée Reclus, dans une allocution prononcée au mariage
libre de ses filles, a exposé le caractère de leur union. Avec
l’émancipation économique de la femme, cette forme du mariage deviendra
sans doute plus fréquente. Mais on confond souvent l’union libre avec
l’amour libre, ou plus exactement avec la passade, conséquence du
simple attrait physique et sans affection durable. En réalité, il
existe deux morales sexuelles bien distinctes, celles qui ne va pas
plus loin que le goût physique, l’autre qui est fondée sur le besoin
d’une liaison où l’amitié et l’estime s’associent au désir charnel.
Je ne crois pas qu’on puisse opposer l’amour-passion à l’union
familiale. Certes on peut faire cette opposition, si l’on s’en tient à
l’observation des mœurs de la classe bourgeoise où assez souvent
l’amour n’a aucune part à la formation du mariage. Mais cette
monstruosité morale disparaîtra avec la société mercantile. Quand il y
a passion, les deux êtres ne veulent plus vivre que l’un pour l’autre,
ils rompent toute relation, toute amitié extérieure, ils s’enferment
dans leur amour exclusif. Et quand la passion s’est dissipée, l’union
persiste si les caractères sont en harmonie, si les deux partenaires
ont appris-à s’estimer. Leur amour s’adoucit en une affection de
confiance qui s’étend à leurs enfants. Si au contraire les caractères
sont en désharmonie, le divorce ou la séparation intervient. Mais
l’amour véritable n’a jamais pour point de départ la prévision de cette
séparation, il espère l’union éternelle et ne voit d’autre bonheur-que
la vie en commun.
Il y a très peu d’hommes qui vivent en célibataires. L’homme répugne à
vivre dans la solitude. Il a besoin d’une compagnie affectueuse. La
plupart des jeunes gens qui professent la morale de l’amour libre
finissent par se marier eux aussi. On objectera que c’est parce que
leurs amis sont mariés et qu’ils restent seuls et désemparés. Mais il
semble que le mariage devienne un besoin quand on arrive à un certain
âge, quand le bruit, l’agitation, la danse ont cessé d’être le plaisir
dominant. Où peut-on trouver amitié plus vraie, plus désintéressée que
dans l’union amoureuse ? Les amis du même sexe sont pris par leur
famille et leurs intérêts particuliers. L’amour crée la communauté des
sentiments, la confiance et la solidarité.
Beaucoup de célibataires mâles ont en réalité une liaison. Ils ont une
bien-aimée qu’ils vont voir à peu près chaque jour, peut-être plus pour
la douceur de sa compagnie et la sûreté de son affection que pour le
commerce charnel. Cette liaison est pour eux une habitude, un refuge et
ne se distingue du mariage légal que par l’absence de cohabitation.
Il n’y a le plus souvent de véritables célibataires que chez les
femmes. Ce n’est pas par parti pris. Si elles ne sont pas mariées, si
elles n’ont pas de liaison, c’est parce que dans l’état actuel des
mœurs elles n’ont pas pu faire autrement. Elles ne demandaient pas
mieux d’aimer et de fonder une famille. Elles en ont été empêchées par
leur infériorité économique et par l’infériorité morale où la société
repousse encore la fille-mère. Enfin le scrupule empêche quelques
hommes de se mettre en ménage, parce qu’ils sont malades ou qu’ils
n’ont pas le sou. Ajoutons encore ceux ou celles, rares à là vérité,
qui, fidèles à un amour malheureux, ou ne pouvant pas se marier avec
l’être de leur choix, restent toute leur vie dans l’impasse du célibat.
En général, les femmes réfléchissent un peu plus que les hommes, quand
ce sont elles-mêmes qui font leur mariage, soit que chez elles le
besoin physiologique, ait un caractère moins impérieux, soit qu’elles
aient conscience de leur faiblesse dans la vie sociale, soit surtout
qu’elles éprouvent davantage le besoin d’une vie affective. Elles
considèrent le mariage comme un refuge ; elles doivent pouvoir compter
sur le mari et s’accorder avec lui. La moins coquette fait faire un
stage à son soupirant, afin de se rendre compte s’il s’agit d’amour
véritable ou d’un simple désir charnel, et aussi pour juger de son
caractère.
Malgré la difficulté du choix, malgré la puissance de l’impulsion
sexuelle ou des calculs d’intérêt, les hommes choisissent aussi. La
plupart voient plus loin que la simple satisfaction charnelle ou que la
conquête d’une dot. Ils ont le goût du foyer et l’ambition d’être
heureux en ménage. Ils ont assez de maîtrise de soi pour refréner
l’imagination avant qu’elle se soit transformée en hallucination
passionnelle. Ils sentent plus ou moins confusément que pour une union
stable, pour le mariage, il faut élire celle dont on voudrait avoir des
enfants. La règle est la même pour l’autre sexe. Par conséquent,
l’attrait sexuel ne suffit pas, il faut aussi qu’on puisse avoir pour
l’être vers lequel on se sent attiré une certaine confiance, une
certaine estime, due au caractère d’abord, à l’intelligence et à la
culture quelquefois, et non à des qualités toutes superficielles de
séduction.
D’ordinaire, les adultes ne se contentent pas de rechercher la beauté
et l’élégance. La coquetterie et. la légèreté repoussent plus qu’elles
ne séduisent beaucoup d’aspirants au mariage. Ils préfèrent celui ou
celle qui a du sérieux. L’égoïsme est plus difficile à juger, puisque
l’amour est la suppression de l’égoïsme et devient un égoïsme à deux.
L’effet ordinaire du mariage légal ou illégal est de transformer
l’égoïsme personnel en égoïsme familial. Le plus souvent, la bonté
féminine ne s’étend pas au-delà du mari et des enfants. Pour la plupart
des femmes, le meilleur des maris est celui dont l’activité, la
générosité, les préoccupations sont limitées à la famille. Périsse
l’humanité, pourvu que la famille prospère ! On est parfois étonné de
rencontrer des hommes durs, autoritaires, farouchement égoïstes,
exigeant dans leur propre maison la soumission de l’épouse et des
enfants, se montrer pointilleux pour le moindre affront, le moindre
tort fait à quelqu’un de leur entourage. Ils en ressentent vivement un
sentiment d’infériorité. Leur amour-propre se révolte contre toute
offense faite à l’un des leurs, et ils poursuivent avec vigueur, en
dehors même du bon droit, une réparation qu’ils estiment nécessaire à
leur propre dignité.
Tel était autrefois le tableau de la famille. Elle ressemblait, comme
je l’ai déjà dit, à la maison d’Albanie, entourée de murs élevés que
recouvrent des fagots d’épine. Les femmes acceptaient la soumission à
l’autorité du mari, qui leur donnait la sécurité. Avec une indépendance
plus grande de la femme, cette morale est encore en vigueur. Pendant la
période actuelle de mercantilisme, la morale d’égoïsme familial est la
suprême vertu.
On comprend que dans le cas où la famille subit des vicissitudes, sa
solidité en est renforcée. Le mari et la femme s’appuient l’un sur
l’autre pour résister aux coups du sort, qu’il s’agisse des maladies
des enfants ou de difficultés économiques ou de dangers d’autre nature.
L’affection s’en trouve accrue. Trop de facilité tend au contraire à
desserrer les liens du ménage. Richesse et oisiveté sont les causes les
plus importantes du dévergondage sexuel.
Notons que si l’union s’est faite sans affection, ou si l’indifférence
et la mésentente sont survenues, la mauvaise fortune peut être le
prétexte de la rupture. La mort de l’enfant ou des enfants sera le
prélude du divorce. Ou bien les mauvaises spéculations du mari
inciteront la femme à réclamer sa dot. D’autre part, la communauté
seule des intérêts en péril peut au contraire rapprocher des époux sans
mansuétude l’un pour l’autre. C’est peut-être l’association des
intérêts qui fait, au moins en partie, que le mariage dans la classe
moyenne est plus solide que dans les autres classes.
En général, aujourd’hui, les conditions familiales sont moins serrées.
Le mari et la femme sont davantage sur un pied d’égalité. Le mari ne
peut plus compter sur son autorité exclusive. La vie en bon accord
n’est plus fondée sur la soumission de la femme. A vrai dire,
l’harmonie des caractères a toujours été utile. Elle est encore plus
nécessaire à l’époque actuelle. Dans certaines unions, c’est l’attrait
sexuel qui entre le premier en jeu, quitte à être contrôlé par l’accord
moral. Dans d’autres, surtout quand on cherche celui ou celle dont on
voudrait avoir des enfants, c’est l’inclination morale qui est le point
de départ. Cette inclination réunit ceux dont les caractères concordent
et qui ont sur les choses et les gens les mêmes appréciations. Ils se
plaisent ; l’attrait moral fixe l’attrait sexuel et le transforme en
amour.
Dans le mariage, l’important est l’accord des caractères bien plus que
la recherche de la vertu. Les gens vertueux sans indulgence, ou sans
énergie, ou bien sans gaieté, ou sans intelligence, ne sont jamais de
bonne compagnie. Ils ne sont même pas bons à faire des pédagogues. La
vertu - par maîtrise de soi - en vue du choix du plaisir n’a pas les
mêmes inconvénients que la vertu fondée sur le Devoir. La pratique du
devoir donne parfois un résultat paradoxal. A force de refouler, on
arrive à supprimer toute spontanéité, à dessécher les sentiments, à
créer une nouvelle forme d’égoïsme, l’égoïsme puritain, à se donner à.
soi-même la conviction d’une supériorité morale, à se rendre en somme
insupportable aux autres, à devenir en quelque sorte un être
antisocial. Tandis qu’on, voit d’autres, êtres antisociaux par suite
d’égoïsme impulsif, de ceux qu’on classe dans la catégorie des
indésirables, fonder parfois des amitiés solides, mais exclusives.
L’accord des caractères est donc la condition nécessaire d’une union
stable. Voici deux êtres autoritaires : ils ne pourront pas se
supporter, il leur faut choisir un conjoint dont la douceur confine à
la soumission. On pourrait multiplier les exemples. Remarquons que
certaines dissemblances s’atténuent par la vie en commun. Bien des
femmes, par exemple, font l’éducation de leur époux, l’affinent,
réussissent à adoucir sa grossièreté et ses tendances impulsives. Les
maris s’occupent beaucoup moins, en général, de l’éducation de leur
femme.
Dans le rapprochement des sexes, la communauté des goûts et des
caractères est le facteur principal de la confiance dans l’attachement.
Ainsi peut s’expliquer la solidité de certaines unions qu’on aurait pu
croire destinées à l’instabilité à cause de la disparité de l’âge. Si
le conjoint plus jeune a des goûts sérieux, si le plus âgé a gardé un
caractère enjoué, et si entre les deux existe une estime mutuelle, il y
a des chances pour que l’union soit aussi solide que toute autre. Mais,
dans la plupart des cas, la différence d’âge implique une différence
tranchée et même une opposition des habitudes, des goûts, des plaisirs,
des jugements et des comportements. Cette différence peut s’observer
parfois entre deux conjoints du même âge, mais elle est pour ainsi dire
de règle et elle est plus nette entre personnes appartenant .à des
générations éloignées. Je ne parle pas seulement de l’esprit différent
des générations. Chacune, en effet, a sa morale, ses habitudes, ses
modes, ses préjugés, ses goûts, ses jugements qu’elle porte avec elle
pendant toute son existence. Mais le heurt des conjoints ou des amants
tient surtout à la différence de mentalité et de goûts qui dépend de
l’âge lui-même. Les jeunes ont besoin de mouvement, d’activité,
d’agitation. Ils sont curieux, ils ne sont pas encore blasés. La danse,
les sorties nocturnes ou le sport les attirent. Mille enthousiasmes les
soulèvent, souvent puérils ou qui paraissent tels aux gens plus âgés.
Peu de pondération : des jugements absolus, et, d’autre part, des
impulsions qui ressemblent à des caprices ou à des enfantillages.
Sans doute, les exemples abondent, surtout autrefois, où une jeune
fille, mariée à un vieil homme, doit refouler sa gaieté et ses rires et
s’adapter tristement à la vie monotone et renfrognée d’un foyer sans
joie. Mais aujourd’hui les jeunes sont moins résignés et souvent plus
indépendants. Dans les mariages légaux, on s’ingénie à sauver la face.
Dans les unions illégales, l’indépendance apparaît mieux. La femme âgée
fermera les yeux sur les escapades ou les incartades de son jeune
amant. Le vieux protecteur, au lieu de se rendre ridicule à faire le
jeune fou dans les lieux de plaisir pour satisfaire aux caprices du
tendron, se résigne à laisser ce rôle à un gigolo, à celui que Sacha
Guitry appelle dans une de ses pièces le veilleur de nuit.
Ni les ouvriers, ni les paysans, ni les petits bourgeois, c’est-à-dire
la grande masse de la population et celle qui travaille, n’ont
d’attirance pour la « petite oie blanche ». Leur amour va vers celle
qu’ils sentent leur égale et qui sera leur compagne et leur associée.
Ceux qui ont le dessein d’épouser une petite oie blanche entendent la
pétrir et la modeler à leur usage, en somme en faire une esclave
docile. Ils ont le désir. de dominer, et, n’étant pas sûrs, au fond de
l’âme, de leur propre valeur, ils veulent tout de suite imposer leur
prestige à une vierge innocente et ignorante, dont ils pourront abuser
des sentiments et des jugements à leur profit.
Est-ce un idéal d’avoir une compagne incapable de se conduire
elle-même, et toujours attentive à l’autorité du maître et seigneur ?
D’ailleurs, est-il bien sûr que le seigneur et maître puisse compter
sur l’adhésion et la soumission éternelle de l’épousée ? Même s’il a la
simple prétention de lui suggérer ses idées et ses goûts personnels, il
a bien des chances de se leurrer. Car sous sa réserve et sa timidité,
l’adolescente a déjà sa personnalité toute formée et des tendances
fortement enracinées. Enfin, nous ne sommes pas dans une société où la
femme reste enfermée au harem ou même dans l’ancienne famille,
strictement isolée. Derrière le front de la petite niaise, il serait
bien vain de dire à l’avance quelles pensées vont se développer. On ne
peut pas savoir non plus quelle conduite va tenir une personne à qui on
n’a jamais laissé prendre de décision. Qu’arrive-t-il le plus souvent à
l’usage ? C’est que la petite oie blanche se transforme rapidement en
virago aigre et revendicatrice, ou bien que, sous le masque de la
candeur et de l’obéissance, elle cocufie sournoisement son mari
prétentieux et sur de sa domination, ou bien encore qu’elle reste une
oie sans cervelle, soumise mais ennuyeuse, molle et douée mais
incapable de donner un bon conseil ou un simple encouragement.
Le sport, l’automobile, l’instruction ont fait peu à peu disparaître
presque complètement ce modèle de jeune fille bourgeoise bien élevée.
La guerre, les révolutions ont précipité la transformation du type
féminin.
Il n’en reste pas moins que beaucoup d’hommes sont encore séduits par
la fragilité (souvent artificielle) d’une jeune femme, soit parce que
cette apparence flatte leur instinct de réduire au servage sexuel
l’objet de leurs désirs, soit qu’elle satisfait leur sentiment de
protection.
De leur côté, beaucoup de personnes du sexe faible, se rendant compte
que leur faiblesse est un moyen de séduction, en usent comme instrument
de coquetterie.
Je ne veux pas dire que le type féminin de l’avenir sera la virago.
Entre celle-ci et la fille soumise, il y a place pour la femme évoluée
moralement et intellectuellement, ayant développé le charme de son
sourire, la grâce de ses mouvements, la douceur de ses propos, la
patience et la persévérance dans l’action en même temps que la culture
des idées et la sûreté du jugement. On peut espérer que le mariage de
l’avenir, fondé sur l’amour, ne sera plus entaché de servitude, comme
il l’a été trop souvent dans les anciens temps, et qu’il sera de plus
en plus une association libre.
Parmi les causes, de l’instabilité du mariage j’ai mentionné la
difficulté du choix. Cependant, même avec un choix qui peut paraître
excellent, la fidélité conjugale n’est pas assurée.
Dans toutes les sociétés, les exemples d’infidélité abondent, surtout
de la part du mari. Pour le mâle, l’infidélité est péché véniel ; ses
conquêtes lui sont un titre de gloire. Pour là femme, c’est le
déshonneur. Le mâle, maître de la famille, punit par la mort le faux
pas de l’épouse. La femme est obligé de fermer les yeux sur les
frasques de son mari.
Du moins autrefois. Aujourd’hui, les femmes manient le revolver avec
maestria. Il n’en reste pas moins que l’opinion publique, maîtresse de
la morale, est indulgente aux époux et sévère aux femmes. Les femmes
elles-mêmes ne sont pas les moins féroces pour les personnes de leur
sexe.
En dehors des conditions sociales consacrant la suprématie masculine,
les mœurs ont certainement-tenu compte, du moins inconsciemment, du
fait que les mâles, sont davantage poussés par le besoin physiologique
et les femmes tenues, pour la plupart, parle sentiment affectif.
Le désaccord conjugal aboutit à l’adultère ou au divorce. Mais beaucoup
de maris pratiquent l’adultère sans qu’il y ait désaccord conjugal. Les
religions et l’opinion publique réprouvent à la fois l’adultère et le
divorce. Mais, jusqu’aux temps modernes, la religion et l’opinion
publique étaient beaucoup plus sévères pour la rupture du mariage que
pour le manque de fidélité. Cette différence peut sans doute
s’expliquer en remontant dans la nuit des temps. L’abandon de 1a femme
et des enfants, ordinairement assez nombreux, était un crime social,
puisque les conséquences en retombaient-sur la tribu. La répudiation
fut admise peu à peu en faveur du mari, surtout et d’abord de l’homme
riche et puissant, mais sous certaines conditions, d’ordinaire en cas
de stérilité. L’adultère n’est qu’un crime familial, qui entraînait
seulement la vengeance de l’époux trompé, c’est-à-dire du mari. Car la
femme n’avait que des droits assez limités. Si les pauvres gens ont
toujours pratiqué une morale d’association et de confiance, fondée sur
la monogamie, la polygamie était le privilège des mâles riches. La
fidélité conjugale du mâle était donc toute relative, puisqu’on
s’enrichissant il pouvait acheter d’autres épouses. Le sentiment de
fidélité ne correspondait pas du tout à ce qu’il est devenu pour la
conscience moderne. La confiance s’entend entre égaux, la fidélité est
le devoir du vassal envers le maître. Le mari polygame devait
simplement protection à ses femmes, et celles-ci lui devaient fidélité.
Les religions et les morales ont depuis longtemps oublié ce point de
départ. Elles ne doutent point de détenir la Vérité morale, révélée, la
Loi suprême absolue. Comment donc se fait-il, si la Loi morale vient de
la divinité, ou de la conscience, considérée comme le reflet de la
divinité, qu’elle ne condamne pas le mensonge adultérin plus fortement
que la rupture du lien conjugal ? Les mœurs modernes acceptent peu à
peu le divorce légal et égal, et bientôt par consentement mutuel. I1
semble tout à fait légitime de se séparer d’un conjoint indésirable et
antipathique, avec qui la vie commune est un enfer ; tandis que la
conscience moderne considère l’adultère comme un mensonge, c’est-à-dire
comme une atteinte à la confiance, en tout cas comme une diminution
morale de l’individu.
La conscience moderne est en contradiction sur ce point, comme sur
d’autres, avec les morales anciennes. Je mets à part le stoïcisme, qui
est d’ailleurs le prototype de la morale moderne et qui est une morale
moderne par comparaison avec les morales religieuses, ce qui ne veut
pas dire qu’il soit une morale définitive. Les religions ont presque
toujours empêché le divorce ; elles n’ont jamais empêché l’adultère,
quoiqu’on les invoque comme les instruments les plus efficaces de la
moralisation. En fait, la religion, comme la morale, est le reflet de
l’opinion publique. Maintenant que la femme peut être libre et
indépendante, la notion d’émancipation conjugale arrive peu à peu à
s’imposer, le divorce devient possible, légal, moral.
En définitive, et j’y reviendrai, quand j’étudierai le progrès moral,
c’est l’opinion publique, et non pas l’intérêt individuel, ou le
plaisir individuel, ou la religion, qui a créé la morale. Dans la
pratique, opinion publique et religion se confondent, puisque la
religion est l’armature même. de la coutume, armature rigide qui se
modifie moins facilement que les mœurs. Mais religion et coutume
maintiennent longtemps l’opinion et les mœurs dans la forme
traditionnelle. L’amour lui-même est le plus souvent incapable de
briser leurs entraves. Les religions se sont toujours opposées aux
mariages mixtes. L’amour pendant longtemps n’a rien pu ou rien osé
contre cette opposition. Aujourd’hui encore, les coutumes et les mœurs
primitives ont conservé toute leur force parmi les Juifs de l’Europe
orientale. Quel est le jeune homme ou la jeune fille de ce milieu qui
se décidera à prendre un conjoint n’appartenant pas à sa religion ? Ils
n’oseront pas entrer en révolte contre la réprobation familiale et
surtout contre la réprobation publique, ce qui ne veut pas dire que des
relations charnelles ne puissent avoir lieu, mais sans caractère
officiel.
Cette explication vaut aussi pour l’adultère en général. On se sent
libre de le pratiquer, à condition de le tenir secret, d’abord pour ne
pas « avoir d’ennuis » avec le conjoint légitime, mais aussi pour
garder une réputation honorable devant l’opinion. Il est impossible,
par contre, de cacher un concubinage ; il était donc impossible
d’échapper à la réprobation publique, quand le mariage était considéré
comme un lien sacramentel indissoluble. Aujourd’hui encore, on ne
recevra pas officiellement dans le monde un faux ménage, de conduite
irréprochable, tandis qu’on accueillera un couple légitime, de conduite
douteuse, pourvu qu’elle ne fasse pas scandale. Eviter le scandale,
tout est là ; et l’opinion publique est beaucoup plus indulgente pour
l’épouse libertine, à condition qu’elle masque ses aventures
extra-conjugales, que pour la fille qui se donne librement à l’amant de
son choix.
La morale change aussi avec les milieux. Elle est souvent fonction des
conditions sociales. Le décorum et le respect de l’opinion publique,
ont, par exemple, moins de prise sur les ouvriers que les
préoccupations alimentaires, et laissent plus. de liberté à la morale
sexuelle. Mais chez eux l’union. conjugale, légitime ou habituelle, est
renforcée par l’association ; et les caprices sexuels sont écartés par
les préoccupations économiques elles-mêmes et par la nécessité de
donner tout leur temps et leurs forces au travail. Quelques brèves
passades viennent parfois rompre la monotonie sexuelle, mais elles sont
sans lendemain.
Dans la petite bourgeoisie, le décorum et le respect de l’opinion
règnent en maîtres. L’association conjugale est encore renforcée par la
nécessité de sauvegarder le bien de famille ou l’entreprise, et se
manifeste par un solide égoïsme familial. C’est la classe où la morale
sexuelle est observée avec la plus stricte rigueur. Le travail, là
aussi, laisse peu de loisirs. Gagner de l’argent est pour le bourgeois,
petit ou moyen, d’ordre aussi impératif que gagner sa vie l’est pour
l’ouvrier. Mais le dépenser en fantaisies amoureuses apparaît comme un
scandale. .Tout au plus laisse-t-on le jeune homme jeter sa gourme et
ferme-t-on les yeux s’il met à mal quelque fille de la classe pauvre.
Son établissement matrimonial n’en souffrira pas.
Dans la classe riche, les gens sont libérés de toute préoccupation
alimentaire et de toute préoccupation économique en général. La
préoccupation sexuelle passe au premier plan. Les loisirs et l’argent
leur donnent toute facilité pour courir l’aventure charnelle.
L’adultère devient un sport. Il est l’apanage des héros de roman et de
théâtre. L’affaire importante de la vie est de conquérir des femmes et
de n’être pas trompé soi-même.
Le choix, le meilleur choix avant le mariage ne met pas une union à
l’abri de l’adultère. Celui qui commet cette infraction à la règle
n’est pas toujours le coupable. Une jeune fille, quand elle a accroché
un mari à l’hameçon, ne doit pas s’imaginer qu’elle est garantie contre
l’infidélité ou l’abandon ; .elle ne doit pas prétendre être. servie à
pieds baisés. Le mari, de son côté, aurait tort de croire qu’il n’a
plus besoin de se gêner devant sa femme et qu’il peut se dispenser des
petites attentions qu’il prodiguerait à une maîtresse.
C’est qu’une maîtresse il n’est pas sûr de la conserver, tandis que le
mariage le libère du sentiment d’insécurité. Comme amant il s’efforce
de plaire, comme mari il y renonce aisément.
Mais le lien légal du mariage tend à perdre sa force coercitive. Il ne
sera bientôt plus qu’un statut pour la sauvegarde des enfants. Le
concubinat n’existe pour ainsi dire plus dans certains États de l’Union
américaine du Nord et en Norvège (si l’on en croit Bedel), puisque la
facilité dans les formalités d’union et de divorce font du mariage une
sorte d’union libre. Si l’on veut conserver l’affection et la fidélité
du conjoint, il ne faut pas trop compter sur l’effet de la. séduction
première, il faut s’efforcer de continuer à lui plaire tant au point de
vue physique qu’au point de vue moral. Autrement dit, le mariage futur
ne sera jamais une garantie définitive et ne saura dispenser les
conjoints d’être toujours attentifs l’un à l’autre.
L’épouse d’autrefois sentait que son sort dépendait de la protection du
mari. Elle avait une ribambelle d’enfants. C’est pourquoi, prise toute
entière par son rôle de mère et de ménagère, elle ne pouvait guère
songer à l’indépendance sexuelle. Toute sa vertu était dans la fidélité
et dans la défense du foyer .
La femme moderne a moins d’enfants. Aux États-Unis, tout au moins dans
les États de l’Est, la natalité est. encore moindre qu’en France. Dans
un stade avancé de civilisation, les femmes se dérobent aux maternités
répétées, soit pour avoir une vie plus libre, soit pour assurer mieux
l’éducation et l’établissement de leur progéniture. Ces ambitions n’ont
pas de raison d’être dans les populations misérables ou de civilisation
primitive. La liberté de la femme n’y existe guère, et le problème de
l’éducation et de l’établissement des enfants ne se pose pas.
Dans une humanité future, où les enfants seront protégés et leur
éducation assurée, la femme sera tout à fait libre vis-à-vis du mari.
La vie sentimentale prendra un plus grand développement. Au lieu du
devoir imposé, l’attrait sexuel et l’attrait affectif seront seuls
facteurs de la stabilité du mariage. C’est surtout le sentiment
affectif qui, en l’absence du sentiment religieux servira de frein au
dévergondage.
M. PIERROT
MARIAGE. On connaît la thèse individualiste concernant le mariage.
Résumons-la rapidement. Affectives, sentimentales, sensuelles, les
relations sexuelles sont actuellement empreintes d’une très grande
duplicité. La société capitaliste affecte de ne connaître qu’une sorte
d’amour : l’amour légal, c’est-à-dire l’union pour toute une vie à un
être qu’avant « le mariage » on ne connaît souvent pas, qui dissimule
son véritable caractère et dont, malgré le divorce, on, ne saurait,
dans bien des cas, se séparer sans graves inconvénients économiques ou
sociaux. L’union libre se différencie très peu du mariage, entrée
qu’elle est de plus en plus dans nos mœurs. Qu’il s’agisse donc du
mariage légal ou non légal, par respect des convenances, nombre
d’individus « papillonnants » de nature doivent paraître « constants ».
De là des cohabitations qui sont de véritables tortures et des repaires
d’hypocrisie domestique. De là un raffinement de bassesse de la part
des conjoints s’efforçant de se dissimuler l’un à l’autre leur
véritable tempérament, nouant des intrigues qui, pour être menées à
bien, exigent le mensonge à l’état permanent. Par suite : abaissement
du niveau du caractère, amoindrissement général de la personnalité.
Àl’amour esclave, on le sait, les individualistes anarchistes opposent
la liberté de l’amour, c’est-à-dire la possibilité, pour chaque être
humain, de se déterminer, femme ou homme, individuellement, au point de
vue sentimental, sexuel, génital, sans imposer à qui que ce soit son
propre déterminisme personnel. C’est l’entière possibilité pour l’unité
humaine d’en aimer une ou plusieurs autres (synchroniquement)
conformément à son déterminisme particulier. C’est l’absolue faculté de
s’associer temporairement ou à titre plus ou moins durable avec un,
quelques-uns ou un certain nombre d’êtres humains pour constituer des
associations amoureuses volontaires.
En réponse aux critiques ou aux observations des protagonistes du
mariage légal ou non légal ; les individualistes ne disent pas que
l’association-couple est moralement supérieure ou inférieure à une
autre forme d’union sexuelle, la camaraderie amoureuse au communisme
sexuel, etc., ils veulent que toutes les formes de relations amoureuses
puissent s’expérimenter ou se réaliser, du couple jusqu’à la
promiscuité sexuelle, en passant par toute la gamme d’associations
amoureuses intermédiaires, la propagande ou le recrutement en faveur de
l’une ou l’autre forme d’association ne rencontrant- aucun obstacle. Et
cela dans tous les lieux et dans tous les temps.
Mais nos thèses sont trop connues pour m’y étendre. Je voudrais
effleurer un sujet qui n’est que rarement traité. Outre les concessions
qu’ils font au milieu social, les anarchistes militants se marient.
Qu’en penser ? Ma réponse est que nous ne pouvons porter de jugements
trop sommaires (à condition d’admettre qu’un « anarchiste » puisse
porter « jugement » sur les faits et gestes d’un camarade, alors qu’il
n’implique pas acceptation par lui d’une fonction d’autorité) sur
telles concessions dont nous ne connaissons pas les motifs ultimes et
profonds. Il y a des camarades qui condescendent à la formalité du
mariage pour ne pas handicaper les enfants pour .le reste de leur vie,
par exemple J’ai connu un compagnon qui s’est marié légalement avec une
étrangère pour lui éviter d’être expulsée, alors que son existence
dépendait peut-être de son séjour en France ; j’en connais un autre qui
n’avait aucune famille et qui résidait souvent en prison : le mariage
légal seul pouvait le laisser en relations avec le monde extérieur
durant ses villégiatures pénitentiaires. J’en ai connu un troisième qui
ne pouvait pratiquer la pluralité amoureuse qu’en acceptant l’union
légale avec sa compagne habituelle, faute de quoi elle eût
immanquablement perdu sa situation et le camarade dont il s’agit
n’était pas en état de lui en procurer une autre. Je pourrais
multiplier les exemples.
Et alors ? La ou le camarade qui font cette concession restent, selon
moi, des camarades dès lors qu’ils ne la nous présentent pas comme une
réalisation d’ordre anarchiste et qu’ils ne la prennent pas au sérieux.
C’est ainsi que je m’attends à trouver les anarchistes se trouvant dans
ce cas de bien plus énergiques exposants et pratiquants de la liberté
de l’amour que les autres. Mon choix est fait : entre un union-libriste
jaloux et exclusif et un camarade marié qui n’est ni l’un ni l’autre,
c’est ce dernier qui m’apparaît le plus individualiste anarchiste des
deux, puisqu’il n’admet pas que sa compagne soit sa propriété. Et vice
versa, bien entendu.
E. Armand