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MARTYR n. m. (mot latin, formé du grec martus, témoin)

Martyrs, frères d'idéal, et vous pauvres esclaves qui, en Jésus, aviez salué le libérateur d'outre-tombe, et vous, nobles esprits qu'une Église sanguinaire mura dans des cachots ou étouffa sur des bûchers, et vous, leurs héritiers, semeurs de vérité, apôtres de l'amour, que la justice moderne condamne au bagne ou à la chaise d'électrocution, vous qui, à toute époque et dans toute région, avez souffert dans votre corps pour témoigner de votre foi, soyez bénis pour la sublime leçon que vous donnez aux hommes ! Devant la phalange des éternels crucifiés, des victimes innombrables, des anonymes comme de celles dont l'histoire a retenu le nom, combien mesquines nos vanités et fades nos plaisirs ! Comme s'effacent aussi les divergences d'idées, pour laisser place à une suprême admiration ! Irrécusable preuve de la fragilité de tous les programmes, mais qui démontre qu'à travers des doctrines éphémères, des formes transitoires circule un même souffle de vie, une sève génératrice de fleurs et de fruits sans cesse renouvelés.

Un besoin d'évasion, un élan vers l'idéal supérieur à la réalité présente, la nostalgie d'un futur qui demande à naître, voilà l'onde jaillissante dont boiront les héros de l'avenir comme y burent leurs frères du passé. Et son enivrante douceur toujours captivera les insatisfaits, cœurs ou cerveaux de flamme, que la société tue avant de les adorer, généralement. Ne sont-ils pas les trouble-fête, les contempteurs-nés de l'ordre établi ; et les princes, de ce monde, de Néron à Hoover ou Poincaré, sont restés les mêmes : ils aiment et défendent un présent qui leur vaut de commander. Mais un obscur frisson, une secrète angoisse saisissent souvent les foules devant l'homme enchaîné pour sa foi ; si, en tuant les corps, on tue parfois les idées, il arrive que la terre fécondée par le sang des martyrs porte des moissons inattendues. Aux dieux souffrants, à l' Orphée des grecs, à l'Osiris des bords du Nil, l'affection des âmes ne manqua jamais ; et c'est l'universelle douleur qui devait assurer le triomphe du crucifié du Golgotha. Un Socrate, un Mani, un Jean Huss, une Jeanne D'arc furent grandis infiniment par le supplice ; bientôt les rejoindront dans la région des surhumains ces douces victimes : les Ferrer, les Vanzetti et les Sacco. Parmi les simples, étrangers à l'art du gouvernement, quel cœur resterait insensible, quels yeux ne deviendraient humides devant ces témoins du sang ; et ne surpassaient-ils pas la commune mesure ceux dont la volonté ne fléchit point au milieu des tourments, les couronnés d'épines, les flagellés de tous les temps ! Si nouvelle, si bafouée soit-elle une doctrine est quasi invincible lorsqu'elle rend fort, même devant le bourreau. Le christianisme, aujourd'hui persécuteur, fut tel au début. Aux humbles, aux pauvres, aux misérables à qui le monde antique était si dur, il parlait de fraternité ici-bas et d'éternelles béatitudes pour le lendemain de la mort. À l'esclave, brutalisé par un maître cruel, il donnait l'espérance et une échappée sur un coin du ciel. Sans doute de bonne heure il gagna quelques esprits cultivés et quelques patriciens au cœur généreux, témoin la condamnation du consul Flavius Clemens et de sa femme, sous Domitien, « pour athéisme et mœurs juives », mais ils furent l'exception ; petites gens, esclaves, captifs, hommes et femmes de mauvaise vie, déclassés, visionnaires constituèrent pendant les premiers siècles sa clientèle de prédilection. Ajoutons qu'en matière religieuse les Romains étaient d'une tolérance extrême. Les divinités des pays conquis furent accueillies dans leur panthéon ; elles s'installèrent à côté des dieux et des déesses italiotes sans que personne s'en choquât, plus nombreuses à mesure que la domination romaine s'étendait plus loin. Et les étrangers, qui vivaient sur les rives du Tibre conservaient le culte en usage dans leur pays d'origine ; s'ils s'acquittaient de leurs devoirs envers les dieux nationaux, les citoyens eux-mêmes pouvaient embrasser librement les pratiques rituelles des autres peuples. Sous l'empire, Isis, Mithra et d'autres divinités orientales obtiendront, à Rome, une vogue extraordinaire. Les juifs, avec qui l'opinion confondit longtemps les chrétiens, jouissaient d'une large tolérance ; c'est à l'ombre de la synagogue que grandit l'église son ennemie, et Domitien unira les deux dans une commune réprobation.

Mais le principe fondamental du christianisme s'opposait aux principes fondamentaux de l'État romain. Héritier fidèle, en cela, du vieux Jahvé des hébreux, Christ s'affirmait jaloux, n'admettant point de partage. La religion nouvelle émancipait les consciences de l'autorité impériale ; alors que la conception romaine postulait l'asservissement total de l'individu. On n'était bon citoyen que si l'on adorait Rome elle-même divinisée et sa vivante incarnation, l'empereur, dont temples et statues se dressaient dans toutes les contrées soumises à la puissance romaine. Seules furent persécutées les religions qui refusèrent une place à l'Empereur dans leur Olympe ; le druidisme sera du nombre, aussi le christianisme dont le prosélytisme ardent, fort étranger à l'ancienne synagogue, inquiètera de bonne heure les autorités impériales. D'où les martyrs, ainsi appelés d'un mot grec signifiant témoin ; car le christianisme se recrutait surtout parmi les hommes de condition servile et, pour un esclave, témoigner en justice, ou souffrir c'était tout un, la loi romaine n'admettant son témoignage qu'obtenu par la torture. Les historiens ecclésiastiques ont dressé une liste de dix persécutions : celles de Néron, de Donatien, de Trajan, d'Antoine, de Marc-Aurèle, de Septime-Sévère, de Maximin, de Decius, de Valérien, de Dioclétien. Liste fantaisiste ; le gouvernement central de l'avis des auteurs impartiaux, ne chercha point, par dix fois, à supprimer la religion nouvelle sur l'ensemble du territoire, en recourant à la violence, Néron et Domitien ne sévirent contre les disciples de Jésus, associés aux Juifs, que dans des cas très spéciaux. Trajan, le premier, introduisit dans la loi le crime d'être chrétien. « Il ne faut pas rechercher les chrétiens, écrivait-il à Pline le jeune en 112, mais si on les dénonce et qu'ils soient convaincus, il faut les punir. Si toutefois quelqu'un nie être chrétien et le prouve en suppliant nos dieux, qu'il obtienne son pardon ». Jusqu'à Décius les directives données par Trajan serviront de règle aux fonctionnaires romains. Les persécutions furent locales et intermittentes, occasionnées par l'intransigeance des chrétiens ou par la haine des populations païennes qui multipliaient les dénonciations.

Faites au hasard des circonstances, elles comportaient des moments d'accalmie et d'autres de violence ; très modérées dans certaines provinces, elles pouvaient, à la même époque, s'avérer fort sanglantes ailleurs. C'est en 250 seulement, sous Décius, que la lutte devint générale contre la nouvelle religion ; le peuple, persuadé que les calamités publiques provenaient de l'impiété des chrétiens, réclamaient leur mort ; les lettrés et les patriciens déploraient l'abandon des antiques traditions nationales. On infligea des tortures effroyables aux contempteurs de la divinité impériale. Après avoir subi le supplice du chevalet et des plaques rougies au feu, un malheureux fut oint de miel et dévoré par les mouches ; sous Dioclétien tous les habitants d'une ville de Phrygie furent brûlés. « Les chrétiens, écrit l'apologiste Lactance, sans distinction d'âge ni de sexe, étaient condamnés aux flammes ; et comme ils étaient en grand nombre, on ne les livrait plus isolément au supplice, mais on les entassait sur les bûchers. Les esclaves étaient jetés à la mer avec des pierres au cou ; la persécution n'épargnait personne ». Mais l'inutilité de cette lutte tardive apparut bientôt ; et l'ambitieux Constantin s'appuiera peu après, sur l'Église pour obtenir le pouvoir souverain. Les auteurs ecclésiastiques ont d'ailleurs singulièrement exagéré le nombre des martyrs ; beaucoup de ceux qu'on inscrivit au catalogue des saints n'ont jamais existé ; et les plus belles légendes concernant les confesseurs de la foi furent inventées de toute pièce par des dévots peu scrupuleux. Afin de multiplier les reliques, dont les fidèles étaient friands, certains papes baptisèrent corps de martyrs tous les squelettes extraits des catacombes ou même des vieux cimetières romains. On poussa l'impudeur jusqu'à garnir les châsses de rondelles d'os de chiens. Des prêtres modernes Duchesne, Ulysse Chevalier, etc., ont eu le courage de reconnaître combien l'Église s'était fourvoyée en matière de reliques, de légendes pieuses, de canonisation, d'apostolicité des églises, etc. ; naturellement, les évêques contraignirent au silence ceux dont le courage n'était pas à la hauteur de l'esprit. Mais Houtin et quelques autres, amoureux surtout de vérité, refusèrent de pactiser avec les profitables mensonges chers à leurs confrères du clergé.

Rappelons aussi qu'au dire des apologistes, une preuve de la divinité du catholicisme résulte de la rapidité de sa diffusion. Or au troisième siècle de notre ère le paganisme était plein de vigueur ; beaucoup plus miraculeuse, puisque beaucoup plus rapide, devrait nous apparaître la diffusion de la religion musulmane ou du protestantisme. En réalité les progrès du christianisme furent d'une lenteur étonnante, explicable seulement par la résistance des patriotes romains, persuadés que la prospérité de l'empire dépendait du maintien des rites ancestraux. Si la palme du martyre fut cueillie par de nombreux chrétiens, beaucoup d'autres apostasièrent. Ils obtenaient leur pardon à des conditions diverses : « Que celui qui a succombé après de longues souffrances, disait Pierre, évêque d'Alexandrie, passe quarante jours en un jeûne rigoureux et en œuvres pieuses, puis qu'il soit admis à la communion ; une année de pénitence pour ceux qui ne souffrirent en rien et prirent la fuite par frayeur. Que celui qui a trompé les persécuteurs par des artifices, soit en achetant des attestations libellées, soit en se substituant des païens, fasse pénitence six mois ; un an s'il s'est substitué des esclaves chrétiens qui sont au pouvoir du Seigneur ; trois ans de pénitence pour les maitres qui ont permis ou commandé à leurs esclaves de sacrifier. Qu'il soit pardonné à ceux qui, après avoir succombé une première fois, retourneront au combat et souffriront avec constance ». Des évêques apostats, en assez grand nombre, livrèrent l'Écriture Sainte aux païens pour être brûlée. Un schisme éclata à leur sujet dans l'église d'Afrique à la fin des persécutions, Donatus de Carthage et ses partisans déclaraient nuls et sans effet les sacrements administrés par eux. Saint Augustin combattit les donatistes et, secondé par les édits impériaux, fit admettre que l'efficacité du ministère sacerdotal ne dépendait pas du caractère personnel du ministre.

À peine l'Église cessa-t-elle d'être persécutée qu'elle devint persécutrice à son tour ; le sang de ses martyrs était encore chaud qu'elle commença de répandre celui de ses adversaires. Et sa cruauté, croissant avec sa puissance, finit par dépasser de beaucoup celle des empereurs romains. Si Constantin ménagea au début la vieille religion nationale, il jeta le masque après la

mort de son collègue Licinius qui régnait en Orient. Lui-même ne reçut le baptême que sur son lit de mort, mais il manifesta ouvertement son mépris pour les anciens dieux, encouragea les conversions, écarta les païens des fonctions publiques et se déclara partout le protecteur de l'Église. « Moi aussi, disait-il aux Pères du concile de Nicée, je suis évêque ; vous êtes évêques pour les choses qui se font au-dedans de l'Église ; et moi, Dieu m'a institué comme un évêque pour les choses du dehors ». Ses successeurs iront plus loin : deux lois de Théodose, quatre d'Honorius fermeront les temples, supprimeront leurs revenus, interdiront les sacrifices, édictant la peine de mort pour fait de religion. En 385, l'évêque espagnol Priscillien sera exécuté, pour crime d'hérésie, avec six de ses principaux partisans.

Saint Jérôme, saint Augustin feront appel au bras séculier ; et le pape Léon Ier proclamera en 447, qu'il est juste et bon d'ôter la vie aux hérésiarques. Doctrine abominable que l'Église ne répudiera jamais et qui fit des milliers et des milliers de martyrs surtout au moyen-âge. La violence entrera si bien dans les mœurs chrétiennes qu'un Charlemagne contraindra les Saxons à choisir entre la mort et le baptême, en massacrant d'un coup plus de 4.000. Les ducs de Pologne procèderont de même à l'égard des Vendes, les Chevaliers Teutoniques à l'égard des Prussiens, les Chevaliers Porte-glaive à l'égard des païens de Lituanie, de Livonie et de Courlande. Toujours et partout, dès qu'elle fut maîtresse, l'Église se montra implacable contre ses adversaires. On sait à quelles horreurs aboutit la croisade prêchée par Innocent III, en 1208, contre les Albigeois. Durant une vingtaine d'années, de pieux catholiques, encouragés par les légats pontificaux, pillèrent des villes florissantes, tuèrent par le glaive ou la flamme des multitudes d'innocents ; sans parler des malheureux que l'Inquisition laissa pourrir dans ses geôles, jusqu'à leur mort. Les Vaudois, coupables de lire l'Écriture Sainte malgré la défense du Pape et de mettre en pratique les conseils évangéliques, furent également brulés par centaines. En 1663 et 1687 le très chrétien Louis XIV ranimera contre eux les anciennes persécutions : ils s'indignaient de voir l'Église si riche alors que Jésus fut si pauvre, crime de tous le plus impardonnable aux yeux du clergé. Jean Huss et Savonarole, pour avoir dénoncé des abus criants subirent aussi le supplice du feu. Que dire des innombrables martyrs faits par l'Inquisition et des raffinements de torture qu'elle infligea à ses victimes ! (voir inquisition, massacres, tortures, etc.). Heureusement, pour le protestantisme, cette sinistre institution avait perdu de sa force au XVIème siècle, dans les pays germaniques. La Saint-Barthélémy en France, les massacres du duc d'Albe dans les Pays-Bas, les atrocités de l'Inquisition Espagnole attestent pourtant que l'Église catholique affectionnait toujours la violence. Luther, de son côté, poussa au meurtre des paysans anabaptistes qui proclamaient les hommes égaux ; et le supplice de Servet donne une piètre idée de la tolérance de Calvin.

Entre protestants et catholiques la lutte continua pendant les XVIIème et XVIIIème siècles ; depuis, la réconciliation s'est faite sur le dos des incroyants, leurs communs ennemis. Contre les penseurs libres, contre les hommes irréligieux ils sont d'accord aujourd'hui. Si les moines espagnols furent les meurtriers de Ferrer les Puritains d'Amérique ont conduit à la mort Sacco et Vanzetti. C'est parmi les adversaires des religions et des lois que se recrutent, à notre époque, les vrais successeurs des premiers martyrs chrétiens. 

‒ L. BARBEDETTE.