MATÉRIALISME s. m. rad. matériel.
Littré définit : « Système de ceux qui
pensent que tout est matière et qu’il n’y a point de substance
immatérielle ». Deux éléments constituent donc la doctrine :
affirmation de l’existence substantielle de la matière ; négation de
Dieu, de l’âme, des esprits, de toute substance non matérielle.
La plupart des spiritualistes ne niant pas la matière, on les nomme
souvent dualistes et certains matérialistes préfèrent se déclarer
monistes. Mais Ernest Haeckel, par exemple, tient à distinguer son
monisme « du matérialisme théorique qui nie l’esprit et ramène le monde
à une somme d’atomes morts ». Il brandit comme un drapeau le mot de
Gœthe : « La matière n’existe jamais, ne peut jamais agir sans
l’esprit, et l’esprit jamais sans la matière ». Il adhère,
affirme-t-il, au « monisme pur, sans ambiguïté, de Spinoza : la matière
(en tant que substance indéfiniment étendue) etl’esprit ou énergie (en
tant que substance sentante et pensante) sont les deuxattributs
fondamentaux, les deux propriétés essentielles de l’Être cosmique divin
qui embrassa tout, de l’universelle substance ». Hélas ! Haeckel expose
de façon bien ambiguë le monisme, « sans ambiguïté » en effet, du
maître dont il se réclame. Spinoza serait sévère pour ce passage confus
où les parenthèses appellent substances ce que la phrase nomme
attributs. Il ne saurait plus - et je ne sais plus - ce que pense
Hœckel ou même s’il pense quelque chose. De tels accidents sont
fréquents aux savants qui veulent philosopher. Le poisson est plus à
son aise dans l’eau.
Nous ne connaissons que des phénomènes. La substance nous est
inaccessible et certains philosophes dits phénoménistes nient son
existence ou la négligent comme les matérialistes nient l’existence de
l’esprit, comme les idéalistes (au sens métaphysique) nient l’existence
de la matière. Si, avec le sourire du XVIIIè siècle, ou avec la rigueur
positiviste, nous opposons métaphysique et sagesse, nous répéterons
volontiers après Voltaire : « Les sages auxquels on demande ce que c’est
que l’âme répondent qu’ils n’en savent rien ; si on leur demande ce que
c’est que la matière, ils font la même réponse ».
Monisme, dualisme et même certaines façons de comprendre le pluralisme
; matérialisme, spiritualisme, idéalisme et même certaines façons de
comprendre le phénoménisme : tout cela appartient à la métaphysique,
c’est-à-dire au domaine des antinomies.
Le concept fondamental de n’importe quelle métaphysique se manifeste,
sous la lumière analytique projetée par l’adversaire, un nid de
contradictions. Le matérialiste prouve que l’âme ou Dieu, est une idée
contradictoire. L’idéaliste et le phénoméniste infligent le même
anéantissement à l’idée de matière. Quel serait le composant concret de
la substance ? Peu importe ici que la science moderne, cessant de
considérer l’atome comme simple, le compose d’un nombre considérable de
particules et que ces corpuscules, différenciés en négatifs et
positifs, dansent ensemble comme le soleil et le chœur des planètes.
Logiquement, il faut que la matière, ce composé, soit formé de
composants. Mais le composant fuit à l’infini. Poser l’étendue et poser
la divisibilité, ce n’est pour l’intelligence qu’une seule opération.
Tant qu’il y a de l’étendue pour mon esprit, la logique me contraint à
le diviser. Pour obtenir l’indivisible, je refuserai donc l’étendue à
l’élément dernier de la matière. Mais des zéros peuvent-ils constituer
un nombre et l’addition de points sans étendue, une étendue ?...
Le phénoméniste triomphe ici, mais pour être vaincu par une autre
nécessité logique. Je ne parviens pas à concevoir le phénomène suspendu
dans le vide. Comme la fumée monte du feu, comme le feu suppose un
combustible, le phénomène émane d’une substance. C’est une application
peu évitable - et si quelques philosophes l’évitent dans les mots,
l’évitent-ils dans leur pensée secrète ? - du principe de causalité.
Mais le même principe va exiger une cause à cette substance, une cause
à la cause de cette substance... Puis-je accepter le recul à l’infini ?
Ou suis-je contraint de postuler, - Dieu ou matière, - quelque chose
d’éternel, c’est-à-dire, il faut l’avouer, une cause sans cause ? Oui,
une cause sans cause. Car il est difficile de contenir son rire devant
les plaisants théologiens et les plaisants matérialistes qui disent
gravement de Dieu, ou de la matière, qu’Il est ou qu’Elle est sa propre
cause.
Je répondrai plus volontiers que, constaté uniquement dans la série
phénoménale, le principe de causalité ne saurait s’appliquer
correctement en dehors de cette série. Mais alors où ai-je pris le
droit de réclamer la substance ? Je n’ose plus affirmer avec le
substantialiste et je ne me résous pas à nier avec le phénoméniste.
Pour moi, le vrai refuge est dans l’agnosticisme. Je constate en riant
que nulle métaphysique n’a de prise sur le monde extérieur. Dans la
pratique, dans la recherche scientifique, je repousse toute
métaphysique. Que cette gosse reste à la porte du laboratoire. Mais cet
oubli méthodique pourquoi le rendrais-je définitif ? Eh ! si j’aime les
caresses de la gosse. J’ai des besoins poétiques et, parmi eux, des
besoins métaphysiques. Cet univers dont la science ne saisit que la
surface et n’étudie que des fragments, j’aime rêver son ensemble et ses
profondeurs.
Quand nous nous abandonnons à ce jeu, si indispensable à quelques-uns,
sachons que nous sommes aux pays de la liberté et du rêve. Ne nous
indignons pas si d’autres rêvent un autre songe que nous. Matérialistes
et monistes si nous avons le tourment de l’unité ; pluralistes si le
sens de la diversité l’emporte en nous : ne nous étonnons pas que les
goûts du voisin diffèrent des nôtres. Ne méprisons que l’intolérance et
le dogmatisme.
Les positivistes nomment quelquefois matérialisme l’effort pour
expliquer le complexe par le simple, et, par exemple, le biologique par
le mécanique. Ils condamnent dans cette tentative une faute logique.
Hélas ! expliquer ou paraître expliquer, c’est toujours simplifier.
Hélas ! simplifier, c’est toujours appauvrir et déformer.
Les camarades qui ont une forte culture philosophique liront avec
fruit, sur la question du matérialisme et quelques questions connexes :
Le Pluralisme de J.-H. Rosny aîné ; Les Synthèses suprêmes de Han
Ryner, et surtout, malgré son ancienneté, le livre capital de Lange,
Histoire du Matérialisme.
HAN RYNER
* * *
MATERIALISME. L’histoire du matérialisme pourrait résumer l’histoire de
la pensée humaine, si une pareille œuvre pouvait se réaliser dans toute
son ampleur. Malheureusement la partie la plus intéressante de cette
évolution nous manquera toujours car les premiers efforts de la pensée
humaine nous resteront à jamais inconnus. Il faut comprendre, en effet,
qu’une conception aussi géniale que celle d’un Démocrite, suppose une
faculté d’observation, de raisonnement, d’abstraction tellement
développée que, seule une civilisation prolongée, précédée d’une
pré-civilisation infiniment plus étendue, peut à peine expliquer.
Ce que l’on peut observer actuellement de la mentalité des peuples
arriérés nous montre un des premiers degrés de la compréhension humaine
des phénomènes. L’animisme, malgré sa naïveté d’interprétation des
faits, représente déjà un effort d’imagination et de généralisation
tendant à doter l’univers d’esprits, d’intentions, de volontés
humaines. L’anthropomorphisme y prend ses racines très visiblement. Le
fétichisme, le totémisme représentent des croyances générales, des
déductions tâtonnantes mais ce n’est qu’à un degré plus élevé que
l’abstraction, l’induction se précisent plus nettement.
Quelques documents peuvent jeter une certaine lueur sur les
connaissances antiques. En Chine, le légendaire Fou-hi, auteur supposé
du Y-King (livre des transformations), écrit il y a près de 5.000 ans,
divise les éléments en deux : le ciel représentant le principe mâle, la
puissance supérieure ; la terre représentant le principe féminin, la
faiblesse et la passivité. Les choses naissent par composition et
disparaissent par décomposition. Plus tard, vers le XIè siècle avant
notre ère, Lao-tsen et Confucius fondèrent, chacun de son côté, une
doctrine plutôt morale que philosophique. Pour Lao-tsen tout n’est que
recommencement ; être équivaut à ne pas être. Confucius fonda une
morale naturelle et fut davantage un sage qu’un métaphysicien. L’Egypte
possédait, il y a quelque six mille ans, toute une mythologie et une
métaphysique très compliquées, sinon raffinées. Nous trouvons encore
ici le dualisme entre le bien et le mal, la lumière et la nuit, etc.,
et les divinités multiples personnifient les divers aspects de la
réalité. La Chaldée, aussi vieille que l’Egypte, possédait également
une mythologie exubérante mais plus érotique et anthropomorphique que
la précédente. Le principe humide et femelle se rencontre partout avec
le principe mâle, le phallus, et toute la nature est ainsi partagée
entre ces deux éléments de la fécondité. La civilisation indoue, un peu
moins ancienne que les précédentes, offre les mêmes conceptions
dualistes et une mythologie plus vaste, plus poétique, plus symbolique.
Un des plus anciens livres sacrés, le Rig-Véda, dont le recueil,
attribué à Vyasa, remonte à 3.500 ans en arrière, fait jaillir toutes
choses d’Aditi, sorte d’entité féminine vague, antérieure à toute
existence et mère de l’Univers. Toutes les divinités engendrées par
Aditi personnifient les divers éléments de la terre et du ciel. Le
brahmanisme, plus métaphysique, se révèle surtout plus rituel et
liturgique. C’est une religion solidement constituée. Le boudhisme,
plus philosophique, plus humain, forme presque une sagesse par ses
aperçus profonds sur l’éternel recommencement de toutes choses,
l’anéantissement final dans le Nirvana. C’est le triomphe de
l’investigation subjective, de la méditation, de la contemplation du
moi.
Si nous passons à la philosophie gréco-latine, relativement récente,
nous trouvons une tournure d’esprit très subtile et très observatrice.
Thalès de Milet pensait que les diverses transformations de l’eau
donnent naissance à toutes les substances connues. Il croyait à
l’immortalité de l’âme. I1 est un des premiers philosophes Ioniens.
Anaximandre, disciple direct de Thalès, fut un génie plus profond et le
précurseur de Démocrite. Pour lui la substance et le mouvement sont
indissolublement liés. Cette substance composée d’éléments éternels,
immuables et indéterminés, forme par ses innombrables combinaisons tous
les corps, y compris l’homme. Anaximène, qui fut son élève, fit plutôt
rétrograder la compréhension des choses en attribuant la diversité des
substances aux transformations de l’air. Contemporainement à ces
philosophes Ioniens, Phérécyde et Xénophane enseignaient d’autres
philosophies. Phérécyde, qui paraît avoir été le père du spiritualisme,
croyait à une cause ordonnatrice, modelant intelligemment la matière
informe. Il admettait, probablement, la transmigration des âmes et
Pythagore, son disciple, en tira sa métempsychose, Xénophane, après
avoir douté de tout, après avoir pensé que si les animaux se
représentaient des dieux, ils les feraient à leur image, après avoir
affirmé que nous ne pouvions rien savoir, poussé par le besoin
d’explication, créa le Dieu unique, parfait, auteur de l’univers. Il
est le créateur de l’idéalisme.
Pythagore eut quelques intuitions curieuses avec sa théorie des
nombres. Peut-être songeait-il que l’aspect des choses ne dépendait que
du nombre des éléments simples le composant. Sa philosophie mêlée de
totémisme et de tabous resta très obscure et sa rnétempsychose fut une
sorte de totémisme raffiné. Après lui, Héraclite expliquait tout par le
feu. De l’aspect contradictoire des faits perçus par les sens il
déduisait que ceux-ci sont trompeurs ; que seule la raison, la raison
universelle pouvait enseigner la vérité et, comme cette raison cherche
à unifier et généraliser les faits, il concluait à une unité finale du
monde. Ce qui en était une sorte de destruction. Hippocrate, le fameux
médecin grec, raisonnait à peu près de même et faisait du feu l’âme
matérielle de toutes choses.
Parménide, né à Elée vers 519, fut plus un métaphysicien qu’un
observateur des faits et peut être considéré comme un des premiers
rationalistes cherchant, sans le secours des sens, une explication de
l’univers par le seul usage de la raison. Adversaire de la philosophie
Ionienne, il croyait la détruire en affirmant qu’une substance ne
pouvait être à la fois ce qu’elle était et en même temps autre chose en
se transformant. Ce qui n’est pas, disait-il, ne peut provenir de ce
qui est. D’autre part ce qui est n’a pas de degrés dans le fait d’être
; donc il est indivisible et immobile, et il n’y a ni naissance, ni
commencement de choses, ni transformations, ni mouvement. L’image de ce
qui est, peut se représenter, disait-il, par une sphère parfaite,
limitée, également pesante en tous sens ; elle est incréée,
indestructible, continue, immobile et finie. Son disciple, Zénon
d’Elée, poussa l’art du raisonnement encore plus loin et Aristote fait
de lui le fondateur de la dialectique. Il croyait démontrer l’absurdité
de la discontinuité par le raisonnement suivant : si le multiple est
composé de points sans grandeur, il est composé de rien, ce qui est
absurde ; si le point a une grandeur ou de l’étendue il est encore
divisible, donc il n’est pas l’unité. De même entre chaque point il y
aura place pour d’autres points et ainsi à l’infini. Ses arguments pour
nier le mouvement sont ingénieux. Dans Achille et la tortue, il croit
nier la discontinuité en démontrant l’impossibilité pour Achille
d’atteindre la tortue puisqu’une infinité de points l’en répare et
qu’on ne peut atteindre l’infini. Dans La flèche qui vole, il essaie de
nier le mouvement en supposant que si le temps est composé de
mouvements indivisibles, par conséquent sans durée, la flèche ne
pouvant occuper qu’un seul espace à la fois pendant ces moments-là
restera donc à tous moments au repos.
Nous verrons plus loin la valeur de ces jeux de l’esprit mais
remarquons que Zénon d’Elée, ouvre la voie au doute systématique et
oriente, dès ce moment, les philosophes dans deux directions : ceux qui
croient à l’explication sensuelle des choses ; ceux qui se réfugient
dans la spéculation intellectuelle. Les premiers préparent la science
expérimentale les seconds s’enferment dans une verbologie creuse et
négative. Remarquons encore que la philosophie athée et matérialiste
des premiers fut toujours impopulaire tandis que la deuxième, amoureuse
du mystère, fut toujours goûtée des multitudes.
Empédocle, très matérialiste dans l’ensemble de sa doctrine, admet
plusieurs éléments ordonnés nécessairement par la raison, le fameux
Logos. Anaxagore admet l’éternité de la matière et l’éternité d’un
principe ordonnateur. De même que les formes matérielles momentanées
périssent, de même les âmes formées de ce principe sont mortelles mais
l’âme universelle est immortelle. On considère Anaxagore comme le
fondateur véritable du dualisme spirituel. Avec Leuccipe et Démocrite
la connaissance fait un pas gigantesque délaissant toutes les
inventions mythologiques et enfantines ; Démocrite développa l’idée de
son maître Leuccipe sur le plein et le vide, construisit, par une
induction géniale, une explication mécaniste de l’univers et fonda
l’atomistique. Tout ce qui existe est formé de particules infimes, de
formes multiples, animées de mouvements divers et leurs rencontres,
leurs diverses combinaisons créent la diversité des choses sans
l’intervention d’aucune divinité. Démocrite fut toutefois quelque peu
contradictoire en affirmant qu’il n’y avait rien de vrai, rien de
connaissable. Il faut voir là une conséquence de l’opposition entre les
concepts fournis par la raison et les données fournies par les sens. Ce
scepticisme devait assurer une certaine base aux joutes célèbres des
sophistes. On connaît leur art oratoire et leur science profonde de la
dialectique démontrant victorieusement l’évidence des concepts les plus
opposés. Parmi eux Gorgias démontrait qu’il n’y avait rien, ou que ce
qui existait était inconnaissable ou intransmissible et Protogoras,
plus positif, affirma que : l’homme est la mesure de toutes choses.
Socrate laissa volontairement de côté ces questions qu’il jugeait
inutiles pour le bonheur de l’homme. Influencé par la subtile
dialectique des sophistes, il se servit de leur art pour ramener toute
question à la seule qui l’intéressait : la culture intérieure, le
connais-toi toi-même. Platon pencha nettement pour le rationalisme et
fut un des précurseurs de l’intuition, source de connaissance
antérieure à l’expérience. Péniblement enfermé dans sa subjectivité il
recommença les éternelles et inutiles démonstrations sur l’Etre Un ou
Multiple et balança plus ou moins subtilement entre Parménide et
Démocrite pour admettre finalement Dieu, le démiurge façonnant la
matière aussi vieille que lui. Il supposait que chaque objet possédait
quelque chose de simple et de général, existant par soi-même, connu
intuitivement par la raison et formant les fameuses idées. Aristote mit
de l’ordre dans l’expression de la pensée et consacra plusieurs
ouvrages à l’étude de la logique. Peut-être les excès des Eléates et
des Sophistes l’y déterminèrent-ils. Esprit vaste et encyclopédique,
très observateur, il faisait de la sensation la base de la connaissance
et sa philosophie expérimentale était, en somme, réellement
matérialiste mais l’influence rationaliste de Platon, troubla quelque
peu la belle unité de ses concepts et sa métaphysique contradictoire se
compliquait de l’inévitable cause première : Dieu. Sous le nom de
catégories (au nombre de dix) il précisait les divers aspects de la
substance et l’existence de toutes choses.
Pyrrhon ne fut ni un négateur systématique, ni un sceptique absolu. Le
spectacle chaotique des événements et des êtres et surtout celui des
philosophies lui firent penser que tout était relatif et qu’il était
imprudent d’affirmer ou de nier quoi que ce soit, surtout en
métaphysique. Tout était possible, rien n’était vrai ou faux. Avec
Zénon de Cittium et Epicure nous atteignons deux conceptions
philosophiques précises. Zénon, fondateur du stoïcisme, admettait
l’origine sensuelle de la connaissance, le dualisme de la matière et de
la force et une sorte de panthéisme où la nature et l’univers étaient
Dieu. Il soutenait le libre arbitre, la puissance absolue de la volonté
et la souveraineté de la raison. Le stoïcisme admettait une sorte
d’harmonie préétablie, un lien universel et la raison, parcelle de la
nature divine, cherchait l’accord de la partie avec le tout. Né en 341,
avant J.-C., Epicure reprenant la conception de Démocrite développa une
explication de l’Univers très voisine de la conception moderne. I1
n’admettait pas la divisibilité de la substance à l’infini mais
seulement son extrême petitesse, ainsi que le vide nécessaire au
mouvement. Rien n’existe en dehors du mouvement des atomes et leur
déclinaison crée toutes les innombrables transformations de la matière.
Quelques-unes de ses affirmations sont à connaître : les sens ne
trompent jamais - L’erreur ne porte que sur l’opinion - l’opinion est
vraie lorsque les sens la confirment ou ne la contredisent pas.
L’opinion est fausse lorsque les sens la contredisent ou ne la
confirment pas - il en déduisait que tout raisonnement, toute certitude
vient des sens.
Ænésidème et Agrippa s’attaquèrent, un siècle avant notre ère, à la
métaphysique. Le premier nia non seulement l’idée de cause, d’origine
anthropomorphique, mais encore les rapports de cause à effet. Il
affirma l’impossibilité de passer du connu a l’inconnu et réduisit le
rôle de la démonstration théorique à une gymnastique verbale. Le
deuxième : Agrippa, relevant les contradictions de la métaphysique,
essaya de la détruire en démontrant que ses assises les plus sûres
étaient inadmissibles car elles se réduisaient à la contradiction, aux
progrès à l’infini, la relativité, l’hypothèse et le cercle vicieux et
se résumaient à affirmer ce qu’il faut démontrer. Aux premiers siècles
de notre ère, le stoïcisme, représenté par Sénèque, Epictète,
Marc-Aurèle, fut plutôt une belle culture de la volonté qu’une
recherche de vérité objective. L’Ecole d’Alexandrie, vers le deuxième
siècle, fonda l’éclectisme dont Plotin fut l’illustre représentant. Il
pensait que l’Un, qui se pense lui-même, est l’être, par excellence,
possesseur de toutes réalités en qui l’intelligible et l’intelligence
ne font qu’un. Il est probable que ses conceptions sur la matière,
qu’il affirmait complètement indéterminée, se résumaient à penser
qu’elle n’était qu’un effet de l’action des Uns, mais le mysticisme de
ces concepts ne pouvait être d’aucune utilité pour la connaissance
humaine.
Vers le onzième siècle jaillit la fameuse querelle entre nominalistes
et réalistes ; ceux-ci croyant avec Platon à la réalité, à l’existence
objective des idées générales ; les autres ne croyant, avec Aristote,
qu’à leur valeur abstraite, nominale et subjective. Vers la même époque
quelques philosophes Arabes et Espagnols, plus ou moins aristotisant,
vivant à l’écart de la lèpre christianisante, méditaient sur ces
problèmes ardus. Avicenne distingua le possible du nécessaire et
imagina un premier moteur. Algazali nia le témoignage des sens et la
valeur des démonstrations logiques ; ce qui le mena tout droit au
mysticisme. Maimonide, esprit vaste et très cultivé, essaya de
concilier la foi avec la raison en donnant la priorité à cette
dernière. Averrhoès nia indirectement la création, l’immortalité de
l’âme, le libre arbitre et crut que la force, l’intelligence mouvaient
la matière.
Il faut arriver à Roger Bacon, vers la fin du XIIIè siècle, pour
retrouver quelques assises solides hors des subtilités des
rationalistes. I1 rejette la foi et la raison pour n’user que de
l’expérience qui affirme ou nie. Il n’y a, pense-t-il, que des
individus composés de substances et des faits produits par les rapports
entre les substances et les contacts entre les individus. Trois siècles
plus tard, François Bacon et Descartes eurent, comme trait commun,
l’idée de faire table rase de tout le passé ; mais, tandis que le
premier, admirateur de Démocrite, constituait la connaissance par la
méthode objective et la recherche expérimentale, le deuxième use plutôt
de la métaphysique et du rationalisme stérile. Malgré sa conception
mécanique de l’Univers et son génie mathématique, il pensait que nous
devions douter du monde extérieur, mais que nous pourrions admettre son
existence parce que Dieu, qui ne saurait nous tromper, nous en a donné
l’idée. Gassendi revint au matérialisme d’Epicure et fut l’adversaire
de Descartes dont il attaqua le fameux : « Je pense, donc je suis », en
démontrant que l’existence peut se déduire de tout autre acte que celui
de penser. Il regardait le temps et l’espace comme existant par
eux-mêmes et accordait aux atomes matériels une identité de substance
avec une différence de formes. Au commencement du XVIIè siècle, Hobbes
pensait que la substance formée d’éléments infiniment petits crée par
le mouvement de ses parties les diverses modifications que nos organes
sensuels perçoivent comme accidents et qui sont relatifs à notre
sensibilité. Il songeait que la sensation est produite par le mouvement
de la substance vivante impressionnée par les mouvements objectifs. La
logique déductive partait de l’expérience et de l’induction. A la même
époque Spinoza composait son Ethique célèbre dans laquelle il dote la
substance de tous les attributs que la raison connaît sous forme
d’étendue et de pensée. Il ramène Dieu, l’Etre parfait à la substance
en soi, ce qui revient à le supprimer. Locke, contemporain de Spinoza,
combattit les idées innées, démontra le développement progressif de
l’intelligence chez l’enfant par l’acquisition sensorielle et,
conséquemment, l’origine strictement sensuelle des idées. Nous ne
connaissons de la substance que des attributs, perçus avec une certaine
constance, dans un certain ordre et ces abstractions forment nos idées.
Sa philosophie est exprimée dans : « Essai sur l’entendement humain ».
Leibniz écrivit : « Nouveaux essais sur l’entendement humain » pour
réfuter Locke et démontrer que les idées ne viennent point des sens. Ne
pouvant expliquer les rapports de l’âme et du corps il inventa
l’Harmonie préétablie, faisant jouer à chaque monade matérielle ou
spirituelle (sortes de points métaphysiques doués de vertus plus ou
moins chimériques) un rôle déterminé depuis le commencement des mondes,
en sorte que, tout comme dans un orchestre, le matériel et le
spirituel, tout en s’ignorant, s’accordent chacun de son côté avec son
associé inconnu. Ce parallélisme extravagant créait un univers
immuable, et enfermait en chaque monade tout le devenir possible, tout
le passé écoulé, sans justifier aucunement le libre arbitre puisqu’au
fond chaque monade ne pouvait que se conformer aux volontés de son
créateur.
Dès le début du XIIIè siècle, nous trouvons deux sceptiques bien
distants l’un de l’autre. Le premier, Berkeley, voulant détruire les
témoignages des sens ruinant la foi, imagina la négation du monde
extérieur et la seule existence de l’esprit ne connaissant et
n’affirmant que lui-même, ignorant l’existence d’autres moi. Cela
n’empêcha point cet idéaliste qui doutait de tout d’admettre Dieu et de
vouloir démontrer - à qui ? - que l’univers n’existait pas. Hume reprit
toute l’argumentation des sceptiques et affirma qu’il n’y avait rien en
dehors de la perception et que les idées de cause, de nécessité, de
réalité objective n’étaient qu’une habitude. Les mathématiques ne
correspondent à rien de concret ; la science objective n’est qu’une
nomenclature de phénomènes et le monde extérieur le sujet inconnu de la
sensation. La Mettrie par son Histoire naturelle de l’âme, son
Homme-machine et son Homme-plante mérite d’être considéré comme un des
précurseurs des mécanistes actuels ramenant tout au jeu de la substance
universelle. Voltaire attaqua surtout le fanatisme et Diderot, plus
positif, paraît avoir eu l’intuition des découvertes scientifiques
modernes et conçu le grandiose transformisme. Kant voulut supprimer la
métaphysique oiseuse, mais son point de vue, uniquement subjectif, prit
la connaissance humaine hors de son évolution biologique et s’englua
dans le rationalisme. Il admettait une raison pure, antérieure à
l’expérience, ne nous faisant connaître que des phénomènes par
l’intermédiaire des sens, mais non les noumènes ou choses en soi. Max
Stirner attaqua la métaphysique kantienne et ramena toute chose à
l’intérêt de l’individu, seule réalité tangible et indestructible.
Schopenhauer, contradictoirement sceptique et idéaliste affirma : « le
monde est ma représentation » et conclut que le monde n’est : « qu’un
phénomène intellectuel ».
Vers la fin du XVIIIè siècle et le commencement du XIXè, Lamark créait
avec son ouvrage « Philosophie Zoologique », la philosophie
transformiste, tandis que Lavoisier venait de fonder la chimie moderne.
La méthode objective s’élaborait lentement. Auguste Comte refit une
classification de nos connaissances et rejetant tout a priori, fit de
la méthode expérimentale la base unique du véritable savoir mais son
Positivisme ne put éviter l’écueil métaphysique et religieux. Il rejeta
le matérialisme expliquant « le supérieur par l’inférieur » et, croyant
rester dans le pur domaine scientifique construisit une sociologie
hiérarchique et théocratique dans laquelle le grand Être Collectif
(humanité) remplaçait les vieilles divinités. Stuart Mill, partant d’un
scepticisme inutile pour la compréhension des choses conclut à l’unique
réalité des sensations et émit cette surprenante conception : « La
matière est une possibilité permanente de sensation ; si on admet cela
je crois à la matière, sinon je n’y crois pas mais j’affirme avec
sécurité que cette conception de la matière comprend tout ce que tout
le monde entend par ce mot ».
La philosophie évolutionniste avec Darwin, Spencer, Bain, Büchner,
Hæckel, Romanès, Karl Vogt et maints autres penseurs délaissa
l’explication subjective pour la recherche expérimentale, l’analyse
scientifique, la déduction et l’induction appuyées sur l’observation.
Avant d’examiner quelques philosophies plus récentes remarquons que
jusqu’alors les efforts des penseurs, vers la compréhension du monde,
peuvent se ramener à deux méthodes différentes : l’une qui paraît
s’appuyer exclusivement sur les concepts subjectifs et comprend toutes
les spéculations de l’esprit telles que : spiritualisme, idéalisme,
rationalisme, parallélisme, dualisme, criticisme et néo-criticisme,
vitalisme, etc. L’autre, beaucoup plus influencée par les faits
objectifs apparaissant nettement déterminés, s’oriente davantage vers
le témoignage des sens, vers les résultats de l’expérience et comprend
: l’empirisme, le matérialisme, le positivisme, l’évolutionnisme, le
transformisme, le monisme et la philosophie mécaniste.
Alors que la première méthode est essentiellement personnelle et garde
un irréductible élément d’appréciation subjective indémontrable ; la
deuxième ne peut être que scientifique, expérimentale et impersonnelle
dans toutes ses hypothèses et affirmations.
Entre ces deux formes extrêmes de la connaissance d’autres systèmes se
sont interposés pour essayer d’en concilier les avantages ; tels sont :
le scepticisme, l’agnosticisme et plus récemment le pragmatisme,
l’intuitionnisme et le pluralisme. Il semblerait que les efforts
malheureux et infructueux des philosophes passés dussent servir
d’exemples aux constructeurs contemporains et pussent leur éviter les
erreurs de leurs prédécesseurs ; mais chaque méthode est à ce point
influente et déterminante que, quelle que soit la valeur de ses
adeptes, elle conduit inévitablement aux mêmes résultats. Le
subjectivisme aboutit à un acte de foi : l’objectivisme à la simple
constatation de ce qui est expérimentalement démontré. Le premier
voulant expliquer les choses au delà du compréhensible n’explique rien,
car un acte de foi n’est pas une explication. Le deuxième n’expliquant
qu’un aspect de ce qui est, est accusé de ne rien expliquer du tout.
L’esprit humain est encore si primitif et si superstitieux qu’il doute
des plus élémentaires certitudes mais accorde un crédit illimité aux
œuvres de pure imagination. Examinons quelques philosophies subjectives.
Vers le milieu du XIXè siècle, Charles Renouvier fonda le
néo-criticisme, modifiant le criticisme de Kant lequel admettait le
déterminisme universel du monde phénoménal. Ce néo-criticisme devint le
Personnalisme qu’il est intéressant d’étudier rapidement car, réfutant
le matérialisme, et bien que fortifié par les innombrables systèmes
philosophiques précédents, il va nous montrer par ses multiples
contradictions et son insuffisance explicative évidente l’impuissance
de la méthode subjective. En voici les principaux aspects :
« Le néo-criticisme admet la conscience comme fondement de l’existence
; la personne comme premier principe causal à l’égard du monde et pose
la thèse métaphysique d’un premier commencement des phénomènes, à
raison de l’impossibilité logique de leur rétrocession à l’infini ». «
La liberté est la condition de possibilité de la morale et du devoir.
La création est et doit être ainsi que le commencement hors de notre
compréhension ».
Cela ne l’empêche nullement d’écrire ceci :
« L’hypothèse d’une création est plus intelligible, plus conforme à la
logique que l’hypothèse d’une série infinie de phénomènes successifs
sans origine. La nécessité qu’une cause soit toujours causée est
contradictoire à la nécessité d’une première cause ; elle est réfutée
si celle-ci est prouvé ».
Cette réfutation, nous dit Renouvier, est réalisée par le principe de
contradiction que voici :
« Toute suite de chose nombrables, réelles et distinctes les unes des
autres, forme une suite donnée et déterminée, qui ne peut être à la
fois infinie et effectuée. Une somme de phénomènes, s’ils ont été réels
et distincts, doit donc être une somme donnée et déterminée à ce
moment, car une somme déterminée ne peut pas se composer de termes à
l’infini. Les idées d’infinité et de sommation sont des idées
mutuellement contradictoires ».
Donc pour Renouvier le monde a été créé, puisqu’il est un nombre et que
tout nombre a un commencement. Il dit aussi : « L’inférieur et le
privatif au commencement ne peuvent être la source du supérieur et du
parfait qui leur sont irréductibles ». Pour ce philosophe le monde est
composé de monades très diverses douées d’activité, de perception,
d’appétition et réglées par une harmonie préétablie. Ces monades
formaient à l’origine une sphère très homogène, de densité croissante
de la circonférence au centre. Les humains étaient primitivement des
êtres extraordinaires mais leur volonté disloqua cette homogénéité et
créa des systèmes cosmiques séparés, tels les monarques se disputant la
surface de la terre. Cette déchéance humaine prendra fin par la
restauration du monde primitif, sorte de rédemption, dans lequel la
pesanteur sera remise en place sous le gouvernement de la volonté. Il
nous dit aussi : « L’anthropocentrisme est le point de vue moral de
l’univers ». Partisan des actions à distance il repousse le système de
l’impulsion mécanique, laissée, dit-il, sans explication et n’hésite
pas à soutenir qu’on peut être sur le terrain de la logique en
admettant les deux postulats indémontrables suivants : « Il n’y a pas
d’argument capable de vaincre cette affirmation qu’une proposition dont
les termes sont contradictoires pour notre entendement peut cependant
être vraie en soi ; ou cette autre affirmation que l’existence d’une
chose impossible à connaître et même à définir est cependant une chose
réelle et certaine ».
Ces quelques extraits nous montrent les méfaits de la métaphysique et
son impuissance même à conduire correctement les raisonnements
abstraits. Sans nous arrêter à la sphère homogène, à la chute et la
rédemption de l’humanité qui sont de pures et naïves fantaisies, le
personnalisme enferme au moins six contradictions internes qui en
détruisent les fondements : 1° il admet en même temps et
l’incompréhension absolue de la création et son intelligibilité ; 2° il
déclare irréductible le supérieur à l’inférieur et l’impossibilité
d’évolution de l’inférieur au supérieur alors qu’il affirme l’évolution
du supérieur à l’inférieur ; 3° même contradiction pour la perfection
humaine primitive engendrant la déchéance présente, laquelle à son tour
doit récréer la perfection primitive. Tour à tour la perfection
engendre l’imperfection et celle-ci à nouveau engendre celle-là ; 4°
l’impulsion mécaniste est laissée, dit-il sans explication et il
affirme alors la réalité de l’extraordinaire pouvoir des actions à
distance sans en donner lui-même aucune explication ; 5° II soutient la
nécessité de la liberté et du libre arbitre et il admet en même temps
l’harmonie préétablie dans laquelle chaque monade est inévitablement
déterminée dans tout le cours de son existence par l’acte créateur ; 6°
enfin sa fameuse preuve contradictoire est totalement erronée en ce
sens qu’il substitue avant toute chose à l’infinité des phénomènes une
somme finie et qu’il déduit cette somme finie de la notion d’existence.
Or il est évident que la notion d’existence est indissolublement liée
aux notions de durée et d’étendue, lesquelles ne forment aucune somme
finie dans l’infini. Nous sommes dans un cercle vicieux qui consiste à
appuyer toute l’argumentation sur le fini alors qu’il s’agit
précisément de le démontrer. Si nous ajoutons à ces multiples
contradictions, l’affirmation naïvement animiste de l’anthropocentrisme
point de vue moral de l’univers, qui fait de l’homme la raison d’être
des mondes infinis et donne une explication supprimant toute recherche,
en donnant la réponse avant même que se formulent les questions ; si
nous constatons enfin que les deux postulats détruisent radicalement
toutes connaissances par leurs deux affirmations successives qui
précisent l’une : que toute chose contradictoire peut être vraie, ce
qui supprime tout raisonnement, l’autre : qu’une chose inconnaissable
est une chose réelle, ce qui ruine toute certitude et toute évidence,
on peut se demander quelle est la valeur d’une telle œuvre.
Un philosophe contemporain, Bergson, a tenté un suprême effort pour
donner la métaphysique de ses stagnantes contradictions. Comprenant les
difficultés du spiritualisme pour expliquer les rapports de
l’immatériel au matériel ; et croyant suppléer à l’insuffisance du
matérialisme, qui ne peut, paraît-il, expliquer l’immatérialité de la
conscience par la matière, il a essayé par de subtils raisonnements
d’établir les propositions suivantes :
1° La matière est telle qu’elle nous apparaît ; 2° Le corps n’est que
matière et ne peut penser ; 3° Les rapports de la matière et de
l’esprit (ou conscience) inexplicables avec le matérialisme et le
spiritualisme peuvent s’expliquer par l’extension des perceptions et
leur contraction par l’esprit ; 4° L’étendu et l’inétendu, la qualité
et la quantité sont réductibles par suite de cette contraction
particulière des états de la matière par l’esprit ; 5° L’esprit est
hors de l’espace.
Comme la matière, telle qu’on croit la connaître en pays métaphysique,
ne peut paraît-il penser. Bergson nous dit :
« La vérité est qu’il y aurait un moyen, un seul de réfuter le
matérialisme, ce serait d’établir que la matière est absolument comme
elle paraît être. »
Voyons ses autres affirmations :
« J’appelle matière l’ensemble des images et perceptions de la matière.
La matière est donc telle que nous l’apercevons et le cerveau, masse
matérielle, ne peut que recevoir, inhiber ou transmettre du mouvement.
La perception pure est le plus bas degré de l’esprit, l’esprit sans
mémoire et fait partie de la matière telle que nous l’entendons. On
peut même dire que la matière a une certaine mémoire. Si la matière ne
se souvient pas du passé, c’est parce qu’elle répète le passé sans
cesse, c’est parce que, soumise à la nécessité, elle déroule une série
de moments dont chacun équivaut au précédent. Puisque la perception est
tout l’essentiel de la matière et que tout le reste vient de la mémoire
il faut que la mémoire soit une puissance absolument indépendante de la
matière. »
Ainsi, pour Bergson, la matière continue est en mouvement ; mais ses
états conscients trop brefs, ses perceptions trop fugitives pour
constituer une représentation sont conservés dans la mémoire,
c’est-à-dire par l’esprit qui recueille pour ainsi dire toutes les
perceptions successives et en fait du souvenir. Le système nerveux ne
serait qu’un réseau transmetteur de perception, le cerveau un bureau
téléphonique central incapable de conserver aucune image, aucune
représentation. Cependant, comme Bergson s’est donné pour but
d’expliquer les rapports de la matière et de l’esprit, de l’étendu et
de l’inétendu, voici comment il explique leur point de contact :
« II y a deux mémoires théoriquement indépendantes ; l’une qui conserve
dans l’esprit les souvenirs classés dans leur ordre précis et dans
laquelle nous allons chercher les renseignements du passé pour les
utiliser dans l’action présente ; l’autre constitue les divers
mouvements de l’organisme, commencés par les perceptions, puis ordonnés
par les souvenirs qui créent ainsi une série de mécanismes coordonnés
pouvant se déclencher automatiquement sous l’influence directe des
perceptions. La première est spontanée, capricieuse. La seconde
orientée dans le sens de la nature, reste sous la dépendance de notre
volonté. »
Bergson admet même une certaine intelligence des excitations nerveuses
qui, après avoir choisi leur voie à travers le système nerveux, utilise
des mécanismes moteurs appropriés constituant l’adaptation. « Le rôle
du corps n’est pas d’emmagasiner les souvenirs mais simplement de
choisir, pour l’amener à la conscience, le souvenir utile ». Ainsi
toute perception détermine un commencement d’action de la mémoire
matérielle, laquelle fait surgir de la mémoire-souvenir tous les
souvenirs utiles du passé. Comme il faut faire un choix approprié dans
ces innombrables images, Bergson dit tantôt que la mémoire-matérielle
ne devra accepter que ce qui peut éclairer la situation présente ;
tantôt ce rôle est dévolu à la conscience qui choisit alors dans ces
images celles convenant à l’action présente : « Perceptions et
souvenirs se pénètrent donc toujours, échangent toujours quelque chose
de leur substance par un phénomène d’endosmose ».
Le passage de l’inétendu spirituel à l’étendu matériel s’effectue ainsi
:
« Les images des choses sont en dehors de l’image de notre corps ;
elles sont dans les choses elles-mêmes. Mais alors notre perception
faisant partie des choses, les choses participent de la nature de notre
perception. L’étendue matérielle n’est plus, ne peut plus être cette
étendue multiple dont parle le géomètre ; elle ressemble plutôt à
l’extension indivisée de notre représentation ».
Notre nature est donc formée de trois états : 1° les perceptions
présentes déterminant un commencement d’action ; 2° le souvenir pur,
inextensif et impuissant, ne participant de la sensation en aucune
manière ; 3° le souvenir-image qui est la matérialisation présente d’un
souvenir pur quittant le passé pour s’actualiser dans l’action et
marquer le présent sans l’influence de la conscience. Celle-ci préside
donc à l’action et éclaire le choix. Enfin l’opposition entre la
qualité et la quantité se résout par la théorie suivante : Les qualités
sont discontinues, hétérogènes et ne peuvent se déduire les unes des
autres ; les changements homogènes ou quantités par contre se prêtent
au calcul ; il suffit donc de supposer que l’hétérogénéité des choses
est assez diluée pour être pratiquement négligeable, mais notre
mémoire, accumulant par contraction et par la durée ces différences
infimes, crée alors les notions de qualités. L’irréductibilité de deux
couleurs, par exemple, peut provenir surtout de l’étroite durée où se
contractent les trillons de vibrations qu’elles exécutent en un de nos
instants. Si nous pouvions vivre cette durée dans un rythme plus lent
nous verrions, avec le ralentissement progressif du rythme, les
couleurs pâlir et se confondre avec des ébranlements purs. Ainsi : « la
mémoire n’est donc à aucun degré une émanation de la matière ; bien au
contraire, la matière telle que nous la connaissons occupe toujours une
certaine durée, dérive en grande partie de la mémoire ».
Nous voyons alors se dessiner la conception de la matière : « La
matière se résout ainsi en ébranlements sans nombre, tous solidaires
entre eux et qui courent en tous sens comme autant de frissons ».
L’espace étant homogène et continu « toute division de la matière en
corps indépendants aux contours absolument déterminés est une division
artificielle ». Autrement dit c’est notre action vitale sur la matière
qui crée artificiellement sa divisibilité. « Le mouvement vital nous
éloigne donc de la connaissance vraie ».
Nous pouvons résumer ainsi cette conception : la matière est homogène,
étendue et animée d’états rythmiques très rapides que seule notre durée
consciente contracte et transforme en qualités différentes suivant nos
besoins vitaux. Nos perceptions, par extension, participent donc de
l’étendue de la matière et deviennent l’inétendue des sensations.
D’autre part, notre esprit contractant par une tension particulière les
quantités homogènes fait de ces quantités de la qualité. Le rôle de
l’esprit est donc de lier les moments successifs de la durée des
choses. C’est dans cette opération qu’il prend contact avec la matière
et qu’il s’en distingue également puisqu’il contient la durée totale
des choses conservées dans le souvenir pur.
Nous voyons que Bergson s’efforce d’expliquer comment l’esprit entre en
contact avec la matière mais son explication, loin de simplifier les
choses, les a singulièrement compliquées. Avant son essai il n’y avait
que deux choses irréductibles l’une à l’autre, ou incompréhensibles
l’une par l’autre : la matière et l’esprit. Après son ouvrage il y en a
dix : l’esprit, la conscience, la volonté, l’intelligence, le souvenir,
la durée, la perception, la tension, l’extension et la matière.
La perception, dit-il par exemple, est l’essentiel de la matière et se
trouve dans les choses plutôt qu’en nous et cette perception pure est
le plus bas degré de l’esprit ; mais il nous dit en même temps que
l’esprit n’est pas dans la matière et qu’il n’y a pas de transition
entre elle et lui. Il suffit d’examiner ces affirmations successives
pour en constater l’incohérence. Tantôt il est dit que la perception
(ou le plus bas degré de l’esprit) est l’essentiel de la matière,
tantôt cet esprit minima s’en distingue radicalement. Nous ne savons
donc pas ce qu’ils sont. Il est dit également que les perceptions de la
matière sont une succession de durées fugitives tandis que le souvenir
conserve toutes les durées. Il ne peut donc pas y avoir une différence
de nature entre le souvenir et la perception mais seulement différence
de quantité, mais alors cela détruit l’affirmation que les souvenirs
purs ne sont pas une émanation de la matière ou un de ses attributs. Et
comment expliquer intelligiblement que ces perceptions originellement
matérielles, une fois cueillies par l’esprit deviennent soudainement
immatérielles dans le souvenir, puis se rematérialisent pour l’action !
Comment Bergson n’a-t-il pas vu que sa philosophie, uniquement inventée
pour expliquer les rapports de la matière et de l’esprit, passait de
l’un à l’autre, comme dans les philosophies de tous ses devanciers,
sans en expliquer aucunement le mécanisme. Les perceptions matérielles
ont beau être accumulées dans le souvenir, celui-ci ne reste qu’une
collection de choses matérielles et nous ignorons toujours ce qu’est la
perception de la matière par elle-même. La tension et l’extension
restent mystérieuses et munies de pouvoirs énigmatiques. En effet, pour
que l’esprit puisse contracter les perceptions dans le souvenir et
transformer les quantités homogènes en qualités hétérogènes il faut
qu’il agisse sur ces choses matérielles. Or, c’est précisément admettre
le miracle que l’on refuse au cerveau. On refuse au cerveau matériel la
possibilité d’engendrer l’inétendu et la pensée et on admet le double
miracle d’une substance immatérielle agissant sur la matière et faisant
de cette matière étendue de l’inétendu. Quant à l’extension on se
demande par quoi on peut bien se la représenter intelligiblement, sinon
par du verbe pur. Comment l’image objective et la représentation
subjective peuvent-elles se fusionner dans cette extension mélangeuse
et comment notre perception faisant partie des choses étendues
pouvons-nous dire que ces choses participent de notre inétendu,
puisqu’il n’est entré en nous que de l’étendu ! Comment notre action
vitale peut-elle créer la divisibilité de la matière puisque nous
n’agissons qu’en fonction de nos représentations et que celles-ci sont
inétendues !
Mais que dire de l’intelligence du corps qui choisit les souvenirs
utiles pour les amener à la conscience ? Qu’est-cette intelligence
active et matérielle qui se promène dans le souvenir passif et
spirituel pour y décrocher le renseignement utile et l’amener ensuite à
la conscience. A quoi sert donc cette conscience puisqu’il y a eu choix
sans elle ! Et que peut bien être cette volonté qui gouverne la mémoire
matérielle, puisqu’il vient d’être dit que cette mémoire ou
intelligence matérielle sait se conduire toute seule et choisir ce qui
lui convient ?
Le mystère s’assombrit de plus en plus, car notre conscience ayant la
faculté merveilleuse de contracter et de collectionner toutes les
perceptions, qui sont également des états conscients fugitifs, nous
assistons alors à cette extraordinaire aventure d’une conscience
inexplicable agglutinant des morceaux de consciences tout aussi
inexplicables et tout cela pour se mettre au service d’un corps
matériel qui choisit, à son heure et selon ses besoins, ce qui lui
convient le mieux. Enfin la matière elle-même devient complètement
incompréhensible et l’adaptation de notre organisme un mystère de plus.
Si, en effet, les durées sont liées uniquement dans notre esprit et
nullement dans les choses, on peut se demander quelle peut être la
continuité de ces choses et comment, n’étant pas liées les unes aux
autres par des états s’engendrant dans le temps, elles peuvent
présenter de la cohérence à notre entendement. Autrement dit, comment
établir que « la matière est absolument comme elle paraît être » si
notre esprit déforme par contraction les états successifs de la matière
! Si, au contraire, notre esprit laisse les choses telles qu’elles
sont, il ne contracte plus rien du tout ; il n’est qu’une suite de
reflets conservés par notre mémoire ; mais, alors, comment admettre que
l’homogène et l’étendu matériel et objectif bergsonien se muent en
inétendu et en hétérogène subjectif ? Si la première hypothèse est
bonne, l’adaptation du subjectif devient incompréhensible, car notre
corps matériel, devant s’adapter à des phénomènes matériels ne trouvera
comme directive dans l’esprit que des images contractées et déformées,
différentes de la réalité. Si c’est la deuxième hypothèse qui s’impose,
l’esprit, ni la conscience, n’ont plus aucun pouvoir spirituel, car
l’intelligence matérielle toujours déterminée par l’objectif et soumise
aux lois mécaniques de la matière, choisira mécaniquement dans la
mémoire l’image matérielle convenant à son fonctionnement matériel.
Nous sommes dans le déterminisme pur, dans le mécanisme parfait. Ainsi
s’écroule le fragile échafaudage péniblement édifié pour sauver la
liberté, la spiritualité et la conscience et dépouiller la matière de
tout pouvoir psychique.
L’erreur de Bergson et de tous les métaphysiciens c’est de croire la
pensée irréductible à la matière et d’inventer toutes sortes
d’explications plus ou moins contradictoires pour le démontrer. Ils ne
veulent aucunement admettre que la matière vivante a des propriétés
très différentes de la matière non vivante ; ni convenir qu’il n’y a
pas plus d’écart entre une pensée et un mouvement cérébral, qu’il y en
a entre une vibration aérienne et un son. Le miracle est dans tout ou
dans rien, car le passage d’une forme à une autre forme, la création
d’une différence, l’apparition d’un état nouveau entre deux moments
irréductibles pour notre durée sont toujours des choses inexplicables
bien qu’évidentes. Il ne faut pas oublier que l’explication est la
compréhension de tous les états intermédiaires d’une transformation des
choses et lorsque, entre deux états différents, nous ne pouvons plus
trouver d’états intermédiaires, nous sommes devant une évidence
inexplicable. La vie usuelle est saturée de ces évidences qui
constituent pour nous l’aspect normal des choses ; nous ne sommes
réfractaires qu’aux grands écarts, aux sauts de la nature. C’est
l’habitude qui nous fait juger compréhensibles ou incompréhensibles les
faits objectifs, car l’habitude est faite du souvenir des durées
nécessaires à l’avènement des choses. La métaphysique bergsonienne a
complètement échoué dans ses assauts contre le matérialisme.
Un autre métaphysicien contemporain, Emile Boutroux, a essayé
d’attaquer le déterminisme en affirmant que l’être étant contingent
tout était radicalement contingent, mais en même temps il admet que les
phénomènes ne peuvent qu’avoir des antécédents ou causes invariables,
ce qui détruit la première affirmation. Pour justifier alors cette
contradiction, il soutient qu’il n’y a pas une valeur absolue entre la
cause et l’effet, que le conséquent n’est pas identique à son
antécédent puisqu’il en diffère par la quantité ou la qualité et qu’en
somme la cause ne peut contenir tout ce qu’il faut pour expliquer
l’effet. Nous sommes ici en pleine métaphysique et il est flagrant
qu’il y a confusion entre les termes différence et équivalence. Nous
avons vu que l’évolution des choses exige qu’entre deux moments
représentant une durée irréductible pour notre perception, il y ait
inévitablement un changement dont le mécanisme situé hors de notre
perception nous échappe, mais cela ne nous confère nullement le droit
d’en déduire que ce nouveau n’est pas strictement conditionné par la
multiplicité des causes connues ou inconnues l’ayant déterminé. Comment
ne pas apercevoir l’absurdité manifeste de cette affirmation que : la
cause doit contenir tout ce qu’il faut pour expliquer l’effet. C’est du
charabia métaphysique. Le conséquent ne peut être identique à son
antécédent sous peine de se confondre tous deux, de se supprimer et de
réduire l’univers à l’immobilité, au néant. Le caillou (cause) lancé
contre une vitre ne ressemble en rien à l’effet (verre brisé).
Niera-t-on ici que la cause ne suffit point entièrement pour expliquer
l’effet ! Nous appelons cause et effet une succession de faits
s’effectuant inévitablement dans un ordre donné et invariable. Ou ces
effets, ces phénomènes, sont toujours précédés de quelque chose connu
ou connaissable, nécessaire à leur apparition : alors c’est le
déterminisme pur ; ou ils ne sont précédés de rien : ce qui détruit
toute connaissance, toute relation, tout savoir. Quant au concept
d’équivalence de la cause et de l’effet il nous vient tout d’abord de
leur liaison inséparable dans le temps ; ensuite de la conservation de
quelque chose (substance ou énergie, qui se retrouve dans les
différentes transformations qui s’effectuent à l’échelle de notre
connaissance.
Comprenant que cette thèse libre-arbitriste ne pouvait se soutenir
qu’en niant la nécessité, Boutroux a essayé alors de démontrer : «
qu’aucune fin ne doit nécessairement se réaliser, car aucun événement
n’est d lui seul tout le possible, et que ses chances de réalisations a
l’égard d’autres chances de réalisations sont comme un est à l’infini
». Remarquons, avant de critiquer cette conception, que son affirmation
détruit toute liberté et toute divinité que ce philosophe essaie
surtout de démontrer, car si les choses sont à ce point chaotiques,
l’homme libre se mouvra au milieu de ces incohérences efficientes avec
autant d’improbabilité qu’un joueur à la roulette et cette imprévision
le soumettra aveuglément aux forces capricieuses et fantasques du
milieu. Quant à la divinité, elle sombre dans cette éternelle et
insoluble antinomie du dieu à la fois tout-puissant et cause du monde ;
et impuissant puisqu’il y a des effets sans causes, se suffisant à
eux-mêmes. La nécessité, c’est ce qui est ; ce qui ne peut pas ne pas
être. On peut essayer de tourner cette évidence gênante de toutes les
façons, on ne pourra jamais en tirer autre chose qu’une impossibilité
absolue de supprimer la réalité objective. La mort inévitable de tout
être humain est suffisante à elle seule pour le démontrer. Toutes les
lois naturelles sont des nécessités et nul humain ne peut les
supprimer. Tout au plus peut-on, à ses dépens, les ignorer. Comme ces
lois se manifestent par des mouvements présents, qui sont des réalités
indestructibles engendrant inévitablement des transformations
obligatoirement déterminées et nécessaires qui sont la résultante de
tous les mouvements, affirmer la contingence des lois de la nature
c’est affirmer que ce qui est pourrait ne pas être. C’est affirmer que
les chances de mort sont comme un est à l’infini et que nous pourrions
tout aussi bien ne pas mourir. Nous sommes encore dans le verbiage pur.
Comme tous les métaphysiciens, Boutroux s’est enfermé dans
d’inextricables contradictions et bien qu’admettant que les choses
réelles ont un fond de durée et de changement qui ne s’épuise jamais,
il soutient en même temps que « l’essence divine est immuable parce
qu’elle est pleinement réalisée et qu’un changement ne pourrait qu’être
une déchéance. Le résultat de cet état est une félicité sans changement
».
La métaphysique est rongée de ce vice fondamental qui lui fait chercher
un sens humain et moral à l’insondable univers et vouloir absolument
pétrir et modeler la grandeur vertigineuse et inconcevable de l’infini
pour en tirer une justification de nos puériles inventions.
Le pluralisme de Rosny se différencie considérablement de toutes ces
rêveries vieillottes. Sa philosophie admet toutes les données
scientifiques, mais devant les difficultueuses explications du passage
de la cause à l’effet, du simple au complexe, il conclut à la diversité
irréductible de toutes choses et à l’absence de toute homogénéité. Il
rejette l’identité, soit de la substance, soit du mouvement et par
conséquent le monisme et n’admet que l’analogie qui groupe les choses
par ressemblances très rapprochées, mais en fait son hétérogénéité, est
plutôt singulière puisqu’il admet une sorte d’évolution vivante de la
substance cosmique engendrant par des transformations successives tous
les aspects du monde connu. Il se trouve alors devant des difficultés
qui me paraissent insurmontables. Cette matière-énergie qu’il appelle
la Nébula et qui proviendrait d’éléments dénommés Nébules, issus
eux-mêmes de l’éther prodigieusement varié et multiforme, évoluant
éternellement en d’inépuisables transformations ; ces innombrables
éléments absolument dissemblables formeraient, en se groupant, des
substances très voisines les unes des autres, analogues entre elles
sans que cette opération extraordinaire, qui engendre du semblable avec
du dissemblable, ne paraisse à son auteur tout aussi miraculeuse que la
théorie adverse qu’il combat et qui veut faire du dissemblable avec du
semblable. Nous retombons, ici même, dans les contradictions de
Renouvier.
L’analogie reste d’ailleurs inexplicable et incompréhensible si elle ne
renferme pas une identité quelconque cachée sous des différences. Si
tout est vraiment dissemblable, substance et mouvement, on se demande
ce qui créera l’analogie. Deux « nébulas » ne peuvent être analogues si
elles n’ont rien de commun. D’autre part, admettre que le même éther,
même différencié, engendre d’autres formes substantielles qui diffèrent
les unes des autres, c’est admettre visiblement que les mêmes éléments
peuvent, groupés de façons différentes, engendrer des formes variées à
l’infini. Mais alors pourquoi refuser ce pouvoir évolutif aux premiers
éléments eux-mêmes et ne pas admettre que des variations de quantités,
de groupements, de mouvements, etc., peuvent engendrer les modalités
illimitées du monde sensible ? Pourquoi, également, trouver
extraordinaire que la vie, dynamisme nouveau, ne puisse jaillir
d’autres dynamismes antérieurs et différents ?
Enfin l’admission de l’hétérogénéité absolue des éléments supprime
toute explication et tout savoir. Nous ne connaissons en effet que les
choses dont les caractéristiques générales coïncident avec nos
souvenirs et si tout diffère de tout, chaque image d’un objet ou d’un
fait passé sera inutilisable pour un événement présent ou à venir, et
nos milliards d’images n’auront aucune utilité. Enfin l’existence
d’éléments semblables groupés selon des lois identiques nous permet de
ramener l’inconnu au connu alors que la différenciation absolue des
choses nous en interdit toute étude et toute compréhension.
En somme, dans cette philosophie, Rosny ne voulant point admettre la
formation du complexe par le simple supprime celui-ci et ne laisse que
du complexe irréductible, ce qui, dès lors, nous place en face d’une
infinité d’inconnus. D’ailleurs, reporter sur les éléments analytiques
les attributs qui nous paraissent les caractéristiques des synthèses me
semble inadmissible. Cela revient à dire que la partie vaut le tout et
qu’il y a autant de possibilités de constructions géométriques avec une
seule ligne droite qu’avec cent.
Toutes ces tentatives d’explications des choses se ramènent en fait au
problème fondamental de la connaissance elle-même. La compréhension,
l’explication du monde objectif et subjectif a pour but essentiel de
rechercher les similitudes, les ressemblances, les identités parmi la
diversité des choses à seule fin d’en trouver, par comparaison, les
processus morphologiques d’apparition, de formation, d’évolution ou de
disparition pouvant s’appliquer à tous les cas particuliers ou
généraux. Plusieurs faits inconnus pouvant s’expliquer par un seul fait
connu ou, inversement, plusieurs faits connus pouvant expliquer un fait
inconnu, nous voyons que la compréhension consiste à diminuer l’inconnu
par une analyse tendant à ramener ses éléments à du connu, autrement
dit la compréhension de l’univers suppose que la multiplicité de ses
aspects peuvent être l’objet d’une reconnaissance de notre part
uniquement parce que cette diversité d’apparence illimitée nous paraît
formée d’éléments connus, groupés selon des dynamismes également
connus, ce qui exige des identités, des permanences, des répétitions de
ces éléments en mouvement. Nous sommes donc ramenés obligatoirement à
rechercher ce qu’est exactement la connaissance.
Dans notre rapide exposé des diverses philosophies nous avons vu que
les philosophes, dans leurs explications, ont constamment oscillé entre
les conceptions issues du témoignage des sens et les conceptions issues
du raisonnement. Nous avons également constaté que ces deux méthodes
ont inévitablement abouti, quel que soit le génie de leurs partisans, à
des résultats à peu près identiques. La méthode subjective aboutit à
des actes de foi contradictoires heurtant notre raison. La méthode
objective, basée sur l’observation sensorielle, laisse de côté la
question qui intéresse précisément la plupart des humains : le rapport
du subjectif à l’objectif. Il importe donc dans cette recherche de la
connaissance de savoir quelle est la nature de ce que nous connaissons
et ce en quoi elle consiste.
Nous pouvons déjà remarquer que la méthode purement subjective,
utilisant la connaissance déjà réalisée par des humains relativement
âgés, ne peut aucunement expliquer la formation de la connaissance
exclusivement rationnelle, puisque le propre de la conscience c’est
d’être le résultat des états psychiques existants et non d’assister, de
toute éternité à la contemplation de leur formation. C’est pourquoi
toutes les digressions sur l’intuition, la connaissance pure, les idées
innées, la raison pure, etc., tendant à les séparer de toutes
perceptions et influences expérimentales, tournent dans un cercle
vicieux puisqu’on affirme que la connaissance et la certitude ne
peuvent être fournies par les sens, qu’elles sont intuitives et
rationnelles, alors qu’on ne peut précisément faire abstraction de
cette inexpugnable expérience sensuelle subie depuis les origines mêmes
de la vie.
Si nous utilisons la méthode objective et que nous observons la
formation de la connaissance chez un enfant, nous voyons qu’il y a là,
chez le nouveau-né, un organisme qui s’est construit dans l’utérus
maternel selon les lois de la matière vivante et qui ignore tout du
monde extérieur. Les sensations, bien que perçues, ne signifient rien
pour l’enfant, tout comme la perception d’une langue inconnue ne
signifie rien pour nous. Ce qui donne un sens aux sensations c’est la
relation, très longue à s’établir, entre les différents états subjectifs
du moi et les coïncidences sensuelles. L’enfant est littéralement
baigné dans un monde phénoménal qui l’imprègne de sensations se
rapportant toujours à des états physiologiques, lesquels constituent
toute la réalité pour lui. Mais il est évident que ces états affectifs
sont eux-mêmes des sensations : sensations de faim, d’effort, de
fatigue, d’énergie, de plaisir ou de douleur, lesquels correspondent à
cette sensation confuse du mouvement vital lui-même, résultat de tout
notre fonctionnement organique que nous appelons kinesthésie.
Si nous songeons au nombre incalculable de sensations subies par
l’enfant durant son éducation vitale ; si nous comprenons que tout ce
qui l’entoure le sature de trillons d’images se succédant dans l’espace
et dans le temps sans grandes variations ; si nous admettons qu’une
seule vision, même rapide, peut être composée d’un nombre prodigieux
d’images successives, presque identiques entre elles, nous comprendrons
l’origine de la certitude et des généralités. Dans cette répétition
fabuleuse de sensations, l’organisme non seulement conserve ce qui se
répète souvent, mais il est encore davantage déterminé par les
répétitions fréquentes que par celles plus irrégulières, ce qui, en
définitive, place aussi bien les caractères généraux dans l’objet que
dans le sujet.
Il est aussi aisé de constater que la conscience de l’enfant est
invariablement proportionnée à sa connaissance sensuelle, à sa richesse
de perception, mais il est également facile de constater que l’enfant,
bien que percevant tout ce que nous percevons, parfois même beaucoup
mieux que nous-mêmes, n’en a pas du tout une compréhension précise, ni
une conscience égale à la nôtre. Ce qui prouve que les perceptions ou
sensations ne suffisent pas entièrement à constituer toute la
connaissance et que leurs modes de succession ou de groupement dans
l’espace et dans le temps exigent encore quelque chose pour se préciser
à notre entendement.
C’est ici que les métaphysiciens ont excellé dans l’art d’embrouiller
l’évidence même. Ils ont résolument attribué à la raison le pouvoir
d’inventer les notions de temps et d’espace, mesures de toutes choses.
Or il est flagrant que le temps et l’espace sont les fils du mouvement,
que celui-ci n’est rien sans la sensation et que nous ne pouvons les
concevoir d’aucune façon dans l’immobilité absolue. Si l’enfant ne
comprend pas ce qu’il perçoit, ou s’il se l’imagine mal, c’est parce
que ces sensations ne sont pas absolument liées à des états organiques
et que, de ce fait, l’ordre des choses est sans intérêt pour lui. Dès
que l’intérêt s’éveille il suit le processus des causalités sensuelles
et construit sa connaissance avec la rigide logique enfantine et selon
les procédés connus, en prolongeant l’expérience sensuelle au delà même
du sensuel. Ce qui prouve tout le contraire des affirmations
rationalistes. Il manque à l’enfant la nécessité de s’intéresser à ce
qu’il voit et cette nécessité ne peut exister, puisqu’elle manque de
tous ses éléments constituants qui ne se forment qu’avec son
enrichissement sensuel. Ainsi l’intérêt vital ou état affectif
(curiosité, attention, etc.), est nécessaire pour puiser dans ce flux
incessant des sensations et cet intérêt s’accroît progressivement en
proportion de la multiplicité des images sensorielles, amplifiant le
pouvoir conquérant de l’être vivant.
Nous pouvons alors rechercher quelle est la nature de la sensation,
quel est le rapport entre le subjectif et l’objectif et en quoi
consiste notre connaissance. Autrement dit, comment les propriétés d’un
objet peuvent pénétrer dans notre cérébralité, sous forme de sensations
et s’y conserver sous forme de souvenirs. Ce que l’on sait des
excitations nerveuses nous fait supposer que nos éléments nerveux sont
modifiés physico-chimiquement par les excitants et qu’entre la nature
des excitants et notre sensibilité s’établit un contact lié à notre
état général. Ce contact, ou image subjective, qui paraît être une
sommation colossale de modifications de notre substance nerveuse semble
inexplicable matériellement aux psychologues spiritualistes parce que
tout souvenir, toute sensation même, par le fait même qu’elle est
consciente, ne ressemble en rien à l’image objective qui n’est que
matière. C’est l’immuable affirmation que ce qui n’est pas de la pensée
ne peut former de la pensée. Un psychologue remarquable, Alfred Binet,
critiquant la thèse matérialiste, émet la supposition que l’examen du
système nerveux d’un homme regardant un paysage ne révélerait
nullement, dans les ébranlements nerveux, la présence des arbres et des
maisons avec leurs formes et leurs couleurs et que toute les recherches
anatomiques du cerveau n’y ont jamais fait découvrir une image
objective. Proposant alors à son tour une explication de la matière et
de la conscience, il constate que la conscience ne perçoit aucunement
les vibrations matérielles de son propre système nerveux et qu’elle ne
connaît que ce qui se passe au dehors. Ce qui, d’après lui, dissimule
précisément à notre investigation objective supposée, les images
subjectives, c’est la substance nerveuse elle-même, mêlée à ces images.
La conscience ne peut percevoir cette substance, toujours égale à
elle-même, insuffisamment variée, tandis qu’elle perçoit parfaitement
toutes les excitations extérieures diverses et changeantes. Nos
ébranlements nerveux contiendraient donc toutes les propriétés des
corps : formes, couleurs, bruits, solidités, etc., etc., mêlées à notre
propre substance et la conscience seule en séparerait, par ses facultés
abstractives, les images objectives. Nous connaîtrions donc les choses
comme elles sont véritablement. Mais pourquoi faut-il que l’auteur
détruise lui-même cette conception en affirmant que toutes nos
sensations sont fausses comme copies des objets matériels et qu’il nous
est défendu de faire une théorie de la matière, en elle-même, en termes
de nos sensations. Seule la matière empirique et physique pourrait se
représenter sensuellement. C’est admettre, implicitement, que la
matière peut avoir d’autres propriétés que celles que nous transmettent
nos sens, mais si notre connaissance est exclusivement sensuelle, si,
d’autre part, toutes nos sensations sont fausses, on se demande par
quelle révélation extraordinaire on pourra finalement savoir ce qui est
vrai et ce qui est faux.
Ce scepticisme est le résultat de quelques expériences démontrant,
paraît-il, le témoignage contradictoire des sens. En voici le résumé :
un même excitant détermine sur nos diverses terminaisons nerveuses des
impressions différentes ; inversement des excitants différents
déterminent sur la même terminaison la même sensation. On en conclut
donc que si l’unique est perçu diversement et le divers perçu
uniformément, nous ne sommes point renseignés exactement sur la réalité
objective.
On ne fait pas attention, dans cette expérience fondamentale, que l’on
se contente uniquement d’opposer les sens entre eux et qu’on accorde
soudainement la réalité objective à l’un d’entre eux, pour servir de
juge et d’étalon, très arbitrairement au détriment des autres. De quel
droit affirmer que l’excitant créant des sensations diverses ne
contient qu’une seule excitation ? De quel droit également affirmer que
les différents excitants créant une même excitation ne contiennent pas
tous le même excitant, sinon en admettant comme démontré que l’on
connaît réellement la nature extra-sensuelle des excitants ? Ce qui est
la négation même de toute l’argumentation. Admettons au contraire que
les excitants ne sont que des synthèses et que chacun de nos sens s’est
spécialisé pour en percevoir analytiquement les éléments, et les
contradictions disparaissent.
Le sceptique, enfermé dans sa subjectivité, ne peut s’expliquer la
multiplicité des faits objectifs s’imposant à sa volonté et qu’il ne
peut aucunement extraire de son moi. D’autre part le spectacle
contradictoire de ses efforts désespérés pour convaincre des êtres qui
n’existent point, ou définir des faits qu’il affirme inconnaissables
détruit toute valeur documentaire à ces fantaisies verbales.
La théorie de Binet n’explique d’ailleurs pas la conscience elle-même,
ni le procédé extraordinaire par lequel la matière inconnue peut
soudainement se faire connaître à une conscience simple et bornée,
laquelle utilisant ces faux renseignements, devrait mener, me
semble-t-il, à sa plus rapide disparition le corps qui la loge si
témérairement.
L’observation directe ne nous permettra peut être jamais de voir si les
éléments nerveux excités ont véritablement quelque chose de l’excitant
; si la couleur, la forme ou le son courent le long des nerfs
centripètes mais le fait qu’entre notre représentation des choses et
leur existence réelle notre vie se réalise normalement prouve tout au
moins que les relations sont justes. Si ces relations sont justes, il
faut donc admettre qu’à chaque variation objective correspond une
variation subjective et que notre cerveau conserve des équivalents
quelconques de ces variations. La difficulté consiste alors à passer de
cette variation et de ce mouvement cérébral matériel à l’état conscient
soi-disant immatériel mais précisément nous avons vu que la conscience
se développe en proportion de ces variations ou sensations. La
conscience ne serait donc que le rapport des sensations entre elles,
rapport synthétique englobant des sommations de sensations liées à
l’état affectif de l’organisme.
Comme la matière vivante se différencie de la matière non-vivante par
sa faculté de persistance dans les diverses réactions physico-chimiques
où les autres substances se détruisent, les perceptions se conservent
également et par leurs rapports mutuels engendrent la pensée qui n’est
pas plus immatérielle que la lumière ou la pesanteur.
Il n’y a donc pas plus de différence entre une pensée et un mouvement
qu’il y en a entre un mouvement et une couleur. Celle-ci est une
synthèse d’ondulations ; celle-là une autre synthèse d’oscillations. Le
passage du discontinu objectif au continu subjectif s’explique alors
par le seul fait que la connaissance ne pouvant jaillir que d’une
sommation de sensations, cette sommation ne peut. être discontinue sous
peine de disparaître ; tout comme disparaît la forme d’un triangle dont
on sépare les côtés. Ainsi la question de savoir-si l’image subjective
est identique à l’image objective et si notre cerveau contient
véritablement des paysages en miniature n’a plus aucun sens, car notre
image subjective, formée probablement d’innombrables éléments épars
dans notre cerveau ne peut révéler à l’anatomiste la plus petite figure
d’arbre ou de fleurs. L’anatomiste et le psychologue se placent à un
point de vue analytique, tandis que notre conscience est le résultat
d’une action synthétique de nos éléments nerveux pas plus visibles au
microscope que la chaleur elle-même dont on ne peut nier les effets
synthétiques.
Notre connaissance est donc un effet du monde objectif et cet effet ne
peut se différencier considérablement de sa cause. Or, dans sa thèse
psychologique, Binet affirme que si toutes nos sensations sont vraies,
cela revient exactement au même pour la compréhension du, monde
objectif que si toutes étaient fausses car étant toutes irréductibles
les unes aux autres aucune ne peut expliquer les autres et par cela
même la constitution de la matière. C’est expédier un peu vite une
question de première importance. Le but de la méthode objective, c’est
précisément de ramener par l’analyse toutes les choses perceptibles à
des éléments communs. Mais Binet lui-même pouvait remarquer que toutes
les sensations sont susceptibles de variations, d’augmentation ou
diminution d’intensité, de modifications diverses éveillant des idées
de rapports, d’évaluations quantitatives. Si dans les diverses analyses
objectives nous ne trouvons pas toujours des odeurs, des sons, ou des
saveurs mais que, par contre nous rencontrons invariablement du
mouvement, je ne vois pas pourquoi nous choisirions l’odorat comme
explication universelle des choses. Il est donc infiniment plus logique
de faire du mouvement la base unificatrice de toutes nos sensations et
des réalités objectives puisqu’il est inévitablement présent à toutes
nos sensations que de ne prendre qu’un seul de ses aspects sous forme
de son et de saveur.
Nous voici donc arrivé au terme de notre étude avec la certitude que
notre connaissance est essentiellement sensuelle, que les sensations
elles-mêmes sont des effets du monde objectif et que la différence
entre l’objectif et le subjectif est de nature identique à celle
existant entre toute cause et son effet. Ce qui revient à dire qu’il ne
saurait y avoir plus de différence entre notre connaissance de la
matière et la matière elle-même, qu’entre deux états consécutifs de
cette matière.
Que pouvons-nous tirer de cette connaissance positive concernant les
divers problèmes examinés par les philosophes antérieurs. Tout d’abord,
selon que ces problèmes se rapportent à la connaissance immédiate du
monde sensible, susceptible d’expériences et de démonstrations, ou
qu’ils envisagent la connaissance du monde extra-sensible au delà de
notre espace et de notre temps, nous pouvons les résoudre plus ou moins
affirmativement.
Le premier mode de connaissance est actuellement représenté par la
méthode scientifique construisant patiemment une explication mécaniste
de l’univers. Que celui-ci soit constitué par les trois sortes d’atomes
fluides de Clémence Royer comprenant l’atome éthéré en nombre infini et
les atomes vitalifères et matériels en nombres finis ; que ce soit la
conception radioactive de Gustave Lebon nous représentant le monde
comme une sorte de matérialisation et de dématérialisation successives
et incessantes de la substance s’évanouissant par dissociations de ses
innombrables éléments ; que ce soit la thèse électro-magnétique qui
nous explique ce même mode par un fourmillement d’électrons, de ions,
de quantas tourbillonnant vertigineusement en des systèmes
inimaginablement réduits, il est évident que ces divers systèmes
s’accordent au fond sur la substance et sur le mouvement perçu à notre
échelle sensuelle et qu’ils ne divergent mutuellement que dans leurs
explications Imaginatives extra-sensuelles.
La biologie, la physiologie, la psychologie même s’inspirent
profondément de la méthode expérimentale. Des psychologues comme Ribot
et Fouillée ont établi une conception de la connaissance nettement
déterministe. Ribot fait de la conscience une simple spectatrice des
faits et ramène au premier plan les états affectifs de l’individu
volontairement ignorés par les spiritualistes ; Fouillée prenant les
idées, non comme des abstractions mais comme des centres d’énergie, les
a dénommées des idées-forces ; ce qui se rapproche quelque peu du
concept de Charles Richet considérant le système nerveux comme un
accumulateur et un régulateur d’énergie. Enfin la biologie relie le
phénomène vital aux autres manifestations du monde objectif.
Dans cette voie, des biologistes remarquables tels que Lœb, Bonn,
Edmond Perrier, Derrier, Le Dantec ont précisé le caractère strictement
physico-chimique de la vie. Lœb, tout particulièrement, a démontré
expérimentalement l’absence de finalisme de la vie et les cas
innombrables d’inadaptations vitales. L’œuvre de Le Dantec est d’une
puissance saisissante. Avec une logique très sûre il s’est élevé, des
manifestations les plus élémentaires de la vie, jusqu’à la
compréhension des problèmes les plus complexes intéressant notre
activité. Combattant énergiquement le scepticisme élégant de son ami
Henri Poincaré, affirmant que la vérité est une question de commodité,
et la métaphysique pragmatique de William James, présentant la vérité
comme une question d’avantage, d’intérêt, une invention humaine
avantageuse, il s’est élevé contre cette manière de penser complètement
opposée à la méthode scientifique :
« La vérité, dit-il, n’est ni bonne, ni mauvaise, ni personnelle, ni
même humaine ». Sa philosophie nettement mécaniste est une des plus
solides, des plus logiques et des plus claires conceptions de
l’univers. « Rien ne se passe à notre connaissance qui ne soit
susceptible de mesure » nous dit-il pour exprimer le déterminisme le
plus rigoureux qui seul peut expliquer l’univers. « Nous ne connaissons
que des synthèses qui, seules, sont à notre échelle sensuelle et, hors
de ces synthèses qui sont vraies, puisque nous vivons, nous n’avons pas
le droit d’imaginer l’inconnu d’après le connu. Ce qui est en dehors de
notre perception est pour nous inexistant, inconnaissable,
métanthropique ».
Tout comme Huxley et Ribot il fait de la conscience un épiphénomène,
une simple spectatrice des faits subjectifs. Ses connaissances
biologiques contribuèrent considérablement à établir la solidité de ses
certitudes par le spectacle permanent des causes de vie et de mort,
bien supérieur, comme critère de la vérité, à toutes les subtilités
métaphysiques évoluant mystiquement hors de l’inflexible sélection
vitale.
Si nous passons maintenant au monde extra-sensible, le monde que Le
Dantec déclare métanthropique, l’étude des questions du mouvement et de
la substance en soi, de commencement absolu, d’infini, nous
entraînerait, vraisemblablement, dans les contradictions de Renouvier,
Bergson, Boutroux et autres métaphysiciens. Il nous suffira d’indiquer
rapidement les erreurs de raisonnement engendrant ces concepts pour en
comprendre l’inutilité.
Tous les philosophes ayant pali sur le thème du commencement de
l’univers ont absolument voulu enfermer leurs adversaires entre ces
deux alternatives également inconcevables : le recul à l’infini ou la
création, sans remarquer qu’ils vivaient au temps présent et que ce
temps présent, seule réalité finie, pour des humains également finis,
ne pouvait se rapporter en aucune façon à l’infini du temps et de
l’espace. Vouloir se représenter l’une ou l’autre de ces alternatives
c’est limiter, finir l’infini ; ce qui n’a aucun sens humain.
La recherche de la substance en soi, le concept d’étendue et de
divisibilité viennent, nous l’avons vu, d’une incompréhension de notre
connaissance. Puisque nous ne connaissons que ce qui nous est transmis
par nos sens, il est facile de voir que l’étendue est un concept
engendré par le trait et la vision, lesquels sont des synthèses de
perceptions spatiales. La divisibilité est également un concept
sensuel, une représentation mentale du fractionnement des synthèses
spatiales précédentes Au-dessous du seuil de perception du tact et de
la vision, il ne peut plus y avoir rien d’intelligible pour nous,
puisque précisément nous ne pensons qu’avec des images sensuelles. Il y
a donc à la limite de notre faculté perceptive une sensation minima qui
constitue la dernière synthèse perceptible, la plus petite étendue et
lorsque notre pensée divise encore cette étendue, elle l’augmente tout
d’abord pour la diviser ensuite. Et cela indéfiniment. En somme, nous
coupons et recoupons toujours la même étendue. La substance étant, pour
nous, une synthèse d’éléments, il est absurde et vain de rechercher ce
qu’elle est en elle-même car nous attribuerions à la partie ce qui est
la conséquence du tout et que nous ne pourrons jamais percevoir un seul
élément puisque la perception n’est qu’une synthèse d’éléments
subjectifs heurtée par une autre synthèse d’éléments objectifs.
Il en est de même du mouvement en soi. Puisque jamais la connaissance
d’un mouvement ne s’est réalisée autrement que par des perceptions
successives et différentes de la substance, le mouvement est
inévitablement une synthèse de sensations déterminée par les états
successifs de la substance et il est absurde de l’en séparer ainsi que
le font des énergétistes, tel Bechterew, affirmant que : « derrière le
mouvement des particules de matière que nous tenons pour les
manifestations de l’énergie, il y a quelque chose qui ne peut être
inclus dans le concept de matière » lequel « contient aussi à l’état
potentiel le psychique qui, dans certaines conditions, peut surgir de
l’énergie ». Expliquer la pensée, dont la nature nous est soi-disant
inconnue et reste irréductible à la matière, par une autre inconnue
également différente de la matière c’est, tout d’abord, ne rien
expliquer du tout car l’explication d’un mystère par un autre mystère
n’est pas une explication ; c’est ensuite revenir à la poussiéreuse
conception dualiste de la matière, masse inerte et amorphe, et de
l’esprit animant cette matière.
Si le matérialisme actuel diffère profondément du matérialisme primitif
par les récentes découvertes scientifiques et les dernières
investigations ultra-microscopiques et radio-actives sur la
constitution des corps ; si notre connaissance des choses prend une
orientation plus expérimentale, plus prudente et moins spéculative
qu’aux temps reculés des joutes sophistiques, la philosophie
matérialiste représente dans tout le cours de son évolution une sorte
d’éclosion de la pensée véritable se dégageant lentement de l’ignorance
primitive et de la grossièreté des premiers concepts ; une lutte
irrésistible de l’intelligence audacieuse et méthodique refoulant
l’inconnu et les terreurs mystiques des premiers âges.
Alors que le propre de toutes les métaphysiques et de toutes les
religions est d’enserrer l’individu dans un réseau de croyances
l’asservissant à d’absurdes et criminelles obligations ; alors qu’elles
obnubilent l’esprit critique, cristallisent l’intelligence, favorisent
l’ignorance, encouragent et développent la superstition, le concept
matérialiste dégage la personnalité humaine de ces servitudes
écrasantes, la libère des épouvantes et des terreurs, forme son
jugement et sa raison.
Aucun progrès, aucune découverte, aucune amélioration sociale qui
soient véritablement issus d’une spéculation métaphysique ou d’une
mystique contemplation. Tout ce qui est savoir et bien-être est le
résultat d’un souci matériel, les conséquences d’un raisonnement libéré
des croyances superstitieuses, des tabous momifiants et de la peur.
Nous pouvons même aller plus loin. L’esprit métaphysique et religieux
représente l’ancestrale mentalité humaine mélangée de mysticisme, de
morale et de naïves ingéniosités reculant pas à pas devant
l’envahissement progressif de l’esprit d’analyse et d’observation.
Incapable de résoudre aucune des questions qu’elle pose, la
métaphysique s’est totalement révélée impuissante à comprendre même que
le pourquoi des choses, ultime produit de la synthèse humaine finie, ne
pouvait avoir aucun sens réel par rapport aux éléments analytiques
constituant l’univers infini.
Et ce n’est pas parce que le matérialisme présente une explication
logique ou illogique de l’univers qu’il est haï et méprisé, c’est parce
qu’il supprime les dieux et tous les bénéficiaires de la religiosité ;
c’est parce qu’il présente une explication claire et compréhensive d’un
fonctionnement universel, se suffisant à lui-même, sans mystère
redoutable, sans surnaturel angoissant ; c’est surtout parce que, ne
recherchant uniquement que ce qui est, il ne s’occupe point de morale
et sépare nettement la vérité de l’intérêt humain. Le matérialisme ne
cherche pas la morale de l’univers, il n’en cherche pas les finalités
d’après le fini humain. Il explique seulement comment nous sentons cet
univers.
Issu de l’esprit aventureux de l’homme, il est l’expression, le résumé
de ses découvertes L’homme peut utiliser ces découvertes, se connaître,
se comprendre et créer alors une morale humaine, uniquement humaine,
proportionnée à sa nature et à sa durée et non créer l’étrange folie de
faire tourner les mondes autour de son nombril.
Ainsi la philosophie matérialiste loin d’être le culte de l’immobile,
du statique et du stagnant nous apparaît comme l’histoire même de la
naissance et de l’évolution de l’intelligence humaine.
IXIGREC.
OUVRAGES A CONSULTER. - P. Janet : Le Matérialisme contemporain - Lange
: Histoire du Matérialisme (2 vol.) - A. Lefèvre : La Philosophie - A.
Binet : L’âme et le corps - Le Dantec : Savoir ; Contre la
métaphysique, etc. - J. Sagerat : La vague mystique ; La dévolution
philosophique et la science - Em. Bréhier : Histoire de la Philosophie
(2 vol.) - Bergson :Matière et Mémoire - Renouvier : Le Personnalisme -
Boutroux : De la contingence des lois de la nature - J.-H. Rosny aîné :
Le Pluralisme - M. Boll : La science et l’esprit positif - A. Darbon :
L’explication mécanique et le nominalisme, etc., ainsi que les ouvrages
indiqués, plus loin, à la bibliographie de Matière.
MATERIALISME (individualiste)
Des plumes plus compétentes que la mienne
consacreront sans doute au matérialisme philosophique et à son histoire
des pages remplies d’érudition. Elles décriront le duel entre le
matérialisme et le spiritualisme, avoué ou camouflé, duel toujours en
cours ; elles exposeront les thèses diverses des partisans de l’unité
de la matière, elles raconteront l’histoire de l’évolution du
matérialisme ; elles examineront son influence sur l’art, la
littérature, la sociologie.
Je me contenterai d’envisager le matérialisme au point de vue
particulier de notre individualisme anarchiste, autrement dit d’un
individualisme qui s’insoucie complètement des restrictions et des
constrictions d’ordre archiste, cet archisme fût-il religieux ou civil.
Qui dit individu dit réalité. Parler de matérialisme, d’autre part et
pour nous, est synonyme de parler de réel. Rien ne nous intéresse en
dehors du réel, du sensible, du tangible individuellement, voilà notre
matérialisme. La réalité, c’est la vie. Nous rendre la vie, notre vie
individuelle, la plus agréable, la plus plaisante qui soit ; fuir la
souffrance, les soucis, les désagréments ; faire des années de notre
vie une succession de jouissances, de voluptés ; en désirer autant pour
nos amis, nos camarades, tous ceux qui en veulent autant pour nous,
voilà l’aspiration que nous prenons à tâche de convertir en réalité.
Nous nous insoucions de l’immortalité de l’âme, de l’existence de Dieu,
de l’au-delà, bon ou mauvais. Ces hypothèses ne nous sont d’aucune
utilité dans nos recherches de plus de bonheur, notre course au
plaisir. La spéculation métaphysique ne nous apparaît que comme un
amusement ou une distraction et le monde moral comme un domaine
fantomatique. La seule réalité, c’est que la satisfaction de nos désirs
nous procure de la joie, leur irréalisation nous aigrit, à moins
qu’elle ne nous enlève notre énergie. Nous nous sentons nés, faits,
confectionnés si l’on veut, pour profiter, bénéficier des bonnes choses
que peut nous procurer la nature ambiante, pour en épuiser le contenu,
le vider jusqu’à l’ultime possibilité de sensation. De par notre effort
? Soit ! Mais nous voulons que notre effort serve à nous rendre le
réel, l’existence, notre existence plaisante et agréable à vivre. S’il
fait froid, que notre effort serve à nous vêtir chaudement ou à
substituer de la chaleur artificielle à la chaleur naturelle ; si c’est
la nuit qui règne, que notre effort serve à remplacer l’absente clarté
du soleil par un procédé lumineux ; s’il pleut, que notre effort serve
à nous créer un abri contre l’onde que laissent échapper les nuages se
dissolvant. Et ainsi de suite.
Notre individualisme est un individualisme de réalité. Notre
matérialisme fait de nous des amants de la joie de vivre. Notre
individualisme n’est pas un individualisme de cimetière, un
individualisme de tristesse et d’ombre ; notre individualisme est
créateur de joie - en nous et hors nous. Nous voulons trouver de la
joie partout où faire se peut - c’est-à-dire en rapport avec notre
puissance de chercheurs, de découvreurs, de réalisateurs ; et nous
voulons en créer partout où il nous est possible, c’est-à-dire partout
où nous constatons l’absence de préjugés et de conventions relatifs au
« bien » ou « mal ». Nous évoluons sous le signe de la joie de vivre.
Et c’est à cela que nous reconnaissons que nous nous portons bien :
quand nous voulons donner et recevoir de la joie et de la jouissance,
fuir pour nous-mêmes et épargner à ceux qui nous rendent la réciproque
les larmes et la souffrance.
Quand ce n’est pas le printemps qui chante en notre for intérieur ;
lorsqu’au fond, tout au fond de notre être intérieur, il n’y a ni
fleurs, ni fruits, ni aspirations voluptueuses, c’est que cela va mal
et qu’il est temps de songer, j’en ai peur, à l’embarquement pour
l’obscure contrée dont nul n’est jamais revenu. Ce n’est pas une
question d’année en plus ou en moins. Comme ceux de l’Olympe, nos «
dieux » sont éternellement beaux et jeunes éternellement. N’importe que
l’automne touche à sa fin et que nous ignorions si demain, nous verrons
se lever l’aube pour la dernière fois : l’essentiel est qu’aujourd’hui
encore, nous nous sentions aptes à revendiquer la joie de vivre.
Il y a le matérialisme individualiste de ceux qui veulent se créer de
la joie en dominant, en administrant, en exploitant leurs semblables,
en recourant à la puissance sociale dont ils sont détenteurs -
gouvernementale, monétaire, monopolisatrice. C’est l’individualisme des
bourgeois. Il n’a rien de commun avec le nôtre.
Nous voulons, nous autres, un individualisme qui rayonne de la joie et
de la bienveillance, comme un foyer de la chaleur. Nous voulons un
individualisme ensoleillé, même au cœur de l’hiver. Un individualisme
de bacchante échevelée et en délire, qui s’étende et s’épande et
déborde, sans prêtres et sans surveillants, sans frontières et sans
rivages ; qui ne veut pas peiner et porter de fardeaux, mais qui ne
veut pas accabler autrui ni lui imposer de charges ; un individualisme
qui ne se sent pas humilié quand il est appelé à guérir les blessures
qu’il peut avoir étourdiment infligées en route.
Qu’est-ce donc que l’individualisme des « faiseurs de souffrance », de
ceux qui font faux-bond aux espoirs qu’ils ont suscités (je ne parle
pas de ceux chez lesquels causer de la souffrance et s’en réjouir est
une obsession maladive, un état pathologique), sinon une pitoyable
doctrine à l’usage de pauvres êtres qui hésitent et vacillent, qui
redoutent de se donner, tant leur santé intérieure laisse à désirer ?
Ils sont ceux qui « reprennent » ce qu’ils donnent, ceux qui voudraient
la rivière sans méandres, la montagne sans escarpements, le glacier
sans crevasses, l’Océan sans tempêtes. Leur individualisme refuse la
bataille parce qu’il y aurait un effort a faire. Ah ! le piètre
matérialisme individualiste !
Pour vivre un tel individualisme qui veut rayonner, porter, créer
l’amour de la joie de vivre, il faut jouir d’une bonne santé, d’une
riche, d’une robuste constitution interne. Tout le monde n’est pas
apte, par exemple, à assouvir les appétits de la sensibilité qu’on a
déclenchée chez autrui. Et cette santé-là ne dépend pas d’un régime
thérapeutique, n’est pas œuvre d’imagination, ne s’acquiert pas dans
les manuels. Pour la posséder, il faut avoir été forgé et reforgé sur
l’enclume de la variété et de la diversité expérimentale ; avoir été
trempé et retrempé dans le torrent des actions et réactions de
l’enthousiasme pour la vie. Il faut avoir aimé la joie de vivre jusqu à
préférer disparaître plutôt que d’y renoncer.
Telles sont les lignes de développement de notre matérialisme
individualiste.
E. ARMAND.
MATÉRIALISME HISTORIQUE
D’autres collaborateurs traitent à fond le «
matérialisme historique » dans les colonnes de cette Encyclopédie
(voirMarxisme). Pour ma part, je me bornerai à soumettre au lecteur
quelques observations et réflexions d’ordre personnel J’espère que ces
quelques notes, tout en étant rapides et brèves, alimenteront un peu sa
pensée et l’aideront à situer son opinion.
1. MATÉRIALISME ou ÉCONOMISME ? Tout d’abord, l’expressionmatérialisme
historique prête à une confusion fâcheuse qu’il faudrait éliminer une
fois pour toutes. D’une part, on peut comprendre ce terme dans un sens
vaste, général. Dans ce cas, il signifierait ceci : les forces motrices
qui se trouvent à la base de l’évolution historique des sociétés
humaines, ne sont nullement mystiques ou spirituelles (Dieu, idées,
volonté, etc...), mais purement et simplement matérielles (cosmique,
géographiques,biologiques, physiques, chimiques, etc...). Une telle
interprétation de la formule du matérialisme historique rallierait
certainement les suffrages de l’écrasante majorité des anarchistes. Et
ce fut précisément Kropotkine qui, en tant que naturaliste, établit et
précisa cette thèse. Ce fut lui qui préconisa l’application des
méthodes naturalistes à l’étude des phénomènes sociaux. Ce fut encore
lui qui plaça l’élément biologique à la base de l’évolution de l’homme
et de la société humaine. (A l’époque de K. Marx, la biologie, comme
science, était encore à l’état rudimentaire). D’autre part, on peut
entendre par « matérialisme historique » ce que Marx et ses disciples
désignèrent ainsi, et notamment la thèse que voici : c’est la structure
économique de la société (mode et rapports de production, lutte de
classes) qui forme la base et les « forces motrices » de l’évolution
humaine. Une chose est facile à constater : cette idée est beaucoup
plus étroite que le terme en question par lequel on voudrait la
désigner. Il serait plus exact, plus « scientifique », de présenter
cette théorie non pas sous le nom de « matérialisme historique », mais
sous celui d’économisme historique. (C’est ainsi que je la désignerai
plus loin). De cette façon, toute confusion deviendrait impossible, et
la discussion y gagnerait en clarté et en précision.
2. MONISME ou PLURALISME ? La théorie marxiste de l’économisme
historique mène naturellement à la discussion, même entre les partisans
de la conception matérialiste de l’histoire. Car, loin de se confondre
avec le matérialisme historique, elle ne découle même pas
nécessairement de ce dernier. (C’est là que la confusion devient
grave). En effet, il n’est nullement prouvé que les bases générales
matérielles (biologiques) de l’évolution humaine signifient
précisémentl’économie comme facteur fondamental de cette évolution. Ce
n’est pas tout. Comme on sait, la théorie de l’économisme historique
est une conception monistique : elle affirme que l’économie est
l’unique facteur fondamental de l’évolution humaine. Or, ce monisme
historique n’est pas prouvé non plus. Au contraire, l’idée même du
mouvement continuel, si chère aux marxistes avec leur « dialectique »,
nous mène, avec beaucoup plus de logique et de « scientifisme », à la
conception pluraliste de l’histoire humaine. Personnellement, je
conçois les forces motrices de cette histoire comme suit : II n’y a pas
de « facteur fondamental » parmi les forces immédiates en action.
L’histoire humaine est un champ d’activité denombreux facteurs
différents, s’entre-croisant, s’entre-choquant, changeant constamment
d’intensité et d’influence, bref - se trouvant en mouvement perpétuel,
comme la vie elle-même. A chaque moment historique donné, c’est la
résultante de ces multiples forces et facteurs qui joue un rôle
prépondérant. Cette résultante se déplace constamment, elle se trouve
aussi en mouvement continuel. Elle passe à proximité tantôt de tel,
tantôt de tel autre facteur. De nombreux exemples historiques
pourraient appuyer cette thèse au besoin.
3. MATÉRIALISME ou IDÉALISME ? En admettant que la base de l’évolution
humaine soit d’ordre matériel (surtoutbiologique), quel serait le rôle
des facteurs « idéologiques » (ou psychologiques) ? S’agirait-il d’un
rôle secondaire, subordonné, d’une « superstructure », d’après la
terminologie de l’économisme historique ?
Ce problème mériterait une étude à part. Ici, je ne puis qu’exprimer
succinctement mon opinion. La voici.
Fixons, d’abord, ce que nous entendons par « facteur idéologique ».
Habituellement, on entend par là les idées, la conscience, la volonté,
la morale... On oppose ces éléments à ceux d’ordre « matériel », et
l’on affirme que ces derniers jouent un rôle plus important, plus
fondamental que les premiers.
Pour moi, il ne s’agit pas des « idées », de la « conscience », de la «
volonté », de la « morale », etc... Il s’agit d’une faculté spécifique
primordiale, propre à l’homme, faculté qui finit par le séparer
nettement des autres espèces du règne animal, et qui explique toute son
évolution historique. Cette faculté (qu’il m’est impossible d’analyser
ici de plus près) est la force créatrice de l’homme, son énergie
psychique spécifique, son esprit chercheur, scrutateur, inventeur.
C’est cette force que je compare avec d’autres éléments déterminants,
pour savoir à quoi m’en tenir. La conclusion à laquelle j’arrive, est
la suivante.
Bien entendu, la force créatrice de l’homme est d’origine biologique,
donc parfaitement naturelle et « matérielle ». Par conséquent, son
existence ne change rien à la base matérielle de l’évolution humaine.
Sous ce rapport général, la conception matérialiste de cette évolution
est la seule qui peut être admise scientifiquement. Mais d’autre part
(surtout lorsqu’il s’agit du processus historique), la faculté
créatrice de l’homme, s’affirmant de plus en plus, devient elle-même un
facteur extrêmement important, autonome. Elle commence à engendrer de
nombreux phénomènes et éléments nouveaux. De plus en plus, elle donne
l’impulsion immédiate, directe à tout le processus de l’évolution
humaine. Plus cette évolution avance,plus ce facteur psychologique
devient puissant. En voici une illustration. Les partisans de l’«
économisme historique » nous disent :
« Si le mode de production restait immobile, tout l’ordre social,
politique et intellectuel serait frappé d’immobilité cadavérique ».
Cette supposition devrait prouver que c’est le mode de production qui
est le facteur primordial de l’évolution humaine. Mais, pourquoi donc
le mode de production lui-même change-t-il ? Il y a donc quelque chose
qui lefait changer. Il existe une force qui est plus profonde, plus
forte encore que le mode de production lui-même, puisqu’elle le soumet
à son influence, le fait changer, le met en mouvement. Autrement, le
mode de production lui-même resterait immobile. Cette force est
justement la force créatrice de l’homme. Au cours de l’évolution
historique, elle s’infiltre de plus en plus dans le processus purement
matériel. Ce dernier lui cède du terrain, tous les jours davantage.
Lentement, mais sûrement, la force créatrice de l’homme et ses
résultats démontrent la tendance à dominer les forces « matérielles »,
à les soumettre, à s’installer en maîtres absolus.
C’est la faculté créatrice de l’homme qui, véritable « force motrice »,
donne l’élan à son évolution historique. C’est elle qui se trouve à la
base de cette évolution. Ses manifestations et son influence immédiates
étant insignifiantes au début, elle s’affirme de plus en plus au cours
de cette évolution, et tend à devenir son facteur prépondérant.
Cette constatations faite, je n’ai plus à choisir entre le «
matérialisme » et l’« idéalisme » historiques. Pour moi, « le processus
historique » est un mouvement formidable de très nombreux éléments de
toute sorte, mouvement qui réalise une vaste synthèse de facteurs
purement matériels et psychiques, et où les premiers sont remplacés,
peu à peu, par les derniers. Je réunis donc le « matérialisme » et l’«
idéalisme » historiques en un immense mouvement général où les éléments
et les forces purement matériels, prépondérants au début, cèdent peu à
peu par leur influence à celle de la force psychique créatrice de
l’homme, avec toutes ses manifestations innombrables.
Je soumets au lecteur un petit croquis qui exprime bien ma façon de
comprendre le processus historique :
(manque)
Le côté A y représente les débuts de l’évolution humaine où la faculté
créatrice de l’homme, en état potentiel, ne se manifestait presque pas,
et où les forces matérielles primaient tout. Le côté Z est celui de
l’avenir lointain de cette évolution où l’influence de la force
créatrice de l’homme l’emportera sur celle des forces matérielles. La
partie noire montre l’importance des facteurs purement matériels, en
décroissance progressive. La partie blanche représente le rôle de la
force créatrice et conscience de l’homme, en accroissement constant. La
flèche indique le mouvement historique de A vers Z. Et la ligne m n
désigne, à peu près, l’époque actuelle et l’importance relative des
deux sortes de facteurs, telle que je me l’imagine aujourd’hui.
VOLINE.
OUVRAGES A CONSULTER
1° Sur MARXISME. - Karl MARX : Le Capital : Le procès de la production
du capital (4 vol.) ; Le procès de la circulation du capital (4 vol.) ;
Le procès d’ensemble de la production capitaliste (4 vol.) ; Critique
de l’économie politique ; Misère de la philosophie ; Salaires, prix,
profits ; Critique du programme de Gotha ; Lettres à Kugelman, etc. -
MARX et ENGELS : Manifeste communiste. - ENGELS : Philosophie,
économie, politique, socialisme. Testament politique ; La guerre des
paysans en Allemagne, etc. CAFIERO : Abrégé du « Capital » de Karl.
Marx. - PROUDHON : Philosophie de la misère ; Système des
contradictions économiques, etc. - M. BAKOUNINE : Dieu et l’Etat ;
Œuvres (6 vol.) ;Correspondance. - James GUILLAUME : Etudes
révolutionnaires (2 vol.) ; L’Internationale (souvenirs) (4 vol.) - G.
SOREL : La décomposition du marxisme, etc. - DESLINIÉRES :
Délivrons-nous du marxisme, etc. P. GEMAHLING : Les grands économistes.
- Ch. GIDE et RIST : Histoire des doctrines économiques. - DURKHEIM :
Le socialisme. - J. LONGUET : La politique internationale du marxisme.
- J. LAPIDUS et K. OSTROVITIANOV : Précis d’économie politique ; la
Philosophie du marxisme. - PLEKHANOV : Les questions fondamentales du
marxisme. - RIAZANOV : Marx et Engels, etc.
Ainsi que les ouvrages mentionnés à anarchisme, communisme, socialisme,
syndicalisme, etc. Voir aussi ci-après la bibliographie de «
matérialisme historique ».
2° Sur MATÉRIALISME HISTORIQUE. - Les œuvres de Marx et Engels, etc. -
SELIGMAN : L’interprétation économique de l’histoire. - LABRIOLA :
Essai sur la conception matérialiste de l’histoire. - ENGELS :
L’origine de la famille, de la propriété et de l’Etat, etc. - J. JAURÈS
et P. LAFARGUE : Idéalisme et matérialisme dans la conception de
l’histoire. - POKROVSKI : Pages d’histoire. - M. MONDOLFO : Le
matérialisme historique. - N. BOUKHARINE ; : La théorie du matérialisme
historique. - P. LAFARGUE : Le déterminisme économique de Karl Marx. -
M. EASTMAN : La science de la révolution. - H. DE MAN : Au-delà du
marxisme. - H. SÉE : Matérialisme historique et interprétation
économique de l’histoire. - M. BEER : Histoire générale du socialisme
et des luttes sociales, etc.)
Voir aussi la bibliographie de marxisme et celles mentionnées aux
études sociales et économiques.