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MATIÈRE (n. f. du latin materia)

Suffit-il d'ouvrir les yeux, d'étendre la main, d'user des sens en général pour percevoir la substance des objets qui nous entourent ? L'immense majorité des ignorants, plus quelques pseudo-philosophes, singes d'Aristote, le supposent volontiers. Pour eux, l'esprit est un miroir fidèle du monde extérieur : les choses sont bien telles que nous les voyons, telles que nous les palpons ; pourtant, nous savons aujourd'hui, de science certaine, qu'il n'en est rien ; les couleurs, déclare la physique, se réduisent à de simples vibrations dans la réalité objective, et les sensations tactiles proviennent de modifications mécaniques ou chimiques des terminaisons nerveuses. Les sons résultent d'ondulations acoustiques parfaitement étudiées ; l'odorat, le goût présentent un caractère subjectif indiscutable. Or la couleur, le son ressemblent si peu à des vibrations, qu'il a fallu des siècles de recherche avant d'aboutir aux connaissances actuelles ; nous ignorons encore le mécanisme secret des sensations tactiles dans leur rapport avec l'excitant externe. Notre esprit n'est point un miroir fidèle ; en lui l'univers observable ne se reflète pas sans modification ; tel une glace déformante, il impose aux données sensibles un enchaînement et des aspects qui résultent de la nature intime des organismes récepteurs. Le daltonien perçoit vert ce que l'œil normal perçoit rouge ; de nombreux troubles nerveux prouvent à l'évidence qu'un excitant demeuré identique provoque des sensations différentes lorsqu'une modification survient dans les organes périphériques ou dans le cerveau.

Résultat d'un compromis entre les vibrations extérieures et l'appareil nerveux impressionné, la sensation nous révèle l'existence d'une cause excitatrice, elle reste muette sur la nature profonde de cette cause. Un objet particulier n'est pour nous que la somme des sensations diverses qu'il provoque ; l'orange, par exemple, se réduit à un ensemble d'impressions visuelles, tactiles, gustatives, olfactives coexistantes. Mais quel substratum se cache sous la couleur, détermine goût et parfum, se révèle sphérique à la palpation des doigts ? Et ce que je dis de l'orange je puis le dire, avec quelques variantes concernant surtout les sensations gustatives et olfactives, d'un meuble, d'une pierre, d'un morceau de fer, de n'importe quel objet. Ainsi se trouve posé le problème de l'existence de la matière ; problème insoluble pour le métaphysicien mais que le savant arrive déjà à rendre moins obscur.

L'existence de la matière fut niée par certains idéalistes ; Berkeley, évêque anglican de Cloyne mérite de retenir particulièrement l'attention. Ému de l'impiété grandissante au XVIIIème siècle, il voulut extirper la croyance en la réalité d'un substratum matériel des qualités sensibles. Les choses, à son avis, n'ont pas d'existence hors des esprits qui les perçoivent ; elles sont seulement en tant que connues. « Pour une idée, exister en une chose non percevante, c'est une contradiction manifeste, car, avoir une idée et la percevoir, c'est tout un ; cela donc en quoi la couleur, les figures, etc., existent, doit les percevoir. Il suit de là clairement qu'il ne peut y avoir de substrat non pensant de ces idées ». Et Berkeley rend sa doctrine plus compréhensible par l'exemple suivant : « Je vois cette cerise, je la sens, je la goûte : or je suis sûr que rien ne peut être vu, ni goûté, ni touché ; donc elle est réelle. Supprimez les sensations de douceur, d'humidité, de rougeur, d'acidité, et vous supprimez la cerise. Puisqu'elle n'a pas une existence distincte des sensations, je dis qu'une cerise n'est rien de plus qu'un agrégat d'impressions sensibles, ou d'idées perçues par des sens différents : idées qui sont unifiées en une seule chose par l'intelligence ; et cela, parce qu'on a observé qu'elles s'accompagnent l'une l'autre. Quand j'ai certaines impressions déterminées de la vue, du tact, du goût, je suis sûr que la cerise existe ou qu'elle est réelle ; sa réalité, d'après moi, n'étant rien si on l'abstrait de ces sensations. Mais si, par le mot cerise, vous entendez une matière inconnue, distincte de toutes ces qualités sensibles, et par son existence quelque chose de distinct de la perception qu'on en a, je l'avoue ni vous, ni moi, ni personne au monde ne peut être assuré qu'elle existe ». Et le philosophe accumule les arguments pour démontrer que les qualités premières comme les qualités secondes restent subjectives et que la notion de matière est contradictoire. Mais tous ses raisonnements échouent devant une double constatation ; celle de la simultanéité constante et invariable des diverses impressions visuelles, tactiles, etc., se rapportant au même objet, et celle de l'accord de tous les hommes normaux sur les sensations perçues dans un même endroit de l'espace, au même moment du temps. Rougeur, humidité, douceur de la cerise sont toujours données ensemble ; et ce fruit n'est point perçu par un individu seulement, il l'est par tous les individus présents. En manière d'explication Berkeley invoque l'action de Dieu, ce pantin métaphysique qui permet aux philosophes de concilier en apparence les plus évidentes contradictions. Cette carence est la meilleure preuve de l'existence, hors de nous, d'une substance productrice des sensations.

Mais, sur la nature de ce substrat, les opinions ont varié extrêmement. Pour les premiers penseurs grecs, matière inanimée, matière vivante, principe spirituel résultent d'un élément unique ou de plusieurs éléments qui engendrent toutes les formes animées. Avec les Eléastes l'être s'oppose au devenir, l'un au multiple ; ce qui change n'a pas d'existence propre, ce qui demeure identique à soi constitue la vraie substance. Peut-être Anaxagore distingua-t-il le premier la matière, force inerte et passive, de l'esprit, principe organisateur et actif. Leur séparation est nette dans la philosophie socratique. De l'Idée provient toute existence, d'après Platon ; la matière en dérive mais ne la manifeste qu'à l'état de reflet confus. Selon Aristote, les corps se ressemblent par la matière, principe commun, indéterminé, source de l'étendue, mais ils diffèrent par la forme, principe simple, actif, déterminé et déterminant ; la matière explique la différence individuelle, la forme rend compte de la différence essentielle. Les stoïciens adopteront une conception qui n'est pas sans parenté avec celle d'Aristote ; alors que les Alexandrins s'inspireront de celle de Platon. La théorie atomique de Démocrite, acceptée par Épicure, se rapproche singulièrement des idées scientifiques modernes sur la constitution de la matière. Au XVIIème siècle, Descartes préconisa le mécanisme géométrique ; il n'y aurait point d'atomes, point de vide, l'essence des corps serait l'étendue et l'étendue deviendrait ainsi identique à la matière. Le mouvement rectiligne, qui suppose le vide, serait impossible, tout mouvement serait circulaire ; d'où la théorie cartésienne des tourbillons. À Leibnitz, par contre, la matière apparaît comme un aspect inférieur de l'esprit. Le monde est réductible à un ensemble de forces que nous devons concevoir sur le modèle de celle que nous connaissons le mieux, la pensée. Dans chaque centre de force ou monade il faut voir une conscience inétendue, douée de perceptions plus ou moins claires, d'appétitions plus ou moins développées. La matière n'est que le système de perceptions obscures qui se déroulent dans les monades ; et un accord préalable fait subsister entre ces dernières une harmonie parfaite.

Les savants du XIXème siècle ont accepté la théorie atomistique de Démocrite et d'Épicure : théorie transformée et précisée à la suite des nombreuses expériences qu'ils effectuèrent. Aujourd'hui physiciens et chimistes considèrent l'atome lui-même comme décomposable en un système d'électrons : un électron positif servirait de noyau central et des électrons négatifs, animés d'une prodigieuse vitesse, tourneraient autour à la manière de planètes. Convenons qu'il s'agit là d'hypothèses dont la démonstration reste à faire. Indiquons néanmoins, quelques-uns des faits qui leur donnèrent naissance. À la suite des expériences de Crookes en 1886, reprises et continuées par d'autres physiciens, on admit le transport d'électricité négative, rayonnant de la cathode, dans un tube où le vide était poussé jusqu'au millionième d'atmosphère et que traversait un courant. Et l'on déclara, après d'autres recherches, qu'il ne s'agissait pas d'ondulations, mais de véritables corpuscules arrachés aux atomes des corps matériels, les électrons négatifs, vrais constituants matériels de diamètre infime. L'ampoule de Crookes montre d'ailleurs, dans une direction opposée au rayonnement cathodique, un autre rayonnement beaucoup plus lent : les rayons-canaux de Goldstein, formés d'ions positifs. Dépassant les données expérimentales, certains savants concluent de ces faits à l'origine électromagnétique de toute matière pondérable. Les atomes différeraient entre eux, tant par leur complexité que par le nombre de leurs éléments : celui d'hydrogène étant le plus simple, ceux du radium, du thorium, de l'uranium étant les plus lourds. Mais tous seraient réductibles, dans leurs éléments infimes, à des charges électriques positives et négatives qui se neutraliseraient dans l'atome complet. Au dire des mêmes, les découvertes radio-actives confirmeraient cette théorie, puisqu'elles révèlent une véritable désintégration de la matière, une décomposition de l'atome chimique en éléments moins complexes : électrons et noyaux d'hélium. Aussi la transmutation des corps simples, entendue il est vrai d'une manière qui n'était pas celle des alchimistes, apparaît-elle passible. L'explication des raies du spectre semble également facilitée par la croyance aux électrons, qui rempliraient le rôle de vibrateurs et, par leurs mouvements, produiraient les couleurs caractéristiques des corps.

Bien franchement nous reconnaissons que la théorie électromagnétique de la matière soulève de très grosses difficultés. Qu'en penseront physiciens et chimistes, d'ici un demi-siècle ? N'en préjugeons pas. Mais constatons que, contrairement aux affirmations des positivistes d'accord en cela avec les métaphysiciens, il est possible à la science expérimentale de nous renseigner sur la substance constitutive de l'univers. Remarquons encore que le peu connu, jusqu'à présent, suffit à condamner, sans rémission, le dualisme chrétien qui oppose la matière inerte à l'esprit actif. Dualisme que les scolastiques, infidèles à la pensée d'Aristote, mais soucieux de rendre service à la religion, avaient déjà poussé très loin et que Descartes exagérera encore, dans le dessein de maintenir l'existence de l'âme hors de toute contestation. La matière est passive, répétait-on sous mille formes, seul l'esprit est animé ; donc impossibilité absolue de les confondre. Nous savons aujourd'hui combien relative l'inertie prétendue de la matière, et que rien ne permet de la distinguer substantiellement de l'esprit. Entre la matière inorganique, la matière vivante et la pensée, le savant constate qu'il n'existe aucun saut brusque, aucune coupure véritable.

Point de fait vital spécifique ; tous les phénomènes qui s'accomplissent dans l'organisme sont d'ordre physique, chimique ou mécanique. Le protoplasma, base de la vie, est infiniment plus complexe que la matière inorganique mais il reste de la matière ; nous pouvons déjà en faire l'analyse, nos descendants en obtiendront la synthèse. Substance gélatineuse de la nature des colloïdes, il doit ses propriétés spéciales à l'incessante mobilité de granulations, caractéristiques de l'état colloïdal. Celles que l'on dénomme zymases, et qui rentrent dans la catégorie des agents catalytiques, semblent l'ultime refuge des propriétés vitales. Or, ces zymases sont isolées sans cesser d'être actives ; on peut les remplacer par des agents artificiels ; et les réactions digestives, respiratoires, etc., obtenues par les granulations zymasiques, isolées de la substance vivante, sont également obtenues avec les colloïdes du platine, de l'or, etc., résultat de la fixation d'eau sur ces métaux par l'électricité. Le cristal, d'apparence inerte, provient de granulations, véritables cellules munies de noyau, qui présentent les caractères de la vie ; et sans aboutir encore à la synthèse d'une cellule vivante, de courageux chercheurs en font entrevoir la possibilité. Donc aucun abîme entre la matière organique et la matière brute ; de nombreux contemporains l'admettent d'ailleurs. Mais il faut pousser plus loin et reconnaître qu'il n'y a pas davantage coupure entre la matière et l'esprit. S'il est un fait essentiel à la pensée vivante, c'est le souvenir. Or, la matière se souvient. Un fil d'acier, traversé par un courant et mis en rapport avec un microphone, enregistrera les vibrations acoustiques. Le son, en modifiant la structure moléculaire, sera incorporé au métal, et non plus seulement inscrit comme sur un disque de phonographe. Et le fil impressionné reproduira le son, si on le déroule devant un appareil construit à cet effet. Attraction et répulsion des atomes ou des électrons ne sont-elles pas l'équivalent des désirs et des répugnances manifestées par tout vivant ? Entre la matière et l'esprit les savants découvrent, chaque jour, des analogies qui rendent leur parenté de plus en plus certaine.

Si le matérialisme d'un Büchner est dépassé, on peut dire du spiritualisme chrétien qu'il est mort définitivement. Le corps brut contient en puissance la vie et la pensée ; de l'inorganique sortent par évolution la plante et l'animal ; quant à l'esprit qui aime et connaît, il est encore le résultat de millénaires transformations. Rien ne permet de supposer le monde organisé du dehors par un artisan divin ; pas davantage nous ne pouvons l'imaginer, à l'instar de certains modernes, comme un vivant supérieur, doué d'une conscience et d'une personnalité. C'est en lui-même que l'univers détient ses propres lois ; le germe de son devenir éternel n'eut besoin d'être déposé par personne, il a sa source dernière dans l'impérissable substance dont matière, vie et pensée sont les aspects successifs. 

‒ L. BARBEDETTE.

BIBLIOGRAPHIE. ‒ Büchner : Force et Matière ; Science et Nature ‒ Dauriac : Matière et Force ‒ Stallo : la Matière et la Physique moderne ‒ Lord Kelvin : Constitution de la Matière ‒Hannequin : Essai critique sur l'hypothèse des atomes dans la science contemporaine ‒ Dastre : la Vie et la Mort ‒ Le Bon : l'Évolution de la Matière ; l'Évolution des Forces ‒ Lodge : la Matière et la Vie ‒ G. Kharitonov : la Synthanalyse ‒ Stormer : De l'Espace à l'Atome ‒ Perrin : Les Atomes ‒ D. F. Strauss : Der Alte und Neue Glaube ‒ J. Moleschott : Lettres sur la circulation de la vie ‒ Ch. Vogt : Leçons sur l' homme ‒ Lamettrie : L'homme-machine ; Histoire naturelle de l'âme ‒ D'Holbach : Système de la nature ‒ Dr C. Doljan : Architecture de la Matière ‒ Lossky : La Matière, l'Intuition et la Vie ‒ Le Dantec : La Matière vivante ; la Science de la vie, etc. ; ainsi que les ouvrages mentionnés à Matérialisme.

(Voir aussi les études sur Amour, Avortement, Malthusianisme, Mère, Naissance, Procréation, Sexe, etc.).


MATIÈRE (Point de vue du socialisme rationnel)

Ce qui est divisible ce qui tombe sous les sens, ce qui est susceptible de toute forme et de toute dimension constitue la matière. Toute chose physique, corporelle ou non, prend le nom de matière. La matière représente toujours un phénomène et se rapporte à l'ordre physique, à l'ordre naturel. Au figuré, le sujet d'un écrit, d'un discours, d'une thèse, enfin une cause, un prétexte sont autant de matières à discuter.

À côté des considérations qui précèdent, il est un point à développer relatif à la matière qui se rattache tout particulièrement à la vie sociale, à la vie de l'humanité. Alors même qu'elle nous apparaît comme inerte la matière est essentiellement mobile. Le mouvement est la caractéristique de la matière devenant force modificatrice. Dès lors partout où il y a matière il y a force. Disons mieux : la matière est le mouvement même, le changement, la modification sans distinction possible de bien ou de mal, et conséquemment sans direction réelle possible vers l'un ou vers l'autre.

Ce mouvement, ce changement, cette modification, n'est perçu réellement que par l'homme qui, sous l'impulsion de la force, jointe à la sensibilité exclusive à l'humanité, perçoit le sentiment de son existence, s'intéresse à ce qui l'environne et s'oriente en vue d'utilisation pratique des faits, non seulement pour le présent, mais aussi pour l'avenir. À notre époque, outrancièrement matérialiste et despotique, certains se demandent si la matière et d'autres êtres ne pensent pas au même titre que l'homme, en se basant sur certains mouvements, sur certains gestes qui paraissent plaider en ce sens pour l'emploi de la force dans la vie sociale.

Ignorant l'impasse où ces personnes aboutissent par une acceptation trop rigoureuse de la thèse matérialiste, elles en arrivent, tout en attribuant la pensée relative à tous les êtres, à l'admettre en puissance dans la matière générale, d'où elle sort mécaniquement au moment opportun pour se métamorphoser en pensée réelle que la volonté dirige.

Pour être en accord avec la loi d'évolution, appliquée à la vie sociale, on attribuera à la matière une sensibilité métaphysique comme le fait M. J. de Gaultier, représentant pour l'homme ‒ comme pour les autres êtres et à un degré moindre ‒ une réalité ‒ illusoire ‒ supposée suffisante, qui a la propriété singulière de s'éloigner du but, à mesure qu'on approche pour l'atteindre. L'œuvre de servage économique qui s'édifie sous le pavillon de l'évolution reçoit ainsi une consécration... d'apparence... scientifique.

La matière peut paraître penser, apparaître comme pensante à ceux qui observent superficiellement, qui prennent pour critérium de leur raisonnement l'analogie.

On est matérialiste ou on ne l'est pas, et, quand on l'est, on raisonne ainsi, ne pouvant raisonner autrement.

Il n'est pas douteux que l'homme, comme les autres êtres est matière, mais est-il exclusivement matière ? Telle est la question majeure.

Du fait d'être matière, rien ne s'oppose à ce qu'il perçoive réellement le sentiment de son existence, alors que les autres êtres n'en ont qu'un sentiment instinctif et illusoire. Nul ne peut nier que l'homme perçoit dans le temps, qu'il se rend compte qu'il existe, qu'il vit, non, seulement en vue du présent mais de l'avenir. Il sent, en réalité et non en apparence, il jouit et souffre, connue il s'efforce d'éloigner la souffrance pour se rapprocher de la jouissance. Tout cela prouve qu'il pense et raisonne d'une manière plus qu'illusoire, plus qu'automatique : c'est-à-dire réellement.

Si nous observons, si nous analysons l'ordre de la matière, l'ordre physique, nous verrons que tout y est fatal, en quelque sorte nécessaire, et que dans cet ordre il n'y a pas de choix. Il est ce qu'il est, sans plus. Du reste, comment pourrait-il y avoir liberté, là où il ne peut y avoir que fatalité, intelligence réelle, là où il n'y a que mouvements ? Théorie et pratique aboutissent logiquement à reconnaître l'impossibilité de faire naître la liberté de la fatalité, aussi bien que la qualité de la quantité.

Ainsi, de la question de la matière sort la question de la liberté et de l'indépendance. Ces facultés appartiennent à l'ordre moral et non à l'ordre physique, et comportent une coordination de faits en vue d'une amélioration générale. Le sentiment que nous avons en chacun de nous de la matière, du mouvement qui nous modifie, du phénomène qui nous intéresse, nous prouve, par la coordination de la pensée et de l'action, que nous sommes sensibles réellement et non illusoirement.

Un fait, pour si intéressant qu'il puisse être, n'a aucune valeur par lui-même ; il ne vaut que par l'utilité, ou la nécessité, dont l'homme ressent le besoin et en fait usage.

Les valeurs sont toutes déterminées par le besoin que l'homme ressent ; elles appartiennent au monde social ; à l'ordre rationnel et non à l'ordre naturel.

Réfléchissons que si l'homme est tout matière, comme celle-ci est tous les autres êtres et corps, notre vie apparaît comme une série de modifications sans spontanéité, sans réalité, sans volonté, qu'elle subit tout mouvement sans en avoir conscience et sans s'y intéresser réellement. L'homme agirait comme une girouette tourne, c'est-à-dire qu'il fonctionnerait tout simplement.

« Pour qu'il y ait ordre de volonté, ordre moral, dit Colins, pour qu'on puisse admettre la liberté de l'action véritable, et par suite des droits et des devoirs, il faut qu'il y ait autre chose que du matériel ; il faut qu'il y ait de l'immatériel. Cet immatériel doit être non seulement cru, mais prouvé et prouvé incontestablement ».

Si cette preuve ne peut s'établir, rien ne serait plus facile que de mettre au-dessus de toute contestation qu'il n'y a point de droit, pas de devoir, et de ce fait, pas de justice.

En pareil cas, la force fait le droit, et mieux, elle est le seul droit possible. Que le mal triomphe du bien, que le juste mais faible soit écrasé par le fort, rien qui ne cadre pas avec la loi d'évolution physique. C'est bien, du reste, sous cette influence, sous cette direction, si on peut dire, que les diverses sociétés se sont constituées empiriquement à travers les âges. La société actuelle n'est que la continuation des sociétés précédentes sous une autre forme.

La force, qui est l'essence de la matière, qui lui est inhérente, contribue à expliquer, par le raisonnement qui est l'essence de l'Humanité, l'apparition successive sur la terre des êtres inorganisés et organisés ; elle explique enfin l'apparition du globe terrestre.

Cependant, malgré sa puissance naturelle, la force ne règne que par à-coup et, sous divers signes, l'intelligence, qui n'est que la raison, la ronge constamment. Elle finira par la miner et la renverser en faisant d'elle sa servante, son aide et non sa directrice, parce que la vie des sociétés est à ce prix.

La force, la matière doit, socialement, servir l'Individu et non l'asservir si nous voulons que la liberté ne soit pas un mythe. La liberté est d'une essence autre que celle de la force. Le pouvoir d'agir ou de ne pas agir constitue la liberté psychologique.

En définitive, quand elle se manifeste comme cause la Matière est force ; comme effet elle est mouvement ; comme objet elle est modification.

Le but de conservation et d'amélioration que certains déterministes avaient découvert dans la matière, n'a rien de réel, de conscient. Il y a illusion et confusion de l'apparence avec la réalité. Un fait est ce qu'il est et n'a pas à le savoir ; c'est au raisonnement à le déterminer. Qu'un fait soit le contraire de ce qu'il est, la nature, la matière n'en sera pas affectée pour cela ; le monde social peut l'être et l'est fort souvent. La différence est due à la liberté psychologique.

Du moment que la matière a pour propriété le changement, la modification, il apparaît que la constance, la conservation, le repos sont la négation de la matière.

Ces constatations nous amènent à comprendre qu'il faut situer les moyens de rénovation et de réalisation sociale équitable en dehors de la matière et du matérialisme déterministe.

C'est ainsi que l'idée généralement admise, qu'on se fait de la matière conduit la Société à la domination de la force et de l'arbitraire et non à celle de la raison et de la justice qui sont nécessaires à la vie sociale et à la manifestation de la liberté. 

‒ Élie SOUBEYRAN.