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MATRIARCAT n. m. (du latin mater, tris, mère et du grec arkhê, commandement)

Le témoignage de la Bible fit croire longtemps que le patriarcat était le seul régime familial connu des anciens. Et des philologues, désireux de confirmer les dires des livres saints, faisaient remarquer avec complaisance que le mot pater est employé dans toutes les langues européennes pour désigner le chef de famille ; preuve, assuraient-ils, de l'existence de la famille patriarcale dans la race indo-européenne primitive, antérieurement aux migrations. Des économistes ultra-réactionnaires renchérissaient, affirmant, comme le font encore les conférenciers des ligues pour la repopulation, que c'est la famille, non l'individu, qui constitue la cellule sociale originelle. Avec Le Play, certains, n'osant demander pour le père le droit de vie et de mort sur sa femme et ses enfants, réclamaient du moins une famille souche « où l'union se perpétuerait après la mort du père, où la communauté d'existence continuerait sous la direction d'un de ses enfants, seul héritier ; cet héritier grouperait autour de lui ses frères ou sœurs que le père de famille, de son vivant, n'a pas établis dans une condition indépendante et perpétuerait au foyer paternel les habitudes de travail, les moyens d'influence et l'ensemble des traditions utiles créés par les aïeux. » Droit d'ainesse, esclavage déguisé de la femme et des enfants, voilà ce que voulaient ces bons apôtres, soutenus par des romanciers à la Paul Bourget et par le clergé catholique qui se montrait alors fort hostile aux revendications du féminisme en progrès. Et, ce faisant, l'on prétendait ramener la famille au type primitif, depuis toujours existant, que Dieu même prit la peine d'établir lorsque, fabriquant le père Adam et la mère Ève, il leur enjoignit de procréer des rejetons.

Mais les recherches sociologiques ont réduit à néant ces prétentions : notre mariage actuel n'a rien de primitif ; au cours des âges, les institutions familiales ont subi de prodigieuses transformations ; et les rapports de parenté, la filiation même n'eurent pas la fixité que les bien-pensants supposent. La promiscuité sexuelle totale, tel fut l'état des premiers hommes, probablement. On l'a contesté parce que polygamie ou monogamie se rencontrent déjà chez un grand nombre d'animaux et qu'elles constituent la règle générale chez les singes anthropoïdes. L'argument n'est pas sans valeur ; toutefois les exemples sont empruntés à des espèces dont les individus vivent, non par bandes, mais isolément. Lorsqu'ils s'associent en groupes, et ce fut sans doute le cas des hommes primitifs, les animaux s'en tiennent à la promiscuité sexuelle. Les auteurs anciens, Hérodote en particulier, signalent de nombreux peuples, ainsi les Agathyrses et les Massagètes, où tous les hommes et toutes les femmes pouvaient s'unir librement ; Strabon dit la même chose des Celtes d'Irlande et Pline des Garantes. Plus près de nous, on aurait découvert des mœurs analogues aux îles Andaman, chez les Haïdahs, chez les Indiens de la Vieille Californie, en Syrie chez les Ansariehs et les Yazidiés, etc. Mais beaucoup pensent que l'on a confondu la promiscuité avec le mariage par groupes, premier essai de réglementation sexuelle. Dans ce cas, les mariages sont interdits entre personnes d'un même clan et les hommes d'un clan doivent s'unir aux femmes d'un autre clan de la même tribu. C'est chez les Australiens et chez certaines peuplades de l'Inde que le mariage par groupes se trouve sous sa forme la plus accentuée. Ainsi chaque tribu de Kamilaroï comprend deux clans et les hommes d'un clan traitent en épouses toutes les femmes de l'autre clan, sans avoir le droit d'entretenir des relations sexuelles à l'intérieur de leur propre clan. C'est à Hovvitt et Fison, qu'est due l'expression de « mariage par groupes » ; ces sociologues ont recueilli une documentation abondante sur la mise en pratique et les modalités de ce genre d'union. Chez les Australiens Wotjoballuk du Nord-Ouest de Victoria, dont la tribu est divisée en Gamutch et en Krokitch, les hommes du clan Gamutch sont naturellement les maris des femmes du clan Krokitch et réciproquement. « Mais ce n'est qu'un droit virtuel. En pratique, pendant les grandes fêtes de l'initiation, les vieux de la tribu, réunis en conseil, distribuent entre les garçons d'un clan les filles disponibles de l'autre clan. Le mariage, appelé « Pirauru » chez les Dieri et connu des colons sous le nom de « Paramour custon », donne le droit à l'homme du clan Gamutch, par exemple, de faire acte de mariage avec les femmes ainsi désignée du clan Krokitch, quand l'occasion s'en présentera. Cependant, comme la même femme peut être « allouée » dans la succession des fêtes à plusieurs hommes, il y a certaines règles de préséance à observer dans l'accomplissement des devoirs conjugaux, si le hasard met deux hommes en présence de leur femme commune ; le frère aîné a alors le pas devant le cadet, l'homme âgé devant le jeune, etc. ». L'idée d'exogamie, c'est-à-dire d'union en dehors du clan, est intimement associée, on le voit, à celle du mariage par groupe. Elle aurait eu pour but d'éviter les conséquences désastreuses que provoquent les relations sexuelles entre parents trop proches. « L'avantage des croisements si bien connu des éleveurs de bestiaux, écrit Lubbock, devait donner bientôt aux races qui pratiquaient l'exogamie une prépondérance marquée sur les autres races : nous n'avons donc pas lieu d'être surpris que l'exogamie soit devenue si générale parmi les sauvages. Quand cet état de chose eût duré quelque temps, l'usage, comme le fait si bien observer Mac Lennan, a dû produire un préjugé chez les tribus qui observaient cette coutume, ‒ préjugé aussi fort qu'un principe religieux, comme est apte à le devenir tout ce qui a trait au mariage ‒ contre l'idée d'épouser une femme de sa tribu. » Du point de vue biologique, ce qu'affirme Lubbock est discutable ; par contre il faut reconnaître que la pratique de l'exogamie fut presque générale, et qu'elle a laissé des traces chez un très grand nombre de peuples.

De la communauté primitive des femmes ou du mariage par groupes devait sortir la polyandrie, caractérisée par l'union d'une femme et de plusieurs maris. Elle fut pratiquée chez les anciens arabes, d'après Strabon : « La communauté des biens existe entre tous les membres d'une même famille, écrivait cet auteur, mais il n'y a qu'un maître, qui est toujours le plus ancien de la famille. Ils n'ont aussi qu'une femme pour eux tous. Celui qui, prévenant les autres, entre le premier chez elle, en use après avoir pris la précaution de placer son bâton en travers de la porte (l'usage veut que chaque homme porte toujours un bâton). Jamais, en revanche, elle ne passe la nuit qu'avec le plus âgé, avec le chef de la famille ; une semblable promiscuité les fait tous frères les uns des autres. Ajoutons qu'ils ont commerce avec leur propre mère. En revanche, l'adultère, c'est-à-dire le commerce avec un amant qui n'est pas de la famille est impitoyablement puni de mort. » Mac Lennan signale l'existence de la polyandrie aux îles Marquises, en Nouvelle-Zélande, aux îles Canaries, chez quelques Iroquois, etc. ; mais c'est l'Inde et surtout le Tibet qui constituent par excellence ses pays d'élection. Sauf chez les Cosaques Zaporogues, où elle se rapprocherait singulièrement de la communauté des femmes et chez quelques autres peuplades dont les habitudes sexuelles sont difficiles à rattacher à un type bien défini, la polyandrie revêt la forme fraternelle, c'est-à-dire que les maris d'une même femme sont frères. Au Tibet, elle se combine avec le droit d'aînesse et le patriarcat ; l'aîné est l'héritier unique, mais ses frères plus jeunes participent à sa femme comme à ses biens.

La recherche de la paternité étant en règle générale impossible, tant que duraient et la promiscuité sexuelle et la communauté des femmes et le mariage par groupe et la polyandrie, au moins dans quelques-unes de ses formes peu évoluées, c'était par les femmes qu'on établissait filiation et parenté. Sur l'enfant, le père n'avait aucun droit, il appartenait à la mère qui l'élevait et lui donnait son nom ; ce nom se perpétuait par les filles, non par les garçons. À ce système, que découvrirent Bachofen et Mac Lennan, on a donné le nom de matriarcat. Très opposé à nos habitudes actuelles, il a laissé des traces, même chez les peuples occidentaux et n'a pas encore totalement disparu du globe. « Dans la trente-troisième année de Ptolémée Philadelphe, écrit Giddings, la matronymie était encore la loi de l'Égypte. Les parties comparaissaient dans les actes publics comme les fils de leur mère, sans que le nom du père fut mentionné. Les parentés Se comptaient d'abord par les mères chez les Germains et probablement chez les Grecs ». De son côté Letournean déclare : « Le clan peau-rouge, d'après Giraud-Teulon, est une petite république ayant droit au service de toutes les femmes pour cultiver le sol, à celui de tous les hommes pour la chasse, la guerre, la vendetta. C'est à la femme qu'appartient le wigwam ou la loge familiale, ainsi que tous les objets possédés par la famille, et le tout se transmet par héritage, non au fils, mais à la fille aînée ou à la plus proche parente maternelle, parfois au frère de la morte. Pourtant cet héritage doit s'entendre dans le sens d'un simple usufruit. En réalité, c'est le clan maternel qui était propriétaire et aucun des membres de la communauté ne pouvait aliéner sérieusement le fonds social. Seulement, dans la plupart des tribus, le mari n'avait aucun droit sur les biens et sur les enfants ; tout cela restait dans le clan maternel ; c'était la filiation maternelle qui réglait le nom, le rang, les droits successoraux. » Chez les Australiens Wotjoballuk, dont nous avons déjà parlé, les enfants d'un homme Gamutch marié à une femme Krokitch et les enfants d'un homme Krokitch, marié à une femme Gamutch, sont la propriété du clan maternel. Cette filiation utérine a pour effet d'empêcher les mariages entre parents très proches. Sans doute, théoriquement, un père Krokitch pourrait épouser sa fille Gamutch ; mais ces cas sont évités en pratique par l'existence de classes dans la tribu et la prohibition de l'accouplement entre les membres de certaines classes. Morgan, qui étudia soigneusement la parenté, a dressé un remarquable tableau des liens de famille, chez cent trente neuf peuples ou tribus. Tous ces systèmes de parenté sont ramenés par lui à deux grandes classes : la parenté par description, celle des races aryennes, ouraliennes et sémitiques, qui n'admet la classification des parents que lorsqu'elle concorde avec le système numéral et qui désigne d'ordinaire les consanguins collatéraux par modification ou combinaison des termes fondamentaux de parenté ; et la parenté par classification, celle des races américaines, malaises, touraniennes, qui, confondant des parentés distinctes dans le système précédent, réduit la consanguinité à de grandes classes, coupées dans la série des générations. Ainsi dans sa forme la plus simple, chez les Maoris et les Micronésiens, on distinguera cinq groupes : le premier formé de l'individu, de ses frères, sœurs et cousins ; le second formé de son père, de sa mère, ainsi que de leurs frères, sœurs et cousins ; le troisième qui réunit ses grands-parents avec leurs frères, sœurs, cousins ; le quatrième composé des cousins de ses enfants qu'il considère comme ses fils et filles ; le cinquième groupant les petits-enfants de ses frères et sœurs qu'il considère comme ses petits-enfants. Naturellement, chez les peuples où règne ce système de parenté et qui pratiquent le mariage par groupes et l'exogamie, les craintes relatives à l'inceste ne sont pas les mêmes que chez nous. Si les rapports sexuels avec les personnes d'un clan prohibé sont généralement punis de mort en Australie, ce n'est pas semble-t-il à cause de la consanguinité, mais en vertu d'un des nombreux tabous qui défendent de toucher aux personnes de même espèce totémique. Le totémisme dut jouer un grand rôle dans l'établissement de l'exogamie, car, chez les primitifs, le lien totémique est plus fort que le lien du sang dans nos sociétés modernes. C'est avec lenteur probablement que la filiation paternelle se substitua au matriarcat. La coutume du rachat des fils par le père, chez les Limbous de l'Inde, alors que les filles restent propriété de la mère, constitue peut-être une forme de passage.

Dans les sociétés à filiation utérine, la femme jouait certainement un rôle important ; chez les peaux-rouges, elle avait la première place dans la vie domestique et disposait des provisions ; d'après Wright, malheur au mari, mauvais chasseur, qui revenait sans venaison suffisante. Mais, sauf de rares exceptions, l'influence des femmes n'était pas prépondérante dans le gouvernement de la cité. Chargées de tout le travail industriel et agricole, elles avaient un sort peu enviable dans les tribus américaines ; toutefois, elles intervenaient dans la vie politique chez les Iroquois et c'était un conseil composé de quatre femmes qui, chez les Wyandots, élisait le chef du clan. Chez les Natchez, au début du XVIIIème siècle, la plus proche parente du chef ou soleil, mère de l'héritier présomptif de ce dernier, s'appelait femme-chef ou femme-soleil et avait droit de vie et de mort sur les membres de la tribu. En Afrique la filiation utérine s'allie à l'omnipotence du mari qui traite sa conjointe en véritable esclave. La femme n'ayant pas la force physique suffisante pour diriger le groupe, c'est à son frère que revenait souvent l'autorité principale. Tacite remarquait que le parent le plus proche d'un enfant, chez les Germains, c'était l'oncle maternel ; Lubbeek fait la même remarque touchant les peaux-rouges : « Bien que le frère de la mère d'un individu, écrit-il, s'appelle son oncle, il a en réalité plus de pouvoir et de responsabilité que le père. Le père se trouve classé au même rang que le frère du père et la sœur de la mère ; l'autorité paternelle est exercée par le frère de la mère. En résumé, quoique les termes expriment la parenté suivant la coutume du mariage, les idées reposent sur l'organisation de la tribu. »

Au matriarcat succédera le patriarcat, fondamental dans la législation romaine ; Il n'admettait que la parenté par les mâles. De même qu'on ne peut avoir aujourd'hui qu'une nationalité, de même, à Rome, on ne devait appartenir qu'à une famille, celle du père. Le droit moderne reconnaît la parenté aussi bien dans la ligne maternelle que dans la ligne paternelle ; néanmoins, influencé par la tradition judéo-chrétienne et par les écrits des légistes romains, il favorise singulièrement le père au détriment de la mère ; c'est le premier qui donne son nom à l'enfant et qui exerce l'autorité dans la famille ; la femme, éternelle mineure, reste constamment sous la tutelle de son mari. Pourtant la filiation maternelle est facilement constatable, alors que la filiation paternelle ne saurait être démontrée scientifiquement dans l'état de nos connaissances biologiques. De plus, dans la reproduction, c'est à la femme qu'incombent les charges pénibles ; alors que l'homme se borne à jouir, la mère a les ennuis de la grossesse, les douleurs de l'accouchement ; et c'est d'elle encore, de son lait et de ses soins, que le tout jeune enfant a besoin. Aussi, révisant les idées consacrées par les codes modernes, plusieurs revendiquent présentement pour elle le privilège de donner son nom à ses enfants, et d'être chargée de leur éducation, du moins tant qu'ils demeurent privés de la raison. Une réforme de ce genre aurait l'avantage de supprimer l'abominable distinction, établie par nos lois bourgeoises, entre l'enfant issu de relations libres et celui qui est né du mariage ; entre les unions dites légitimes parce que les conjoints passent à l'église ainsi qu'à la mairie, et celles que les bien-pensants réprouvent comme contraires aux règles édictées par le pape et les parlements. De cette vue d'ensemble sur les relations familiales dans l'humanité primitive, retenons encore que les rapports sexuels entre maris et femmes ont singulièrement changé au cours de l'évolution. Et suivons avec sympathie les efforts de ceux qui veulent innover dans ce domaine particulièrement difficile et dangereux. L'insuffisance de l'éthique actuelle éclate aux yeux des moins prévenus ; éclipsé à notre époque par les préoccupations d'ordre économique, le problème sexuel s'imposera avec une acuité particulière après l'effondrement définitif de la morale religieuse. Aucune expérience ne doit donc être dédaignée ; toute tentative intéressante mérite d'être accueillie sans prévention. Mais lorsque certaines féministes prônent le matriarcat, dans le but avoué d'assurer la prépondérance politique aux femmes, je reste sceptique. Non que je refuse aux épouses des droits égaux à ceux des maris ; seulement, nantis de l'autorité, elles prendront les défauts des tyrans masculins. 

‒ L. BARBEDETTE.


OUVRAGES A CONSULTER. ‒ Summer Maine, Les Institutions primitives. ‒ Engels, Les Origines de la Famille. ‒ Le Play, Réforme sociale. ‒ Letourneau, L'Évolution du Mariage et de la Famille. ‒ Starcke, La Famille primitive. ‒ Lubbock, Les Origines de la Civilisation ; L'Homme préhistorique. ‒ Frazer, Le Totémisme, etc.