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MÉTAPHYSIQUE n. f. (du grec meta la phusika, Choses en dehors des choses physiques)

Ce terme n'est pas toujours très nettement défini et maints penseurs lui ont donné un sens bien différent. Ainsi tandis que James affirme que : « La métaphysique n'est qu'un effort particulièrement obstiné pour penser d'une façon claire et consistante », Sully Prudhomme dit : « Il n'y a de métaphysique dans l'être que l'inconcevable. La métaphysique commence où la clarté finit ». Ce même penseur dit aussi : « Est métaphysique toute donnée reconnue inaccessible soit au sens, soit à la conscience, soit à l'observation interne, soit à l'observation externe. Cette règle assigne du même coup leur objet aux sciences positives : une science n'est positive qu'à la condition de ne viser que des rapports ».

L'origine du terme paraît provenir du classement effectué par Aristote de ses ouvrages, dans lequel la partie abstractive ne venait qu'après les traités de physique ; mais le terme lui-même, créé par Andronicas de Rhodes qui recueillit les œuvres d'Aristote, n'apparaît qu'ultérieurement dans Plutarque, et n'est formulé en un seul mot que vers le moyen âge, par les grammairiens du temps.

La partie des ouvrages d'Aristote ainsi désignée recherche les principes et les causes premières et comprend la connaissance des choses divines. C'est la conception moyenâgeuse. Kant entendait la métaphysique comme une faculté transcendantale d'établir, à l'aide de principes et des connaissances synthétiques à priori, des propositions synthétiques dépassant le cadre de l'expérience. Pour saint Thomas d'Aquin la métaphysique était la science du surnaturel. Pour Descartes et Malebranche elle s'opposait au spatial et au sensible. Schopenhauer s'exprime ainsi : « Par métaphysique j'entends toute connaissance qui se présente comme dépassant la possibilité de l'expérience ». Dans la grande Encyclopédie, il est dit : « La métaphysique est la science des raisons des choses. Tout a sa métaphysique et sa pratique ». Paul Janet la définit : « La science des premiers principes et des premières causes et la recherche dus rapports du sujet et de l'objet, de la pensée et de l'être ». Ch. Dumas va plus loin : « Poser quelque chose soit comme existence, soit comme une vérité, c'est selon moi faire de la métaphysique ». Celle-ci, pour Bergson, est « le moyen de posséder une réalité absolument, intuitivement, sans traductions aux représentations symboliques ». Fouillée lui donne ce sens : « Connaissance du réel par l'analyse réflexive et critique aussi radicale que possible, et par la synthèse, aussi intégrale que possible de l'expérience, notamment de l'expérience intérieure, fondement et condition de toute autre ». Le Dantec précise également le rôle de la métaphysique : « Je considère comme ressortissant à la métaphysique toute opinion dont la vérification expérimentale est sûrement impossible ».

De ces quelques citations nous pouvons conclure que la métaphysique peut se ramener au moins à deux concepts ; l'un qui comprend l'étude de toutes les choses invérifiables expérimentalement et partant entièrement issues de notre imagination : c'est la métaphysique péripatéticienne et théologique ; l'autre qui relie des faits sensuels connus et expérimentés et par déduction conduit à la connaissance et la compréhension de faits nouveaux par le seul usage de l'intuition. C'est la conception de Fouillée mais il est clair qu'ici il y a confusion entre l'hypothèse scientifique et l'invention métaphysique. Le Dantec dans son ouvrage : « Contre la métaphysique », a nettement démontré la différence considérable qui sépare la métaphysique de la solide et constructive logique déductive appliquée aux expériences scientifiques. Il est évident que la connaissance, dans son fait le plus essentiel, ne signifie pas uniquement documentation, ni accumulation d'expériences, mais encore et surtout utilisation de ces données pour connaitre, à priori, tout phénomène à venir, prévoir l'évolution ultérieure des faits, relier entre eux des effets à leurs causes, trouver l'enchaînement et le développement des choses affectant notre sensibilité.

L'homme façonné par les faits depuis des milliers de siècles porte dans sa structure cérébrale l'empreinte de leur évolution dans le temps et dans l'espace et sa logique n'est que l'ordre même de ces faits, leurs relations entre eux, leur alternance, leur succession, leur durée, etc., etc. Cette perception sensuelle et partielle du monde appliquée à la connaissance générale du monde sensuel peut conduire à des résultats toujours vérifiables puisque cela reste dans le domaine du sensuel. Ainsi donc le raisonnement intuitif quittant l'expérience directe mais s'appuyant sur elle au point de départ peut diriger nos recherches, leur donner un sens précis et sous forme d'hypothèses et de calculs, nous faire découvrir des vérités que l'expérience vérifiera plus tard.

L'astronomie et la physique nous donnent quantité d'exemples de découvertes de cette nature. Kepler trouva par ses calculs sur les planètes, un hiatus entre Mars et Jupiter et ce ne fut que deux siècles plus tard que Piazza découvrit le premier des astéroïdes : Cérès, circulant entre ces deux astres. Leverrier, partant d'un fait positif : les perturbations d'Uranus, entreprit par le calcul la découverte de l'astre causant ces perturbations, en indiqua le lieu précis et l'astronome Gall, de Berlin, le trouva en effet au point désigné. Ce qui montre la valeur du raisonnement et de la logique humaines, c'est qu'en même temps que Leverrier, un autre savant, l'astronome Adam, parvenait en Angleterre au même résultat, tout en ignorant les travaux de son collègue.

L'exemple le plus récent de la sûreté du raisonnement intuitif nous a été donné par Einstein au sujet de la pesanteur de la lumière déviée par les astres, phénomène constaté plusieurs fois depuis, lors de certaines éclipses demeurées célèbres.

L'étendue de notre faculté intuitive est apparemment très vaste et peut nous faire espérer de prodigieuses découvertes sur le mécanisme même de l'univers, et en particulier celui des êtres vivants. Si l'astronomie, la physique, la chimie nous révèlent quelque jour la constitution intime des corps, la biologie peut, sous les efforts géniaux de l'intuition humaine, atteindre la connaissance réelle du phénomène vital et triompher peut-être de la maladie, de l'usure et de la sénilité.

Par son intelligence et sa connaissance de la nature l'homme peut espérer vaincre les forces de l'univers, les asservir à ses fins, augmenter sa durée et sa sécurité.

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La véritable métaphysique ne poursuit point de tels buts. Si la nécessité de prévoir, d'imaginer l'inconnu, de rechercher les causes a créé tardivement la déduction scientifique, notre imagination et notre curiosité spéculative, fruits de ce fonctionnement cérébral, nous ont déterminé à rechercher le pourquoi des choses en vertu de cet anthropomorphisme primitif qui attribue une volonté d'agir à, tout objet.

Le raisonnement scientifique recherche le comment, parce qu'il est, dans son essence même, orienté vers le déterminisme mécanique. La métaphysique recherche le pourquoi des choses parce qu'elle est entièrement dominée par l'idée anthropomorphique d'une volonté dirigeant toute chose, dont il faut deviner la raison agissante sinon les caprices. C'est ainsi que la recherche du commencement absolu des choses, de leur raison d'être, de la cause première sont essentiellement des attributions de la conscience humaine étendue à l'objectif.

L'homme croit, consciemment, produire des commencements absolus par sa volonté et n'être déterminé par rien d'autre que sa raison pure comme le croyait Kant. Il s'imagine être une cause première, une chose en soi, un noumène agissant sur l'objectif ou phénomène.

Puisque, par sa volonté toute puissante, il crée, anime, meut ou détruit ce qui est à son échelle, il suppose qu'à l'échelle universelle un être infiniment plus puissant crée et anime également cet univers. Il est compréhensible que la suppression du pourquoi anthropomorphique supprime radicalement la raison d'être de l'univers au point de vue humain et partant toute divinité, tout but volontaire, tout commencement, toute évolution intentionnelle du cosmos.

Mais il reste d'autres questions qu'il paraît difficile au premier abord de classer soit dans la métaphysique, soit dans l'investigation scientifique. Ce sont les questions concernant la nature et l'essence des choses : matière, énergie, mouvement, étendue, conscience, durée, etc., etc. Pour limiter ici le terrain de la métaphysique et celui de la science il suffit de s'en tenir aux définitions de Le Dantec et de Schopenhauer sur ces deux aspects de la pensée humaine. Par cette méthode nous voyons que tant que les explications sont susceptibles d'expériences et de démonstrations, nous restons dans le domaine sensuel et scientifique. Dès que les explications dépassent l'expérience, et, par leur nature extra-sensuelle, s'opposent à toute vérification possible, nous faisons de la métaphysique.

Notre connaissance étant essentiellement sensuelle, toutes nos explications ou hypothèses scientifiques devront relier des faits entre eux, établir des rapports, des rapprochements, des liaisons, des ressemblances de telle manière qu'il n'y ait jamais d'affirmation basée uniquement sur la foi ou l'imagination et qui ne soit susceptible d'expérience et de démonstration.

Si nous examinons maintenant les concepts de matière, d'énergie, de conscience, nous voyons que, si loin que nous poussions nos investigations et nos explications, nous restons toujours dans le connu c'est-à-dire que nous ne pouvons cesser de douer la matière d'étendue, l'énergie de mouvement, la conscience de représentations, car ce sont précisément par ces caractéristiques qu'elles s'objectivent et deviennent réalité. Autrement dit, ces concepts ne se manifestent à nous que par des propriétés affectant particulièrement notre sensibilité et que nous nommons : mouvement, étendue, conscience, etc. Voulons-nous nous représenter ces concepts hors l'élément sensuel, nous tombons dans la métaphysique qui peut, par deux voies différentes, soit tout expliquer par des mots sans signification et satisfaire ainsi les intelligences puériles avec du verbe pur comme : Dieu, âme, infini, l'être-non-être, etc. ; soit prolonger dans l'inconnu, dans l'extra-sensuel, la connaissance sensuelle et permettre le jeu naïf du sectionnement indéfini d'un point que l'imagination grossit et recoupe sans cesse, sans parvenir à se représenter le moins du monde une étendue qui n'ait ni périmètre, ni milieu. Ici la métaphysique s'appuyant sur une réalité sensuelle ; le morcellement infinitésimal de la matière, prolonge indéfiniment, et au delà du compréhensible et du perceptible, cette perception des choses et croit démontrer ainsi l'existence réelle de l'infini dans la petitesse, comme nous admettons l'infini de l'univers. Mais l'absurdité de la métaphysique est ici manifeste. En effet, si l'infini existe entre deux points, tout déplacement, et partant tout mouvement est impossible car pour passer de l'un à l'autre il faudrait franchir l'infini, ce qui est ridicule, attendu qu'on ne peut véritablement, et d'aucune manière, entrevoir le franchissement de l'univers ; mais, par un des effets inévitables des raisonnements faux, les métaphysiciens mettent alors une borne à cet infini en admettant un Dieu créateur du temps et de l'espace.

La métaphysique s'appuie donc toujours d'un côté sur une réalité sensuelle, de l'autre elle plonge dans le vide des spéculations hasardeuses, fantasques et indémontrables. Elle est donc néfaste pour l'harmonie des humains et cela d'autant plus que, ne pouvant, chez les esprits droits, donner aucune réponse satisfaisante sur la réalité des choses qui ne soit une tautologie ou une divagation, elle essaie de discréditer notre connaissance directe, source de tout notre savoir, en croyant démontrer l'illusion des sens et l'insuffisance de notre expérience pour atteindre la vérité.

Sachant que notre sensibilité est le produit de notre réaction avec le milieu nous devons, au contraire, accorder toute confiance à nos sens, à notre raisonnement, à nos expériences, car ils sont le résultat d'une longue adaptation spécifique et nous font connaitre les synthèses de la substance en mouvement que nous percevons à différentes échelles d'organisation et de condensation, vue à des plans différents, qui pour nous constitue le seul monde qui nous intéresse, car il nous donne la réalité de la joie de vivre. 

– IXIGREC.


OUVRAGES À CONSULTER. – ARISTOTE : La Métaphysique – MALEBRANCHE : Entretiens sur la métaphysique. – Emm. Kant : Critique de la raison pure ; Prolégomènes à toute métaphysique future ; Esthétique et dialectique transcendantales, etc. – LIARD : La science et la métaphysique – BROCHARD : Les sceptiques grecs – H. SPENCER : Les premiers principes ; Principes de psychologie – RAVAISSON : La Philosophie au XIXème siècle ; Rapport sur le prix V. Cousin – SAISSET : Le scepticisme – RABIER : Leçons de philosophie – FOUILLÉE : L'avenir de la métaphysique ; Le mouvement idéaliste ; L'évolutionnisme des idées-forces ; La philosophie de Platon, etc. – LE DANTEC : Contre la métaphysique – DERGSON . L'énergie spirituelle, etc. – GUYAU : La genèse de l'idée de temps ; L'irréligion de l'avenir, etc. – LODGE : La survivance humaine – BOS : Psychologie de la croyance – DIDE et JUPPONT : La métaphysique scientifique – DUNAN : Essai sur les formes à priori de la sensibilité – HUME : Traité de la nature humaine – GARNIER : Traité des facultés de l'âme – STUART MILL : Philosophie de Hamilton – LEIBNIZ : Monadologie ; Correspondance avec Clarke ; Nouveaux essais ; Théodicée – BOUTROUX : De la contingence des lois de la nature – BOUILLIER : Le principe vital de l'âme pensante – TAINE :

L'intelligence ; Les philosophes classiques – BÛCHNER : Force et matière – LANGE : Histoire du matérialisme – DESCARTES : Discours de la méthode ; Méditations – BOSSUET : Traité de la connaissance – FÉNELON : Traité de l'existence de Dieu – JANET : Les causes finales ; La morale – SECRÉTAN : La philosophie de la liberté – BERTAULD : Introduction à la recherche des causes premières – RIBOT : La philosophie de Schopenhaüer – HARTMANN : La philosophie de l'inconscient – VACHEROT : La métaphysique et la science – CARO : L'idée de Dieu – PLATON : Le Phédon – LAMENNAIS : Esquisse d'une philosophie – A. BERTRAND : De immortalitate pantheistica – P. LEROUX : L'humanité – Jean REYNAUD : Terre et ciel – J. SIMON : La religion naturelle – SPINOZA : Éthique – SCHOPENHAUER : Le fondement de la morale, etc.

MÉTAPHYSIQUE

La métaphysique est un monde dans lequel on ne doit pénétrer qu'avec prudence, en s'entourant de toutes sortes de précautions, si l'on ne veut pas perdre tout bon sens. Nous sommes ici dans le domaine de l'absurde. Ici, l'esprit plane sur les confins de l'absolu. Il se perd dans les nuées. Il erre dans le vide. Il construit des mondes qui ne reposent sur rien, il plonge dans l'irréel et en retire le néant. On se trouve face à face avec ces monstres qui sont l'inintelligible, l'indéfinissable, l'inimaginable, l'indéterminé, l'inconcevable, l'invérifiable, le supra-normal etc. On conçoit que la science positive et la métaphysique ne fassent pas bon ménage, bien que la science positive ne soit guère plus positive qu'elle. La science positive a beaucoup à se reprocher. Son impérialisme finit par devenir insupportable. Ne condamnons pas toute métaphysique ; condamnons ses excès, et reconnaissons que le rêve, l'utopie, l'idéal, l'illusion, sont aussi nécessaires à l'homme que le pain. Ils ont leur réalité. Vous ne pouvez pas supprimer l'hypothèse. Les savants les plus endurcis sont forcés de lui faire une place. Et l'hypothèse, c'est du rêve, c'est de la métaphysique. L'imagination joue un rôle primordial dans l'existence humaine. La spéculation philosophique sert de contre-poids à la spéculation tout court. La métaphysique n'est qu'une forme de la poésie. Elle constitue pour l'esprit humain un allègement, un soulagement. Il a besoin parfois de s'évader en plein ciel, et même, s'il se trompe, il vaut mieux qu'il se trompe généreusement que d'avoir raison platement. L'esprit jette du leste, quitte la vulgarité et la bassesse pour voguer dans l'azur libre. Tout le monde ne peut en faire autant : c'est le privilège d'une élite de vivre de la vie de l'esprit, de renoncer au terre-à-terre. On ne peut pas toujours vivre au sein des réalités : il faut, comme Blanqui dans sa prison, rêver l'éternité par les astres. Ces gens qui ne croient qu'à ce qui tombe sous leurs sens, qui ne jurent que par la matière, sont désespérants. Leur bon sens est un non-sens. Au fond, ils rejoignent ceux qui ne vivent que dans l'irréalité, et dont la métaphysique, au lieu d'être le prolongement de la vie, en est la négation. La métaphysique a malheureusement subi le sort de tout ce qui essaie d'arracher l'homme à son égoïsme : elle est devenue la proie des mystificateurs ; ils l'ont exploitée afin de justifier leur conduite. Au lieu d'être une poésie supérieure, la métaphysique n'a cessé d'être un bavardage ennuyeux, aussi prétentieux que vide sur des sujets quelconques : c'est la plus haute forme du charlatanisme philosophique. Ce qui se débite sous ce nom est un pur verbiage. Sous prétexte de chercher à percer le mystère de l'inconnu – occupation noble et élevée – on n'a fait que l'embrouiller et l'obscurcir. On ne voit goutte dans les élucubrations des métaphysiciens : ce qu'il y a de plus clair là-dedans, c'est qu'ils se moquent de nous. On ne peut prendre au sérieux certains métaphysiciens. Avec eux, on perd contact avec toute réalité, on affirme, on ne prouve pas. On disserte, on ergote : on ne pense pas. On s'appuie sur différentes autorités qui, elles-mêmes, s'appuient sur d'autres, et toutes ces autorités se tiennent par la main et dansent la ronde macabre du néant. La métaphysique ainsi conçue me fait l'effet d'un film où l'on verrait défiler à une allure vertigineuse, à toute vitesse, pèle-mêle, au petit bonheur, dans un désordre indescriptible, se poussant les uns les autres, différents fantômes grimaçants et pervers symbolisant les théories les plus absconses sur Dieu, le Monde, l'Âme, la Matière, l'Infini et l'Indéfini, et autres problèmes insolubles « dans l'état actuel des connaissances humaines », dirons-nous en employant le cliché consacré ; problèmes que les abstracteurs de quintessence ne font que rendre plus obscurs encore, car ils les entourent de ténèbres épaisses, de façon à passer pour des êtres supérieurs en possession de la vérité.

Les métaphysiciens sont de tous les philosophes ceux dont l'esprit va le plus loin dans le domaine de la divagation. Ils doivent bien rire dans leur barbe. Les métaphysiciens ne doutent de rien. Ils affirment avec un aplomb imperturbable n'importe quoi. Leur langage hermétique n'en impose qu'aux amateurs d'obscurité.

La métaphysique groupe dans une armée disparate tous les fanatiques de l'au-delà, mystiques, mages, occultistes, théosophes, tous les pseudo-idéalistes au plumage aussi varié que leur ramage. Elle a pour adversaires peu intéressants les matérialistes, scientistes, mécanistes, et autres libres-penseurs qui ne sont ni plus clairs, ni plus raisonnables, ils font également de la métaphysique. Les premiers nient la matière, les seconds l'âme. Les uns et les autres se querellent, et de leurs querelles jaillit l'obscurité. C'est surtout des métaphysiciens, à quelque école qu'ils appartiennent, qu'on peut dire qu'ils sont des coupeurs de cheveux en quatre. La métaphysique a beaucoup d'ennemis, conscients ou inconscients, mais ses pires ennemis ce sont les métaphysiciens. Ils ont plus fait pour discréditer la métaphysique que tous ses adversaires réunis. Ils justifient par leurs extravagances tous les reproches qu'on lui adresse, leurs exagérations semblent donner raison au matérialisme le plus épais. La bêtaphysique, devrait-on dire pour désigner toutes ces psychopathies. C'est le bon sens qui manque aux métaphysiciens. Entendez par bon sens l'esprit critique.

Quand la métaphysique est une œuvre d'art, toutes les audaces lui sont permises, parce qu'elle sont créatrices. La métaphysique nous arrache alors à l'obsession du médiocre et du terre-à-terre. Elle nous transporte sur les sommets. Elle nous fait vivre d'une vie nouvelle, où tout ce qu'il y a de laid autour de nous est oublié. Elle incarne la poésie la plus profonde, elle constitue la plus haute réalité.

Vacherot, métaphysicien lui-même, disait : « Les métaphysiciens sont des poètes qui ont manqué leur vocation ». Nous croyons que les véritables métaphysiciens n'ont pas manqué leur vocation : ce sont de véritables poètes. Le métaphysicien est un poète : qu'il n'ambitionne pas d'autre titre. Qu'il se contente de cette gloire ! Toute métaphysique est Poésie, c'est-à-dire une création où la pensée a autant de part que le sentiment, l'imagination que l'observation, où le monde est transformé et transfiguré ; toute poésie est métaphysique, du moment qu'elle ne copie pas la réalité, et qu'elle parle à l'âme et au cœur. Considérons les métaphysiques comme des systèmes impérieux pour expliquer l'univers, exposés avec plus ou moins d'art et de génie. Loin d'être poètes, nos métaphysiciens sont les plus prosaïques des hommes. C'est la faune métaphysique que nous combattons, c'est la caricature, la parodie du rêve et de l'idéal. Elle nous rend plus précieuse la vraie métaphysique, qui est le droit pour l'esprit de concevoir une réalité plus harmonieuse que la réalité utilitaire. Il n'est point interdit à l'esprit humain de vagabonder loin des sentiers battus, de faire l'école buissonnière hors de la férule des pédagogues. L'utopie n'est point interdite au cerveau, car elle est la vérité de demain. Il y a utopie et utopie. Les bourgeois ont leurs utopies. L'utopie du bourgeois est mesquine : c'est de vivre en paix au sein de sa famille. Le bourgeois croit que sa domination est éternelle. Il ne peut concevoir un monde meilleur, sauf dans l'autre vie. L'utopie est créatrice d'action, elle nous arrache à l'obsession de la réalité présente pour nous faire entrevoir la réalité de demain. Elle est du domaine de la poésie, et la poésie est partout où il y a de la vie. Un esprit uniquement préoccupé par les choses matérielles, accaparé par l'affairisme, s'abstenant de toute incursion dans la sphère des idées, ayant banni le spirituel de la vie, serait un monstre. Et il y a beaucoup de monstres dans la société. Leur originalité consiste à se vautrer dans la boue. Aucun idéal n'ennoblit leur existence. Ce sont des êtres dont rien ne justifie la présence dans le monde, on se demande ce qu'ils sont venus faire sur la terre. Il y a parmi eux des utopistes qui ont fait de l'utopie une chose absurde, ils déshonorent l'utopie. Celle-ci aura toujours, pour l'arracher à la matière de nobles esprits, formant une élite au sein de la société, qui entendent conserver le droit de penser et de rêver malgré l'impuissance et la mort.

Les métaphysiciens sont des poètes. C'est pourquoi ils nous intéressent. Un métaphysicien est un poète qui est avant tout lui-même. Là encore, l'individualisme créateur joue un rôle. Méfions-nous des métaphysiciens qui ne sont pas poètes, qui ne sont que métaphysiciens. La véritable métaphysique est une poésie supérieure, qui traduit le tempérament de son auteur. Une métaphysique est l'expression d'une individualité. Elle est le reflet de son créateur : belle ou laide, elle reflète son visage. Suivant le cerveau qui l'élabore, la métaphysique aboutit, soit à une œuvre de génie, soit à une œuvre de folie.

La métaphysique n'est pas toujours cet « art d'apaiser les antinomies, de calmer les contradictions internes qui sont en nous », dont parle Han Ryner. Elle laisse ce soin à l'esthétique. Lorsqu'elle l'interroge, elle s'expose à moins d'erreurs. Elle est sur le chemin de la sagesse.

Il y a des métaphysiques absurdes. On ne peut les prendre au sérieux. Elles n'ont même pas l'excuse de la poésie. Tant vaut le métaphysicien, tant vaut la métaphysique. Il faut voir dans les métaphysiques des systèmes plus ou moins ingénieux pour expliquer l'origine du monde et de la vie. Sachons goûter toutes les métaphysiques, en restant fidèle à la nôtre. N'excluons aucun système, mais sachons choisir entre tous celui qui choque le moins notre harmonie intérieure.

Nous ne faisons pas assez de métaphysique et nous faisons beaucoup trop de pseudo-métaphysique. La métaphysique ouvre de vastes horizons. Elle est à l'avant-garde de la philosophie. Elle joue le rôle d'éclaireur. Si elle s'égare, le monde entier s'égare avec elle.

Toute science suppose une métaphysique. Sans métaphysique, une science est un corps sans âme. La métaphysique se tient à côté de la science, pour guider ses recherches. Compagne assidue, elle veille sur sa destinée. Nous ne pouvons nous passer d'hypothèses. Elles font progresser la science et la philosophie. Elles créent de nouvelles formes de beauté et de nouvelles raisons de vivre. Polir emprunter encore une définition de Han Ryner, je dirai : « La métaphysique est le prolongement rêvé de toutes les sciences et peut-être de tous les arts ».

Certains esprits myopes veulent chasser la métaphysique de la vie, c'est-à-dire en exclure toute poésie. Prétention que rien ne justifie ! La métaphysique, ou la poésie – c'est la même réalité – reprend toujours ses droits. On a beau la chasser de la vie, elle y revient sans cesse. Elle est diverse, comme elle. Elle épouse toutes ses formes ; unité, dualité, trinité, pluralité, le métaphysicien a le choix. Qu'il écrive un poème harmonieux, c'est pour nous l'essentiel. Qu'il fasse œuvre d'art, il fera œuvre de philosophie.

On ne peut se passer de métaphysique, mais on peut se passer de certains métaphysiciens. La métaphysique, cette « poésie des profondeurs » – ainsi la qualifie Han Ryner –, durera autant que l'humanité. L'humanité ne peut pas se passer de rêves. Il y a des rêves étroits, comme ceux que font les âmes bourgeoises. Il y a des rêves vastes comme l'univers. Ce sont ces rêves que les vrais métaphysiciens ne cesseront de faire, chaque fois que l'âme humaine se recueillera en présence de l'infini.

La métaphysique, ou ontologie (science de l'être), encore appelée philosophie première, envisage les problèmes de la psychologie, de la logique et de la morale, à un point de vue universel et absolu. Elle s'efforce d'atteindre la réalité cachée sous les apparences. À la métaphysique se rattachent le problème de la valeur de la connaissance, où s'affrontent le réalisme et l'idéalisme, – le problème de la matière, où l'on voit aux prises le mécanisme et le dynamisme, – le problème de la vie qui a reçu différentes solutions, parmi lesquelles l'hypothèse du transformisme, auquel s'oppose le créationnisme, – le problème de l'âme, qui engendre le conflit du matérialisme et du spiritualisme, – le problème de l'existence de Dieu, soulevant la question du dualisme et du panthéisme. D'autres problèmes aussi complexes sont abordés par la méthode métaphysique, qui a ses avantages et ses inconvénients, comme toute méthode. L'origine de la vie, la matière, la force, ont donné lieu à des hypothèses hardies. Dernièrement, les théories einsteiniennes (qui intéressent par certains côtés la métaphysique) ont modifié notre conception de l'univers. Vous savez tout le bien et le mal qu'on a dit d'Einstein. La presse lui a consacré des colonnes entières. L'Institut l'a boudé. Einstein est un génie, un homme, j'allais dire un surhomme, dans la plus noble acception du mot. Cet Allemand est un grand européen par son cœur et son esprit. C'est un grand pacifiste. On a beaucoup écrit en France sur la théorie de la relativité restreinte et généralisée (citons Nordmann, Fabre, Langevin, Becherel, Berthelot, Warnand, Painlevé), modifiant nos idées sur l'espace et le temps, ce qui démontre, une fois de plus, que rien dans la science n'est définitif, et que ce qui fait en somme son intérêt ce sont ces déplacements de perspective, ces perpétuels recommencements, choses consolantes et déprimantes tout ensemble. Les théories einsteiniennes viennent appuyer dans une certaine mesure le mouvement connu sous le nom de pragmatisme auquel ont collaboré, à des titres divers, des savants et des philosophes tels qu'Henri Poincaré, Boutroux, Bergson et William James.

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Un des problèmes examiné par la métaphysique, c'est celui de la valeur de la science. La valeur de la science a été mis en doute par un certain nombre de métaphysiciens, et même par quelques savants. On a accusé la science de ne pas avoir tenu toutes ses promesses. On a eu raison. Pourtant, ne lui a-t-on pas demandé plus qu'elle ne pouvait donner ? La science apporte son explication des choses et s'arrête où commence la métaphysique.

On s'est trop empressé (Brunetière en tête) de proclamer la faillite de la science, au nom d'un pseudo-idéalisme. La véritable science est idéaliste et réaliste à la fois. C'est dans un esprit réactionnaire que s'est engagée la campagne contre la science, que les exagérations même de la science paraissaient justifier. La vraie science ne peut tuer le rêve : le rêve lui est nécessaire ; il l'entraîne avec lui sur les sommets. On a aussi reproché à la science – et ce reproche est le plus justifié – de s'être mise au service des forts, des maitres de l'heure, des grands bandits légaux qui président aux destinées de l'Humanité. La science s'est faite la servante des hommes de guerre et de haine. Au nom de la science, comme au nom de la patrie, on assassine, on tue. Cette religion de la science est néfaste comme toutes les religions : elle a ses fanatiques. Elle a aussi ses martyrs. Les savants ont mis la science au service de la mort, rarement au service de la vie. Ils en ont fait une puissance de destruction, qui n'a pas dit son dernier mot. Cette science « assassin de l'oraison, et du chant, et de l'art, et de toute la lyre », comme disait Verlaine, est la honte de la civilisation. La science au service du crime doit être châtiée et découronnée de tout prestige. À bas la science au service du prétendu droit et de la prétendue civilisation ! Quand on voit les résultats auxquels a abouti la science, il n'y a pas de quoi être fier. La science doit cesser d'être humanitaire pour devenir humaine. La science a favorisé le progrès matériel au détriment du progrès moral. Les progrès matériels eux-mêmes tant vantés sont bien aléatoires. Ils multiplient les chances de mort parmi les hommes, en multipliant les moyens de locomotion, les explosifs, les prisons, etc. La science, dans ses applications multiples, soi-disant pratiques, ne tend qu'à substituer l'artifice à la nature, le mécanisme au sentiment. Une humanité des savants, ou plutôt de pseudo-savants, serait inhabitable. Quant à guérir la souffrance, les maladies, la science s'en préoccupe bien, mais si peu ! La médecine qui, parait-il, a fait d'énormes progrès, n'a guéri ni le cancer, ni la tuberculose, ni la syphilis. Elle n'est même pas capable de soulager les maux de dents. La chirurgie est fière de ses tours de force. Mais les frères coupe-toujours sont le plus souvent des brutes, dont il faut se méfier. Malheur aux patient qui tombe entre leurs mains ! C'est de la chair à chirurgie pour la table d'opération. Les grandes découvertes que font la T.S.F., l'Aviation, etc. ne valent pas un poème écrit avec son cœur par un poète qui a souffert. Il sera beaucoup pardonné à la science pour quelques découvertes utiles, profitables à tous, cependant il faut nous opposer de toutes nos forces à cet esprit scientiste, qui ne voit que la science et ne jure que par elle. Le Homaisisme est une plaie. S'il n'y avait hélas ! que la science pour faire notre bonheur nous serions bien malheureux. Il faut combattre cette confiance aveugle dans la science, qu'engendre des pédants, de froids calculateurs. La science, soit, mais complétée, dépassée, augmentée, renouvelée et humanisée par l'art. Cessons d'opposer l'art et la science. N'opposons à l'art que la science de mort. Le cœur et l'esprit sont faits pour s'entendre ; de leur union naît l'harmonie. Opposer la science et l'art, c'est absurde. Il y a de la science dans l'art, et de l'art dans la science. Il faut être un demi savant ou un demi poète pour opposer la science véritable et la véritable poésie.

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À la métaphysique appartient encore le problème de la liberté et du déterminisme, auquel se rattache celui de la responsabilité, bien mal résolu par les criminologistes et autres psychiatres. Sommes-nous libres ? Sommes-nous responsables de nos actes ? Ne sommes-nous pas plutôt le jouet d'influences de toute nature ; hérédité, milieu, éducation, forces physicochimiques ? Problème redoutable que les religions et les morales ont résolu à leur profit. On ne peut le résoudre à la légère. Il semble bien que le déterminisme explique la plupart des actions humaines. Et cependant, l'individu possède le pouvoir de réagir. Il peut se libérer. Selon qu'on envisage le problème, tout l'édifice social est consolidé ou jeté à terre. La société a-t-elle le droit de punir ? Ne doit-elle pas soigner les criminels, comme elle soigne les malades ? Problème accroché aux précédents, et qui dépend de leur solution.

Que de problèmes ne propose-t-elle pas à nos méditations ! Le monde est-il l'œuvre du hasard ? Les choses marchent-elles vers un but défini, ou bien s'écoulent-elles pèle-mêle, en désordre, sans aucun plan conçu d'avance ? Que sommes-nous venus faire sur ce globe où le hasard nous a fait naître ? Y a-t-Il par delà cette planète passagère d'autres mondes habités ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? Que sommes-nous ? Existe-t-il une vie future et sous quelle forme pouvons-nous la concevoir ? La mort est-elle le terme de l'existence humaine ? Qu'y a-t-il après la mort ? Questions qui ont fait le désespoir des poètes et des philosophes. Questions peut-être insolubles ? Quand le penseur y songe, son front s'emplit de brume. Cependant, il finit par contempler sans trouble la vérité en face. Pour lui, rien ne commence et rien ne s'achève, tout meurt, tout se transforme. La création n'est qu'un flux et un reflux d'éléments contraires. La métaphysique s'adresse à la science, lui demandant de l'aider à sonder l'abîme. Par elle, elle acquiert quelques certitudes. Ensuite, elle interroge l'éthique. Elle lui pose cette question : « À quoi bon agir, à quoi bon s'agiter puisque tout est chimère ? Pourquoi vivre ? Pourquoi ne pas se suicider tout de suite, puisque tout passe, disparaît, se dilue... ? » L'éthique la conduit vers l'esthétique, qui lui apporte sa consolation, la politique et la morale ne pouvant constituer pour l'homme que des refuges illusoires. L'esthétique donne un sens à la vie. S'adressant à la métaphysique, à ses doutes, à ses atermoiements, elle lui confie sa foi : « Vivre, certes, malgré la souffrance qui est dans la vie, mais vivre en beauté. Lutter contre toutes les laideurs, même si cela est parfaitement inutile. S'affirmer un homme libre, au sein des brutes déchaînées... » Tout est là. Il n'y a pas d'autre existence pour l'homme. La, métaphysique reprend courage, et elle envisage désormais avec plus de sérénité tous les problèmes que pose la vie.

Le problème de la valeur de la vie, comme celui de la valeur de la science, est du ressort de la métaphysique. Celle-ci le résout, tantôt par l'optimisme, tantôt par le pessimisme. Optimisme et pessimisme ne signifient rien, au fond. La vie n'est ni bonne, ni mauvaise. Ce n'est pas un cadeau bien fameux que nous ont fait là nos parents, nous nous en serions bien passés. Mais puisque ce cadeau nous a été fait, sans que nous ayons été consultés, donnons-lui un sens. La vie vaut-elle la peine d'être vécu ? Pas toujours. Le problème de la valeur de la vie est angoissant. Les jouisseurs déclarent : « La vie est belle. » Les malheureux répondent : « La vie est triste ». Où trouver un refuge contre les maux d'origine naturelle ou sociale – Ces derniers sont les plus nombreux – qui nous accablent pendant le peu de temps que nous vivons ? Est-ce la religion qui nous apportera un réconfort ? Ne comptons pas sur elle. Plus que la science, la religion a fait faillite. Elle n'a empêché ni la guerre, ni tout autre fléau. Elle n'est pas restée fidèle à l'esprit de son fondateur (C'est de la religion chrétienne qu'il s'agit ici). Tantôt elle résiste au mouvement des idées, tantôt elle s'adapte bien maladroitement aux idées. La religion est une affaire. Les prêtres tiennent commerce d'au-delà. Ils sont vendus au veau d'or ; ils s'agenouillent devant les puissances d'argent ; ils ne courtisent que les riches et, pour donner le change, ils font semblant de s'intéresser aux pauvres.

Trouverons-nous un refuge dans sa rivale, la théosophie ? Les théosophes nous prodiguent d'excel1ents conseils. Mais les belles paroles ne suffisent pas à panser les plaies. Il y a beaucoup à prendre dans la théosophie qui poursuit le bonheur de l'humanité par sa régénération. Enfin, l'esthétique apporte aux hommes un refuge contre toutes les formes de laideur. Elle apaise le tourment de l'individu qui cherche le sens de la vie, qu'il n'a découvert, ni dans la religion, ni dans la morale, ni dans la politique. Elle calme ses angoisses et l'aide à supporter les maux inévitables qui frappent tout être humain. Refuge, hélas ! momentané. Il faut nous résoudre à n'avoir que peu de joie, en échange de beaucoup de souffrance morale et physique. Plus là pensée s'élève, plus l'être est malheureux. Telle est la vie, et il faut se résoudre à souffrir. Il importe, en attendant la mort, de créer autour de nous le plus de joie possible, afin de n'avoir pas vécu inutilement. Celui qui porte un idéal vivant dans l'âme peut vivre sans n'avoir aucun reproche à s'adresser, cet idéal fait à la fois son bonheur et son malheur. Si la beauté, – qui est aussi la vérité et la justice –, l'encourage à vivre, la laideur le touche plus profondément que les hommes dont l'inconscience la perpétue. Cependant semblable existence est bien préférable à l'existence amorphe du troupeau qui n'a jamais réfléchi à quoi que ce soit.

– Gérard DE LACAZE-DUTHIERS.


MÉTAPHYSIQUE (selon le socialisme rationnel)

Le livre que vient de publier M. Jules de Gaultier sur la sensibilité métaphysique, entrevue ou comprise sous le prisme déterministe du matérialisme historique nous a incité à faire connaître ce que le Socialisme Rationnel entend sous le même vocable.

Si, pour M. J. de Gaultier et la plupart des philosophes passés et présents, la métaphysique apparaît comme suprême efflorescence de la matière qui, à travers les espèces et les âges, trouve son épanouissement dans l'Humanité en s'appuyant sur les théories de Hégel relatives à la ruse des idées amenant à concevoir la possibilité de la mutation de quantité en qualité, Colins et son école philosophique et socialiste, se refusent à admettre, comme scientifiquement démontré le processus métaphysique qui va de l'atome au minerai, du minerai à la plante, de celle-ci au règne animal et, par suite, à l'homme tout entier. Si, pour M. J. de Gaultier comme pour Colins et son école il existe une sensibilité métaphysique, il faut convenir qu'elles sont d'essence différente. Il est cependant curieux et intéressant de constater que, partant de prémisses différentes, nous arrivons, d'une manière relative, au système moral dualiste que nous exposons depuis 1842. Nos philosophes modernes se sont aperçus qu'avec l'unité de nature il est impossible de concevoir l'idée de liberté autrement que comme une mécanique dirigeante, celle de l'égalité comme un stupide nivellement du reste impraticable, celle de la fraternité ou solidarité que comme un instrument de domination du fort sur le faible. Nous sommes d'accord sur les mots sensibilité métaphysique et non sur les idées que ces mots expriment et représentent. Les uns appellent métaphysique la science qui vient après la physique ; d'autres la qualifient : théorie de l'abstraction.

Pour le socialisme rationnel la métaphysique est l'opposé de la physique ; le non-physique, l'immatériel, le réel en tant qu'immuable et non-phénomène. Dès lors, la science sociale établit rigoureusement que la métaphysique est le domaine moral, celui du raisonnement, de la liberté, de la vérité, de la réalité. Le principe fondamental de la morale, de la liberté du raisonnement etc., est la sensibilité immatérielle réellement métaphysique. Rien d'identique entre les conceptions du socialisme rationnel et les Thèses de M. J. de Gaultier. Celui-ci en écrivant son livre dans un langage où les mots suivent la loi du transformisme, subissant des mutations comme les espèces, nous présente une métaphysique de l'instinct qui s'épuise jusqu'à l'intelligibilité.

Ce n'est pas le lieu de discuter minutieusement, par l'analyse, les thèses de M. J. de Gaultier. Notre devoir est de donner un raccourci de la thèse métaphysique telle qu'elle nous parait se dégager de la Science Sociale de Colins et qui est la nôtre. Pour la compréhension facile de ce qui va suivre nous appellerons métaphysique : les mathématiques des réalités. À ce sujet, Liebnitz a dit : « Si quelqu'un voulait écrire en mathématicien dans la métaphysique ou dans la morale, rien ne l'empêcherait de le faire avec rigueur... Je crois que, si on l'entreprenait comme il faut, il n'y aurait pas sujet à le regretter ».

En général, les philosophes s'élèvent contre ce qu'ils appellent l'insoutenable prétention de vouloir appliquer à la philosophie la science rigoureuse des mathématiques. Réfléchissons qu'en dehors des sciences exactes il ne peut y avoir, en morale, que des à peu près. C'est donc la que doit se trouver la vérité qui importe le plus, la vérité sur laquelle nous devons rendre toute contestation impossible, avant de passer à ce qui n'en est qu'une conséquence. Il est superflu d'ajouter qu'une vérité ne peut et ne doit être confondue avec l'illusion plus ou moins empreinte de mysticisme.

N'est-il pas évident que, si nous ne savons réellement ce que nous sommes, et comment nous devons agir pour notre bien, tout comme pour celui de la société, à quoi nous serviraient, sous le point de vue moral ou social les sciences physiques avec leurs incessants et admirables progrès ? On peut en dire autant des sciences exactes avec leurs indubitables théorèmes. Mais on peut les appliquer pour opérer le mal comme pour faire le bien. Si l'ordre moral n'existe pas, s'il n'est d'autre ordre que l'ordre physique, nous n'avons pas de critérium du bien et du mal et nous ne pouvons distinguer les sciences, l'une de l'autre sans crainte de nous tromper.

Le défaut d'une règle morale dont la réalité n'est pas démontrée rationnellement nous livre sans défense à l'entrainement des passions. Les événements sociaux qui seraient l'opposé de ce qu'ils sont si la question morale était connue et en voie de réalisation, ne nous inciteraient pas à suivre les uns les autres, à troubler l'ordre social et à créer ou maintenir le mal que nous paraissons combattre. Le désordre et le despotisme financier de notre époque, qu'un empirisme volontaire entretient, feraient place à une société harmonique où chacun recevrait selon ses œuvres. En résumé, la méconnaissance du droit, l'ignorance de la métaphysique, l'entraînement vers un faux raisonnement sont autant de fauteurs de misères, d'exploitation de l'homme fort sur l'homme faible, de la ruse, comme dit Hégel, sur la loyauté ; c'est-à-dire de l'immoralité de la morale de notre époque.

La question sociale reste toujours une question d'honnêteté scientifique et de vraie moralité. La connaissance de la métaphysique vraie pourra, seule, opérer la rénovation sociale dans le domaine intellectuel aussi bien que dans le domaine économique. 

– Elie SOUBEYRAN.