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MÉTIER n. m. (anciennement : mestier ; du latin populaire misterium, altération de ministerium, office, service)

Le mot métier désigne certaines machines ; il peut s'appliquer à une profession quelconque ; surtout il est synonyme d'art manuel. En ce qui concerne la technique des métiers, le machinisme industriel, la socialisation des instruments de production, l'orientation professionnelle, etc..., nous renvoyons aux articles spéciaux. Ici nous étudierons la raison d'être des métiers, le sens de leur évolution, la parenté originelle et durable qui permet d'associer l'habileté manuelle au savoir et à la beauté.

Inférieur par la force ou l'adresse à nombre d'espèces animales, faible et presque désarmé, lorsqu'il est réduit à la seule puissance de ses jambes et de ses bras, l'homme possède, par contre, cette supériorité incomparable de savoir se servir d'outils. Lancer des pierres, frapper avec un bâton, déchirer à l'aide d'un éclat de silex, ces actions, si simples en apparences et qui réclamaient si peu de réflexion, marquèrent pour l'activité humaine le début d'une ère nouvelle. Utiliser la matière inerte pour décupler ses forces organiques, contraindre la nature à le servir, le chelléen savait le faire et probablement aussi ses ancêtres très lointains dont la préhistoire (voir ce mot) parle encore à peine. Les premiers métiers de nous connus consistèrent à tirer, de morceaux de silex : haches, couteaux, racloirs et instruments divers. Pour aboutir là, les efforts de bien des générations furent indispensables, car la pierre n'est point matière docile ; à l'époque de la pierre taillée, la psychologie du sculpteur reste rudimentaire, mais son adresse manuelle est considérable déjà. En affirmant, de l'homme, qu'il a une intelligence parce qu'il a une main (voir ce mot), Anaxagore était plus proche de la vérité qu'on ne le croit d'ordinaire. C'est au cours de sa lutte contre la matière que l'esprit s'est développé ; la main est aujourd'hui l'instrument docile de la pensée, mais la pensée fut éduquée par le travail de la main, à l'origine. Parce qu'il a façonné bois et pierre, afin de les utiliser comme instruments, l'homme s'est éloigné du gorille pour devenir l'être raisonnable qui commande en maître aux éléments. Entre les métiers assurant la fabrication des haches de silex, puis, plus tard, des objets en ivoire ou en bois de renne, et les métiers modernes, les différences s'avèrent prodigieuses ; néanmoins, les seconds dérivent des premiers. L'histoire de leurs perfectionnements successifs se confond avec l'histoire même du progrès humain. Ajoutons que technique manuelle, art et science restèrent longtemps confondus. C'est afin de mieux régler les travaux des champs que le laboureur désira connaître le cycle exact des saisons, c'est afin ne de pas s'écarter de la bonne route que le pilote s'intéressa aux mouvements sidéraux ; il n'est pas jusqu'aux mathématiques qui ne se confondent, à l'origine, avec l'art de l'architecte et de l'arpenteur. Bien plus tard seulement la connaissance scientifique cessa d'être associée à la pratique d'un métier pour devenir spéculative et désintéressée. Même aujourd'hui, certaines professions manuelles exigent un savoir théorique de haute qualité. Quant à l'art, il resta durant des millénaires, intimement uni à l'exercice des métiers. Sculpter, peindre, etc..., supposent, il est vrai, des qualités mentales qu'on ne saurait confondre avec la dextérité manuelle ; mais c'est à des objets d'utilité pratique que l'homme appliqua d'abord ses talents d'artiste. Le décorateur, l'architecte furent longtemps de simples constructeurs ; le potier devint rapidement peintre et dessinateur ; le fondeur, ouvrier d'art. Si nous passons, de l'époque préhistorique, à celle mieux connue déjà de l'Égypte ancienne, nous trouvons l'artisan ravalé au niveau de la bête par les puissants de ce temps-là. « J'ai vu le forgeron à la gueule du four, lit-on sur certains papyrus ; ses doigts sont rugueux, comme des objets en peau de crocodile ; il est puant plus qu'un œuf de poisson. Les bras du tailleur de pierres sont usés... ses genoux et son échine sont rompus. Les bras du maçon s'usent au travail ; il se ronge lui-même, ses doigts lui sont des pains ; il se fait humble pour plaire ; quand il a son pain, il rentre à la maison et bat ses enfants. Le tisserand est plus malheureux qu'une femme ; il ne goûte pas l'air libre. Si, un seul jour, il manque à fabriquer la quantité d'étoffe réglementaire, il est lié, comme le lotus des marais. C'est seulement en gagnant par des dons de pain les gardiens des portes qu'il parvient à voir la lumière du jour. Le teinturier, ses doigts puent l'odeur des poissons pourris ; ses yeux sont battus de fatigue ; sa main ne s'arrête pas ; il passe son temps à couper des haillons ; c'est son horreur que les vêtements. Le cordonnier est très malheureux ; il mendie éternellement ; sa santé est celle d'un poisson crevé ; il ronge le cuir pour se nourrir. » Ainsi l'artisan égyptien travaillait sous la surveillance de gardiens féroces qui n'épargnaient ni le vieillard, ni le malade. Temples, palais, pyramides, etc..., furent construits grâce aux corvées que chefs et prêtres imposaient aux classes laborieuses ; et, pour toute récompense, l'on distribuait aux travailleurs une ration de vivres généralement insuffisante.

À Rome, les divers métiers furent exercés, soit par des esclaves, soit par des gens de la plèbe, des humiliores. Vers la fin de l'Empire, chaque ville possédait des corps de métier, sortes d'associations industrielles qui groupaient les artisans d'une même profession. Elles avaient un lieu de réunion, des fêtes religieuses, des chefs librement élus ; Alexandre Sévère les autorisa à recevoir des legs et dons. Mais les membres de ces sociétés étaient réduits à une quasi-servitude, et leurs fils étaient contraints de continuer le métier de leur père. Ce fut l'origine des corporations (Voir ce mot) du moyen âge. Ces dernières ne furent pas sans avantage pour l'ouvrier, qu'elles garantissaient contre la concurrence, le chômage et la misère. De plus, elles assuraient une meilleure fabrication des produits, les peines édictées contre les fraudeurs étant d'une sévérité extrême. En 1456, la falsification du vin était punie de mort à Nuremberg ; et c'est à l'étroite surveillance exercée sur les brasseurs que la bière bavaroise dut sa réputation. Mais les inconvénients de cette règlementation outrée l'emportèrent sur les avantages ; ce fut bientôt la disparition complète de la liberté, ce bien de tous le plus précieux. Pour entrer dans un métier, il fallait un apprentissage dont la durée variait de trois à douze ans, selon les cas. Puis d'apprenti on devenait compagnon, c'est-à-dire ouvrier pouvant vivre chez soi, mais sans avoir le droit de travailler hors de l'atelier du patron. Quelques-uns seulement obtenaient la maîtrise, après des épreuves consistant dans la fabrication d'une pièce difficile, d'un chef-d'œuvre ; c'étaient, en général, des fils de patrons ou des ouvriers riches. Solennellement reçus par les jurés ou chefs de la corporation, ils pouvaient alors tenir boutique. Les conditions du travail étaient de même réglementées de la façon la plus minutieuse, et des prud'hommes veillaient à la stricte application des statuts. On aboutit de la sorte, à la stagnation, à la routine, à une méfiance instinctive contre tout progrès. L'absence de concurrence permit de faire payer à la clientèle des prix exorbitants. Enfin la parenté et la richesse comptèrent beaucoup plus que le talent et le mérite aux yeux des jurés chargés d'examiner les candidats à la maîtrise. La tyrannie imposée par les corporations était devenue si intolérable, les maux qu'elles engendraient si patents que leur disparition, pendant la Révolution française, fut saluée avec joie par l'ensemble. Ajoutons que les artisans, trop peu nombreux, deux millions ou deux millions et demi, ne jouèrent qu'un rôle de comparses en 1789 et dans les années suivantes.

Le développement du machinisme (voir ce mot), au XIXème siècle devait modifier complètement la situation des travailleurs manuels. Vapeur, électricité, inventions mécaniques, chimiques, physiques, qui se sont succédées depuis plus d'un siècle sans interruption, ont complètement modifié la technique industrielle. Une infinité de machines effectuent, avec précision et rapidité, des travaux qui exigeaient l'effort prolongé de nombreux spécialistes ou dépassaient même la limite des forces humaines. De plus en plus, la nature, devenue docile grâce à la science, se soumet aux ordres de la raison. Voilà l'aspect brillant du progrès industriel et de la transformation des métiers anciens. Mais ce progrès a eu des conséquences d'un autre ordre. Il a rendu possible la concentration des capitaux, le développement formidable des grandes usines, des grandes compagnies de transport, des grandes banques. À l'atelier, où le patron travaillait lui-même avec quelques ouvriers, s'est substitué l'usine qui groupe des centaines, parfois des milliers d'hommes, sous la direction de contre-maîtres et d'ingénieurs. De pareilles entreprises requièrent des millions ; et la distance est aujourd'hui infiniment plus grande qu'autrefois entre le travailleur manuel et le patron. La facilité croissante des transports a permis, par ailleurs, une concentration des industries elles-mêmes, dans certaines régions, autour des mines et des ports en particulier. Et les petites et moyennes entreprises disparaissent, absorbées par de puissantes sociétés nationales et internationales, par des cartels géants. Ainsi est née la question ouvrière ; nous renvoyons, pour son étude, aux articles concernant le capitalisme et les syndicats.

Le progrès du machinisme et la division du travail, division poussée si loin dans les entreprises où règne la taylorisation, ont achevé aussi d'enlever tout caractère artistique et même tout caractère réfléchi au travail de l'ouvrier. Interminablement le même individu répétera un geste identique, reproduira un mouvement fixé une fois pour toutes. Nul besoin d'intelligence pour effectuer une pareille besogne ; l'usine devient un milieu abrutissant, un bagne en miniature ; et l'on ne s'étonnera pas qu'idiots et Crétins soient particulièrement prisés par de grands patrons américains. Voilà où aboutissent les merveilles d'une « rationalisation » (voir ce mot) qui ne deviendrait légitime que si elle assurait à l'ouvrier, non seulement le confort, mais des loisirs quotidiens pour qu'il puisse cultiver son esprit. Entre l'ingénieur qui coordonne les efforts de l'ensemble et l'ouvrier manuel réduit au rôle de machine, on a ainsi creusé un abîme. De continuels et regrettables malentendus surgissent entre ceux qui travaillent de leur cerveau et ceux qui travaillent de leurs doigts. On sait jusqu'où certains disciples de Karl Marx ont poussé la haine des intellectuels et comment les politiciens exploitent la sourde rancune des masses contre les hommes dont les efforts restent inaperçus parce qu'ils ne sont pas musculaires. D'autre part, les intellectuels n'ont point le droit de mépriser les travailleurs manuels (voir intellectuel, manuel), leurs frères, qui s'élèvent parfois à une hauteur de pensée qu'eux-mêmes n'atteignent pas. Puis la routine est plus dangereuse quand elle envahit l'esprit que lorsqu'elle concerne uniquement les bras ; et la grande majorité des intellectuels, c'est chose triste à dire, semble composée de larbins de la plume, de tâcherons de la pensée, bien inférieurs en dignité, comme en mérite, aux manuels qu'ils prétendent dédaigner. Seuls les créateurs, ceux qui sortent de l'ornière commune et ne sont point esclaves du métier, témoignent d'une supériorité vraie, que ce soit dans le domaine pratique ou dans celui de la spéculation. Terminons en remarquant que la séparation actuelle entre la science, l'art et l'habileté manuelle ne semble ni nécessaire, ni définitive. Certains métiers ont résisté à l'ambiance commune, ils continuent d'associer à une technique modernisée l'amour du beau et du vrai. Inconscience et machinisme ne représentent point la dernière phase du progrès ; les instruments mécaniques valent comme moyens seulement, ne l'oublions pas. 

– L. BARBEDETTE.