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MILITARISME n m. (rad. militaire)

Le militarisme est un système qui consiste à avoir et entretenir des militaires, des armées. Son but essentiel et avoué est la préparation de la guerre. Le recrutement d'une armée permanente ; l'organisation des cadres d'une armée de réserve ; l'accumulation, la mise, le maintien en état de servir d'un matériel de guerre toujours plus moderne, plus perfectionné, bref, c'est l'organisation préalable de la guerre.

Cette organisation colossale, mise à la disposition des gouvernements, leur permet de poursuivre un double but : pouvoir lutter contre les gouvernements étrangers en cas de conflit entre eux et avoir sous la main un appareil formidable de répression violente en cas de soulèvement populaire. Les gouvernements ont un absolu besoin de l'armée tant contre leurs ennemis de l'extérieur que contre ceux de l'intérieur.

Théoriquement, pour justifier l'existence du militarisme, on dit que son but est la défense nationale, la sauvegarde de l'intégrité du territoire. En réalité, lorsqu'on suit l'histoire de ces derniers temps, et qu'on voit l'armée servir à attaquer les autres pays, à conquérir des colonies, à réprimer les manifestations ouvrières et les grèves, le rôle de l'armée apparaît tout autre : c'est la défense de l'autorité gouvernementale établie qu'elle assure. D'autres articles démontrent le bluff du patriotisme et de la défense nationale (voir ces mots). D'autres établissent que l'État (avec son gouvernement) n'est qu'une institution au service des grandes et puissantes organisations capitalistes : financières, industrielles et commerciales. D'autres encore prouveront que la guerre défensive ou offensive – et qui pourrait faire réellement la distinction ? – ne sont que des chicanes entre divers groupes de capitalistes, chicanes qui se règlent dans le sang des peuples mobilisés.

Contentons-nous de faire voir que le militarisme est l'arme par excellence de domination des gouvernements, que c'est le bras armé qui frappe les ennemis des dits gouvernements, ennemis nationaux ou étrangers.

Les maîtres ont des rivalités d'intérêts avec les maîtres d'autres régions ; ou bien ils ont jeté leur dévolu sur une contrée coloniale incapable de se défendre et contenant des richesses ; ils lancent leur armée ou la nation entière rassemblée dans la bataille pour imposer leurs volontés et en tirer des bénéfices.

D'autres fois, les peuples, à bout de patience et révoltés par une exploitation trop féroce ou une tyrannie trop cruelle, secouent leurs préjugés et leur résignation, et se révoltent. Alors, l'institution policière et judiciaire étant devenue insuffisante pour faire rentrer tout dans l'ordre gouvernemental, on fait intervenir les forces militaires avec leurs moyens puissants et perfectionnés de destruction. Le capitalisme yankee n'a-t-il pas mis en œuvre, dans les grèves, les mitrailleuses et les gaz ?

Ce double objectif du militarisme est nettement visible dans son évolution actuelle.

Le capitalisme, surtout le financier, s'internationalisant, les grands consortiums étant arrivés à conclure des ententes ou à se résorber l'un dans l'autre ; la dernière guerre ayant tellement remué le monde que les intérêts capitalistes s'en sont trouvés menacés, on assiste à ce phénomène : l'internationalisation du capitalisme est suivie parallèlement par une internationalisation des gouvernements. La Société des Nations n'est qu'un essai, encore informe, d'un gouvernement international qui sera le chargé d'affaires des groupes financiers internationaux comme les gouvernements nationaux le sont des groupes capitalistes nationaux. Ces groupes financiers internationaux, qui deviennent de plus en plus puissants, ont des intérêts un peu partout. Une guerre leur serait préjudiciable, tout au moins une guerre entre les nations qui leur sont asservies. Ils tentent de faire disparaître ces sortes de conflits, pour ne conserver la guerre que contre les pays qui ne voudraient pas se soumettre à leur puissance. Peu à peu, ainsi, se constitue une sorte de Super- État qui, lorsqu'il sera arrivé à son apogée, fera régner la paix capitaliste, semblable à l'ancienne paix romaine, paix qui signifiera l'asservissement de tous les peuples à quelques groupes financiers reliés par un pacte et donnant des ordres au Super-État. Cette évolution est visible à l' heure actuelle.

D'autre part, une autre évolution se poursuit : celle des méthodes de guerre que la science transforme de jour en jour. Grâce à l'automobile, à la mécanique, à la balistique, aux explosifs nouveaux, à l'aviation, à la T. S. F., aux rayons électriques, aux créations d'une chimie ingénieuse, aux gaz asphyxiants, à la bactériologie, la guerre future se présente sous d'autres aspects que dans le passé. Au lieu de voir manœuvrer d'immenses cohortes, des millions d'hommes mobilisés et armés, suivis d'un matériel lourd et considérable, se précipiter sur d'autres groupes semblables, on verra des escadrilles d'avions survolant le pays ennemi, laissant tomber des obus, des bombes à gaz ou incendiaires sur tous les points vitaux de la région, semant la ruine et la terreur. Pour ce genre de guerre, il suffit d'une petite armée de techniciens, de mercenaires destructeurs pilotant les appareils de mort, et d'une nation travaillant dans les usines pour leur fournir matériel et munitions nécessaires. Le service militaire obligatoire, les grosses armées permanentes, la mobilisation générale sous les armes peuvent disparaître, la guerre ne s'en poursuivra pas moins, et elle restera toujours suspendue sur la tête des peuples comme une épée de Damoclès, mille fois plus meurtrière, plus grosse de ravages étendus, rapides et profonds.

Cette double évolution des méthodes de guerre, et de formation d'un super-État capitaliste, devrait logiquement amener la disparition ou la diminution du militarisme, la réduction des budgets de la guerre, le désarmement même si réellement le militarisme n'avait d'autre but que de garantir la défense nationale.

Il n'en est rien, et c'est ce qui prouve que le militarisme a un autre but, inavoué celui-là : le maintien de l'ordre gouvernemental à l'intérieur, lequel exige de plus en plus des organismes de répression souples et puissants, capables de tenir tête, à l'occasion, aux soulèvements populaires, de briser dès I' aube les révolutions.

Peu à peu, l'armée de conscription fait place à une armée de métier. On enrôle systématiquement des mercenaires (voir ce mot) ; on enrégimente, pour le service de marâtres métropoles, de pauvres bougres de coloniaux. En 1929, on comptait, en France, 326000 mercenaires, armée formidable et toujours prête à donner main-forte au gouvernement si son existence était menacée. Cette armée mercenaire, augmentée d'une gendarmerie mobile et d'une police toujours renforcée et qui sera bientôt étatisée, c'est-à-dire près de 500000 hommes bien armés et outillés pour la répression, est plus forte que l'armée de conscription. C'est le plus formidable outil de défense que l'État français ait jamais institué. C'est un militarisme qui retourne à l'ancienne conception de l'armée de métier, colossale gendarmerie dont le rôle sera de tenir le peuple dans l'assujettissement le plus absolu.

Dans les autres pays capitalistes, on constate la même évolution. Elle est la caractéristique du militarisme moderne qui se trouve ainsi orienté vers deux fins : une armée de guerre, relativement peu nombreuse, mais pourvue des moyens les plus scientifiques de destruction ; une garde formidable, dispersée dans tout le pays, chargée de tenir dans l'obéissance la multitude ouvrière.

En résumé, le militarisme évolue avec la constitution des États, et avec les méthodes de guerre, mais il persiste. Il change de forme, mais c'est pour reparaître plus formidable, mieux outillé, mieux adapté aux conditions du temps. Quant ,à son but et à sa destination, il reste le même à travers les temps : assurer la domination là d'un individu ; ailleurs: de groupes tyranniques suçant et rançonnant la masse.

On peut dire que le militarisme a pris naissance en même temps que la domination de l'homme sur l'homme. Ceux qui commandaient les autres humains on t toujours pensé que leur règne devait, par prudence, ne pas compter exclusivement sur la résignation et une soumission bénévole, mais avoir une force de violence à leur disposition pour mâter les adversaires.

Aussi loin qu'on fouille l'histoire, on s'aperçoit que le militarisme a toujours été un corollaire obligatoire de l'autorité. Au fur et à mesure que l'autorité se concentrait dans les mains d'un puissant souverain, l'organisation du militarisme se compliquait et s'amplifiait. C'est sur le militarisme, et avec son aide, que les grands États se sont formés : Égypte, Chaldée, Assyrie, Perse, Grèce, Rome, dans l'antiquité. Et plus près de nous, les grands États ne se sont agglomérés que par la constitution et l'intervention d'armées toujours plus puissantes, lesquelles affermissaient l'autorité du souverain, d'abord, et s'étendaient ensuite, par la conquête, aux contrées voisines. Le militarisme n'est pas la conséquence du patriotisme, puisque ce sont, presque toujours, les conquêtes des armées et l'annexion militaire imposée et maintenue qui ont rassemblé ces blocs factices que sont les patries modernes. La patrie est fille du militarisme. Aussi est-il naturel, logique, que les patriotes soient en même temps militaristes. On ne renie pas aisément ses origines. Et ceux qui nous présentent un patriotisme édulcoré, presque honteux de lui-même devraient bien se rappeler que les notions de patrie, d'armée et le militarisme sont en étroite filiation. D'ailleurs, qu'éclate un conflit ou leur patrie est en jeu, et les voilà versant obligatoirement dans un militarisme suraigu.

Avec la constitution des royaumes et empires stables, on a assisté à l'organisation de plus en plus méthodique des armées permanentes. Les premiers souverains appelaient aux armes leurs nobles vassaux, qui accouraient avec leurs hommes d'armes. La nécessité de maintenir l'ordre intérieur, la domination du souverain et celle de livrer des guerres incessantes, a poussé les monarques à constituer des formations durables, solidement organisées, pliées sous une discipline de fer, prêtes à intervenir à chaque instant et n'importe où. Mais c'était toujours l'armée du roi, la marine royale.

La révolution française de 1789, en ruinant politiquement le pouvoir absolu du monarque, a modifié le caractère de la souveraineté qui s'abrite sous le masque des États. Et elle a amené la transformation du militarisme. Aux armées mercenaires royales sont venues se substituer les armées nationales, amenées par la conscription obligatoire. La centralisation des États se renforçant, les guerres exigèrent des forces de plus en plus puissantes. L'ère du militarisme moderne s'ouvre avec la Révolution ; puis c'est Napoléon, la constitution d'un empire russe, d'un empire allemand, d'une royauté italienne, d'un empire austro-hongrois, etc... Plus les États sont puissants et centralisés, et plus les militarismes se développent. Ce sont deux organismes connexes : l'un est le corollaire de l'autre. Et si quelque jour, nous voyons se constituer un super-État européen, il aura à sa disposition un militarisme formidable auprès duquel ceux d'aujourd'hui ne sont que des jouets. Il en est déjà question.

Vouloir se débarrasser du militarisme en conservant les États est une plaisanterie ou une chimère. L'État soi-disant prolétarien de Russie, surtout dans le cadre mondial actuel, est autant, sinon plus, militariste que les autres.

Un État sans appui militaire, sans appareil de coercition ne pourrait point vivre, bientôt secoué par les revendications des basses couches sociales. D'autre part, un militarisme sans État n'a point de raison d'exister.

Cette institution indispensable aux gouvernements est effroyablement onéreuse pour les peuples. S'il fallait calculer ce qu'ont coûté d'abord les périodes préparatoires des années de « paix armée » si lourdes pour les budgets des nations, puis, en vies humaines, en destructions imbéciles ou monstrueuses, en richesses anéanties, les guerres et les répressions, et si on y ajoutait les dettes contractées par les États pour parer aux dépenses formidables des unes et des autres, on resterait confondu. Il suffit de voir les milliards gaspillés par l'Europe d'après-guerre en préparation militaire pour comprendre que le militarisme, en même temps qu'il en est l'engin destructeur, est la sangsue des sociétés modernes.

Prenons la France comme exemple. Elle a actuellement une dette intérieure et extérieure dépassant 400 milliards, provenant exclusivement des dépenses de guerre. Les arrérages payés pour ces dettes de guerre se montaient, en 1929 (rentes consolidées ou amortissables) à 14 milliards. Les pensions de guerre et retraites militaires se chiffrent à environ 7 milliards. Les budgets de la guerre, de la marine de guerre, des colonies (dépenses militaires) et des corps expéditionnaires, sont d'à peu près 20 milliards. Soit, en tout, 31 milliards. Voilà ce que coûte le militarisme à la population française. Et, chaque année, cette charge va grossissant.

Plus de 30 milliards par an pour le militarisme et ses conséquences ! Alors que l'ensemble des salaires de tous les ouvriers, paysans, employés, fonctionnaires, mis ensemble, n'atteint pas 60 milliards (chiffres officiels). Que de réformes sociales, que d'améliorations au sort du peuple si ces 30 milliards étaient utilisés pour le bien-être de tous ! Rien que cette économie, à elle seule, vaut la peine de faire une révolution sociale, sans compter le reste.

Les budgets de la guerre et de la marine, réunis, en France, étaient de 548 millions en 1868, de 663 millions en 1878, de 727 millions en 1888, de 938 millions en 1898, de 1165 millions en 1908, de 1814 millions en 1913. Ils sont maintenant de plus de 10 milliards. Comme on le voit, l'ascension est constante. Malgré la réduction du service militaire de 7 ans à 5, puis à 3, puis à 2, les dépenses ont augmenté sans cesse. Il en a été de même dans tous les pays.

Depuis la grande guerre les exigences de ce militarisme que certains, naïvement, avaient caressé l'espoir de détruire, n'ont encore fait que croître, C'est, de nouveau et avec plus d'intensité, la course aux armements. Armée de terre, armée de mer, armée de l'air, ont des besoins de plus en plus forts. La science transformant chaque jour les méthodes guerrières, chaque État veut se tenir à jour des découvertes, ne point se laisser distancer par les voisins. Et pour parachever ce joli tableau, nous verrons prochainement la Société des Nations, le super-État, se mettre lui aussi de la partie et organiser son militarisme.

On peut, sans exagération aucune, estimer qu'aujourd'hui l'entretien des militarismes absorbe au moins un vingtième de la production industrielle des pays dits civilisés, que deux autres vingtièmes sont gaspillés à payer les intérêts des dettes contractées par suite des guerres, et qu'un vingtième environ de la population mâle valide est enrégimenté dans les armées. Tant en efforts utiles gaspillés dans l'œuvre de mort qu'en parasites entretenus à une besogne nuisible, le

militarisme coûte aux nations de 20 à 25 % de leur capacité de production, c'est-à-dire qu'il réduit d'autant le bien-être.

Un des premiers efforts d'une société organisée pour la justice, la liberté et le bien-être, devra être la disparition du militarisme, qui entraînera celle des patries et celle des États, perdant leur soutien.

La suppression du militarisme, à elle seule, apportera un immense soulagement matériel, une augmentation considérable des satisfactions de chacun. Et la disparition de ce formidable instrument de tyrannie et d'oppression sera la meilleure garantie de la liberté de tous.

– Georges BASTIEN


MILITARISME

Prépondérance exagérée de l'armée dans une nation. Tous les États sont militaristes, mais principalement les monarchies ; exemples : l'Allemagne et la Russie avant la guerre.

Le roi, toujours égoïste, songe avant tout à lui-même. Il se croit très au-dessus de l'humanité, non par l'effet d'une valeur intellectuelle personnelle, mais du fait d'en engendrement spécial et supérieur. Le peuple n'a pour lui qu'une importance secondaire ; il s'en préoccupe aussi peu que le propriétaire d'une maison se soucie du bien-être des rats qui en habitent les caves.

Mais ce qui lui importe c'est l'armée (voir ce mot). L'armée qui défend le pays, mais qui surtout protège sa précieuse personne contre les ennemis de l'intérieur.

La cavalerie vêtue de couleurs vives, ornée d'acier et de cuivres bien astiqués, casquée de métal doré, caracole autour de la voiture impériale.

Le peuple fait la haie, il écarquille les yeux pour ne pas perdre une miette de ce beau spectacle. Comme cela brille ! Il acclame, il hurle : Vive l'empereur ! Vive l'armée !

Cette armée n'est belle que dans les parades. Les casernes sont malpropres, sans aucun confort. Les soldats y couchent en chambrée et la nuit il se dégage de tous ces jeunes corps mal tenus une odeur infecte. Le soldat n'est pas une « petite maîtresse », dit l'officier, les odeurs ne le gênent pas, même celle des matières chères à Cambronne.

La nourriture est détestable, préparée en grand par un cuisinier paresseux. Les vivres, bien que vendus chers au gouvernement, sont de mauvaise qualité et la préparation en est faite sans soin. Le soldat, qui ne doit pas avoir d'odorat, ne doit non plus avoir de goût.

La soupe, le bœuf et les fayots

Ça fait du bien par où ça passe...

Quand on a faim tout est bon évidemment et le soldat ne continue pas moins de manger son rata, si on a trouvé dans la marmite une demi-douzaine de souris... noyées par accident.

Souvent des épidémies éclatent : rougeole, variole, scarlatine, fièvre typhoïde ; l'hygiène est très mauvaise, l'eau est contaminée. De la caserne, le soldat passe à l'hôpital militaire qui ne vaut guère mieux. Souvent au lieu de guérir de la maladie qu'il a, il contracte celle qu'il n'a pas et il meurt. Aucune importance. Si on est à la caserne pour apprendre à tuer ne doit-on y apprendre à mourir aussi ?

Toute la « casernée » s'ennuie mortellement. Les exercices sont fastidieux ; on apprend en un ou deux ans ce qui peut s'apprendre en trois mois. L'exercice fini, c'est le désœuvrement dans la promiscuité avec des gens qu'on n'a pas choisis. Le recrutement jette un coup de filet dans la rue, dans les champs ; le poisson est médiocre. Lire ? impossible. Toute la chambrée hurle ; d'ailleurs on aurait vite arraché son livre à ce rat musqué d'intellectuel ; le papier imprimé est surtout bon à un tout autre usage.

Mais les brutes s'ennuient aussi. Pourquoi sont-elles là ? L'un voudrait être derrière sa charrue, l'autre à son atelier, l'étudiant voudrait continuer ses études. Le temps passé à la caserne est du temps perdu et l'on est en colère contre le gouvernement qui vous force d'être là où on n'a que faire. La patrie, a dit le colonel... « Oui, cause toujours, on la connaît ! »

Pour se forcer à l'espoir on écrit sur le mur derrière son lit le nombre de jours qui restent et il se trouve que chaque jour ce nombre diminue d'une unité : plus que 327 ; allons, ça se tire... vivement la classe ! Cependant on reste là ; rares sont ceux qui se révoltent, c'est que les châtiments sont terribles. Le conseil de guerre Biribi.

À Biribi, c'est là qu'on crève !

De soif et d' faim.

La Boétie se demanderait comment une poignée d'officiers peut avoir raison de cette masse d'hommes.

C'est que les hommes sont très inférieurs. Pour mener à bien une révolte, il faudrait s'unir, s'organiser, avoir une volonté déterminée d'échapper à la caserne. Et tout cela nécessiterait une culture, une intelligence, un caractère que les hommes sont très loin de posséder. Chacun est incapable de voir plus loin que lui-même. Certes, l'adjudant-flic l'enrage ; mais il n'y a que patience à prendre ; un jour tout finira. On reverra ses champs, sa rue...

Seuls se révoltent les têtes brûlées : dégénérés pour la plupart, et aussi quelques anarchistes, quelques antimilitaristes pleins de courage. Du courage, il en faut ; toute une vie sacrifiée pour un résultat général très minime.

Le dimanche, dans la ville de garnison, les soldats déambulent par groupes de cinq ou six, les bras ballants, à travers les rues. Que faire ? la ville est étrangère, on n'y connaît personne. Quand on a un peu d'argent on va au beuglant, café-concert de bas étage, ou des artistes de dernier ordre régalent le soldat de refrains d'une obscénité répugnante. Il rit bruyamment en buvant du gros vin frelaté. Le soir, derrière la caserne des filles aux haillons souillés rôdent. Elles sont vieilles, véritables épaves de la prostitution. Leur visage est flétri, leurs cheveux sont gris, leurs seins pendants. Mais elles sont bon marché et le soldat n'est pas riche.

Petit, petit veux-tu f...

Mais la vérole est attrapée.

La vérole, maladie terrible encore, malgré les progrès de la médecine. Il faudra se soigner toute sa vie, autrement gare le tabès, l'hémorragie cérébrale ou la paralysie générale. À quarante ans ce sera fini ; mais quarante ans, quand on en a vingt, on pense que cela ne viendra jamais.

Petit, petit veux-tu f...

Si les partis réactionnaires sont militaristes c'est parce que l'armée est pour le peuple une école de soumission. Le peuple y apprend à obéir sous la terreur du code militaire qui a la mort à chaque page. Le général, le colonel, personnages chamarrés de galons qu'on ne voit que très rarement et de très loin mais qui sont terribles ; la vie du soldat est entre leurs mains. Ils peuvent le faire fusiller et, en défilant devant son cadavre, la musique du régiment jouera « Sambre-et-Meuse ». Et nunc erudimini, vous qui songez à la révolte !

Les grenadiers adoraient, paraît-il, Napoléon 1er. Plus tard, Freud dira que c'était d'un amour sexuel. Ces sentiments sont le fait des armées de métier. Le soldat d'aujourd'hui passe trop peu de temps à la caserne pour avoir l'amour du chef. Le chef moderne n'a pas, comme Napoléon, intérêt à caresser sa chair à canon, surtout en république. L'officier, le général de division lui-même, n'est qu'un fonctionnaire ; le soldat ne l'intéresse pas du tout.

Sorti de l'armée, l'homme est formé pour la vie à l'obéissance. Il comprend que, bâtie depuis toujours, la nation a une puissance formidable et qu'en face d'elle lui, individu, n'est rien. Pas autre chose à faire que de suivre les sentiers battus ; il travaillera tous les jours, il respectera son patron comme il respectait l'adjudant Flic, il se mariera, aura des enfants et mettra de l'argent à la caisse d'épargne. Il lira le Petit Journal ou l'Ami du Peuple, parce que ces journaux ne sont pas dangereux, ne sont pas compromettants. Il s'intéressera aux faits divers. Les plus allants fréquenteront les manifestations sportives.

Il se défiera des révolutionnaires, des « fous » ou des « ambitieux », qui tentent de le faire sortir de la bonne voie. Évidemment, il y a des riches, ce n'est pas juste ; mais « cela a toujours été et sera toujours » !

L'armée, comme la société, est divisée en deux classes dont le grade de sous-lieutenant forme la barrière. Au-dessus du sous-lieutenant est la bourgeoisie, au-dessous est le peuple.

Le sous-lieutenant a le plus profond mépris pour l'adjudant Flic. Il est allé au lycée et de là à Saint-Cyr. L'adjudant Flic n'est allé qu'à l'école primaire ; la salle de police, les tinettes, les balais sont de son domaine. Le sous-lieutenant, lui, plane très haut au-dessus de ces malpropretés ; le soldat le dégoûte.

La guerre a brisé pour un temps la cloison : force a été de fabriquer des officiers avec des soldats. Le poilu, certes, était loin d'avoir dans sa musette le bâton du maréchal Foch ; néanmoins, il pouvait sans ambition désordonnée rêver au mince galon du sous-lieutenant. Mais la guerre finie, la démarcation reparait ; les officiers sortis du rang ont pu rester en fonctions, ils encourent le mépris de leurs camarades.

L'officier est un homme cultivé, mais d'une culture spéciale. Sauf exceptions, son esprit est borné par le milieu. Il a des idées réactionnaires ; celui qui montre des opinions avancées est persécuté par ses collègues ; on met tout en œuvre pour l'amener à quitter l'armée. Autrefois, on allait jusqu'à le tuer en lui suscitant des duels répétés, auxquels il ne pouvait se dérober. L'officier peut avoir du courage à la guerre, mais dans la vie il n'en a aucun. C'est un fonctionnaire, sans personnalité. Comme le soldat, lui aussi est terrorisé, il lui faut obéir à ses chefs, leur donner des marques de respect qui n'existent dans aucune administration civile.

Le métier est monotone et sans intérêt. À part l'élite qui va à l'école supérieure de guerre, ceux qui travaillent dans les inventions, les années de service n'apportent aux officiers que l'abrutissement. Leur vie privée est celle de petits bourgeois. Ils ont beaucoup d'enfants et vivent serrés dans un petit logement. En province ils ont une vie un peu plus large et aussi plus de considération. L'aristocratie de la petite ville s'agglutine pour lutter contre l'ennui. La femme aménage un petit salon et a son jour. Entre femmes d'officiers s'établit une hiérarchie comique qui correspond à celle des maris. Et que de cancans ! malheur à qui ne pense pas et n'agit pas comme tout le monde...

Le métier d'officier ne favorise pas beaucoup le développement, intellectuel ; la vieille baderne de colonel, ou même de général est classique. Le « Colonel Ramollot », personnage d'avant-guerre, l'a immortalisée.

Les républiques, même militaristes, subordonnent encore le pouvoir militaire au pouvoir civil « la grande muette » ; l'armée n'est qu'un instrument. Le chef d'armée habitué à commander à des soldats qui n'ont qu'à obéir et à se taire n'a pas, sauf exceptions, la souplesse nécessaire à l'homme d'État qui doit manœuvrer, non des mannequins, mais des gens qui pensent, qui du moins ont la prétention de penser.

On ne peut pas faire la révolution contre l'armée. La Russie, le Portugal, dans leurs révolutions, avaient l'armée avec eux. Au régiment et à l'atelier sont les mêmes hommes ; mais jusqu'ici on n'a jamais pu décider le prolétariat à former une armée révolutionnaire. Dans les émeutes, l'armée a toujours devant elle la foule sans armes. Plutôt que d'aller le soir dans une cave faire des mouvements d'ensemble devant un camarade, l'ouvrier préférerait renoncer à la révolution. Il n'y a que les prolétaires réactionnaires qui consentent à ce sacrifice. Au moment où j'écris, cent mille casques d'acier viennent de défiler au pas de l'oie dans les rues de Coblentz en acclamant la revanche.

Rendre l'armée sympathique à la révolution est très difficile. Les soldats sont jeunes. Sortis de chez leurs parents, ils n'ont pas encore vécus de la vie indépendante ; ils comprennent très peu les idées. En outre, la plupart sont des paysans et ils sont jaloux des ouvriers des villes, qu'ils considèrent comme des fainéants passant leur vie dans les plaisirs.

« Divide ut imperes », Thiers s'est servi de l'antagonisme des paysans et des citadins pour écraser la Commune de 1871. Un adjudant Flic, plus féroce encore que nature aurait dit alors à un malheureux condamné : « Tu le vois, ton frère, il va te fusiller ! » Il faisait allusion au vieux cliché de propagande : « Soldat, ne tirez pas sur vos frères ! »

Les guesdistes d'avant la guerre conseillaient à leurs jeunes adhérents d'aller à la caserne et d'y conquérir des galons afin de pouvoir d'autant mieux, le cas échéant, servir la révolution. Pure illusion, les soldats militants ne seront jamais qu'une minorité infime.

La révolution portugaise et aussi la grande révolution française avaient l'armée avec elles. Mais ils ne faut pas oublier que c'étaient des révolutions bourgeoises ; les chefs étaient acquis et les soldats suivaient les chefs. La révolution russe a eu avec elle une partie de l'armée, mais alors l'armée était désorganisée par une très longue guerre et elle avait rassemblé non seulement les jeunes, mais des hommes faits.

Tout homme d'opinion avancée ne peut pas ne pas détester le militarisme.

Le militarisme, c'est la guerre. L'adage « Si vis pacem para bellum. » n'est pas vrai. « Les canons, les munitions », lorsqu'ils sont en trop grand nombre, doivent servir. Les officiers veulent pouvoir monter en grade à la faveur des vides que fera la mort. Et la guerre à son tour renforce le militarisme. L'armée passe au premier plan ; les grands chefs deviennent des idoles exposées à l'adoration des foules.

Les hommes meurent par millions, la vie économique est arrêtée, la pensée est jugulée. Les villes sont lugubres, le peuple foulé. On meurt au front, vous avez la chance d'être à l'arrière : souffrez !

La vie du soldat ne compte plus. On en fait massacrer des milliers dans une offensive inutile, uniquement pour mettre quelque chose dans le « communiqué » distribué à la presse. Sous Louis XIV, un général faisait tirer l'artillerie sur ses propres troupes pour leur apprendre ce que c'est que la guerre. Peu de changement.

Le militarisme, c'est la guerre et c'est aussi la réaction. « Le sabre et le goupillon », comme on disait pendant l'affaire Dreyfus ; le soldat et le prêtre : deux hommes du passé qui veulent dominer par l'abêtissement et la force.

– Doctoresse PELLETIER.