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MODERNE adj. et n. m. (bas latin modernus)

Moderne s'oppose à ancien ; il désigne ce qui est récent, ce qui est nouveau. Mais l'imprécision d'un terme si vague, utilisé arbitrairement dans des conditions très opposées, ne doit pas nous détourner de l'examen des problèmes qui se posent à son sujet. Deux surtout méritent d'être retenus : l'un, d'ordre philosophique, s'apparente étroitement à celui du progrès humain ; l'autre, d'ordre historique, concerne les discussions survenues, à toute époque, entre partisans des jeunes et partisans des vieux ou, plus exactement (car certains vieux restent toujours jeunes et certains jeunes se classent très tôt parmi les fossiles) entre partisans de l'esprit ancien et partisans de l'esprit nouveau.

Les politiciens ont tellement abusé du mot progrès (voir ce mot) qu'il est devenu suspect à beaucoup. Non sans raison, car les vocables les plus sonores, ceux qui suscitèrent le plus d'enthousiasme et pour lesquels le sang humain fut même répandu à flots, ne recouvrent souvent que d'imaginaires abstractions ou une absence totale d'idée. Mais, laissant de côté les creuses phraséologies, l'on peut se demander si, dans l'ordre intellectuel, artistique, moral, dans l'ordre matériel aussi, l'homme moderne est en progrès sur ses ancêtres, si le trésor des connaissances intellectuelles s'est accru sensiblement au cours des temps historiques et préhistoriques, en un mot, si l'âge d'or, pour notre espèce, doit être placé à l'origine ou à la fin. Selon la Bible, Adam fut créé parfait physiquement et moralement ; c'est en punition de sa désobéissance qu'il sera plus tard astreint au travail, condamné à souffrir et à mourir, ainsi que ses descendants. Ce souvenir de l'Éden primitif qui faisait dire à Lamartine que « l'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux », a longtemps empêché la vérité de se faire jour. Pour les penseurs chrétiens, c'est à l'origine qu'il faut sans conteste, placer l'âge d'or de l'humanité. Mais la science a infirmé absolument cette manière de voir et démontré que nos premiers ancêtres étaient plongés dans une complète barbarie. À l'origine, ainsi que le poète latin l'avait dit avec infiniment plus de vérité, « lorsque certains animaux, troupeau muet et hideux, furent sortis en rampant sur les terres nouvelles, ils combattirent pour du gland et des tanières, avec les ongles et les poings d'abord, ensuite avec des bâtons, puis avec les armes que l'expérience leur avait fait fabriquer ». L'homme n'a pas échappé à la loi naturelle de l'évolution, et c'est grâce à une série de transformations successives qu'il est devenu, même physiquement, ce qu'il est aujourd'hui. Après la découverte du pithécanthrope faite à Java, en 1891, par le docteur Dubois, le doute n'était déjà plus permis ; l'on était en présence d'un type intermédiaire, au point de vue de la capacité crânienne, entre l'homme et les plus perfectionnés des anthropoïdes. Aujourd'hui, le problème est définitivement tranché. Des fouilles effectuées aux environs de Pékin ont permis, récemment, d'extraire d'importants restes fossiles appartenant à des individus très voisins du pithécanthrope. Ainsi le docteur Dubois n'avait point trouvé le crâne d'un monstre, comme le répétaient en chœur les écrivains spiritualistes ; ils s'agissait bien d'une race humaine très inférieure. Le piquant de cette découverte, c'est qu'elle ait eu lieu à une époque où de pseudo-savants s'efforçaient de discréditer le transformisme ; mais, naturellement, la grande presse n'en a soufflé mot, et des revues qui se prétendent sérieuses feignent encore de l'ignorer. Le progrès est donc manifeste dans le domaine cérébral ; il ne l'est pas moins si l'on compare l'outillage des époques préhistoriques avec celui du XXème siècle. « Quand les écrits manquent, les pierres parlent », disait Boucher de Perthes, que les savants d'alors raillèrent sans pitié, parce qu'il déclarait taillées de main d'homme les haches en silex du quaternaire. Or les premiers instruments en pierre témoignent que nos ancêtres vécurent, à l'origine, dans un dénuement complet. Sans doute l'évolution ne s'est pas faite en ligne droite, mais en zigzag ; elle a connu des arrêts et des reculs ; il est incontestable pourtant qu'en matière de confort les modernes sont plus favorisés que leurs prédécesseurs de l'époque chelléenne ou tardenoisienne, et même d'époques beaucoup plus rapprochées. Au point de vue artistique et moral, le progrès n'est pas aussi net ; plusieurs parlent de régression, sans qu'on puisse leur donner complètement tort. Résultat d'un effort collectif, continué de siècle en siècle la science voit grossir indéfiniment le trésor de ses certitudes ; un étudiant moderne d'esprit très ordinaire, en sait plus que Torricelli en physique, plus que Lavoisier en chimie. Par contre, l'art n'implique pas la même impersonnalité ; il dépend surtout de la valeur individuelle. Le vieil Homère ne fut éclipsé ni par Dante, ni par Hugo ; Phidias dépasse encore les sculpteurs actuels ; et peu de peintres modernes supporteraient la comparaison avec Raphaël ou Michel-Ange. Néanmoins, même en matière artistique, il y a progrès dans la technique. Et j'ai cherché à établir qu'en morale une observation impartiale conduit à des conclusions semblables : « Non que les hommes soient meilleurs : pour l'affirmer, il serait indispensable de lire dans les cerveaux ; mais les problèmes sont posés de façon plus équitable et les solutions admises s'avèrent d'une efficacité supérieure ». (Par delà l'Intérêt.) Ainsi les modernes sont incontestablement plus favorisés que les anciens à de nombreux points de vue ; l'antiquité d'une croyance ou d'une tradition ne prouve pas en sa faveur ; loin d'être une tare, la nouveauté serait plutôt un mérite. Pourtant il convient de s'entendre à ce sujet. Un élève moyen, un cancre même, qui usa de nombreux fonds de culotte sur les bancs des écoles, saura bien des choses qu'Archimède, que Newton, qu'Ampère ignoraient ; un chirurgien actuel, dépourvu dé talent, réussira des opérations qu'Ambroise Paré n'eut pas osé faire. Dira-t-on de l'élève et du chirurgien moderne qu'ils sont supérieurs aux génies que je viens de nommer ? On reconnaîtra sans peine que les seconds furent des géants capables, par leurs découvertes d'enrichir la science humaine, alors que les premiers sont des nains, aptes seulement à utiliser ce que d'autres inventèrent. L'évolution ne place pas tous les êtres d'une époque sur un plan identique ; entre certains, elle maintient un abîme. De même qu'un paysan du Xème siècle l'emporterait sur un gorille du XXème, de même un Descartes, un Kant resteraient supérieurs de cent coudées à l'immense majorité des modernes qui s'occupent de philosophie. Ne soyons donc pas de ces rétrogrades incorrigibles, des ces antiquaires de l'esprit qui collectionnent pieusement de vieilles idées, comme d'autres collectionnent de vieux vases. Aimons les choses nouvelles, mais soyons reconnaissant aux anciens qui, au prix d'un labeur méritoire, nous ont permis d'être ce que nous sommes, de savoir ce que nous savons. Et, délaissant toute forfanterie, admettons de bon cœur que parmi ceux qui nous précédèrent, que parmi ceux qui portent des cheveux blancs il en est qui nous sont très supérieurs.

Il suffit, d'ailleurs, et nous abordons ici le côté historique du présent travail, de jeter les yeux sur le monde actuel pour apprendre, hélas ! que moderne n'est pas toujours synonyme d'esprit nouveau, et que jeunesse est loin d'être l'équivalent fatal de supériorité. Constatation, pour moi, d'autant plus pénible que j'ai pour les générations qui montent une profonde affection. Trop de jeunes, aujourd'hui, ont un cerveau pétrifié ; religion, militarisme, réaction sous toutes ses formes, recrutent parmi eux leurs propagandistes et leurs adhérents. Après l'effort scientifique du XIXème siècle, il semble qu'une vague de mysticisme se soit abattue sur ceux qui grandirent avant 1914, et qu'une vague d'arrivisme l'ait remplacée depuis 1918. Leurs aînés eurent parfois une autre allure ; et nous n'oublions pas le rôle joué par la jeunesse dans certaines révolutions. Ne désespérons pas de ceux qui vont suivre ; aidons autant qu'il est en notre pouvoir l'éclosion des tendances libératrices dans les cerveaux encore tendres qui s'ouvrent à la lumière. Si, passant des individus aux collectivités, nous considérons les peuples qualifiés modernes, les États-Unis, par exemple, le spectacle s'avère non moins affligeant. Dans ce pays, cité comme modèle, l'amour de la liberté ne va pas jusqu'à permettre de critiquer la Bible ou d'enseigner le darwinisme ; la royauté du dollar s'impose sans discussion et, comme de juste, la superstition règne en maîtresse. Nul doute que le sol soit plus fertile, que les villes soient mieux construites, que le confort soit plus développé qu'en Europe, mais les âmes y sont aussi serves. Et les spécimens d'art américain, vulgarisés par le phonographe et le cinéma, achèvent de démontrer que l'extrême richesse matérielle peut s'allier aisément à une pauvreté cérébrale peu ordinaire. Pourtant beaucoup s'y laissent prendre parce qu'on prétend bien modernes des sottises et des horreurs qui, hélas ! sont de tous les temps. Il est vrai que pour tromper les électeurs simplistes, les dirigeants d'Europe, comme d'Amérique, qualifient nouvelles les plus vieilles ritournelles religieuses ou politiques. Si ce terme était employé dans un sens très précis, non d'après l'usage courant, seuls mériteraient l'épithète de, modernes les individus et les groupements dont la supériorité mentale se traduit par un complet mépris des préjugés régnants. À bon droit, certains jeunes seraient alors rangés parmi les représentants d'une faune antique, alors que des vieux compteraient parmi les spécimens de l'espèce la plus évoluée. Ce que l'histoire démontre, c'est que les hommes se sont toujours séparés en partisans de l'esprit ancien et en partisans de l'esprit nouveau. « Monarchie constitutionnelle, puis république symbolisèrent, en leur temps, des tendances extrémistes ; mais les précurseurs ont poussé plus loin, pendant que les monarchistes d'hier se muaient en républicains. Toujours, parmi les hommes, s'en trouvent qui retardent, tandis que d'autres avancent ; des uns comme des autres, les formules varient selon l'époque et le milieu. » (À la Recherche du Bonheur). D'où il résulte que les luttes qui mettent aux prises jeunes et vieux, doivent disparaître dans les groupements qui ne comportent ni gouvernants, ni gouvernés, ni pontifes, ni fidèles, mais seulement des frères pour qui les différences d'âge sont chose secondaire. Ces luttes n'ont de raison d'être que dans les partis, les églises ou les associations qui disposent de prébendes capables d'exciter l'envie. Nés plus tôt, nés plus tard, qu'importe, ils peuvent tous s'aimer ceux qui sont de la race des éternels persécutés, des éternels porte-lumière.

Fréquemment, mais d'une façon superficielle en général, les écrivains ont traité des querelles, renaissante presque à chaque époque, concernant les modernes et les anciens. Déjà Horace, un partisan des modernes, demandait ironiquement à ses contradicteurs combien d'années au juste étaient requises pour l'ancienneté. En France, Desmarets de Saint-Sorlin, qui se croyait appelé à défendre la religion en littérature ; Boileau, etc., se firent, au XIIème siècle, les défenseurs des anciens contre, Charles Perrault, l'auteur des Contes de Fées, qui déclarait catégoriquement et avec beaucoup de bon sens :

La belle antiquité fut toujours vénérable,

Mais je ne crus jamais qu'elle fut adorable...

Platon, qui fut divin du temps de nos aïeux,

Commence à devenir quelquefois ennuyeux...

Puis la dispute reprit, un peu plus tard, entre Mme Dacier, une admiratrice d'Homère, et Houdard de la Motte qui faillit la faire mourir de dépit. Les deux adversaires se réconcilièrent par la suite, à la table de M. de Valincourt. On sait que, dans la république des lettres actuelles, les moins-de-trente-ans, et même les moins-de-quarante-ans poussent de furieux jurons à l'adresse des vieilles barbes qui peuplent les académies et détiennent les bonnes places. Ces enfantillages me feraient rire, si je ne songeais que, demain, nantis d'honneurs et d'argent, ces révolutionnaires à l'eau de rose seront, à leur tour, les fermes soutiens de la tradition. Ceux-là, seuls, m'intéressent, quel que soit leur âge, dont le cerveau reste jeune constamment.

– L. BARBEDETTE.