MORALE
(RECHERCHE D’UNE RÈGLE DE VIE) n. f. du latin
moralès, de mores, les mœurs
La morale est l’ensemble des règles dont s’inspirent les mœurs, dans un
groupement social quelconque, en vue du bien commun. Elle est forcément
en rapport, non seulement avec les aspirations intellectuelles et
sentimentales du groupement qui lui a donné naissance, mais encore avec
ses besoins économiques, et les conditions particulières qui lui sont
faites par le milieu naturel dans lequel il est appelé à se développer.
La morale est, pour l’harmonie dans le groupement, ce que l’hygiène est
pour la préservation des maladies dans la collectivité. Elle tend à
éviter ce qui, dans la conduite de chacun, serait susceptible
d’entraîner, pour les autres et pour soi-même, de la souffrance
inutile, des dissentiments graves, la déchéance et la ruine. Elle se
propose de favoriser, au contraire, ce qui est de nature à développer
dans le groupement la concorde, l’estime mutuelle, le bonheur et la
prospérité. Elle éclaire, complète, et cultive ce que la pratique
millénaire de l’entr’aide, parmi les générations successives, a placé
en nous d’instinct de sociabilité.
Mais, précisément parce que le contenu et la portée de chaque morale
sont conditionnés par les degrés d’intelligence, de savoir, et de
culture du groupement dont elle est originaire, il ne s’ensuit pas que
toute morale soit forcément rationnelle, largement humaine et
respectable en ses préceptes, les milieux sociaux superstitieux,
ignorants et cruels étant encore, hélas, les plus nombreux. Il est
évident, d’autre part, que la morale étant appelée à tenir compte des
exigences du milieu naturel et des nécessités de la vie pratique, elle
ne peut comporter en toute région, comme en tout temps, des indications
absolument identiques, sinon quant a son principe même, du moins quant
à ses modalités d’application. Ainsi, tout en répondant au même objet,
les précautions d’hygiène ne sauraient-elles être complètement les
mêmes pour l’homme, selon qu’il vit en Norvège ou sous l’Equateur.
Se déclarer amoraliste, ou même immoraliste, simplement parce que l’on
répudie les moralités officiellement admises dans la société qui nous
environne, est une erreur grave, quand ce n’est pas une boutade
dangereuse, parce que cela peut donner lieu dans l’enseignement, et non
sans raison, à des interprétations inexactes, aux suites regrettables.
Être amoral, en effet, c’est être totalement dépourvu de directives
quant à ce que doivent être les relations nécessaires dans la vie de
société ; se laisser aller à toutes ses impulsions, sans aucun souci
des conséquences que notre conduite pourrait avoir pour autrui et, par
répercussion fréquente, pour nous-même. C’est une des formes de
l’inconscience. Être immoraliste, c’est avoir conscience de ce qu’est
la morale mais, par orgueil, scepticisme, ou misanthropie, s’en faire
l’adversaire sous toutes ses formes, même les plus séduisantes et les
plus raisonnables.
Quand on reconnaît que certaines règles, dictées non par l’arbitraire,
mais par l’utilité, sont indispensables à la vie en société ; lorsqu’on
admet qu’il est - ne serait-ce qu’à l’égard de nos proches amis - des
manières de se comporter qui sont bonnes, et d’autres, par contre, qui
sont méprisables, on est, qu’on le veuille ou non, partisan d’une
morale, même si, considérant les choses sous un angle très personnel,
il se trouve que cette dernière n’a rien de commun avec celle qui est
enseignée dans les écoles.
D’ailleurs, à la vérité, personne n’est totalement immoraliste. Ceux
qui se prétendent tel, et le sont en effet, ne sont en réalité
immoralistes que lorsque ceci favorise leur intérêt propre. Cependant
les reproches amers, voire les invectives, dont ils accablent autrui,
chaque fois qu’autrui se permet d’agir à leur égard avec la même
désinvolture, prouvent surabondamment qu’ils ne sont dépourvus de sens
ni du bon et du mauvais, ni du juste et de l’injuste. Mais ils
réservent pour les autres les obligations que cela comporte, et
s’accordent licence de ne faire que ce qui leur convient.
Le banditisme le plus vulgaire a sa morale, très estimable à certains
points de vue. Ne pas livrer à la police les amis ; assister les
prisonniers ; ne pas les dépouiller de leur part de butin. Quand, sous
prétexte de liberté, on ne veut même pas se plier à des données aussi
élémentaires, la vie en commun devient une triste chose, une sorte de
suicide collectif, le profiteur malhonnête de la veille étant appelé à
devenir la victime du lendemain. Comme perspective, on n’a pas devant
soi l’harmonie rêvée, mais les brutalités de la jungle.
La liberté de l’amour elle-même, lorsqu’elle n’est pas recherchée pour
soi uniquement, comporte une morale : celle de la réciprocité dans la
tolérance à l’égard du compagnon ou de la compagne choisis, dût-on,
sans une plainte, en souffrir cruellement.
L’idéal d’une transformation sociale, lorsqu’il n’est point pur
prétexte à controverses philosophiques, comporte, lui aussi, une morale
: ce n’est pas forcément de s’offrir en holocauste a son entourage, en
pratiquant à son profit un communisme unilatéral. Mais c’est ne
négliger rien, dans l’ordre de nos possibilités pratiques immédiates,
de ce qui serait susceptible d’en hâter l’avènement.
Quant au communisme anarchiste, il est, jusque dans ses moindres
détails, toute une doctrine de morale sociale qui peut être résumée
ainsi : - Ne te crée pas du luxe aux dépens de la misère de ton
prochain, mais renonce à exploiter son labeur pour te procurer des
biens. - Rends-toi utile suffisamment pour n’être point à charge, mais
veille à rendre à la société en bienfaits ce que tu as reçu d’elle sans
effort. Ne fais point violence à autrui pour le contraindre à servir
tes desseins, mais respecte sa vie privée et ses opinions, même lorsque
tu ne les partages point. Cependant exige pour toi-même les avantages
que tu admets pour autrui, et dont tu lui as permis de bénéficier, car
il n’est pas dû au despote la tolérance, au parasite le bien-être, à
l’autocrate la liberté.
Jean MARESTAN.
* * *
MORALE (ÉTHIQUE
INDIVIDUELLE ET SOCIALE)
Avec raison, Nietzsche et un très grand
nombre d’écrivains anarchistes, ou même simplement honnêtes, ont
insisté sur la nocuité des morales, de toutes les morales qui, depuis
si longtemps, oppressent les consciences humaines. Variables selon les
époques et les contrées,. prescrivant aujourd’hui ce qu’elles
condamnaient hier, audacieusement imposées au nom des dieux ou
soi-disant conseillées par la raison, elles se bornent en général à
forger des chaînes, destinées à paralyser les forts selon Nietzsche, à
maintenir les faibles dans l’obéissance selon moi. Que de vies
manquées, que de mutilations volontaires du corps ou de l’esprit,
quelle plate docilité à l’égard des maîtres, combien de renoncements
aussi sots qu’inutiles, parce qu’on inculque, dans le cerveau des
individus, les préceptes d’un divin décalogue ou les règles édictées
par des philosophes ambitieux. Et la société multiplie les crimes au
nom d’une morale qui, toujours, favorise le riche aux dépens du
subordonné. C’est une faute irrémissible de délester un milliardaire de
quelques francs, mais ce dernier peut, sans remords, s’approprier une
large part du travail quotidien de ses ouvriers ; afin de rendre
l’homicide légitime, obligatoire même, il suffit que roi ou président
signe une bonne petite déclaration de guerre ; et pour que
l’accouplement soit honorable, maire et curé doivent intervenir. Vraie
muselière pour prolétaire en liberté, la morale enserre dans le réseau
de ses prescriptions le vouloir même des individus, dès lors tout
pareils aux ours bien dressés qui, sur une invite, gesticulent, dansent
ou se tiennent en repos. Ils se transforment en vigoureux étalons, si
les maîtres réclament plus d’ouvriers pour l’usine, plus de soldats
pour les holocaustes guerriers ; et, afin de grossir le « magot du
patron », ils triment sans répit de l’aurore à une heure avancée de la
nuit. Incontestablement les inventeurs de morales sont à cataloguer
parmi les pires malfaiteurs, dès qu’ils prêchent aux individus
l’obéissance, aux peuples la résignation.
Ajoutons que les morales ne parviennent ni à étayer sérieusement les
règles qu’elles proclament, ni à démontrer la valeur des principes par
elles adoptées. Instabilité des bases, arbitraire des constructions,
mauvaise qualité soit du ciment, soit des matériaux, voilà ce qu’un
examen approfondi révèle dans les plus fameuses éthiques. Suppose-t-on
l’existence d’un principe supérieur à la nature humaine : Bien absolu,
Perfection suprême, d’où l’on devra déduire toute la moralité, il est
clair que nous abordons le nébuleux séjour des chimères et de la
fantaisie. Croyants et métaphysiciens s’y complaisent. Il existe un
Dieu tout-puissant, répètent les chrétiens, et ses commandements
doivent être suivis par les hommes sous peine de tortures effroyables ;
avec des variantes, juifs, musulmans, bouddhistes, théosophes tiennent
un langage presque pareil, plusieurs remplaçant l’enfer par des
afflictions terrestres ou les menaces de la réincarnation. En somme
tous ces faux prophètes, qu’ils se nomment Jésus, Moïse, Mahomet,
Boudha ou Krishnamurti, et tous les prêtres, qui les font parler
lorsqu’ils sont morts, se bornent à menacer le révolté qui refuse de
leur obéir.
J’aime examiner de près les mouvements spiritualistes qui éclosent
nombreux à notre époque ; et je ne voudrais pas décourager les rares
croyants qui ont l’audace de s’élever contre Rome ou les autres Églises
établies. En secouant le joug des dogmes et des autorités, ils opèrent
inconsciemment un travail de destruction dont l’importance n’apparaîtra
que plus tard. Seulement, lorsque je vois les épouvantails à moineaux
que ces pauvres gens agitent : karma, vies successives, bon dieu que ce
courageux Dr Mariavé lui-même n’arrive pas à rendre sympathique, je ne
puis que sourire devant le vide de ces conceptions, fort vieilles, mais
soigneusement badigeonnées avec un vernis nouveau. Trop de mensonges,
de sophismes, d’évidentes contradictions se rencontrent dans les
morales religieuses pour qu’il soit nécessaire d’insister davantage.
Elles sont, d’ailleurs, mises à nu en maints endroits de cet ouvrage.
Logeons presque à la même enseigne les éthiques fabriquées par des
métaphysiciens. C’est dans l’Idée du Bien que Platon situe la réalité
suprême ; dès lors la moralité consiste à en présenter une image aussi
parfaite que possible, à rompre avec les apparences sensibles pour
vivre de la vie intelligible des Idées. Pour Aristote, Dieu est le but
auquel aspire toute la nature, même la matière qu’un secret désir
pousse vers la perfection ; l’homme ne saurait avoir une fin
différente, c’est à s’affranchir des passions, à s’élever par la
contemplation des vérités éternelles, qu’il doit tendre. Plotin,
Malebranche, Leibnitz, etc., invoquent eux aussi le dieu des
spéculations métaphysiques comme suprême législateur et suprême gardien
d’une morale qu’ils prétendent inspirée par la raison et qui n’est, en
définitive, qu’un ramassis de préjugés. Bâtissant des châteaux en
Espagne, au gré de leur imagination, ces malheureux ont eu le tort
d’oublier l’univers sensible pour s’appuyer sur un dieu dont le moins
qu’on puisse dire c’est qu’il n’existe pas. Quel monstre, en effet,
s’il existait, même à l’état d’embryon, quel bourreau implacable, quel
ogre assoiffé de sang ! Loin de flagorner sa vaniteuse suffisance, de
le prier vainement d’approcher de son nez des encensoirs fumants,
l’humanité devrait le maudire pour ses crimes quotidiens. Et quand
Emerson, après bien d’autres, nous invite à imiter Dieu, il veut rire
probablement, car le dernier criminel humain s’avère moralement
supérieur au pourvoyeur de l’enfer ; de plus, nul ne conseillerait au
ver de prendre modèle sur l’éléphant, et nous sommes infiniment moins
que des vers, assurent les amateurs de métaphysique, si l’on compare Dieu
à l’éléphant.
Auguste Comte remplaça, il est vrai, l’invisible tout-puissant des
prêtres et des philosophes par l’Humunité, « grand être » dont
l’existence serait moins problématique à ce qu’il assure. A la société,
l’individu devrait tout ce qui fait de lui un homme : pensées,
vouloirs, sentiments, bien-être ; qu’elle vienne à disparaître, seule
son animalité subsistera. D’où l’obligation de vivre pour la
collectivité, non pour nous-mêmes, d’aimer l’Humanité, de la servir
comme un croyant aime son dieu et le sert. Durkheim et ses disciples
tiennent un langage presque pareil ; pour eux, l’acte qui vise
exclusivement à la conservation de l’individu ou à son perfectionnement
ne saurait être qualifié moral. « L’individu que je suis, écrit
Durkheim, en tant que tel, ne saurait être la fin de ma conduite
morale. La morale ne commence donc que quand commence le
désintéressement, le dévouement... là où commence la vie en groupe, car
c’est là seulement que le dévouement et le désintéressement prennent un
sens. » En somme, les partisans de la morale sociologique sacrifient
l’individu à l’État. Rien d’étonnant qu’une doctrine pareille charme
ceux qui désirent un pouvoir fort ; fascistes italiens et communistes
de Russie l’adoptent pour des fins opposées ; en France elle est
particulièrement chère aux pontifes qui dirigent notre enseignement.
Chose étrange, mais indéniable, socialistes et nationalistes
s’accordent pour n’attacher d’importance qu’à la collectivité, les
premiers ramenant tout à l’état, les seconds à la patrie. Pour nous,
quel que soit le nom dont on baptise cette divinité nouvelle, nous la
répudions au même titre que le dieu des croyants ou des métaphysiciens.
Opprimés par les prêtres de Jahveh, de Jésus, de la Nation ou de
l’État, que nous importe si l’oppression reste la même. Point d’idole,
à notre avis, qui mérite d’être adorée, fût-elle peinte en rouge
écarlate et servie par des révolutionnaires authentiques. Et vraiment
le prolétaire n’est pas difficile si, dans la société qui l’enchaîne,
il consent à voir une mère dévouée. Bonne seulement pour les riches et
les dirigeants, elle se comporte, à l’égard de l’ensemble, comme une
marâtre insensible à la douleur de ses prétendus enfants. Nous savons
l’association fort utile, indispensable même si l’on veut parvenir à un
haut degré de spécialisation, soit dans le travail ordinaire, soit dans
les recherches spéculatives, mais l’association peut rester libre,
n’impliquer aucune hiérarchie et par conséquent exclure la majorité des
caractères que les étatistes lui prêtent arbitrairement. Ainsi croule
le dieu nouveau qu’Auguste Comte et Durkheim voulaient hisser sur le
pavois à la place des anciens dieux défunts.
Le Devoir, cher au philosophe de Kœnisgberg, apparaît non moins
incapable de fonder une morale exempte d’incohérences et de
contradictions. D’après Kant, le devoir est un impératif catégorique
qui commande sans condition ; le rattacher à une réalité supérieure et
extérieure à lui, Dieu par exemple, c’est le rendre conditionnel et le
faire disparaître. La morale ne repose pas sur la métaphysique, c’est
au contraire la métaphysique qui repose sur la morale ; ce n’est pas le
bien qui est le fondement du devoir, mais le devoir qui est le
fondement du bien. Une seule chose s’avère bonne en soi, absolument, la
bonne volonté ou volonté d’obéir au devoir par respect pour le devoir,
sans considérations d’intérêts soit terrestres, soit même spirituels.
Depuis Kant, les moralistes officiels, les politiciens véreux et les
larbins des Académies ne cessent de nous parler du Devoir avec un
trémolo dans la voix. Tuer autant d’adversaires que possible, puis
mourir, c’était le devoir du soldat durant la guerre ; payer des
impôts, faire des enfants, c’est le devoir de l’ouvrier d’aujourd’hui.
Un mot, aussi creux que sonore, suffit à remuer l’âme du populaire,
éternelle dupe des beaux parleurs. Pourtant l’idole sculptée par Kant,
et que ses successeurs affublèrent d’oripeaux religieux et
patriotiques, s’avère depuis longtemps éborgnée, manchote, digne d’être
reléguée dans un placard soigneusement cadenassé.
Le devoir n’est qu’une survivance du sentiment religieux ; il résulte
du caractère obligatoire que revêtaient aux yeux de nos pères les
préceptes émanés, disait-on, des dieux. Pour obtenir les faveurs de ces
derniers ou pour éviter leur colère, il importait d’obéir sans
hésitation, sans arrière-pensée. Puis, lentement, les hommes oublièrent
l’origine céleste des règles transmises par la tradition ; le souvenir
des châtiments qui devaient suivre leur violation s’évanouit, ainsi que
l’espoir de se concilier la bienveillance des dieux par leur
accomplissement. Mais une mystérieuse terreur continua d’environner les
lois impératives édictées par les prêtres ou les législateurs inspirés
; la volonté divine disparut, le devoir a subsisté. Un devoir n’ayant
d’ailleurs ni l’universalité, ni l’immutabilité ; ni le caractère
définitif que Kant lui attribuait faussement. Et ses variations selon
les lieux, les temps et les personnes, ses mille contradictions
démontrent à l’évidence que, simple reflet du milieu, il est loin
d’être un absolu intangible, la suprême norme de la moralité. Ajoutons
que, pour le rendre compréhensible, il faut le rattacher à une entité
qui nous dépasse et peut nous commander : « Kant postule Dieu, écrit
Durkheim, parce que, sans cette hypothèse, la morale est
inintelligible. Nous postulons une société spécifiquement distincte des
individus, parce que, autrement, la morale est sans objet, le devoir
sans point d’attache. » Ainsi, qu’on le veuille ou non, la morale du
devoir aboutit à l’asservissement de l’individu ; c’est assez pour
qu’un esprit libre la répudie. Reprochons encore à la morale de Kant
comme à toute morale, d’ailleurs, qui sacrifie le cœur et les sens à la
raison, à la stoïcienne par exemple, d’oublier que l’homme possède des
sentiments et un corps, qu’il n’est pas pure intelligence et que le
bonheur vrai suppose d’humbles plaisirs à côté de joies très hautes. Il
se mutile sottement celui qui, sous prétexte de s’en tenir à la raison,
répudie tous les biens périssables, néglige sa santé, ignore
volontairement la douceur d’aimer.
A l’inverse de Kant ou des stoïciens, Adam Smith, Schopenhauer et les
autres partisans d’une éthique sentimentale ont fait au cœur une place
prépondérante. Alors que Fourier accorde un droit égal aux diverses
inclinations et qu’il imagine l’organisation phalanstérienne pouvant
permettre à toutes les passions de se développer librement, Adam Smith
choisit la sympathie parmi les autres sentiments. Pour lui la suprême
règle morale c’est de susciter le maximum de sympathie chez le maximum
d’individus. Avant d’agir nous devons nous demander quelle émotion
notre acte suscitera dans la conscience des autres, ou mieux encore ce
qu’en penserait un « spectateur impartial » installé à demeure dans le
fond de notre âme. Schopenhauer préfère la pitié. S’inspirant des idées
de Bouddha, il estime que la vie est essentiellement désir et
souffrance. L’idéal, pour le sage, sera donc de supprimer le vouloir
vivre, vraie raison de notre existence, par l’ascétisme et le
renoncement ; mais devant la douleur universelle de tous les êtres, il
se sentira, de plus, envahi par une immense compassion. Son cœur
s’ouvrira à une pitié sans bornes pour tous les hommes, ses frères ; et
cette pitié lui dictera sa conduite dans ses rapports avec eux. Bien
d’autres philosophes invoquent le sentiment comme base de la moralité ;
Hutcheson et Ferguson admettent l’existence d’un « sens moral » d’un «
bon amour » ; Jacobi estime qu’il suffit de s’abandonner aux mouvements
du cœur pour être vertueux ; « ama et fac quod vis » (aime et fais ce
que tu veux), disait déjà saint Augustin.
Les éthiques sentimentales ne manquent ni de grandeur ni de vérité ;
elles ne sauraient toutefois nous satisfaire pleinement. L’amour est
aveugle, il conduit fréquemment à des injustices ou à des fautes ; loin
de pouvoir être pris comme règle universelle, il a souvent besoin
d’être dirigé. D’ordinaire les âmes les plus nobles, parce qu’elles ont
le courage de braver les idées courantes et les préjugés, sont loin
d’être les plus sympathiques à leurs contemporains ; il suffit de
dépasser son temps pour être méconnu, persécuté. Une pitié mal
comprise, celle qui consiste à réchauffer la vipère engourdie, n’a rien
non plus de recommandable. Arrière la bonté qui se confond avec la
sottise ; si la générosité a mauvais renom c’est qu’elle ferme les
yeux, en général, et devient une duperie. Puis les morales du sentiment
ont tort de ne faire aucune place à l’intérêt personnel, à l’invincible
besoin d’être et d’être toujours mieux qui anime chacun de nous. S’il
est bon que l’individu songe à autrui, il serait mauvais qu’il
s’oublie, qu’il abdique toute volonté de vivre et de parfaire son moi.
Ce dernier reproche, il ne semble pas, du moins de prime abord, qu’on
puisse le faire aux morales du plaisir et de l’intérêt (voir ces mots).
Pour l’hédonisme, le plaisir constitue la fin dernière de toute vie.
Avec Epicure, Bentham, Stuart-Mill, Spencer, il reste le bien suprême,
mais il se transforme en intérêt que la raison délimite et précise. Une
sorte d’intellectualisation du plaisir s’opère grâce à l’acceptation
voulue des douleurs fécondes, à l’éloignement intentionnel des joies
dangereuses. Epicure classe nos besoins et préconise l’ataraxie ;
Bentham crée une arithmétique des plaisirs ; Stuart Mill introduit la
notion de qualité dans le domaine des jouissances ; Spencer compte sur
l’adaptation au milieu social et l’hérédité pour substituer un
altruisme toujours accru à l’égoïsme primitif. Ce désir de substituer
l’intérêt général à l’intérêt particulier apparaît déjà chez Epicure,
qui accorde une place de choix aux douceurs de l’amitié ; chez Bentham
et chez Stuart-Mill, il est beaucoup plus manifeste, sans aller jusqu’à
admettre la disparition totale de l’égoïsme, comme Spencer le prévoit
pour un avenir lointain.
Mais les utilitaristes sont-ils parvenus à des conceptions qui
s’imposent indiscutablement ? Nous devons répondre par la négative,
malgré les mérites certains de leurs idées. Il est faux d’abord que,
dans les sociétés actuelles, l’intérêt particulier concorde d’une
manière habituelle avec l’intérêt général ; c’est le contraire qui
semble vrai. Puis c’est une illusion de vouloir forger un bonheur-type,
de modèle uniforme, à l’usage de tous les individus ; ce qui plaît à
l’un déplaît à l’autre, les hommes placent leurs meilleures
satisfactions dans des joies opposées. Ajoutons que l’égoïsme voulu,
systématique, le continuel repli sur soi-même, dans le but de
s’interroger sur le bonheur ressenti, conduit rapidement à une
neurasthénie aiguë. Si le plaisir est une fin pour l’homme, pour la
nature il n’est qu’un signe et suppose un travail plus profond de
perfectionnement. Nourriture et boisson visent à restaurer l’organisme
affaibli ; les plaisirs qu’elles engendrent restent un accessoire.
Certaines joies, celles de la procréation, par exemple, ont toute
l’apparence d’un appât auquel il est bon, parfois, de ne point mordre.
Ainsi, non seulement les morales sont devenues des instruments
d’oppression, mais elles ne peuvent légitimer leurs principes les plus
essentiels. Et pourtant la morale serait utile si, oubliant le sens que
l’on donne d’ordinaire à ce terme, l’on entendait par là une synthèse
des techniques capables de rendre la vie meilleure et plus harmonieuse,
un art raisonné du bonheur individuel et général. L’animal qui choisit
soigneusement sa nourriture, qui fuit êtres et choses représentant pour
lui un danger, qui recherche la compagnie de ses pareils, qui, dans les
espèces supérieures du moins, connaît les diverses passions éprouvées
par les hommes, conforme sa conduite aux nécessités du moment et
s’efforce d’obtenir tout le bien-être que l’instant qui passe paraît
capable de lui procurer. Mais il ne prévoit pas, ou prévoit à un degré
trop infime pour modifier de façon efficace la trame du futur un peu
lointain. L’homme prévoit grâce à la raison ; dépassant les apparences,
il saisit l’enchaînement des causes et des effets ; pour agir et sur le
monde inorganique et sur son corps et sur son esprit, il possède des
techniques perfectionnées. Utiliser les moyens dont on dispose au mieux
du but qu’on s’est fixé, organiser son existence avec art, mais dans le
style conforme aux désirs de chacun, voilà en quoi consiste, à mon
avis, l’aspect pratique de la moralité. L’éthique doit se borner à
donner des conseils, à montrer les avantages ou les inconvénients de
tel mode d’activité, à découvrir les secrets ressorts qui meuvent cœur
et pensée ; sa tâche restera belle, puisqu’elle permettra aux individus
de construire l’idéal qui leur sied et de le vivre dans la mesure du
possible. N’en doutons pas : si les hommes apprenaient à comprendre,
ils deviendraient dans l’ensemble meilleurs qu’ils ne sont.
De même que la chimie moderne a pu utiliser certaines découvertes de
l’antique alchimie, de même l’éthique que nous préconisons rencontre
parfois de bonnes choses, et dont elle fait son profit, dans les
morales admises autrefois. Mais le point de vue général, la façon
d’aborder les problèmes, de résoudre les difficultés doivent être
modifiés. S’il s’agit d’éthique individuelle, l’idée de bonheur (d’un
bonheur tout relatif, qui n’a rien de fixe et qui résulte de la
satisfaction d’un faisceau de besoins), s’avère absolument centrale.
Descendu du ciel inaccessible où i1 resta logé longtemps, le bonheur,
soumis à l’analyse psychologique, a livré son secret et révélé la
nature des éléments qui le constituent ainsi que leur mode de
coordination. Il requiert des biens extérieurs, non excessifs, mais
suffisants, un corps sain, une intelligence ouverte, une volonté forte,
un cœur aimant. Chacune de ces conditions mériterait d’être étudiée
longuement ; nous l’avons tenté dans une série d’essais auxquels nous
renvoyons le lecteur. Remarquons néanmoins que les inclinations
humaines ne sauraient pratiquement être satisfaites tomes simultanément
et d’une façon complète ; en conséquence le bonheur vécu s’avère
toujours relatif, il comporte de petites douleurs à côté de grandes
joies, même aux instants les meilleurs. Une thérapeutique morale permet
de soulager l’esprit souffrant, comme la médecine ordinaire permet
d’atténuer les douleurs du corps. Si invraisemblable que cela paraisse,
l’éthique disposera de laboratoires, comme la physique et la
bactériologie, dans un avenir moins lointain qu’on le suppose. Les
vains discours, dont les moralistes nous assomment, seront remplacés
par des poudres et des injections ; à volonté, grâce à des potions
adéquates, l’on pourra calmer les passions ou les exalter ; ni
châtiments ni récompenses pour modifier le caractère des anormaux, un
traitement médical suffira. Mais, dans ce domaine, beaucoup reste à
faire. L’éthique sociale est actuellement très étudiée. L’école de
Durkheim amasse des matériaux d’un grand intérêt, par contre son œuvre
constructive est d’une faiblesse irrémédiable : en définitive, elle se
borne à remplacer Dieu par l’État. Nous trouvons, chez les écrivains
anarchistes, une réfutation de la morale courante dont nul penseur
sérieux ne saurait faire fi ; ils ont l’immense mérite d’observer sans
parti-pris et de tenir compte des aspirations intimes de l’individu.
Une synthèse des vérités déjà mises en lumière semble même possible.
Pour la majorité des hommes, l’association s’avère condition
indispensable du plein épanouissement de la personnalité. Division du
travail et solidarité, inutiles pour l’individu capable de se suffire a
lui-même, interviennent donc manifestement. L’entr’aide : voilà le
précieux avantage que l’on attend de l’association. Mais les
collectivités modernes sont oppressives ; elles enchaînent celui
qu’elles prétendent servir. Concilier l’indépendance et l’entr’aide,
voilà le problème essentiel que l’éthique sociale doit examiner. Je le
crois si peu insoluble, qu’à mon avis la conciliation est, sur
plusieurs points, en voie de se réaliser. Les libertaires auraient tort
de croire que leurs idées subissent une éclipse : les partis, les
groupements qui les soutiennent peuvent prospérer ou décroître selon
l’époque et les circonstances, le besoin d’indépendance (un besoin plus
ou moins éclairé, plus ou moins conscient, c’est vrai), subsistera
autant que la race humaine. « L’individu compta d’abord exclusivement
comme membre d’une famille, d’une tribu : pour venger un meurtre pas
besoin de frapper l’assassin, il suffisait d’atteindre un homme de sa
parenté ou de son clan. Jahveh, modèle du juste, punit Adam et Eve dans
leurs descendants ; il tue les premiers-nés d’Egypte par haine du
pharaon. Ce fut un progrès de n’imputer le crime qu’au coupable
seulement ; ruine du dogmatisme, liberté de conscience, toujours
précaire il est vrai, en furent d’autres. Quant à l’entr’aipe, elle ne
joua d’abord qu’à l’intérieur de groupes restreints. En Grèce, à Rome,
elle reliait fortement nobles et magistrats, se relâchait beaucoup s’il
s’agissait de simples citoyens, n’intervenait plus en faveur du
troupeau désuni des esclaves. Si l’Evangile proclame l’égalité de tous
devant Dieu, la société chrétienne se borna à transformer l’esclavage
ancien en un servage presque aussi dur. Au moyen-âge, noblesse et
clergé connurent les bienfaits d’une entr’aide qui ne déshonorait pas ;
bourgeois des villes, artisans, maîtres et compagnons s’organisèrent en
association dont les membres étaient solidaires ; mais à la masse
populaire on réserva une charité inefficace et humiliante. Puis
l’altruisme s’étendit à des groupes plus larges ; à l’aumône fut
substituée une assistance rationnelle, garantie contre l’arbitraire ;
la solidarité devint respectueuse de la liberté des individus. » C’est
justement parce qu’elle concilia l’entr’aide et l’indépendance dans une
synthèse supérieure, parce qu’elle suppose le libre développement de
chacun dans l’harmonieux accord de l’ensemble, que la fraternité
s’avère l’ultime fondement de l’éthique sociale. Mais il ne saurait
être question de cette fraternité hypocrite qui sert aux profiteurs à
masquer leurs usurières exploitations : ainsi comprise elle n’est
qu’une méprisable duperie. La nôtre n’est rendue possible que par
l’union librement voulue de ceux qui entendent la pratiquer ; fleur
très rare encore, elle ne pousse que sur les sommets où la contrainte
cède la place à l’amitié.
L. BARBEDETTE
* * *
MORALE (SES BASES
ILLUSOIRES ; SA DUPERIE ACTUELLE)
La morale se confond avec la religion dans le confusionnisme
idéologique primitif. Le bien c’est ce que Dieu commande ; le mal ce
que Dieu défend.
Dieu commande parfois des actes d’utilité générale : « qui donne au
pauvre prête à Dieu »... Mais, le plus souvent, ce que Dieu ordonne est
d’accord avec l’intérêt des forts. Il enjoint à l’Hindoue de se brûler
vive sur le bûcher où se consume le cadavre de son mari. Dieu ordonne
les tueries guerrières ; c’est au cri de « Dieu le veut ! » que
s’ébranlaient les croisés. L’empereur d’Allemagne écrivait sur ses obus
: « Got mit Uns » - Dieu est avec nous !
Les progrès de la raison font douter de Dieu. On s’aperçoit que
l’existence de Dieu ne peut pas se démontrer. Quand on s’y essaie, on
n’aboutit qu’à des sophismes. Sur quoi alors établir la morale ?
On l’établit sur l’impératif catégorique qui a lui-même une cause
mystérieuse. « Devoir, d’où tires-tu ton origine » ?
En réalité, nous voyons l’impératif soi-disant catégorique transgressé
constamment. Et il varie selon les latitudes. Sans doute certains
sauvages ont un impératif catégorique qui leur ordonne de tuer leurs
vieux parents pour ne pas avoir à les nourrir. L’impératif catégorique,
plus familièrement la voix de la conscience, n’est autre que la
suggestion du milieu où on a été élevé, c’est pourquoi toutes les
consciences ne sont pas pareilles.
C’est perdre son temps et son énergie que de chercher une base à la
morale ; elle n’en a pas. La morale est un ensemble de conventions plus
ou moins importantes et plus ou moins stables.
Pour être conventionnelle, la morale n’est pas pour cela inexistante.
Que deviendrait-on si les hommes, au lieu de vivre du travail,
décidaient de demander leur subsistance au vol et au meurtre ; la
civilisation et l’humanité elle-même disparaîtraient.
Cependant, on ne peut pas ne pas voir la duperie de la morale dans la
société présente. Celui qui est riche n’a pas beaucoup de mérite à être
honnête et vertueux. Mais que penser d’une morale qui commande au
misérable de se laisser mourir de faim plutôt que de voler ? La
fonction primordiale de la morale apparaît être de protéger la
propriété. L’impératif catégorique est un gendarme psychique.
Depuis la guerre, nous assistons à un bouleversement profond des
valeurs morales.
Pour la première fois, la guerre a eu comme participants des bourgeois
cultivés qui n’étaient pas des militaires professionnels. La guerre de
1870 s’était faite sous le régime du remplacement ; celle de 1914 se
recrutait d’après le service militaire obligatoire.
Certes, nombre de fils de bourgeois ont réussi soit à être ajournés,
soit à se faire embusquer ; mais il y en a eu dans les tranchées. Ils y
ont compris qu’on pouvait tuer sans que la terre s’entr’ouvre, ils en
ont conclu que la morale qu’on leur avait enseignée dans les collèges
n’a pas de valeur réelle.
La seconde cause importante de l’écroulement de la morale a été
l’inflation monétaire suivie de la chute du franc.
La bourgeoisie vivait sur les idées de Franklin, le théoricien de la
morale et de la vie bourgeoise. On croyait au travail honnête et
régulier, à la culture intellectuelle acquise par l’effort et
productrice d’honneurs ainsi que d’argent. On croyait à l’économie. On
pensait que quiconque mène une vie sérieuse, laborieuse et ordonnée ne
peut pas ne pas réussir. La chute du franc a fait fondre les économies
dans les banques. La bourgeoisie en a conclu qu’elle avait vécu sur des
principes faux.
Aujourd’hui, on peut dire que l’honnêteté commerciale a disparu. De
vieilles maisons séculaires qui demandaient le succès à la renommée de
leur marchandise (« bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée »)
vendent aujourd’hui des articles de mauvaise qualité. On se moque de la
renommée qui est avantageusement remplacée par une publicité à grand
tapage. Qu’importe que les clients soient mécontents si la réclame nous
en amène de nouveaux par milliers. La fortune n’est pas, comme
autrefois, le couronnement d’une longue vie ; on peut la faire en
quelques années.
La qualité ne correspond plus au prix ; les hôtels les plus cotés
donnent à leur clientèle une nourriture détestable. Le luxe extérieur
attire les snobs ; c’est tout ce qu’il faut. La tromperie en matière de
commerce s’est à tel point généralisée qu’on en a adouci le
vocabulaire. On ne dit pas qu’on a été volé par un commerçant
malhonnête ; mais qu’on a été arrangé par un homme qui sait y faire...
La littérature s’est complètement commercialisée, on vante un livre
comme on vante un café ou un chocolat. Sur la bande, qui sert à attirer
l’acheteur, on annonce parfois tout autre chose que ce qu’il y a dans
le livre.
Les savants les plus titrés, les plus décorés, lancent, à grand renfort
de publicité, des produits qui, ils le savent fort bien, ne donneront
pas ce qu’ils promettent. Leur situation scientifique qui inspire
confiance leur est une monnaie cotée d’autant plus haut que la
célébrité et la confiance sont plus grandes. Au bout d’un certain temps
on s’apercevra que l’appareil est inefficace, que le médicament ne
guérit pas : qu’importe ; ils auront fait fortune. Un autre savant,
tout aussi honorable, viendra proposer un autre produit.
Dans la presse, le chantage, la publicité dissimulée sont devenues
monnaie courante. L’idée la plus générale en apparence sert de
couverture à des intérêts mercantiles. On combat le régime sec des
Américains, on met à la mode l’alcoolisme pour vendre le vin et
l’alcool. L’écrivain, l’orateur sont payés par les intéressés.
Aussi voyons-nous l’alcoolisme faire fureur dans la bourgeoisie. Les
gens qui veulent être modernes ont leur bar à domicile. L’homme en
habit titube en sortant d’un café et on trouve cela tout naturel. La
pédérastie et le maquereautage passent dans les moeurs de la jeunesse
dite « bien élevée ». Le jeune littérateur, pour arriver, se prête aux
passions homosexuelles d’un homme riche ou puissant. Des étudiants se
font entretenir par des prostituées.
La fidélité aux opinions est considérée comme une marque de faiblesse
intellectuelle. On soutient non pas l’idée que l’on a (on n’en a
aucune), mais celle qui nous rapporte. Quand l’idée ne rapporte plus,
on en change.
On pourrait objecter que c’est seulement la bourgeoisie qui est
corrompue à ce point et que la guerre, qui a amené la gangrène des
classes dirigeantes, n’a pas touché le prolétariat. Ce n’est pas tout à
fait vrai. Les crimes et notamment les crimes passionnels et familiaux
se sont grandement développés depuis que, à la guerre, les hommes ont
appris à tuer. Ces crimes sont, à vrai dire, le fait de toutes les
classes des deux sexes. On tue la maîtresse ou l’amant qui vous laisse,
le ou la rivale, la belle-mère ennuyeuse, le vieux père qui s’obstine à
vivre... L’acquittement des criminels passionnels entre en ligne de
compte dans la préméditation. On supporte cet acquittement et on se
débarrasse de celui dont on veut se venger ou de celle qui vous gêne.
Dans son ensemble, néanmoins, le prolétariat est moins touché que la
bourgeoisie. Mais c’est, avant tout, parce qu’il ne pense pas. Son
ignorance, le travail de chaque jour, bornent son horizon. A peu de
chose près, il continue de vivre la vie rudimentaire qu’il vivait avant
la guerre.
Les catholiques ne manquent pas, bien entendu, ... d’accuser
l’irréligion de la faillite de la morale. Erreur grossière. C’est
précisément la classe corrompue, la bourgeoisie qui revient au
catholicisme, tout au moins qui affecte d’y revenir pour accroître les
forces de la réaction.
A vrai dire, la morale et la religion elle-même n’ont qu’une influence
limitée sur la pratique de la vie. Pour que la religion influe, il
faudrait une foi très vive qui n’est plus au cœur de personne. Quant à
la morale, son impératif soi-disant catégorique l’est très peu en
réalité, « Video meliora proboque deteriora sequor. » (Je vois le bien
et je le prouve, et cependant je fais le mal.)
La morale est-elle nécessaire ? Non ; du moins, pas autant qu’on le
pourrait croire. Une société rationnellement organisée rendrait la
morale inutile ; car la morale n’a d’autre but que de pallier à une
mauvaise organisation sociale et d’en abuser les victimes.
L’adage « qui donne aux pauvres prête à Dieu » n’a plus de sens dans
une société où il n’y a plus de pauvres. Le dévouement à un parent ou à
un ami frappé par la maladie est inutile si des hôpitaux bien aménagés
soignent les malades. Recueillir les enfants abandonnés n’est pas
nécessaire si la société les entretient convenablement. Même l’aide
morale, le fait de compatir au chagrin d’autrui, d’encourager une
personne déprimée n’aura plus d’objet. La société rationnelle connaîtra
le psychologue, professionnel bienveillant, qui sera le médecin de
l’âme.
La morale de l’avenir ne sera plus qu’une urbanité, une conduite à
tenir dans les rapports avec ses semblables, édictée de telle sorte que
ces rapports puissent être une source de plaisir et non de désagrément.
Ne pas mentir sans utilité. Ne pas écraser ses compagnons d’une
supériorité qu’à tort ou à raison on se confère. Supporter les défauts
d’autrui dans la mesure où ils ne vous rendent pas la vie impossible.
Ne pas vouloir tout ramener à soi, penser que les autres, eux aussi,
existent et qu’ils ont leur personnalité, comme nous avons la nôtre...
Tous ces préceptes ne viennent ni de Dieu ni d’un au-delà nouménal. Ils
sont relatifs, conventionnels, mais n’en sont pas moins nécessaires. Ce
sont des règles de bonne vie dont la société humaine, comme les
sociétés particulières, a besoin pour fonctionner normalement. Mais, en
général, moins nécessaire sera la morale, meilleure sera la société.
Doctoresse PELLETIER.
* * *
MORALE
- ORIGINES ET ÉVOLUTION
- LES RELIGIONS ET LA MORALE
- LA MORALE ET LES MŒURS
- MORALE INDIVIDUELLE ET MORALE COLLECTIVE
I. Historique succinct des systèmes de morale.
La morale est la règle de jeu pratiquée entre individus vivant en
groupe ou en société. Elle n’existe pas pour des êtres vivant isolément
et se suffisant entièrement à eux-mêmes. Elle est nécessaire pour les
espèces animales grégaires fourmis, abeilles, hommes, etc. La règle du
jeu n’est autre chose que la coutume. Et c’est cette coutume qui
détermine les mœurs de chaque pays ou de chaque époque. Les individus
s’y conforment inconsciemment presque toujours, et d’ailleurs l’opinion
publique, plutôt que l’appareil coercitif, est là pour les rappeler à
l’ordre.
Primitivement la morale (ou la coutume) s’est établie par tâtonnements
pour la meilleure sauvegarde de la tribu. Mais dans l’ignorance où
étaient les hommes primitifs de la plupart des causalités, leurs
mesures de sauvegarde ne correspondent guère à notre logique actuelle.
La terreur sacrée fut la principale cause de règles morales où
l’imagination prenait sans doute la plus grande part.
La religion, issue de la terreur sacrée, continua d’englober la morale,
c’est-à-dire la coutume tout entière. Mais peu à peu les questions
d’intérêt, les rapports économiques, tout ce qui peut être compté ou
pesé, tout ce qui peut être enfermé dans un contrat, devint une
législation indépendante, qui aboutit chez les Romains à la
constitution du Code. Cependant tout ce qui dans la coutume était fondé
sur les sentiments restait du domaine religieux. Pour la première fois,
Socrate, aidé par le travail de démolition que les sophistes avaient
.entrepris avec entrain, sépare la morale de la religion en
introduisant la méthode rationaliste d’observation dans l’étude des
phénomènes moraux. Après lui, Zénon et Epicure s’efforcent de dégager
les lois morales qui règlent les rapports des hommes et élaborent, l’un
la doctrine stoïcienne, l’autre la doctrine épicurienne qui se
partagent l’adhésion des esprits libres et cultivés, et dont
l’influence triomphe dans toute la civilisation hellénistique et
romaine. Mais, sous le régime d’oppression où tombe plus tard l’empire
romain, le libre exercice de la pensée est supprimée. L’épicurisme
devient la seule recherche des plaisirs matériels. Le stoïcisme
s’enferme dans une tour d’ivoire, et, malgré les efforts et la réforme
de Marc-Aurèle, n’a plus aucune influence sur la vie sociale.
Sur ces entrefaites, le christianisme se répand dans le bas peuple de
l’Empire. Son mysticisme, qu’il a emprunté aux religions orientales
voisines, satisfait l’imagination des gens ignorants. Sa morale
s’adapte à l’humilité et aux espoirs de la classe pauvre. En pénétrant
peu à peu dans les classes aisées il s’imprègne de la morale
stoïcienne. Mais la morale est de nouveau retombée sous le joug de la
religion... Il faut arriver à l’époque de la Renaissance pour voir
surgir quelques velléités de rendre à la morale son indépendance. Mais
les esprits étaient encore trop imbus de religiosité pour avoir d’autre
ambition qu’une réforme qui débarrassât là morale d’une partie des
rites sous lesquels elle disparaissait. Le protestantisme vient
s’opposer au catholicisme. Mais la morale reste toujours religieuse.
Elle est ébranlée quelque peu par les critiques des philosophes du
XVIIIè siècle et par la Révolution française. Le progrès scientifique
démolit la valeur des rites du catholicisme, et celui-ci, malgré un
renouveau apparent, est obligé de se réfugier dans une métaphysique
mystique. L’affaiblissement du pouvoir religieux permet enfin à une
minorité d’individus et pas dans tous les pays, de pratiquer une morale
non confessionnelle.
A vrai dire, cette morale laïque est la même que celle de la religion
catholique débarrassée de ses rites, que celle du protestantisme ou du
judaïsme actuel. C’est une sorte de néo-stoïcisme adapté au milieu
moderne, ou, plus exactement, aux idées, aux sentiments et aux intérêts
de la classe au pouvoir.
Une morale ne saurait, en effet, se détacher des mœurs mêmes. Devenue
une entité abstraite, elle maintient autant que possible les mœurs dans
les limites du système doctrinal ; mais elle est influencée par elles
et elle évolue avec elles, quoique avec plus de lenteur. Sinon, si la
morale se fossilise dans des formules religieuses désuètes, il y a
rupture. Les religions attribuent toujours plus d’importance à la
stricte observance des rites qu’à la pratique de la morale sociale.
Celle-ci en évoluant est étouffée. La vie sociale est gênée. Une bonne
action, qui obligerait à enfreindre un rite sacré, peut être condamnée
comme sacrilège. C’est à ce moment qu’apparaissent des novateurs qui
prêchent une morale plus conforme aux mœurs de l’époque, en avance même
sur elles, car ce n’est pas tant une morale qu’apporte la prédication
nouvelle qu’un idéal nouveau libéré des entraves des vieilles croyances.
Si l’on excepte la révolution socratique, le progrès moral s’est fait
grâce à des révolutions religieuses. Elles furent presque toujours
difficiles et sanglantes. La religion ancienne ne veut pas lâcher son
autorité et sa puissance, et cette puissance est grande. Elle est, en
outre, toujours associée au pouvoir politique. Bien des essais de
réforme ont ainsi été écrasés. En somme, les révolutions ont été rares
et on peut les compter sur les doigts. L’Avesta, sorti des méditations
de Zoroastre, fut certainement une réforme de la vieille religion
médique, ce qui n’alla pas sans heurts. Le bouddhisme fut l’effort de
Câkya Mouni contre l’enserrement des rites et une aspiration à une
morale plus humaine et plus vivante. Il y a des flux et des reflux. Le
nationalisme des Parthes rejette l’influence de la philosophie
hellénique ou de la propagande chrétienne pour remettre en honneur la
religion de Zoroastre qui commençait à s’effriter. Le nationalisme
hindou élimine le bouddhisme, religion universelle et, à ses débuts,
sans armature rituelle, d’autant plus facilement que le brahmanisme est
une religion joliment constituée et tenant fortement en main une masse
ignorante et crédule.
Le judéo-christianisme primitif fut une révolte contre les rites, alors
qu’une partie de la population se trouvait déjà pénétrée par les idées
de la civilisation hellénique. Le christianisme des gentils diffusa
dans des populations déracinées et mélangées, qui avaient perdu leur
religion nationale et n’étaient plus attachées qu’à quelques rites sans
valeur morale. Ils adoptèrent la nouvelle religion encore en formation
et ils l’adaptèrent à leurs aspirations. Elle fut pour eux, pour les
déshérités sans foyer et sans patrie, le lien qui devait unir leurs
espoirs. Mais se refusant à adorer Rome et l’Empereur comme divinités
et, dans les débuts, ignorant l’État, ils furent longtemps persécutés.
A l’époque où vivait Mahomet, la Mecque était un nœud commercial où
quelques marchands grecs, syriens, égyptiens, de religion chrétienne,
venaient au-devant des caravanes. Des familles juives étaient établies
à Médine. Les croyances de la population autochtone, ou d’une partie de
cette population, commençaient a se détacher de l’animisme grossier des
Arabes nomades. Pourtant il est possible qu’il n’en fût rien résulté si
un mystique, à demi-civilisé, n’eût été l’animateur de la révolution.
La doctrine de Mahomet fut un compromis, dont l’armature se rapprochait
de la morale judéo-chrétienne, enserrant et conservant la sauvagerie
des mœurs bédouines.
Faut-il encore citer la naissance du protestantisme et les guerres de
religion ? Mais en dehors des révolutions successives, l’évolution de
la morale est manifeste à l’intérieur de chaque religion. Depuis leur
naissance le christianisme et même le mahométisme ont beaucoup évolué.
Le statut des femmes dans l’islamisme actuel est bien différent du
statut primitif, surtout dans les nations en contact avec l’Occident.
Le catholique le mieux pensant et le plus orthodoxe de notre époque a
une mentalité qui l’aurait fait excommunier au XVIè ou au XVIIè siècle.
Un homme est toujours obligé d’être de son temps... Il n’en est pas
moins vrai que l’évolution de la morale est terriblement gênée par les
religions constituées. Celles-ci sont avant tout conservatrices. Au
point de vue social elles consolident l’autorité, elles légitiment
l’inégalité. Les entraves à l’évolution de la morale en sont augmentées
d’autant.
La morale laïque, née de nos jours, n’est pas non plus une morale
émancipée. Elle est sous le contrôle de l’État au lieu d’être sous
celui de l’Église, elle est nationaliste au lieu d’être religieuse.
Pour le peuple, le nationalisme est devenu la nouvelle religion. On est
obligé de se découvrir, devant le drapeau, on ne l’est plus devant le
Saint Sacrement ; la différence de réaction du public autrefois et
aujourd’hui est manifeste à cet égard . Il est curieux que les églises
chrétiennes aient suivi l’évolution des esprits. L’église catholique de
chaque pays s’appuie sur le nationalisme. La condamnation de l’Action
Française par le pape n’infirme pas cette constatation. Le clergé
français conserve sa tendresse aux camelots du roi. Le clergé italien
est fasciste. Le cardinal Dubois, au moment des fêtes en l’honneur de
Renan, apporte comme principal argument contre l’auteur de « la vie de
Jésus » qu’il a glorifié l’Allemagne !
La morale laïque est un enseignement d’État, elle prêche les vertus
civiques et patriotiques, l’obéissance à la loi et à l’ordre établi.
Nos aspirations la dépassent de beaucoup.
* * *
II. Genèse et évolution de la morale individuelle.
Un fossé profond sépare nos conceptions de celles des gens religieux.
Pour eux, la Morale est à priori et absolue, elle a été révélée et
édictée par Dieu, elle est hors de la portée des hommes.
Beaucoup de personnes, qui sont affranchies de toute foi
confessionnelle et qui ne se contentent pas non plus de la morale
bassement utilitaire dispensée par l’État, considèrent la Morale comme
une fonction innée de la Conscience. Tout en acceptant que la morale
n’est pas révélée, elles croient qu’elle est en quelque sorte
pré-établie et au-dessus des passions humaines. Le Devoir de l’homme et
sa récompense sont de tendre à la recherche de cet Idéal, de cet
Absolu. Notre âme immortelle, parcelle du Divin, participe à l’harmonie
de l’Univers, et il suffit de nous abîmer dans la méditation pour
trouver en nous-mêmes le Vrai et le Juste... D’où il résulte que la
morale pourrait suffire à résoudre la question sociale. Tout l’effort
utile serait dans l’éducation.
Nous aussi, nous pensons que l’éducation morale n’est pas chose
négligeable. Nous pensons que cette éducation, dirigée dans le sens de
la liberté, doit permettre aux enfants de développer leur personnalité,
leur donner, autant que possible, la maîtrise de soi, le sentiment de
dignité, le sens de la responsabilité, susciter en eux la bonté et la
générosité. Nous pensons qu’elle doit être idéaliste, mais sans imposer
aucun dogme : chrétien, fasciste. Socialiste ou anarchiste. Mais nous
pensons aussi, et c’est l’expérience humaine qui le montre, qu’elle est
incapable, à elle seule, d’instaurer l’ordre social et la justice. La
pire des utopies, c’est de croire qu’ils pourront être réalisés l’un et
l’autre avec la bonté des patrons, touchés par la grâce et la
reconnaissance des ouvriers, eux-mêmes bons, respectueux, obéissants.
L’éducation morale serait-elle générale, les intérêts reprennent le
dessus. L’appât du lucre enlève aux hommes d’affaires les scrupules
qu’on avait essayé de leur inculquer, et presque tous n’ont que mépris
à l’égard des faibles et des pauvres ; le pouvoir de l’argent fait
réapparaître chez les parasites le laisser-aller, le manque de maîtrise
de soi, l’asservissement à leurs propres caprices. Les préoccupations
matérielles font oublier à la plupart des jeunes gens toute
préoccupation morale ; la servitude donne la bassesse, la ruse, l’envie
ou la haine. L’inégalité sociale s’oppose au développement de la
dignité humaine. Ce qui n’empêche que l’éducation morale est nécessaire
pour former, et d’ordinaire chez les moins misérables, les caractères
qui seront dans la lutte sociale la force grandissante des opprimés.
C’est débarrassée des contraintes sociales actuelles qu’une morale
meilleure pourra être pratiquée par l’immense majorité des hommes.
Est-ce la morale définitive ? De progrès en progrès sommes-nous
nécessairement orientés vers une forme morale prédestinée ?
Il nous apparaît, en étudiant l’évolution des mœurs, que des morales
successives se dégagent lentement au cours des siècles. Elles sont la
résultante des tâtonnements des hommes. Elles varient suivant les
conditions de vie et les arrangements sociaux. Les hommes tendent vers
le plaisir, plaisirs matériels, plaisirs intellectuels, plaisirs
artistiques, plaisirs affectifs, plaisirs idéalistes, suivant le
tempérament de chacun, suivant les possibilités sociales, suivant la
forme de la civilisation du moment et son influence sur les esprits.
Ils ont des aspirations et des espérances, ils ont un idéal, qui n’a
pas toujours été le même, qui est le fruit de leur imagination, et qui
n’est qu’une hypothèse, quoique cette hypothèse agisse à son tour sur
la morale elle-même et son évolution. Certes, nous croyons connaître
dès maintenant la forme idéale de la morale future, mais nous ne savons
pas si les hommes de l’avenir ne modifieront pas encore cet idéal, et,
si nécessaire qu’il soit à notre esprit, si élevé, si beau qu’il nous
paraisse, nous n’avons pas la prétention que lui ou tout autre soit
inscrit d’avance au haut des Cieux ou même dans la Conscience. L’absolu
n’existe pas et il n’y a rien que de relatif.
En fait, si nous considérons la morale comme la science des mœurs, nous
avons à étudier d’une part la coutume elle-même, d’autre part le
contrôle pour l’observance des règles. Dans les deux cas ce n’est pas
la conscience individuelle, c’est l’opinion publique qui a créé les
règles morales et le contrôle.
On peut suivre son évolution à travers les âges : très dure pour la
souffrance humaine, acceptant et exigeant les sacrifices humains,
tenant l’esclavage pour légitime avec une telle certitude et une telle
conviction que même à l’époque de la civilisation grecque il n’est pas
mis en question, tenant comme nécessaire la torture en matière
judiciaire et les châtiments corporels en matière d’éducation, ayant
comme principe de justice la peine du talion : « œil pour œil, dent
pour dent, vie pour vie », ne connaissant pas le pardon que de nos
jours encore beaucoup de gens se refusent a reconnaître. La justice
officielle moderne en est toujours au stade de vengeance et de
punition. Aujourd’hui, si la fille-mère n’est plus dans la situation
d’une excommuniée devant le mépris public, elle est encore dans une
situation d’infériorité très marquée.
D’une façon générale, l’évolution est dans le sens de l’adoucissement
des mœurs, à cause du développement de la sensibilité affective, et
celle-ci n’a pu se développer qu’au fur et à mesure que la vie
matérielle devenait moins dure, moins incertaine ; alors les hommes,
plus sûrs du lendemain, commencèrent à respirer plus librement, la «
terreur sacrée » diminua, la douceur relative de la vie amena davantage
de bienveillance dans les rapports sociaux.
D’une façon générale aussi, l’opinion a toujours été respectueuse de la
hiérarchie sociale, mais avec l’affaiblissement progressif du respect,
affaiblissement lié à l’apparition et au développement du sentiment de
liberté et plus tard à celui d’égalité. Nous ne comprenons plus très
bien la vassalité et sa mentalité qui pourtant ont duré si longtemps
dans l’histoire sociale. Puis l’opinion a continué à reconnaître comme
d’ordre moral la suprématie de la naissance. Aujourd’hui elle accepte
comme légitime la suprématie de l’argent, transmissible, elle aussi,
par droit d’héritage avec pouvoir de faire travailler les autres à son
profit. Nous avons le droit de penser que cette hiérarchie sera
considérée à son tour comme immorale dans un avenir que nous espérons
prochain.
L’évolution de l’opinion publique correspond à des changements et à des
mutations dans les sentiments humains. Il ne faut pas croire que les
hommes soient nés d’emblée avec le complexus sentimental qu’on observe
chez l’homme moderne. Il est probable que les primitifs n’avaient que
des sentiments assez peu développés. et que même beaucoup de ces
sentiments n’ont pris peu à peu naissance qu’avec la vie sociale, et
pas tous en même temps.
Laissant ici de côté les sentiments primaires, l’égoïsme individuel,
l’amour maternel, générateur du besoin de tendresse, et la fraternité
entre individus du même âge, s’étant élevés ensemble et vivant dans
l’entr’aide, il semble que le premier sentiment qui a été créé par la
vie en commun, a dû certainement être le sentiment d’infériorité. Son
apparition est due à la réaction violente de la tribu, quand un de ses
membres risquait de la mettre en péril par maladresse, lâcheté ou par
manquement à la coutume sacrée. Les huées, les coups, la mort devaient
imprimer dans l’esprit de tous la terreur d’être pris en défaut.
C’est ainsi que l’opinion publique a créé des états émotifs qui furent
les sentiments primitifs de l’humanité : d’une part sentiment de
supériorité, quand l’opinion est approbative ou admirative et qui est à
l’origine du besoin moral deprotection, à condition d’être associé à un
sentiment affectif, d’autre part, sentiments ressortissant à
l’infériorité. Ceux-ci sont de beaucoup plus forts que ceux qui
ressortissent à la supériorité, en ce sens qu’ils entraînent des états
émotifs beaucoup plus violents et qu’ils ont eu ainsi et qu’ils ont
encore sur la morale sociale et sur le comportement individuel les plus
grands effets : la honte, qui est l’acceptation de la situation
d’infériorité, et a un effet déprimant, la colère qui est au contraire
un état d’excitation, une réaction violente de défense contre une
atteinte à la supériorité de l’offensé ou de la tribu, la timidité qui
est l’appréhension d’un affront possible. Tous ces états se manifestent
physiologiquement par des troubles brusques, comme pâleur, rougeur,
sueurs, angoisse, tremblements, mouvements convulsifs ou incoordonnés,
inhibitions, etc., qui nous prouvent quelle était la brutalité
horrifiante qui déterminait de telles émotions.
Pour éviter la mise en état d’infériorité, pour échapper aux
conséquences pénibles du contrôle public, on cherche à se contrôler
soi-même. L’amour-propre est apparu qui s’oppose au sentiment
d’infériorité, tout en dérivant de lui. Il met l’attention en éveil.
C’est ce contrôle personnel qui est devenu ce que les philosophes
appellent la conscience morale, pour eux fonction de l’âme, pour nous
petite-fille de l’opinion publique et fille de l’amour-propre, sans
rien de divin.
Cette conscience a subi une évolution. D’abord simple amour-propre
vis-à-vis d’autrui, elle est devenue, par l’exercice même de la
fonction de contrôle, un amour-propre vis-à-vis de soi. L’individu en
reportant sur soi la responsabilité de ses actes a appris à s’estimer
ou à se mépriser (remords), et il lui est souvent plus pénible de se
trouver en état d’infériorité en face de sa propre opinion que
vis-à-vis de l’opinion publique qui ignore le plus souvent ses pensées
et ses mobiles. Mais il est d’une constatation banale que
l’amour-propre n’est pas le même chez tous les hommes et que la
conscience, comme valeur de contrôle, varie dans des limites assez
larges.
Mais l’amour-propre n’est pas seulement un contrôle, c’est aussi un
mobile humain très puissant, en tant qu’exaltation du moi. Très souvent
il l’emporte sur l’intérêt, même à notre époque de mercantilisme. Il
est vrai que de nos jours une satisfaction d’amour-propre est presque
toujours liée à un profit.
La conscience représente, elle aussi, une force. Impliquant le
contrôle, elle oblige à la comparaison et à la critique, et par là même
elle peut devenir agissante. La conviction morale peut suffire à former
un caractère sans désir de domination et même sans vanité... La
personnalité humaine devient donc chez quelques-uns tout au moins, une
force morale, et elle prend peu à peu assez de puissance pour réagir
sur le milieu. La conscience individuelle, par l’assurance qu’elle
prend dans une conviction réfléchie, peut influer sur l’opinion
publique, l’opinion veule, inconsciente et traditionaliste de la masse,
et ainsi modifier la morale sociale. Mrs Beecher Stove, écrivant La
Case de l’oncle Tom, a ému la sensibilité publique en faveur des noirs
et fut la promotrice de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Il
n’en est pas moins vrai que la personnalité humaine, même dirigée par
la conscience, est enserrée, protégée, ou maintenue dans une armature
morale, le plus souvent religieuse, et dans une armature sociale, et
que, si elle a réagi pour adoucir les règles morales, si même elle a
été la promotrice des révolutions religieuses ou sociales, elle a dû se
soumettre le plus souvent et pendant de longues périodes de silence, à
la loi commune, à la tradition, à la coutume et aux rites.
C’est, en effet, l’habitude qui gouverne la plupart des actions de la
plupart des hommes. Ceux-ci obéissent machinalement à la coutume,
c’est-à-dire aux habitudes traditionnelles, sans être tentés de la
mettre en question. C’est grâce à cette observance inconsciente de la
morale qu’il n’y a pas besoin d’un surveillant derrière chaque
individu, même lorsque la « terreur sacrée » se relâche. C’est encore
l’opinion, sa longue action, son influence prolongée, c’est la vie en
commun-qui ont enraciné chez les hommes ces habitudes communes et
inconscientes, qu’on appelle maintenant les instincts et qui sont,
suivant Pavlof, des réflexes conditionnels (voir ce mot).
L’action de l’opinion a été continuée par les religions. Celles-ci ont
remplacé l’opinion. Plus exactement celle-ci est devenue l’humble
servante de la religion... En même temps, les religions, tout au moins
les plus évoluées, s’efforcent de cultiver et de développer le contrôle
de soi. Ainsi l’obéissance au devoir, par habitude inconsciente
d’abord, renforcée ensuite par l’adhésion des consciences, n’a plus
besoin de la violence coercitive des temps primitifs. Elles remplacent
la contrainte par la protection. Mais toutes ont beau s’adresser a la
conscience, elles ne sont pas une morale de liberté. Leur protection se
change rapidement en autorité et en contrainte, d’abord pour amener
leur triomphe, ensuite pour conserver leur domination. Elles ne peuvent
tolérer l’esprit critique et le poursuivent sans merci... L’influence
de la conscience est aussi limitée par l’armature sociale. La première
morale individuelle, le stoïcisme, n’a pu naître que lorsque la liberté
était déjà en plein exercice dans les cités grecques. Et cette morale
n’a jamais été pratiquée que par une minorité de gens cultivés. Elle
est morte avec la réapparition d’un régime de servitude.
A vrai dire, la morale individuelle n’est guère qu’un contrôle qui
remplace celui de l’opinion ou de la religion pour l’observance des
règles sociales. Celles-ci étaient nées depuis longtemps. L’opinion
publique avait déjà lutté contre l’égoïsme primaire de tout individu
avec ses tendances à la nonchalance, à la lâcheté, à l’accaparement.
Elle l’avait en partie transformée en amour-propre qui n’est en somme
qu’un égoïsme purifié.
Pour régler l’égoïsme, l’amour-propre, les passions et tous les mobiles
humains, le contrôle de soi, dans une morale individuelle, se substitue
à celui de l’opinion ou, au devoir imposé par la religion. A la
contrainte exercée par une opinion autoritaire et ignorante, par les
prêtres, par les lois, par un roi ou une classe dominante, à la morale
fondée sur la peur, que ce soit la crainte de Dieu, du Gendarme ou de
la Vérole, succède une morale de liberté où l’observance des régies est
laissée au contrôle et à la conscience de chacun.
Mais les morales individuelles, comme le stoïcisme et celles qui se
sont inspirées de son esprit, comme le protestantisme, n’acceptent pas
d’être de simples morales de contrôle. Elles réalisent l’Individu comme
abstraction et le mettent ainsi à l’abri de la morale empirique,
changeante et ondoyante. Elles érigent une doctrine du Devoir, qui
vient de Dieu ou de la Nature, et à laquelle l’individu doit son
consentement complet. Elles finissent par être, elles aussi, une morale
de contrainte, avec cette aggravation que la contrainte de la
conscience est souvent plus sévère encore que la contrainte extérieure
à, l’individu, et elles peuvent aboutir à un puritanisme desséchant
chez les uns, à l’hypocrisie chez les autres.
Sans doute une morale de liberté est-elle obligée de renforcer son
armature dans une société déséquilibrée. D’ailleurs tout progrès (voir
ce mot) comporte un risque, et le risque apparaît nettement quand le
progrès donne l’affranchissement à des hommes qui n’ont que des
appétits de jouissance sans aucun sens de la responsabilité (voir ce
mot) et sans scrupules. Parmi ceux, par exemple, qui se disent
individualistes, il y en a qui érigent leur propre personne au-dessus
de l’humanité et qui sont simplement des égoïstes anti-sociaux. Gênés
par la vie sociale, ils sont revenus à un égoïsme primaire, n’ayant
pour morale que la satisfaction de ses appétits et celle de sa vanité.
Ils se vantent de n’avoir pas d’idéal.
En réalité, l’individualisme ne saurait créer la morale. Il est
simplement la défense de l’autonomie individuelle contre l’exagération
oppressive de la coutume.
La mentalité de l’individu a été créée par la vie sociale. Lui-même,
s’il s’imagine trouver en soi la conduite morale de sa vie, n’y
trouvera que ce que les siècles passés ont déposé dans les générations
successives et qui est transmis par l’hérédité, c’est-à-dire des
instincts, des habitudes inconscientes ou subconscientes, des préjugés
traditionnels. Il y trouve aussi ce qu’a imprimé l’éducation. Il n’aura
pas les mêmes sentiments, ni, par conséquent, les mêmes idées aux
différents âges de la vie. I1 subit enfin l’influence du milieu, dans
lequel aussi sentiments et idées sont soumis à des variations dans la
suite des générations.
Une morale de liberté ne peut vraiment s’épanouir que dans un milieu
social où les classes et leurs inégalités auraient disparu. L’individu
ne peut pas vivre en dehors du milieu ; s’il ne s’y sent pas à l’aise,
il est obligé de participer à l’évolution ou à la transformation des
règles morales et de l’armature sociale dans le sens de l’idéal où vont
ses espoirs et ses aspirations. Il ne peut espérer vivre libre si les
autres ne le sont pas. II ne peut pas être pleinement heureux si les
autres souffrent. Il éprouve de la joie à rendre service. Et la plus
grande joie est dans la générosité, qui n’est autre chose que l’effet
d’une force morale exubérante, tandis que l’égoïsme est une marque de
faiblesse, la défense des faibles contre la vie.
Certes, il y aura toujours (heureusement) des mécontents, mais leur
action ne pourra avoir de danger pour la liberté. Il y aura toujours
des déséquilibrés, mais en beaucoup moins grand nombre si l’alcoolisme
et la syphilis ont à peu près disparu, et il est à croire qu’on pourra
mieux s’occuper d’eux.
L’opinion publique, une opinion débarrassée de la plupart de ses
préjugés, donc plus éclairée, mieux éduquée, aura toujours une grande
influence sur les actions des hommes. Il faut y ajouter l’influence de
l’éducation morale. Quels sont les hommes d’aujourd’hui qui ont reçu
dans leur enfance une éducation qui puisse leur permettre de se
gouverner librement ? Même si la famille et l’école se sont gardées de
toute influence nocive, l’enfant reçoit aussi ses impressions et ses
jugements du cinéma et des journaux. On ne fait pas assez attention à
la lecture des journaux. Ceux qui déplorent leur immoralité n’ont en
vue que les exemples de dévergondage sexuel. Il y a bien d’autres
immoralités ; ce sont les commentaires des journalistes sur les actions
humaines, leur sentiment de l’honneur, leurs préjugés sur la vengeance,
leur mépris de la bonté et du pardon, leur chauvinisme, leurs
flatteries envers les puissants, leur incompréhension de tous les
problèmes moraux.
L’éducation (voir ce mot) doit avoir pour but de donner aux enfants
l’instruction et l’éducation morale : la première pour développer
l’intelligence et leur donner le plus grand bagage de connaissances, la
seconde pour leur apprendre les règles de vie tirées de l’expérience
humaine et les moyens de se guider eux-mêmes plus tard. Mais ni l’une,
ni l’autre ne doivent se borner à la simple transmission des
connaissances, ce qu’on appelle vulgairement un bourrage de crâne,
elles doivent, avant tout, donner aux enfants le goût de l’effort,
favoriser, en tenant compte de l’âge de l’enfant ou de l’adolescent,
leur esprit critique et leur initiative libre, leur faire comprendre
que leur personnalité, la liberté de leurs actes, c’est-à-dire la
finesse consciente et la justesse de leur détermination, dépend de leur
propre expérience, de l’effort qu’ils feront pour contrôler les mobiles
subconscients de leurs actes et leurs conséquences possibles, pour
connaître les autres hommes, les réactions de leur caractère, leurs
conditions de vie, leurs souffrances et leurs aspirations, pour étudier
le milieu social et les conditions économiques, pour comparer les
civilisations anciennes et les civilisations modernes, pour se faire un
idéal d’embellissement de la vie qui sera pour eux un espoir et les
aidera à s’élever au dessus des préoccupations journalières.
Nous ne pouvons juger pleinement des possibilités futures d’après la
mentalité de l’humanité actuelle. Dans une société où chaque individu
aurait pu recevoir une éducation suffisante et trouver plus tard une
situation et un travail conformes à ses capacités et à ses goûts, les
rapports moraux seraient tout autres que ceux d’aujourd’hui. Dans une
société où l’inégalité sociale aurait disparu, une nouvelle morale
pourrait s’établir, une morale de liberté fondée sur le plaisir et la
confiance.
Car il n’y a pas qu’un seul individualisme (voir ce mot). Le cynique,
qui prend indûment ce nom, n’est autre qu’un égoïste, un égoïste
esclave de ses impulsions sous prétexte de vivre sa vie. Le puritain
suit une morale fondée sur le Devoir, une morale a priori, et il risque
de tomber dans le fanatisme d’orgueil et dépourvu d’indulgence. Entre
le cynisme des esclaves sans scrupules et sans éducation et le
puritanisme des stoïciens, des protestants et de quelques anarchistes,
n’y a-t-il pas place pour un autre individualisme, un individualisme
affectif et idéaliste. Il ne s’oppose pas aux tendances de l’être et il
ne leur obéit pas aveuglement.
On pourrait définir la vertu, en disant qu’elle consiste pour
l’individu à être assez maître de soi pour choisir son plaisir, y
compris la satisfaction morale. Cette définition ne s’oppose à aucune
volupté. La véritable vertu est de chercher un plus grand plaisir, un
plaisir plus complet, en réfrénant les impulsions aveugles, et, dans
chaque espèce de plaisir, elle choisit ceux qui ne laissent que les
plus agréables souvenirs, surtout dans la conscience affective. Le
développement de l’affectivité est d’ailleurs la source des plus
grandes joies, et il assure en même temps la sécurité morale.
* * *
III. - Genèse et évolution de la morale collective.
Si nous remontons de nouveau à travers les âges, nous voyons que la
morale change avec l’armature sociale, et que des sentiments qui nous
paraissent inhérents à la nature humaine sont nés sur le tard, tandis
que d’autres ont pour ainsi dire disparu, tout au moins dans la
civilisation européenne actuelle.
Dans les tribus primitives, la liberté, surtout la liberté morale,
était inexistante. L’individu faisait étroitement partie du groupe,
sans pouvoir s’en évader. Le sentiment de la liberté vis-à-vis du
groupe ne s’entendait même pas. L’indépendance de la tribu constituait,
en somme, la liberté de chacun, comme la propriété de la tribu était
celle de chacun.
Certes, l’égoïsme primaire, le besoin d’avoir ses aises sans tenir
compte des aises d’autrui, et qu’on observe chez le jeune enfant, a dû
être le point de départ de l’individualisme, dont l’ambition future
sera d’acquérir l’indépendance en respectant celle d’autrui. Mais
l’égoïsme du primitif - désir de supériorité plutôt que désir d’une
liberté impossible - était constamment et violemment refoulé par
l’intérêt collectif ou par l’idée que se faisait la tribu des mesures
nécessaires à sa sauvegarde... Le sentiment collectif d’indépendance
s’associait avec le sentiment de supériorité de la tribu sur toutes les
autres. Les hommes ont toujours tendance à considérer le groupe, le
clan, la nation, la corporation, l’équipe dont ils font partie, comme
supérieurs aux autres ; et ils acceptent difficilement le résultat
malheureux d’un « fair play », ils donnent comme excuse d’avoir été
trahis.
L’individu échappe au sentiment d’infériorité en projetant son besoin
de supériorité dans le groupe auquel il appartient. L’esclave lui-même
s’enorgueillit, auprès des pauvres gens, de la puissance ou de la
richesse de ses maîtres. Tel est le fondement du sentiment patriotique,
assez semblable, quoique inférieur, à celui d’une équipe de sport...
Dans la tribu primitive il n’y a pas non plus de sentiment d’égalité.
C’est la vie en fraternité - surtout une fraternité entre individus du
même âge s’étant élevés ensemble, continuant à vivre en familiarité et
en entr’aide, avec protection des plus forts sur les plus faibles... -
La rivalité, qu’elle s’exerce dans le domaine de la force ou dans celui
de l’adresse, c’est-à-dire de l’intelligence, cherche à obtenir, non
pas l’égalité, mais la supériorité. Il s’agit de l’emporter sur les
autres compétiteurs pour la conquête d’une femme ou pour celle de la
gloire. Les hommes n’ont jamais considéré l’égalité que comme un point
de départ, par exemple dans les jeux, et non comme un aboutissement.
Lorsque l’autorité héréditaire d’une famille s’est établie dans les
tribus, on passe au stade patriarcal qui est le début du système féodal
et se confond avec lui (la féodalité du moyen-âge mise à part, car elle
représente une phase à son déclin). Le patriarche, le pater familias,
le roi achéen, le seigneur, etc., est le protecteur ou le suzerain des
autres membres du clan qui sont des hommes libres, mais vivant dans les
liens de la vassalité La fidélité à la tribu s’est reportée au chef,
qui est, d’autre part, le possesseur nominal des terres, sans être le
possesseur effectif. En tout et pour tout ce chef est le représentant
symbolique de la tribu dans ses prérogatives, la propriété, les liens
sociaux. Ceux-ci sont de nature affective, tout en étant souvent très
brutaux.
C’est cette protection affective, cette vie en familiarité même avec le
chef, cette fraternité effective dans le malheur, qui ont fait la force
de cette forme sociale qui a duré si longtemps. Ce qui, dans cette même
société rend l’esclavage tolérable, c’est une certaine indifférence
pour la liberté individuelle, et surtout parce que l’esclave fait
partie de la famille, comme les autres domestiques, et comme ceux-ci le
resteront longtemps encore. La peur du risque maintient dans l’état de
clients ou de vassaux une humanité, toute prête à admirer l’homme
d’action et le protecteur. Encore de nos jours beaucoup de gens
préfèrent être fonctionnaires que de courir les aléas, les soucis et
les responsabilités d’une vie indépendante.
Il ne faudrait pourtant pas faire un tableau idyllique du patriarcat
féodal. L’autorité du chef va parfois jusqu’au despotisme. Mais, tout
le clan vivant ensemble, l’opinion publique peut encore s’exercer, et
le chef est obligé de partager la bonne ou la mauvaise fortune de tous.
Plus tard, lorsqu’une inégalité croissante a séparé les hommes libres
du seigneur, lorsque le sentiment familial, qui existait entre eux, a
disparu, lorsque la protection s’est changée en autorité despotique,
que les descendants du chef ont pris les terres de la tribu comme leur
propriété privée et qu’ils ont accumulé des richesses de toute sorte,
alors la scission morale se produit. Les pauvres diables travaillant
aux champs se plaignent, mais continuent à respecter et à honorer le
seigneur et sa lignée. Mais les habitants des villes, artisans et
marchands plus rapprochés et plus unis, plus évolués, moins misérables,
plus audacieux, ayant déjà le besoin d’un bien-être moral, prennent
conscience du sentiment de la liberté. A Rome, la plèbe n’arrive jamais
à l’affranchissement complet parce qu’elle est une plèbe paysanne ;
elle s’appauvrit au cours des guerres continuelles, tandis que
celles-ci enrichissent l’aristocratie. L’abaissement des patriciens se
fait plus tard au profit d’une classe de nouveaux riches, protégés par
les empereurs. Mais en Grèce, la classe moyenne des villes avait réussi
à conquérir la liberté et le pouvoir politique. Les communes du
moyen-âge, quoique n’étant pas venues de la même évolution sociale, ont
obtenu leurs franchises.
Partout c’est la classe moyenne qui a été la créatrice du sentiment
moral de la liberté. Partout c’est elle qui a été le soutien de la
civilisation. Aujourd’hui encore elle joue le même rôle, à condition
d’entendre par classe moyenne les artisans, les techniciens, les
ouvriers qualifiés (mécaniciens, électriciens, ouvriers du livre,
ouvriers du bois, etc., etc.), les intellectuels, les artistes, etc.,
exception faite de ceux qui se considèrent comme une soi-disant élite
et font cause commune avec les privilégiés. La bourgeoisie moderne
n’est plus la classe moyenne, elle est devenue classe dominante.
Le respect de la hiérarchie sociale s’est maintenu très longtemps au
cours des âges. L’inégalité sociale fut parfaitement tolérée dans les
siècles de vassalité. Plus tard, au moment de l’émancipation de la
classe moyenne, celle-ci ne demandait qu’à pouvoir travailler en paix,
à l’abri des exactions, des accaparements et de l’arbitraire de la
classe dominante.
Athènes, seule, mais c’est une exception unique, a eu le sentiment d’un
certain équilibre entre les classes, et la démocratie antique se
défendit par les impôts contre la suprématie d’une ploutocratie
envahissante. Encore faut-il se souvenir que les esclaves ne comptaient
pas dans les préoccupations démocratiques...
A Rome, la plèbe, pour sa sauvegarde, ne réclamait que des droits
politiques, qui furent d’ailleurs insuffisants. La classe moyenne
n’échappa nullement à l’appauvrissement progressif et à une disparition
à peu près complète.
En Angleterre, où les libertés publiques sont conquises de bonne heure,
cette conquête ne bouleverse pas l’ordre établi, sauf passagèrement au
temps de Cromwell, ni la hiérarchie sociale.
Donc, longtemps après que le patriarcat féodal eût disparu pour faire
place à une féodalité oppressive, l’esprit d’obéissance persiste, et le
respect des catégories sociales, et mêmes le culte des droits du sang.
Certes, l’envie et l’ambition existaient, mais comme caractères
prédominants de quelques individus, qui, par désir de supériorité,
cherchaient à s’élever jusqu’à la classe privilégiée. Il ne faut pas
confondre le sentiment d’égalité avec le sentiment de justice. Celui-ci
n’est que le respect de la coutume, de la règle du jeu, quelle qu’elle
soit. Mais il n’y avait aucun sentiment d’égalité des classes - même
après la mort. La croyance à la vie future était d’ordinaire assez
vague et n’imaginait d’autre existence que celle d’ici-bas. Dans la
religion primitive de l’ancienne Egypte où la croyance à une autre vie
était très développée, les morts continuaient les mêmes occupations
qu’ils avaient eues de leur vivant. Le christianisme, religion
d’esclaves, croit déjà à une égalité des morts devant le jugement de
Dieu, mais pour aboutir, par désir inconscient de représailles, à une
nouvelle inégalité : les premiers seront les derniers et les derniers
les premiers - il est plus facile à un chameau de passer par le trou
d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux.
Cette religion d’humilité et d’obéissance portait ainsi en elle-même
des germes de revendications, qui ne mûrirent qu’avec le lent
développement mental des individus et qui apparurent avec le mouvement
des communes. Les révoltés des bourgs, descendants de serfs, ne
pouvaient arguer de leur qualité d’hommes nés libres pour faire
reconnaître leurs droits. Il leur fallait acquérir cette liberté de
disposer de leur corps, et ils disaient : « Tous les hommes sont
frères. Nous avons yeux, bras et jambes comme eux (les seigneurs), même
force, même courage. »
Ce sentiment d’égalité ne reçut que plus tard, en France, une nouvelle
impulsion avec les idées de Jean-Jacques Rousseau (qui croyait à
l’égalité naturelle des hommes et à leur bonté primitive) et s’est
épanoui avec la Révolution française. On s’imagina alors qu’il
suffisait d’avoir donné aux citoyens l’égalité des droits civiques et
d’avoir inscrit « égalité » dans la devise révolutionnaire pour qu’elle
devînt une réalité.
Le sentiment d’égalité est resté très vif en France, peut-être parce
que le peuple a surtout lutté pour obtenir cette égalité, de même qu’en
Angleterre l’effort fait pour conquérir l’habeas corpus a développé
chez les Anglais le sentiment de la liberté, si bien qu’on peut dire
que la liberté ou l’égalité ne se donnent pas, il faut qu’on les
conquierre et qu’ainsi elles deviennent, l’une ou l’autre, un besoin
moral, un sentiment.
Le développement du machinisme et de l’inégalité économique a montré
bientôt l’insuffisance de l’égalité démocratique. On a vu naître les
utopies socialistes, dont la philosophie imprègne toutes les
revendications sociales modernes, en ce sens qu’elles aspirent à
l’affranchissement complet de l’humanité tout entière. Cet
affranchissement ne peut se faire qu’avec la suppression de l’inégalité
économique et du droit, qu’ont les possédants et qu’ils transmettent à
leurs héritiers, de faire travailler les autres à leur profit.
Dans la lutte contre les privilèges, les opprimés n’ont pas des
revendications exactement semblables, ni des aspirations identiques.
Ils diffèrent surtout dans la façon de concevoir l’action. Les uns vont
au socialisme, d’autres à l’anarchie, d’autres au syndicalisme. Le
socialisme se mêle à la politique dans l’espoir de s’emparer du pouvoir
; en s’inféodant au parlementarisme, son action le conduit
nécessairement vers l’étatisme. Il s’intéresse peu à la liberté des
individus, il n’a guère en vue que de leur assurer le bien-être
matériel. Il peut même abandonner toute idée démocratique de liberté et
devenir tout à fait despotique comme dans la Russie bolchevique.
L’anarchie s’intéresse, avant tout, à la liberté. Elle réagit contre
l’asservissement des individus. Son antiparlementarisme n’est pas
anti-démocratique, comme celui des royalistes ou des fascistes ou des
bolcheviks, il est anti-étatiste... Le syndicalisme mène la lutte de
classes. Il est théoriquement hors de l’ingérence des partis
politiques. Mais leur influence se fait parfois sentir, et alors c’est
l’orientation vers l’étatisme. D’autre part, le syndicalisme
corporatif, sans idéal révolutionnaire, n’est qu’un ouvriérisme
égoïste. Le syndicalisme anarchiste est plus complet, car il lutte
aussi pour le bien-être moral des individus.
Quoi qu’il en soit, l’action de ces efforts d’émancipation a eu pour
résultat de changer, en grande partie, la mentalité populaire, en
affaiblissant le respect de la hiérarchie sociale. La plupart des
travailleurs n’éprouvent plus de gratitude obéissante envers ceux qui
leur donnent du travail. Ils savent qu’ils sont la portion utile de
l’humanité. Ils prennent sentiment de leur dignité et conscience de
leurs droits. Le travail prend dans la morale sociale la place
qu’occupait autrefois le courage guerrier, c’est-à-dire la valeur de
premier plan.
Certes, les hommes naissent inégaux en intelligence et en adresse, ou,
peut-être plus exactement, ils diffèrent en aptitudes diverses. Les
théories d’émancipation réclament non l’égalité des hommes, mais
l’égalité des classes. La décadence de toutes les sociétés humaines est
venue d’une inégalité grandissante, corrompant les riches, avilissant
les miséreux, donnant à tous l’indifférence pour le corps social. Ce
qu’il y a au fond du socialisme, c’est la recherche d’un équilibre qui
ne peut exister que si disparaît le pouvoir de faire travailler les
autres à son profit et de transmettre ce privilège par droit
d’héritage, si tous les enfants reçoivent une éducation et une
instruction complètes suivant leurs aptitudes, de façon à choisir plus
tard leurs occupations selon leurs goûts et leurs capacités.
Telle est la véritable égalité, telle qu’elle se dégage des aspirations
modernes. Personne ne songe à nier la supériorité de l’intelligence, ni
l’autorité du technicien. Il semble, en tout cas, que le sentiment
d’égalité qui tend à se développer de plus en plus, tout en
reconnaissant les droits de l’intelligence et de la technique, ne
permettra pas d’instaurer de nouveaux privilèges, même en faveur du
mérite qui se suffit souvent a lui-même.
Quelle que soit la forme que prendra plus tard l’arrangement social,
l’opinion s’élèvera sans doute contre des rémunérations
disproportionnées entre les diverses catégories de travailleurs, comme
celle qui existe entre le gérant du familistère de Guise et les simples
ouvriers. Si des différences existent, il est possible qu’elles
consistent dans plus d’indépendance dans le travail, plus de facilité
de loisirs et de déplacements, sans compter la joie de l’initiative et
de la recherche, la conscience de la valeur propre et de l’influence
acquise, et que ce soit là une récompense assez grande, même pour les
créateurs de génie.
Comme le progrès technique qui aboutit ou devrait aboutir à plus de
loisirs, comme le progrès social, le progrès moral se résoud dans la
tendance à la liberté, une liberté qui n’est possible que dans une
société où la disparition de l’inégalité des classes permettrait
l’épanouissement de la morale de confiance.
M. PIERROT.
* * *
MORALE (DE LA MORALE DE
MAITRE A L’HARMONIE DU SAGE)
J’ai montré déjà dans cet ouvrage, à propos de l’individualisme, en
quel sens mes préoccupations éthiques m’amènent à dénier à la morale
toute prétention d’inclure en ses cadres ma vie multiple et, à leur
égard, si indisciplinée. En même temps, j’ai dit aussi vers quelle
sagesse il me plaît d’en orienter la marche harmonieuse.
Vis-à-vis des formes qui présentent à ma curiosité sympathique quelque
face engageante, j’ai situé la tendance dont la plénitude me sourit
davantage. Quelque générosIté qui flotte sur leur seuil, ne peuvent
être la demeure de qui veut être un homme complet, les vases au sein
desquels se débat l’existence amputée ou captive. Ces vases sont
encore, nonobstant les promesses encloses aux lignes de certains, des
moules de morale aux fins impératives. Et ma pensée, qui regarde plus
loin que leurs bords séducteurs, n’accepte de voguer, vers quelque
chaîne, sous leurs auspices...
* * *
A côté des morales théologiques ou métaphysiques, politiques ou
civiques, l’antiquité me présente des sagesses indépendantes et qui, si
on s’intéresse uniquement à la pratique, manifestent toutes un
caractère individualiste. Vers elles m’entraînent mon cœur et ma
raison... Sans oublier complètement leurs alliances avec des
disciplines étrangères, je désire maintenant, les comparer d’après leur
contenu.
Je crois les voir se distribuer en quatre groupes. Au fond de la
vallée, d’humbles morales se tapissent comme des chaumières. En voici
qui, sur des sommets peut-être artificiels et sur des mottes, dressent
des châteaux d’orgueil. Les premières montrent le salut dans
l’obéissance ; les secondes le font voir dans la domination. D’un
groupe émouvant monte un parfum et un cantique d’amour. Un autre fait
entendre le plus viril des hymnes et je distingue ce refrain : «
Connais-toi afin que tu te réalises ».
Pour la facilité de l’exposition, je vais imposer un nom à chaque
groupe. J’appellerai servilismes les doctrines d’obéissance ;dominismes
les systèmes de domination ; fraternismes, les éthiques qui prêchent
directement l’amour et la fraternité... Je désignerai les
individualismes qui ne songent pas aux conquêtes extérieures par le nom
de subjectivismes.
Les morales théologiques, qui nous commandent d’obéir à la volonté
divine, paraissent d’abord toutes des servilismes. Cependant, dans la
mesure où nous pouvons dégager l’enseignement de Jésus, condamné par
les clergés contemporains, ridiculement déformé par les clergés
postérieurs, il y aurait injustice à le confondre avec les morales
cléricales. Autant qu’on la peut connaître ou deviner, la doctrine que
les sociaux durent crucifier présente plusieurs caractères de la
sagesse indépendante.
Les morales loyalistes me soumettent directement à des maîtres. Les
morales civiques me soumettent à des lois fabriquées et appliquées par
des hommes. Elles n’ont rien de plus indépendant que les morales
cléricales. Pour Hobbes la morale se réduit entièrement à l’obéissance
au prince. Ce qu’ordonne le prince est juste dès qu’il l’ordonne et par
cela seul qu’il l’ordonne. Seule la loi - l’ordre du chef - crée le
caractère moral ou immoral de nos actes. Notre unique devoir, et notre
intérêt, est de maintenir le prince. « D’autre part, selon la formule
fameuse de Sarpi, « la première justice du prince est de se maintenir
». Pour Hobbes, cette justice-là n’est pas la première ; elle est la
seule.
Morales cléricales et morales civiques ont ce caractère commun de
grouper non point tous les hommes, mais une partie des hommes ; de les
grouper non en tant qu’hommes, mais en tant que fidèles d’une même
croyance ou en tant que compatriotes... Ce sont là morales de
troupeaux, dit Nietzsche avec trop d’indulgence. Plutôt disciplines
d’armées ou de bandes.
* * *
Contre ces prédications d’obéissance qui éteignent dans l’individu
toute lumière personnelle et amortissent tout ressort éthique,
s’élèvent les exhortations contraires des Calliclès, des Stendhal, des
Nietzsche. Ceux-là veulent nous enseigner, ou s’enseigner, non plus la
servitude, mais la domination. Leur point de départ est individualiste.
« Ceci est mon bien que j’aime... », s’écrie Zarathoustra. Mais ce bien
qu’il veut c’est la puissance et la puissance sur d’autres hommes. Il
ne voit rien de plus « universel et de plus profond dans la nature que
le besoin de dominer... ». « Partout où j’ai trouvé, dit-il, quelque
chose de vivant, j’ai trouvé de la volonté de puissance ; même dans la
volonté de celui qui obéit, j’ai trouvé la volonté d’être maître ».
Peut-il y avoir des maître sans esclaves ? Pas plus que des esclaves
sans maîtres ? Les servilistes sont forcés d’admettre implicitement
deux morales : celle des maîtres à côté de celle des esclaves. La même
nécessité s’impose aux doministes. Nietzsche, qui en a conscience,
l’accepte joyeusement. Il proclame parmi des fanfares, l’inégalité des
hommes et que cette inégalité est un grand bien. Il ne songe pas à la
diminuer, mais à l’accroître. Et il définit la société « une tentative,
une longue recherche, mais elle cherche celui qui commande ». Il dit,
dans Le Gay-Savoir : « Nous réfléchissons à la nécessité d’un ordre
nouveau et aussi d’un nouvel esclavage, car pour tout renforcement,
pour toute élévation du type homme, il faut une nouvelle espèce
d’asservissement ».
Les individualistes de la mesure et de la volonté d’harmonie repoussent
les individualistes de l’appétit et de la volonté de puissance plus
énergiquement encore qu’ils n’écartent les servilistes. Mais ceux-ci
pourraient accueillir les doministes et prêcher à leur profit... Quand
on a appelé individualisme la doctrine harmonieuse d’un Socrate, d’un
Epicure, d’un Epictète, ce n’est pas sans répugnance qu’on accorde le
même nom à la pensée d’un Nietzsche, d’un Stendhal, d’un Calliclès,
brusque comme un ressort et gloutonne comme un fauve. On est tenté
d’affirmer qu’il ne saurait y avoir individualisme là où il n’y a pas
respect de tous les individus. Celui qui, à un seul être, - l’Unique,
dit Stirner, - sacrifie tous les autres, on préférerait le nommer, s’il
reste peu actif et peu malfaisant, égoïste. Dès qu’il est avide,
conquérant, brutal et autoritaire, il devient un doministe, allié
nécessaire des servilistes, maître appelé par les bêlements du troupeau
et qui appelle le troupeau.
Le véritable individu, celui qui par chacune de ses pensées, de ses
paroles et de ses gestes, se proclame homme libre ; celui qui dit à son
frère : « Tu es libre, si tu veux l’être » repousse également
servilisme et dominisme. Ces deux systèmes n’ont plus de sens pour qui
échappe ensemble à la lâcheté de s’incliner devant des maîtres et aux
besoins lâchement serviles qui font désirer la domination. Servilisme
et dominisme lui paraissent, avers et revers, la même médaille infâme ;
les mensonges inscrits aux deux faces d’une même monnaie sociale et
banale ; les corollaires d’une même convention ridicule et odieuse...
Même à un point de vue purement égoïste, ces doctrines ne sont point
libératrices ; elles me soumettent à des désirs que je ne puis réaliser
qu’avec l’aide d’alliés ou de dupés ; elles me troublent de craintes et
de dangers que je ne puis combattre seul. Si je ne suis point né sur le
trône, elles font longtemps de moi l’esclave plus rampant qui recherche
la protection du maître... Le doministe ne rampe-t-il pas vers le
commandement à force d’hypocrisie obéissante ? Chacune de ses actions,
chacune de ses paroles est la servante d’un protecteur et d’un
appétit... Qu’on se rappelle les formules de J.-J. Rousseau : « La
domination même est servile quand elle tient à l’opinion ; car tu
dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par des préjugés. Pour
les conduire comme il te plaît, il faut te conduire comme il leur
plaît. Ils n’ont qu’à changer de manière de penser, il faudra bien par
force que tu changes de manière d’agir. » Le maître est esclave de ses
esclaves...
Si je regarde la destinée d’un Napoléon, ce maître qui, pour Nietzsche,
est déjà sur la voie du surhomme, que vois-je ?... Une vie
d’extériorités lourdement brillantes et, au centre, la continuité d’un
bâillement. Esclavage sans trêve, cabotinage sans repos, l’effort de
plaire, l’effort de tromper, l’effort de reconstruire mille fois la
victoire qui toujours s’écroule, l’effort agonisant de limiter et de
chicaner la défaite. Accumulation de toutes les laideurs et de toutes
les rancœurs. Plutôt être l’esclave d’un maître qu’être le maître, cet
esclave de tous les hommes et de toutes les choses... Et puis, exiger
l’obéissance, moi qui refuse d’obéir ? Empêcher les autres de se
réaliser, moi qui veux me réaliser !... Je souffrirais trop de cette
contradiction intérieure, de ce déchirement, de ce cri de moi-même
contre moi-même... La méditation vaillante refoule toutes les doctrines
d’étable : celles qu’on bêle pour les moutons et celles qui aboient
dans la tête des surmoutons : chiens ou pâtres.
* * *
Deux éthiques prononcent les mêmes paroles libératrices. Deux doctrines
me disent : « Qu’ils cessent de s’avilir à leurs violences ou à leurs
mensonges et les fous qui osent se proclamer tes maîtres deviendront
noblement tes égaux... Pourvu qu’ils ouvrent les yeux sur eux et sur
toi, pourvu qu’ils regardent tout homme sans haine et sans crainte, ils
sont tes égaux, ceux que ton orgueil cruel où la cité menteuse
déclarent tes inférieurs. Tu es un individu parmi des individus, un
égal parmi les égaux, un frère parmi des frères... » Ainsi parlent le
subjectivisme d’Èpictète et le fraternisme de Jésus. Me voici hésitant
devant cette fermeté douce et cette douceur ferme...
L’un dit plus souvent et plus volontiers : « Aime » ; l’autre
recommande plutôt : « Connais-toi toi-même » et « Sois un homme libre »
et : « Réalise ton harmonie ». Mais 1es sentiments des grands
fraternistes et des grands subjectivistes sont semblables ; semblables
leurs gestes ; aussi forte leur patience héroïque ; aussi profonde leur
miséricorde pour les bourreaux qui ne savent ce qu’ils font. Puisque,
ici comme là, cœur et cerveau sont satisfaits, qu’importe que les
pensées directrices paraissent ici descendre du cerveau au cœur, là
monter du cœur au cerveau ?... Pourquoi écarterais-je l’une ou l’autre
des deux grandes paroles ? Me donner, n’est-ce pas un admirable moyen
de me créer ? Me connaître et me réaliser de plus en plus permet de
donner mieux, de donner davantage, de donner un être plus pur et plus
ardent : les richesses intérieures sont des généreuses qui ont joie à
se répandre. Loin de s’exclure, la doctrine grecque et la doctrine
orientale paraissent, à ce point de ma méditation, s’appeler et se
compléter. Fraternisme et subjectivisme se supposent et se soutiennent
comme servilisme et dominisme. Ceux-ci les deux faces d’un même
mensonge. Ceux-là les deux aspects de la même vérité.
Oui, la sagesse réalisée doit unir, harmonie souveraine, le cantique de
liberté et l’hymne d’amour. Il y a peut-être cependant, pour choisir
entre les deux doctrines, une raison de méthode. Dans le chef-d’œuvre,
qu’il s’appelle Epictète ou Jésus, je trouve les mêmes éléments
d’indépendance et de bonté. Mais, si je ne suis pas le grand artiste
né, si je dois apprendre a me sculpter moi-même, par où faut-il que je
commence ?
« Aime ton prochain comme toi-même et ton Dieu par-dessus toute chose
». Selon ce que sera mon Dieu, je risque de retomber au servilisme et à
ses doucereuses cruautés. Je connais des saints catholiques qui
tourmentent et tuent leur prochain par folie d’amour, pour faire, coûte
que coûte, son salut... D’autre part, puisque je dois aimer mon
prochain comme moi-même je me demande, non sans inquiétude, comment je
m’aime. Tout est-il aimable en moi aux yeux de la sagesse... Le
précepte d’amour a besoin d’être précédé d’un ou de plusieurs autres.
Jésus commence par la fin et il veut moissonner ce qu’il a négligé de
semer. « Aime », a-t-il dit. Peut-on s’ordonner d’aimer ? Ai-je sur mes
sentiments un pouvoir direct. Artiste trop doué qui n’a pas eu d’effort
à faire, Jésus veut me jeter pour mon début en plein ouvrage sublime.
Celui qui se commande efficacement d’aimer aime déjà... Plus j’y songe
plus je trouve dangereuse la trop grand hâte à se donner...
Un fraternisme hâtif et étourdi risquerait de me livrer à des forces
mauvaises, aussi de me faire aimer dans le prochain et dans moi-même ce
qui n’est pas aimable. D’autre part, si je ne suis pas un être en qui
domine l’instinct d’amour, son commandement reste inutile. Pour tout
cela, et pour d’autres raisons encore, la méthode subjectiviste me
paraît plus efficace. Le pouvoir que je n’ai à aucun degré sur mes
sentiments, je l’ai en quelque mesure sur ma pensée... Je ne saurais
tenter directement d’aimer ; je puis, me semble-t-il, essayer de me
connaître.
* * *
D’autres individualismes de la sensibilité, les sereines doctrines
d’Aristippe et d’Epicure, sans m’émouvoir d’amour pour tous mes frères
m’empêchent du moins de faire du mal à personne et me rendent l’ami de
quelques-uns... Le cyrénaïque, malgré son goût du plaisir, ne
s’asservit point au plaisir. Epicure est bien supérieur qui, à ce
plaisir en mouvement, préfère la paix épanouie du plaisir en repos,
m’affranchit des erreurs et des excès du plaisir. De la conception
épicurienne du plaisir, qui s’élève à la sagesse, je ne referai pas ici
l’examen, ni l’éloge (voir individualisme). Ecarter, rappellerai-je
seulement, les obstacles qui s’opposent à la pureté, à la continuité et
à la plénitude du plaisir ; ne craindre ni la mort qui anéantit tout
sentiment, ni la divinité qui, si elle existe, ne se préoccupe point de
l’homme ; mépriser la douleur, légère quand elle se prolonge, brève et
destructrice d’elle-même quand elle est forte ; ne pas laisser échapper
les voluptés passées, mais les retenir et les alimenter par un souvenir
assidu ; engloutir et annihiler dans cet océan, la petitesse ridicule
du présent dès que le présent, isolé, serait souffrance : voilà la
sagesse, le souverain bien, voilà l’art subtil et délicat de
l’épicurien.
Il reste peut-être dans cette doctrine quelque odeur d’égoïsme et je
crois qu’elle ne me satisferait point comme discipline exclusive et
définitive... Plus tard, quand les matériaux amassés et éprouvés me
permettront de construire mon subjectivisme, peut-être utiliserai-je
Epicure. Considéré comme un degré vers la perfection stoïcienne et
comme la douceur des heures de repos, l’épicurisme orthodoxe me
paraîtra, je crois, utile et sans danger... Que le jardin fleurisse qui
monte vers l’imprenable citadelle..
Je ne m’appesantirai (l’espace manque et le lecteur pourra me
retrouver, ailleurs, en leur compagnie) ni sur les sophistes, ni sur
les cyniques. Je me refuserai la joie de m’entretenir avec Socrate, si
grand. Je ne ferai même pas, près de Diogène, une halte pourtant
réconfortante. Mais leur souvenir et leur lumière m’accompagneront sur
la voie qui monte vers les hauteurs où brille la pensée antique...
C’est toujours la sagesse stoïcienne que je salue, sinon avec plus
d’émotion, du moins avec plus de confiance. Sans doute tel ou tel
détail des théories ne me satisfait point. Mais je contemple chez
Epictète le plus efficace des exemples et, pour reprendre une
expression qui fut à la mode, le plus sûr professeur d’énergie...
Les stoïciens n’avaient pas tort, qui considéraient l’espérance
objective comme une faute et un consentement à la servitude. Alfred de
Vigny est dans la grande vérité individualiste quand il appelle
l’espérance la pire de toutes nos lâchetés... Il ne peut rien manquer
au sage qui déclare indifférent tout ce qui ne dépend pas de lui, qui
étanche joyeusement à sa sagesse la soif de sa raison qui, en un
voluptueux orgueil rassasie à sa justice et à son indulgence la faim de
son cœur. Projeté tout entier à ces deux sommets, il ne daigne plus
apercevoir ce que les basses circonstances refusent peut-être à son
corps.
Dans l’objectif, le reste ne sera donné par surcroît que lorsque la
majorité des hommes montera jusqu’à la sagesse. Sagesse universelle
égalera bonheur universel et ce bonheur contiendra, dans sa mutualité
et sa plénitude, jusqu’au surcroît des biens matériels... Le sage ne se
promet pour demain ni les extériorités un peu lourdes d’un paradis
terrestre, ni les extériorités un peu légères d’un paradis
d’outre-tombe... Sa vertu ne repose pas sur le calcul imbécile et vite
branlant qui croit la vertu la meilleure des politiques. Elle est le
victorieux amour de sa propre beauté et de sa propre force. I1
s’éloigne, dédaigneux, de toute politique. Parce que toute politique
est laide par ses gestes, par le lieu où se font ses gestes, par le but
vers quoi tendent ses gestes. Odieuse par ses moyens, elle se précipite
âprement, agressivement, vers la fange impérialiste des désirs bas et
grossiers...
D’ailleurs, à regarder plus profond, la vraie sagesse individualiste
peut-elle survivre en moi si je me tourne vers l’avenir extérieur et
l’espoir objectif ? Si je travaille au Progrès, non plus à mon progrès,
si j’oublie l’effort de me sculpter pour dédier mes coups de ciseau à
la statue Humanité... Dans les siècles éclairés à la torche fumeuse de
l’histoire, je ne découvre nul progrès éthique ou social. Les formes
politiques qui nous écrasent sont déjà discutées dans Hérodote,
condamnées par Platon. La foule se convertira-t-elle jamais au
stoïcisme, à l’épicurisme, ou au christianisme de Jésus ou de Tolstoï ?
Elle a pu répéter les formules de l’une ou de l’autre de ces doctrines,
mais ce fut pour les avilir et les vider de tout contenu. Les sages
furent toujours des êtres exceptionnels : le sage est un anachronisme
dans tous les temps connus...
Aucun homme récent - ni un Tolstoï déchiré mais velléitaire, ni un
Ibsen inaffranchi dans ses actes et dont le rêve s’alourdit
d’eudémonisme parfois grossier - aucun moderne peut-être ne paraît un
suffisant chef-d’œuvre subjectiviste... Pourtant, ceux-là émeuvent en
moi amour, admiration et émulation qui réalisent sur les sommets
l’harmonie véritable ; qu’élèvent d’une même ascension hautaine leurs
actes et leurs pensées ; qui, au lieu d’abandonner leurs gestes, comme
des réflexes, à toutes les irritations venues du dehors, en font les
expressions et les rayonnements de leur être intime...
Autant la soumission à une métaphysique ou à une sociologie est
mortelle pour l’éthique, autant l’obéissance à une morale empoisonne la
science ou l’art. L’artiste, dans la réalisation de son œuvre, le
savant, dans ses recherches, n’ont pas à se préoccuper de prêcher ou de
confirmer une doctrine... A s’inquiéter de justifier une morale, une
politique, une religion ou une cosmologie apprises, on cesse d’être un
savant ; on devient un avocat ou, comme on dit au pays du pire
servilisme, un apologiste. On n’est plus un trouveur de vérités, mais
un inventeur d’arguments... L’homme est une harmonie. Il tient à
conserver sa beauté équilibrée et ne se donne pas sans quelque noble
réserve à la plus noble des passions. Le vrai savant ne permet pas à
son intelligence de détruire sa sensibilité. Sacrifier une de ses
puissances, c’est déséquilibrer et, à la longue, amoindrir les autres.
Savant et artiste sont des adjectifs devant quoi j’aime à sous-entendre
le substantif homme. Pour l’homme véritable, il n’existe pas de fin qui
justifie les moyens inhumains. Je puis immoler mes intérêts, ma santé,
ma vie même à un but qui me paraît supérieur. La divinité la plus belle
et la plus abstraite devient ignoble et orde idole si elle ose me
réclamer ce qui n’est pas à moi. La vie, même la plus humble et la plus
élémentaire, obtient mon respect et je ne consens pas a créer
volontairement de la souffrance...
La science et l’art sont des affranchissements. Pendant qu’il cherche
la vérité, le savant oublie les hommes, leurs préjugés et leurs désirs.
Aussi l’artiste, pendant qu’il réalise son œuvre... La sagesse, elle
aussi, est une méthode d’affranchissement : l’effort de modeler sa
propre vie selon la beauté au lieu de la laisser modeler aux fantaisies
voisines. Je la considère comme un art ou comme quelque chose de très
voisin de l’art. L’art et la science vraiment désintéressés sont des
sagesses partielles. Ils n’ont pas à se préoccuper de morale,
supérieurs qu’ils sont à toutes les morales qui les voudraient
asservir. Pour se soumettre l’art et la science, les infâmes morales,
qui sont des méthodes de servitude, détruisent, autant qu’il est en
elles, science et art. La sagesse subjectiviste se garde de pénétrer
aux domaines de l’activité désintéressée. Le sage se rit des impératifs
et méprise les ordres. La sagesse peut conseiller autrui, elle ne
commande à quiconque...
Je veux le bonheur. Si j’essaie de l’enfermer dans une matière quelle
qu’elle soit, le bonheur glisse et fuit. Mais les eudémonismes formels,
sagesse et subjectivismes, échappent, eux, à l’objection. Pour
l’épicurien et le stoïcien, le bonheur est une forme que l’artiste
moral donne à la matière de sa vie... Et l’expérience montre que les
matières les plus communes, les plus pauvres, les plus malheureuses aux
yeux vulgaires sont les plus faciles à sculpter, donnent les formes les
plus nobles. Socrate, Cléanthe, Spinoza vivent dans ce qu’un terrassier
appellerait la misère. Si les deux premiers sont doués d’une santé
d’athlète le troisième est maladif, toujours mourant. Epictète est un
esclave infirme. Tous sont arrivés au sommet du bonheur...
Pour l’épicurien ou le stoïcien, le bonheur est l’accord, l’harmonie,
l’équilibre de tout l’être intérieur. L’art qui le réalise exige trop
d’autonomie pour avoir, comme les morales religieuses ou la morale
kantienne, les naïves prétentions à l’universalité. Le vrai
subjectiviste ne se préoccupe pas de savoir si la maxime de son action
peut devenir un principe de législation universelle... Le sage est
exempt de toute manie législatrice. Il sait qu’on n’impose pas le
bonheur.
La première méthode d’affranchissement à laquelle on songe, la conquête
de l’objet du désir est la plus aléatoire et souvent la plus longue.
Employée régulièrement, elle aggrave chaque jour la servitude dont le
subjectiviste se veut libérer... Elle nous fait désirer pour la fin
mille moyens dont plusieurs sont pénibles, elle nous heurte à mille
obstacles, multiplie les inquiétudes. L’objet premier est-il enfin
atteint, le retard l’a dépouillé de son charme ou sa fraîcheur devient
vite entre nos mains tiédeur indifférente. Autre chose, c’est autre
chose maintenant que réclame la vague immensité de notre vague appétit.
Si, par grand hasard, l’objet continue de plaire, la crainte de le
perdre tourmente notre cœur. Et toujours on s’aperçoit que la conquête
excite l’appétit au lieu de le rassasier. Le pauvre bien, considéré
tout à l’heure comme un but et un couronnement, n’est plus qu’un moyen
de conquêtes nouvelles...
J’ai admiré par quels degrés savants s’est affranchi Epicure. J’aime sa
distinction entre les besoins naturels (nécessaires ou non) et les
besoins artificiels. Les premiers sont limités et généralement faciles
à satisfaire. Les besoins artificiels, au contraire, sont ceux dont
nous avons vu fuir les limites et qui, à mesure qu’on tente de les
remplir, s’élargissent. Il les faut tuer en leur refusant tout. Délivré
de tous les besoins qui ne s’imposent pas au corps, l’épicurien laisse
peu de place à la fortune et à la tyrannie... J’ai dit ailleurs (voir
individualisme) qu’Epicure m’enseigne en souriant à ne plus craindre
mort et douleur, que, par un art subtil, il transmute la douleur même
en plaisir. L’expérience personnelle m’apprend que, pour moi, aux
combats un peu rudes, cette alchimie ne réussit pas toujours. Dans les
crises, la discipline stoïcienne s’adapte mieux soit à mon caractère,
soit à mes conditions de vie... Ainsi j’utilise, selon les cas la
discipline d’Epicure ou celle de Zénon. A chacun de s’examiner soi-même
et de savoir ce qui lui réussit. Je crois que, dans une mesure qui
variera, beaucoup feront une place à l’éducation épicurienne de la
sensibilité, une place à l’éducation stoïcienne de la volonté. D’autres
trouveront peut-être tout ce qui leur est nécessaire dans l’une des
deux disciplines...
L’éthique subjectiviste, éthique de la sagesse et non du devoir,
éthique tout autonome qui me fait chercher en moi-même mon but et mes
moyens, est une méthode d’affranchissement et de paix intérieure. Je
l’aime parce qu’elle me délivre de tous les maux. Elle me libère du
dehors et des servitudes. Elle m’épargne la douleur du chaos
intellectuel. Elle m’arrache enfin à l’odieuse inharmonie entre ma
pensée et ma vie. Elle appelle vertu mon effort pour réaliser de mieux
en mieux mon harmonie personnelle ; elle appelle bonheur cette harmonie
réalisée ; elle appelle joie le sentiment de chacune de mes victoires
successives, le sentiment, dit Spinoza, du passage d’une perfection
moins grande à une perfection plus grande.
Han RYNER.
* * *
MORALE
- LE BOULET DE LA MORALE
- DE LA MORALE A L’ÉTHIQUE
- L’EXISTENCE « ŒUVRE D’ART »
- LA SAGESSE ET LA MORALE
- MORALE ET SOCIOLOGIE
- LA MORALE ET LA PHILOSOPHIE MODERNE
Malgré notre répugnance pour les systèmes de morale, nous ne pouvons
les passer sous silence. Il faut étudier la morale, ne fut-ce que pour
se rendre compte de son « immoralité ». La morale des « honnêtes gens »
a reçu de rudes assauts, cependant, elle n’est point morte, et le
philosophe doit constamment la tenir en respect. Combattre la morale,
ou mieux l’ignorer, c’est diminuer son action dans le monde. Kropotkine
fait remarquer que « plus on sape les bases de la morale établie, ou
plutôt de l’hypocrisie qui en tient lieu, plus le niveau moral se
relève dans la société ». C’est quand on la critique et la nie que le
sentiment moral fait les progrès les plus rapides. Donc nous n’avons
pas d’autres moyens d’être « moraux » que de combattre la morale
actuelle, qui est le contraire de la morale : c’est une caricature de
morale que les hommes sociaux veulent nous imposer.
Nous entrons, avec la morale, dans un terrain mouvant, capricieux,
fuyant, hétéroclite, composite, amorphe. Rien de moins solide que ce
terrain-là. On y rencontre de tout : des clichés, des lieux communs,
des commandements, des préceptes, des devoirs, des « il faut, il ne
faut pas », tout un arsenal de contradictions, d’incohérences, de
stupidités sans nombre. Tâchez donc de vous y reconnaître si vous
pouvez ! La morale de tel peuple n’est pas celle de tel autre peuple.
La morale d’une époque n’est pas la même que celle d’une autre époque.
La morale est une question de tempérament. La morale du voisin ne
saurait être la mienne. La morale archiste ne peut s’entendre avec la
morale anarchiste. La première est immorale, c’est une pseudo-morale.
La seconde est amorale, elle est au-dessus et en dehors de la morale.
En morale, rien de plus vrai que l’adage « Tout est vanité ». Morales
de la sympathie ou de l’intérêt, morales égoïstes ou altruistes, et
toutes les variétés issues de leurs combinaisons, se choquent,
s’entrechoquent, se combattent, s’annihilent au sein d’une humanité
désemparée, qui ne sait ce qu’elle veut et s’agite perpétuellement. Il
n’est pas nouveau de démasquer le mensonge de la morale : d’autres,
avant nous, se sont chargés de cette besogne. Cependant, il ne faut pas
se lasser de dénoncer l’immoralité de la morale. Les préceptes des
moralistes sont remplis d’équivoques, prêtent à différentes
interprétations. Que faire ? En maintes circonstances, les gens se
posent cette interrogation ? Car, pour eux il importe de ne pas choquer
la morale courante... Quant aux morales individuelles, elles ne sont
guère individualistes. Rien ne les distingue des morales grégaires,
dont elles sont une, variété. Que de sentiments ont été déformés,
caricaturés, souillés par ces morales qui constituent « la Morale ».
L’amour, la beauté, la justice, sont devenus quelque chose d’odieux :
on a pratiqué sous ce nom leur contraire. La vie est devenue un
supplice quotidien. Entre la morale intérieure et la morale extérieure
existe un conflit aigu. On est à la merci de tous ces « pragmatismes »
nouveau-nés ne considérant l’existence qu’au point de vue pratique,
ramenant tout à l’intérêt, proclamant que tout ce qui n’est pas utile
est une erreur.
Quand nous lisons cette affirmation du philosophe éclectique Victor
Cousin : « Les principes de la morale sont des axiomes immuables comme
ceux de la géométrie », nous nous demandons si nous ne rêvons pas, et
ce qu’il entend par morale. Car rien n’est plus « ondoyant » et divers
que la morale. Le dernier mot, en cette matière, a été dit par Pascal :
« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Le même geste est un
vice ou une vertu, selon qu’il est pratiqué de l’un ou de l’autre côté
de la barricade, et par tel degré de latitude, selon qu’il a pour
auteur un Français ou un Allemand, un noir ou un blanc, un juif ou un
chrétien... Ainsi, la morale, loin d’être absolue, est essentiellement
relative. Où l’on met l’universel et le général, il n’y a que du
particulier et de l’individuel. Le relativisme de la morale est un fait
que seul les fanatiques peuvent nier. Pour eux, il n’y a point de
pluralisme moral : il leur faut je ne sais quel monisme moral, ou
plutôt ce dualisme du bien et du mal, cercle vicieux dans lequel les
générations tournent sans trouver d’issue. Or ni le bien ni le mal
n’existent : quand nous employons ces mots, nous leur faisons dire ce
que nous voulons. Sur cette distinction arbitraire repose la morale,
laquelle est le domaine du caprice, qu’il ne faut pas confondre avec
l’originalité. Si différentes que soient leurs morales, les individus
se ressemblent. Il n’est pas question pour eux de se différencier dans
l’harmonie et par l’harmonie ; la morale esthétique est trop élevée
pour ceux qui ne connaissent, en fait de morale, que la bêtise codifiée.
La plupart des gens ont besoin de vivre en troupeau pour se croire
quelque chose ; la morale grégaire est la seule que connaissent maints
individus enchaînés. Incapables d’initiative, n’ayant aucune
originalité, c’est un besoin chez eux d’imiter et de copier sans
comprendre ce qu’ils ont sous les yeux, d’employer les mêmes mots que
leurs voisins, et de ne pas avoir une pensée qui leur appartienne.
Abandonnés à eux-mêmes, ces individus se croient perdus !... Retenus
dans le réseau de leurs traditions et de leurs habitudes, la plupart
des êtres n’existent pas, ou mieux ils n’existent que par le mal qu’ils
font autour d’eux. Ces êtres, à la fois « moraux » et « sociaux », qui
paralysent tout ce qui essaie d’aller de l’avant, ont fait de la vie un
mécanisme d’une uniformité et d’une monotonie désespérantes... La
morale à laquelle se réfère leur comportement, et qui est celle de la
généralité, ne vise qu’à faire entrer l’individu dans le groupe, qu’à
l’immoler au profit du groupe, qu’à réaliser le rêve des sociologues :
tuer la vie dans l’individu. Elle ordonne qu’il se sacrifie dans
l’intérêt de la société. Son bonheur dépend du bonheur du groupe auquel
il sacrifie son propre bonheur. Le raisonnement est captieux.
La morale est le fruit des mœurs, institutions et préjugés sociaux,
elle est un produit social, avarié au plus haut degré. L’individu n’a
pas de pire ennemi que la morale. Ses prohibitions sont sans nombre.
Elle oppose une barrière à son intelligence, à sa sensibilité, à sa
volonté, à son être tout entier. La morale est un NON lancé à tous nos
désirs d’émancipation et de progrès : c’est un non à l’enthousiasme, à
l’amour, à la sincérité, à la vérité.
Cette morale bourgeoise est un tissu d’équivoques et d’expédients dans
lequel on ne se reconnaît plus. Laïque ou religieuse, la morale
d’aujourd’hui, aussi arriérée que la morale d’hier, n’est en aucune
façon la « morale » de l’avenir, si l’on peut encore donner ce nom aux
modalités de vie dégagées de tous les préjugés. Les philosophes
spécialisés dans la morale ont quelquefois dit des vérités à leurs
contemporains, comme ce La Rochefoucauld qui avait le courage
d’affirmer que l’intérêt est le mobile des actions humaines, mais ils
ont été, à toutes les époques, beaucoup plus préoccupés de suivre leur
temps que de le précéder. Quelques moralistes n’ont pas craint de
dévoiler les faiblesses de l’humanité : nous aimons les relire. Quant
aux autres, ils nous donnent la nausée ; Toutes les variétés de morales
proposées par ces « bourreurs de crâne » que furent les moralistes ont
laissé leur empreinte dans les consciences. Leurs « impératifs » n’ont
rien apporté de bien précieux aux hommes. Leurs morales furent des
trompe-l’œil et des pis-aller. La morale des « pères de famille » qui
représente l’esprit bourgeois dans toute sa laideur est la morale qui
régit l’humanité actuelle. En elle viennent se fondre les morales
antérieures dans ce qu’elles ont de plus étroit. Les moralistes avec
les fondateurs de religion et autres surhommes possèdent le don de
mystifier les foules. La morale est une forme d’autorité que
l’individualiste rejette. L’homme intelligent ne peut se plier aux
exigences de cette morale tyrannique, dont le dessein est d’étouffer la
vie et de lui substituer sa contrefaçon. Le but de la morale, de toutes
les morales, c’est de faire de l’individu un esclave assujetti aux lois
de son milieu, un semblant d’homme, incapable de secouer ses chaînes,
docile aux ordres qu’il reçoit. Qui ne voit que la morale est un moyen
d’asservir les masses, de les dominer et de les tenir en laisse, dans
l’intérêt de quelques jouisseurs qui vivent de la bêtise et de
l’ignorance du nombre ?
Combien plus morale est la morale individualiste qui se veut amorale et
consiste dans l’effort que fait l’individu pour s’évader de l’emprise
du social. Louis Prat, un des rares philosophes qui ne parlent point
pour ne rien dire, a appelé « noergie » la volonté qui résiste à
l’envahissement des choses en nous. C’est l’énergie de la raison,
contre laquelle viennent se briser les petites raisons des hommes.
Soyons noergiques, c’est-à-dire énergiques dans le combat que nous
livrons chaque jour contre les milieux dont nous faisons partie.
La morale est un poison nécessaire à la vie des êtres : supprimer ce
poison, c’est les tuer. Il faut les habituer graduellement à s’en
passer ; en en diminuant chaque jour un peu plus la dose, un jour
viendra où ils pourront vivre sans faire usage de la funeste drogue.
Mais c’est une éducation qui demandera des siècles ! Jusque là les
prostitués de la morale ne changeront rien à leurs habitudes et à leurs
petites combinaisons. Ils ne renonceront point à leurs privilèges. La
morale qui contient tous les préjugés, toutes les traditions, toutes
les laideurs, se transformera afin de durer ; elle est bâtie avec la
bêtise des hommes, et la bêtise est plus solide que le granit... La
morale n’est qu’un mot, mais ce mot a perverti les individus. L’animal
est plus moral que l’homme, car il ne s’embarrasse ni de commandements
ni de scrupules. L’homme met une barrière entre la vie et lui : cette
barrière, c’est le mensonge.
Comment, nous demandons-nous, une morale si fragile peut-elle encore
guider les hommes ? C’est bien simple : elle a son explication dans
leur ignorance. En morale, l’imitation et le plagiat sont des vertus.
Ce qui s’est toujours fait doit continuer à se faire. Il n’y a pas plus
de place pour l’imprévu dans le domaine de la morale que dans celui de
la logique. C’est un monde pareillement figé. Là aussi il est défendu
d’être soi-même. On doit suivre la tradition aveuglément.
Non seulement la majorité des individus est incapable de vivre sans
morale, mais le malheur est qu’ils imposent aux autres leur morale, au
lieu de se contenter de la pratiquer pour leur propre compte. Et encore
ne leur est-elle supportable que parce qu’ils la violent à chaque
instant. Les défenseurs de la morale sont en effet les premiers à ne
pas l’observer. Spectacle fertile en enseignements pour le philosophe !
Il se fait par là une idée juste de la sincérité des individus. Il
importe de jeter bas le masque dont ils se parent, et de montrer qu’ils
sont autres que ce qu’ils paraissent être. Ces ennemis de l’assassinat
sont des assassins, ces esprit pudiques sont des sadiques en tous
genres, ces âmes bien pensantes ne rêvent que plaisirs, noces,
jouissances « défendues », toutes les apostasies morales ! Alors ?
Alors cessons de prendre au sérieux ces préceptes qui sont bafoués
constamment, ces conseils qui ne sont pas suivis, ces appels à
l’honneur et à la vertu qui ne sont que des appels à la résignation et
à la mort. Morale de renoncement et d’obéissance, morale de régression
qui fait de l’homme un être servile et borné ; nous n’avons rien a
attendre d’elle pour l’embellissement, pour l’ennoblissement de
l’individu. Il faut être avec elle ou contre elle. Point de juste
milieu. Combien nous devons être reconnaissants envers un Stirner, un
Nietzsche, d’avoir, en révisant la table des « valeurs morales »
contribué à déboulonner de son piédestal, l’Idole !
Ce n’est pas dans les préceptes de la morale bourgeoise, violés par
ceux-là mêmes qui les ont formulés, que nous trouvons une méthode pour
nous perfectionner, pour enrichir notre personnalité, pour nous
développer en plus d’harmonie et de beauté. Aussi lui opposerons-nous
une morale hautement individualiste, sans obligation ni sanction, une
morale qui augmente la vie au lieu de la diminuer, qui, loin de prêcher
le sacrifice de l’individu, contribue à son épanouissement, à son
affranchissement total... D’ailleurs, en fait de morale, la meilleure
c’est encore celle qu’on se donne, non celle qu’on reçoit ; c’est la
façon originale dont on conçoit la vie et le monde ; c’est le courage
d’être soi-même en mettant ses actes en harmonie avec ses idées. Cette
morale-là est toute personnelle. Est le plus moral l’être qui s’est le
plus complètement dégagé de tous les préjugés, qui a renoncé à penser
et à agir comme tout le monde, qui n’entend subir aucun esclavage, et
reste maître de lui en toute circonstance. Si c’est être immoral devant
les bourgeois, c’est être moral devant la vie. Voilà la vraie morale
individualiste. De tous les individualismes, l’individualisme éthique
est le seul qui ne soit pas une tare, le seul qui comporte un entier
désintéressement, car il ne vise qu’à enrichir spirituellement
l’individu. Le refus d’enchaîner et de se laisser enchaîner est le
début de la sagesse. Même si mon voisin agit « en beauté », il n’a pas
le droit de me contraindre à en faire autant. Un bel acte obligatoire
cesse d’être beau. Quand je veux accomplir un geste libre, je ne
consulte personne : c’est moi seul que j’interroge. Je préfère un
individu qui commet une sottise de sa propre autorité qu’un individu
qui fait un beau geste commandé par un autre. La conscience est le seul
guide des individus, et encore faut-il entendre par conscience autre
chose que ce que les bourgeois sans conscience désignent sous ce nom.
Il n’y a d’obligation et de sanction que dans la conscience. Là
seulement est ma récompense ou mon châtiment. Je suis seul juge de mes
actes. Si chacun conserve le droit de les critiquer, combien ai-je
celui de me critiquer moi-même afin de m’enrichir intérieurement, de
m’évader, par la raison et le sentiment harmonieusement associés, de la
non-harmonie sociale.
La crise de la morale, dont on parle sans cesse, nous indiffère. Nous
ne savons ce qu’on entend par là. Qu’elle traverse ou non une crise, la
morale est pour nous une chose du passé. A la morale nous opposons
l’art, qui est sans morale et qui réalise, par là même, une surmorale
apolitique et asociale. La morale inesthétique, sur laquelle repose la
société, convient aux faibles et aux dégénérés. C’est une morale
d’esclaves. La morale sociale ne peut convenir à des êtres libres, pour
lesquels vivre c’est agir, et agir harmonieusement.
Cette morale immorale punit et récompense les individus pour le même
acte, selon qu’il est accompli dans tel milieu, à tel moment. Le même
acte est légal ou illégal selon les circonstances. Tantôt, il mérite
les honneurs, tantôt il mérite l’échafaud. C’est le caprice qui fait la
loi en morale. Au fond tous les dogmes se ressemblent, toutes les
causes sont les mêmes, tous les drapeaux symbolisent la même tyrannie.
Quand on est sincère, on est bien obligé d’admettre que la morale
laïque ne vaut guère mieux que la morale religieuse, c’est la même
morale à rebours, nous donnant à adorer d’autres dieux aussi
malfaisants... Il n’est pas difficile de se rendre compte, quand on
n’est pas absolument dépourvu de bon sens, que « tout ce que l’on a
exalté jusqu’à présent sous le nom de morale (Nietzsche) », mérite
d’être traité par le mépris.
L’un des points sur lesquels insiste tout particulièrement la morale
traditionnelle, c’est celui de l’obligation et de la sanction. Une
morale sociale ne peut s’en passer : c’est son fondement et sa raison
d’être La morale « archiste » s’évanouit dès que la sanction et
l’obligation disparaissent. Et c’est bien ce qui prouve son immoralité
: c’est par la crainte et l’obéissance que s’établit sa domination. La
morale « archiste » se préoccupe des mobiles qui font agir les
individus : plaisir, sentiment, raison, intérêt personnel ou général.
Elle place très haut, ce qu’elle appelle le « devoir ». Mot magique,
miroir aux alouettes que chacun interprète à sa façon. Il n’y a point
de devoir universel et nécessaire. Nul homme n’a le droit de m’imposer
sa conception du devoir pas plus que je n’ai le droit de lui imposer la
mienne... La morale « archiste » se subdivise en morale personnelle,
domestique, sociale, civile ou politique. Elle résoud à sa façon les
problèmes que soulèvent la famille, la justice, la solidarité,
l’association, le droit et les droits, la propriété, le travail, le
luxe, le capital, la nation, la loi, la patrie, l’État, et
l’incorruptible démocratie, mère de l’égalité, de la liberté et de la
fraternité. L’alcoolisme, le suicide, l’avortement, etc... sont
examinés au même point de vue étroit, anti-individualiste, autoritaire
et étatiste. Quant aux rapports des individus entre eux, à l’échange, à
la réciprocité et autres questions non moins importantes, il lui est
impossible de les résoudre dans un sens rationnel. Sa myopie lui
interdit d’introduire un peu d’esprit de suite, de générosité et
d’amour dans l’examen de ces problèmes. Il lui faudrait pour cela
l’envergure qu’elle n’a pas.
* * *
La morale est une mystification. Elle s’acoquine avec la religion pour
châtrer les individus Elle s’allie avec la science pour se faire
prendre au sérieux. Elle prend le masque de l’art pour se substituer à
lui. Partout elle s’immisce, pour tout dénaturer. Au moindre examen, on
s’aperçoit que les « menottes » de la morale sont bien fragiles. Il
suffirait d’un peu de volonté pour les briser.
La société a inventé la morale pour maîtriser l’individu et supprimer
en lui toute indépendance. Elle vise avant tout à en faire un eunuque.
« Un homme qui moralise est ordinairement un hypocrite, et une femme
qui moralise est invariablement laide », disait Oscar Wilde. Comme il
avait raison, ce pauvre Adolphe Retté, sombré depuis dans le
mysticisme, quand il disait : « Ce que les bourgeois appellent la
morale, c’est le droit à l’hypocrisie »... La morale n’est ni une
preuve d’honnêteté, ni plus ni moins. C’est aussi la peur du gendarme,
ni plus ni moins. C’est aussi la peur de l’opinion, du qu’en dira-t-on.
Aussi les moralistes se cachent-ils pour accomplir leurs saletés. Tant
de gens qui se prétendent vertueux le sont par force, parce qu’ils ne
peuvent pas faire autrement...
La morale et l’intérêt s’accordent parfaitement. Quand, par hasard, ils
sont en conflit, c’est toujours l’intérêt qui a le dessus. Les honnêtes
gens n’hésitent pas à mettre de côté leurs « principes ». Faire des
affaires, à cela se réduit toute la morale de certaines personnes. Et,
dans ce but, intriguer, sacrifier les amis et les trahir. Se vendre est
le plus sûr moyen, à la portée du premier venu, de réussir dans la vie.
Il n’y a pas d’autre morale pour les arrivistes.
Rejeter ce boulet de la morale, qui paralyse l’essor des êtres, ce
serait vivre normalement. Tout progrès moral véritable consiste dans la
révolte de l’individu contre la morale courante. Cette révolte se
traduit tantôt par l’action, tantôt par l’inaction. La seule morale, en
fin de compte, c’est de s’affranchir de la morale. C’est de rompre les
liens sociaux qui font de chacun de nous des mannequins. C’est de vivre
en harmonie avec nous-mêmes. Tout le reste est immoral.
* * *
Substituons au vocable « morale » celui d’éthique. Il n’est point
équivoque, il a une signification précise. L’éthique est autre chose
que la morale. Elle constitue l’art de vivre par excellence. La morale,
c’est l’art de ne pas vivre, le mot art étant ici pris dans le sens de
faux-art, dépourvu de toute beauté. Pour nous, il n’y a point d’éthique
en dehors de la sagesse. Nous appelons éthique une morale basée sur la
sagesse, morale sans rapport avec la morale ordinaire. Nous désignons
sous ce nom une morale sans « la morale ». L’éthique n’est pas autre
chose que l’autonomie de la conscience délivrée de toutes les chaînes.
L’action et la pensée s’associent étroitement dans l’éthique
individuelle. Elles sont solidaires. Les séparer, c’est mutiler la vie.
C’est pourtant ce que fait la morale ordinaire qui, en isolant la
pensée de l’action, aboutit à la fausse pensée et à la fausse action.
Tandis que la morale est grégaire, l’éthique est individuelle. La
morale exige des imitateurs ; l’éthique veut des créateurs. Avec Han
Ryner, j’envisage la sagesse « comme un art ». Je crois que l’éthique
est une esthétique. J’oppose, avec l’auteur des Voyages de Psycho-dore,
la sagesse à la morale sans sagesse des moralistes. L’éthique a tout à
gagner à se passer de la science au sens étroit. Loin de se subordonner
à la science, c’est la science qui lui est subordonnée. L’éthique
individualiste - que nous appelons sagesse - n’utilise qu’à bon escient
les méthodes de la science. Elle en use, n’en abuse point. La morale
enlaidit sa vie. La sagesse découvre pour l’individu les moyens de
faire de son existence une œuvre d’art.
L’éthique rejoint l’art, la morale le fuit. Entre l’art digne de ce nom
et la morale, nulle conciliation n’est possible. Ils ne poursuivent pas
le même but. La morale est le contraire de l’art ; l’art est le
contraire de la morale. Morale et esthétique s’excluent. Ce que j’ai
longtemps désigné sous le nom de « morale esthétique » n’a rien de
commun avec la morale traditionnelle. Cessons d’associer ces vocables.
L’art est au centre de l’éthique, comme un flambeau pour l’éclairer.
L’art de vivre, c’est l’art de vivre en beauté. L’éthique tend à faire
passer dans l’existence humaine l’équilibre et l’harmonie contenue dans
toute œuvre d’art, témoignage de l’harmonie et de l’équilibre de son
créateur. L’artiste de sa propre vie rectifie sans cesse son œuvre, la
corrige et l’embellit. Il n’est jamais satisfait. Il vise à être chaque
jour meilleur, plus beau.
Si l’éthique ne peut se passer de l’art, elle conserve sa liberté en
face de la science. Elles peuvent s’allier, non se confondre. Une
éthique individualiste ne professe point pour la science une admiration
sans bornes, mais ne la méprise point. Elle l’estime à sa juste valeur.
Elle en tire le meilleur parti Seulement, l’éthique, qui ne veut pas de
chaînes, repousse les dogmes scientifiques, comme les autres dogmes.
Elle emprunte quelques-uns de ses moyens à la science, elle refuse de
se servir de tous ses moyens. Quand la science n’est point sagesse,
comment la sagesse consentirait-elle à faire alliance avec elle ?
L’éthique est indépendante de la sociologie. Quand elle consent à faire
alliance avec elle, ce n’est pas pour recevoir des ordres, mais pour
suggérer des conseils. La sociologie bien pensante n’aura jamais
d’ailleurs ses préférences... Biologie et sociologie ne sauraient être
des prisons pour le sage. Les prisons, de quelque nom qu’on les décore,
le sage n’en veut point. Biologie et sociologie sont des pis-aller.
Elles ne suffisent pas à étayer l’éthique. Elles peuvent très bien, par
contre, faire le jeu de la morale.
L’éthique n’impose pas de règles aux individus. La seule règle qu’elle
leur demande d’observer, c’est d’être eux-mêmes. Elle s’efforce de
mettre en valeur ce qui les différencie des autres, ce qu’il y a de
meilleur en eux. Elle fait de l’individu un être libre. Une éthique
purement scientifique en ferait un automate. Elle cesserait d’être une
éthique. Elle ne demanderait aux individus aucune initiative, exigeant
d’eux mêmes façons de penser et d’agir communes. L’éthique repousse la
morale scientifique, comme constituant le plus grand obstacle à la
morale individuelle...
Métaphysique, biologie ou sociologique, la morale a usé de tous les
expédients pour se rajeunir, mais elle n’a fait que s’enlaidir un peu
plus sous ses vêtements d’emprunt. Aux impératifs catégoriques de la
morale, à ses commandements mort-nés, la sagesse substitue de modestes
conseils. La morale ordonne ; la sagesse suggère. Là est leur
principale différence. Il n’y a pas d’injonctions pour la sagesse.
L’harmonisation de toutes les facultés humaines dans l’individu, tel
est le but qu’elle poursuit. A l’encontre de la politique et de la
morale, ces deux sœurs jumelles, qui ne visent qu’à créer du désordre
dans l’individu, elle est l’art de l’individu.
Sagesse et morale sont deux choses qui s’excluent. La sagesse est un
art, et l’on sait que la morale est le contraire de l’art. La sagesse
n’a pas l’autoritarisme de la morale, qui aspire à diriger la vie de
chacun de nous. Les prétentions de la fausse éthique qui a nom morale
sont injustifiées. Elle aboutit à une pseudoscience de la vie. Sa
technique est en défaut. La sagesse n’a d’autre ambition que de nous
révéler à nous-mêmes, que de nous aider à nous ressaisir au sein des
influences, bonnes ou mauvaises, qui agissent sur nous. Cette
pseudo-sagesse qui a nom morale nous fait. commettre bien des bêtises.
Elle nous jette dans des situations inextricables. Elle complique notre
existence et fausse notre jugement. Avec elle on trébuche, on finit tôt
ou tard par se casser les reins.
Pouvons-nous nous contenter de trébucher avec la morale, quand la
sagesse s’avance pour guider nos pas ? Celle-ci est aussi large que
celle-là est bornée. A la morale il sied d’opposer la sagesse, non ce
masque de sagesse qui est un déguisement de la morale, mais une sagesse
réelle, à la fois belle et vivante. La morale enchaîne ; la sagesse
libère. Entre les deux, l’homme libre n’hésite pas. Aucun compromis
d’ailleurs n’est possible entre la sagesse et la morale. On n’accorde
point le néant et la vie. Le domaine où se meut la morale, c’est
l’équivoque. La sagesse est clarté. La morale est tyrannie ; la sagesse
est délivrance...
* * *
Les philosophes contemporains, spécialisés dans l’étude de la morale,
l’envisagent à un point de vue objectif. Ils ont constitué une «
science des mœurs ». C’est un fait assez nouveau. Mais cette « science
des mœurs » qu’est-elle, sinon une dépendance de la sociologie, qui
sacrifie l’individu au soi-disant bonheur de la collectivité ? Elle
constate des faits, et ces faits sont invoqués en faveur du régime
social. Que nous voila loin de la morale « sans obligation ni sanction
» préconisée par Guyau, de l’anomie libératrice...
Après avoir été métaphysique, puis médicale et biologique avec
Metchnikoff, la morale est devenue sociologique. Mais elle n’est guère
devenue plus « positive » pour cela. Les faits moraux ont été étudiés
comme des faits physiques. Cependant, les morales a posteriori, à
prétention scientifiques, ne valent guère mieux que les morales a
priori. Elles sont imprégnées du même dogmatisme. Ces morales sont
réactionnaires, malgré leurs allures révolutionnaires. Les adversaires
de la « métamorale » prétendent soustraire la morale à la métaphysique,
et ils rétablissent sous une autre forme la métaphysique en morale.
La morale du sociologisme ne souffre aucune discussion. Elle se résume
en cet impératif : « J’ai dit ». Il n’y a qu’à s’incliner devant ses
commandements. C’est le dernier mot de la morale préconisée par
Durkheim. Pour ce dernier, la morale est la servante de la sociologie.
Ces deux disciplines se prêtent main-forte pour le but qu’elles
poursuivent : réduire à néant l’individu. Impossible de les séparer.
Les moralistes-sociologues, et les sociologues-moralistes aboutissent
aux mêmes conclusions, leurs systèmes renferment les mêmes
contradictions. Critiquer la morale sociologique et la sociologie
morale, c’est accomplir le même geste d’émancipation. Il faut nous
libérer à la fois de la sociologie et de la morale si nous voulons être
des vivants.
La morale, selon la nouvelle école, n’est plus qu’une « branche de la
sociologie ». Les faits moraux doivent être étudiés comme les faits
sociaux. Il y a une « nature morale » comme il y a une « nature
physique ». C’est ce qui est, non ce qui doit être, qui est l’objet de
la morale. Analyser la réalité morale donnée, tel est le but du
moraliste. Morale et sociologie obéissent aux mêmes règles et emploient
les mêmes méthodes. Elles renoncent l’une et l’autre à améliorer la
réalité, bien qu’elles affirment le contraire. Les
moralistes-sociologues, ou les sociologues-moralistes, ont prévu
l’objection, et ils répondent avec Durkheim : « De ce que nous nous
proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous
renoncions à l’améliorer. » En attendant, ils reculent aux calendes
grecques cette amélioration. Au fond ils s’en désintéressent.
La morale cesse d’être théorique : elle se contente d’étudier les faits
moraux. La morale est une réalité donnée, un objet de science, à
laquelle on appliquera la méthode de la sociologie scientifique. Or,
Fouillée fait remarquer aux sociologues que « la morale n’est pas une
science d’observation portant sur des choses faites. » Elle n’est pas
une réalité donnée, mais une réalité qui se donne elle-même. Les
inconvénients de la morale sociologique sont ceux de la sociologie
positive, objective et scientifique, dont elle est un chapitre.
Cependant, l’esprit libre saura toujours trouver, même dans cette
conception défectueuse de la morale, matière à s’augmenter, la «
réalité donnée » l’obligeant à faire certaines constatations.
Il n’y a pas, dit Lévy-Bruhl (La morale et la science des mœurs), de
morale théorique. Lévy-Bruhl a montré que la morale a d’abord été, dans
les société primitives, une « particularisation » des pratiques
morales, qu’elle est ensuite devenue l’universalisation des principes
de la morale, qu’enfin de nos jours elle serait une étude scientifique,
objective et comparative de la pluralité des morales. Il y aurait, en
face de la morale dogmatique une « science de mœurs » appelée à rendre
les plus grands services. La « science des mœurs » a raison quand elle
affirme que la nature humaine n’est pas identique à elle-même partout
et en tout temps. Prévoyant le reproche qu’on ne manquerait pas de
faire à la science des mœurs de se borner à l’étude de la réalité sans
chercher à la modifier, Lévy-Bruhl, auquel nous devons un ouvrage
récent sur Jaurès, se défend d’une conception aussi étroite : « Dire
que nous concevons la réalité morale comme un objet de science,
implique précisément que nous n’acceptons pas tout l’héritage du passé
avec un sentiment uniforme et religieux de respect. » Albert Bayet a
essayé de donner à l’éthologie ou science des faits moraux une
direction différente, et d’en assouplir les rugosités. Pour ce
philosophe, l’art moral classique, n’est basé ni sur l’intérêt ni sur
la société. Il laisse l’individu se développer librement et n’ajourne
pas indéfiniment l’entreprise de modifier la réalité. La « science des
mœurs » est ainsi dépassée. Pour Albert Bayet, il y a des idées mortes
et des idées vivantes. L’idée du bien existe, mais est variable.
L’esprit scientifique en morale, fait-il observer, n’aboutit qu’à
l’immoralité, et la morale universelle est le dernier des dieux.
Les penseurs anarchistes ne nient pas la morale, mais elle est autre
chose pour eux que la morale traditionnelle. Kropotkine croyait que la
morale est une « science », mais une science qui dicte à l’individu
libre son devoir. Elle lui sert à se perfectionner et à perfectionner
le milieu dans lequel il vit. Errico Malatesta déclare de son côté : «
On appelle morale la science de la conduite de l’homme dans ses
rapports avec les autres hommes, c’est-à-dire l’ensemble des préceptes
que, à une date donnée, dans un certain pays, dans une classe, dans une
école ou un parti, l’on considère bons pour conduire au plus grand bien
de la collectivité et des particuliers ». Or, les anarchistes, dit-il,
ont une morale, et ne peuvent pas ne pas en avoir, mais elle ne saurait
constituer pour eux qu’un idéal, car personne, dans la société
actuelle, ne peut vivre vraiment en anarchiste, étant exploité et
opprimé on même temps qu’exploiteur et oppresseur. Il aboutit en somme
à la même conclusion que Kropotkine, qui est de rompre avec le milieu
en se perfectionnant.
J. M. Guyau, dans son Esquisse d’une Morale sans obligation ni
sanction, lue et annotée par Nietzsche, s’était proposé « de rechercher
ce que serait et jusqu’où pourrait aller une morale où aucun « préjugé
» n’aurait aucune part, où tout serait raisonné et apprécié à sa vraie
valeur, soit en fait de certitudes, soit en fait d’opinions et
d’hypothèses simplement probables ». En véritable précurseur qu’il
était, il préparait la voie aux recherches portant sur une morale
scientifique : « Rien n’indique, disait-il qu’une morale purement
scientifique, c’est-à-dire uniquement fondée sur ce qu’on sait, doive
coïncider avec la morale qu’on sent ou qu’on préjuge ». Il introduisait
la liberté en morale et faisait sa part à la spéculation philosophique.
Au lieu de regretter la disparition de « l’impératif » absolu et
catégorique et la variabilité morale qui en résulte, il considérait
cette dernière comme la caractéristique de la morale future. Écartant
toute loi antérieure et supérieure aux faits, il partait de la réalité
pour en tirer un idéal, de la nature pour en tirer une moralité, et il
faisait de la vie seule, morale et physique, le principe de la conduite
humaine, comme il avait fait de la vie le principe de l’art et de la
religion....
Gérard DE LACAZE-DUTHIERS.
* * *
MORALE (La) ET
L’INDIVIDUALISME ANARCHISTE
Les dictionnaires de philosophie donnent à peu près tous la définition
suivante de la morale : c’est une science qui nous fournit des règles
pour faire « le bien » et éviter « le mal » - ou qui nous enseigne nos
« droits » et nos « devoirs » - ou encore qui nous fait connaître notre
« fin » et les moyens de la remplir. Il est important de remarquer ici
que les moralistes ne considèrent pas la morale comme une science
indépendante et capable de se suffire à elle-même. C’est une science
d’application et de déduction. C’est une pratique bien plus qu’une
théorie.
Quelle opinion peut émettre sur la morale le milieu individualiste
anarchiste, milieu constitué par des humains qui, d’un côté,
relativisent tous les aspects, toutes les attitudes de l’activité
humaine aux avantages et aux inconvénients qu’ils peuvent leur procurer
et, de l’autre côté, nient et rejettent la nécessité de l’État et des
institutions gouvernementales, l’utilité de leurs interventions, de
leurs obligations, de leurs sanctions pour asseoir les rapports et
régler les accords qui peuvent s’établir entre eux ?
Le milieu individualiste anarchiste ne saurait se montrer hostile à
l’adoption d’une règle de conduite envers soi et envers autrui, dès
lors que cette règle de conduite sauvegarde l’autonomie de l’individu
ou de l’association, qu’elle ne lui crée de responsabilités autres que
celles qu’il a acceptées.
Comme nous l’avons vu aux mots « bien » et « mal », les individualistes
anarchistes savent très bien que la morale actuelle, telle qu’on la
conçoit communément, a pour fin d’assujettir l’unité humaine à la
conception que, à une époque donnée, les constituants moyens d’une
société civilisée se font des rapports entre les hommes. Cette
conception moyenne est bien plus souvent un produit de l’enseignement,
de la coutume, du fonctionnement politique ou religieux du milieu que
le résultat ou des instincts ou de la réflexion. La morale apparaît
surtout comme un moyen de maintenir en leur situation dirigeante, au
point de vue temporel : l’État ; au point de vue spirituel : l’Église.
Nous avons vu que par « bien », ces deux représentants des sociétés
humaines entendent ce qui est « autorisé » et par « mal » ce qui est «
prohibé ». Tout ce qui est autorisé actuellement, ou maintient en bon
état de fonctionnement les rouages de la société organisée et étatisée,
ou sembleapparemment ne lui porter aucun dommage. Et c’est cela le
bien. Il n’est pas une action prohibée qui, si elle était permise, ne
risque de mettre en péril l’existence de l’organisation politique, de
la civilisation, de la culture, de la religion du groupe humain où elle
se perpétrerait. Et c’est le mal, ce péril. La fin de tous les membres
des sociétés organisées de tous les temps, c’est de jouer le rôle de
conservateur social, politique et religieux du milieu humain où il naît
et se développe, de n’accomplir que des actes permis. Cette fin est
d’ailleurs obligatoire : il n’a ni à la critiquer, ni à la discuter,
sous peine de sanctions. La morale n’est pas proposée aux croyants ou
aux citoyens : elle leur est imposée.
Il en a toujours été ainsi et la fin a toujours été la même. Tous les
moralistes s’accordent pour reconnaître que chez tous les peuples
actuels civilisés, les principes les plus généraux de la morale sont
les mêmes. « Nous devons les retrouver à toutes les époques de
l’histoire, s’écrie dans son livre, La Morale et les morales, M. S.
Gillet, professeur à l’Institut catholique de Paris. Nous les
retrouvons, en effet, solidement établis dans les lois et les écrits
des philosophes en remontant à travers le moyen-âge jusqu’à l’époque
gréco-romaine. Remontons encore, ils sont inscrits dans les monuments
égyptiens, dans le code Mosaïque, dans les lois de Manou et les livres
sacrés de la Chine, documents qui sont eux-mêmes l’écho d’une tradition
plus ancienne. »
Ces considérations font comprendre pourquoi une règle quelconque de
conduite individualiste anarchiste ne saurait emprunter quoi que ce
soit à la morale archiste actuelle, puisque celle-ci repose sur
l’obligation. Contrairement à ce qui a pu être énoncé par certains
doctrinaires, il n’y a rien à conserver de la Morale actuelle, dont
l’enseignement et la pratique sont basés sur l’imposition, la
contrainte, la crainte des sanctions. L’idée de « devoir » qui est à la
base de la Morale courante est en abomination à l’individualiste
anarchiste.
L’individualiste anarchiste ne doit rien à personne et personne ne lui
doit rien. Ce n’est pas parce qu’il le doit qu’il respecte
intégralement la liberté d’action tant que la sienne n’est pas
compromise, c’est parce que cette « morale » de l’égale libertéou de la
réciprocité est encore ce qu’il y a de mieux, une fois annihilée la
conception de la nécessité de l’État. Cette « morale » n’est ni
religieuse, ni politique, ni économique, ni scientifique, ni
sentimentale, ni sociologique : elle n’existe que pour et par
l’individu, isolé ou associé. Fondez votre ligne de conduite ou règle
sur la base que vous voudrez, pourvu que vous n’empiétiez pas sur la
mienne, sur la nôtre. Vivez et mourez à votre guise, pourvu que vous
n’interveniez pas dans notre façon de vivre et de mourir, même si elle
est aux antipodes de vos conceptions, même si vous la considérez comme
anormale.
La « morale » individualiste anarchiste n’est pas universelle, elle est
particulière. Elle n’est pas absolue, elle est relative. C’est un
instrument au service de l’individu ou de l’association, non une
conception mystique de « droit » et de « devoirs »automatisant l’unité
humaine.
En d’autres termes, les individualistes anarchistes relativent ce qu’on
appelle éthique, ligne ou règle de conduite soit au tempérament
individuel, lorsqu’il s’agit d’isolés ; soit aux affinités
instinctives, naturelles ou acquises qui peuvent conduire des unités
humaines à s’associer pour des buts déterminés et pour un temps fixé.
Les individualistes anarchistes ne rapportent pas leur façon de se
comporter à une injonction ou à un impératif supérieur ou extérieur à
l’isolé ou à l’association. Voilà pourquoi on peut les considérer comme
amoraux relativement à toute morale tirée de la religion, de la
science, de la sociabilité, de la nature même, qui contrarierait leurs
aspirations, leurs désirs, leurs appétits. Ceci dit, antiautoritaires,
ils se refusent, dans tous les cas à l’égard des leurs, pour assouvir
leurs désirs ou satisfaire leurs besoins, à avoir recours au vol, à la
fraude, à la violence ou à une coaction quelconque rappelant la
coercition gouvernementale ou étatiste. « Les leurs », c’est-à-dire les
négateurs de la domination et de l’exploitation de l’homme par son
semblable ou par tout milieu social, ou vice-versa.
Pour les individualistes anarchistes, c’est de l’unité ou de
l’association que part la règle de conduite à observer pour atteindre
au maximum de sociabilité, sociabilité qui ne correspond nullement à
une conception préétablie du bien et du mal, à un a priori
transcendant, mais qui se fonde sur cette constatation égoïste et
intéressée qu’autrui n’est, ne peut ou ne veut être « objet de
consommation » pour moi que dans la mesure où je le suis ou le puis ou
le veux être pour lui.
En anarchie, selon les individualistes anarchistes, il y a autant de «
morales » ou règles de conduite qu’il y a d’anarchistes, pris
individuellement, ou de groupes ou d’associations d’anarchistes. Voilà,
pourquoi les individualistes anarchistes se qualifient volontiers
d’amoraux, autrement dit : toute « morale » présentée ne peut engager
que l’unité ou le groupe qui la propose ou la pratique. Il n’est pas de
« morale anarchiste » absolue, aucune dont on puisse logiquement dire
qu’elle résume ou incorpore les revendications, les desiderata, les
relations entre eux de tous les anarchistes.
« Ma ou notre ligne de conduite - dit l’individualiste anarchiste - ne
vaut que pour moi ou notre groupe ou notre association - ou encore pour
tous ceux auxquels elle donne satisfaction, chez lesquels elle existait
en germe, à qui il fallait que je l’expose ou que nous la proposions
pour qu’ils y trouvent l’objet de leurs recherches, peut-être bien sans
qu’ils s’en soient rendu compte. Ma « morale », notre « morale » ne
vaut que pour celui, celle, ceux auxquels elle convient non pas pour
tout le monde, non pas pour les autres. »
Plus disparaît l’idée qu’une morale imposés et commune est nécessaire
pour vivre heureux, moins les hommes sentent le besoin d’instructeurs
moraux. Telle est la base de la propagande « amoralisatrice » des
individualistes anarchistes. A mesure donc, que le milieu humain
s’amoralise, plus les hommes sentent et comprennent l’inutilité des
gardiens de la morale religieuse ou laïque, la malfaisance de ceux qui
veulent maintenir les sociétés humaines au-dedans de règles de conduite
uniformes ou de morales absolues, qui postulent la nécessité d’un
organisme central de conservation morale. L’amoralisation - au sens que
lui donnent les individualistes anarchistes -. mène logiquement à la
négation de Dieu et de l’État.
Les individualistes anarchistes reprochent aux animateurs de
l’anarchisme traditionnel - appelé ordinairement « communisme
anarchiste » - non seulement d’avoir voulu fonder un anarchisme
orthodoxe, mais de stabiliser le concept anarchiste en l’intégrant dans
l’aspiration de l’humanité en général. Prenons Kropotkine comme type
représentatif de cette tendance. Qu’on lise avec soin l’Entr’Aide, la
Science Moderne et l’Anarchie, l’Ethique, on se rendra très rapidement
compte du dessein de leur auteur : démontrer à ses lecteurs que les
principales revendications de l’anarchisme s’accordent avec les
besoins, les connaissances, les expériences, les faits de l’évolution
humaine, de l’histoire des organismes vivants. A en croire Kropotkine -
et si je l’ai bien compris - toutes les observations, tous les
événements de l’histoire des êtres vivants tendent à l’établissement
d’une morale sociale, à tel point que la nature elle-même ne saurait
plus être considérée comme amorale. On voit la conclusion : le
communisme anarchiste, comme l’entendaient Kropotkine et ses amis ou
ses disciples, est en germe dans l’aspiration de l’humanité vers un
état de choses meilleur que l’actuel.
Je ne puis ici passer au crible d’une critique serrée le concept
kropotkinien et vider à fond - pour nous rendre compte de sa valeur
comme facteur d’évolution individuelle - le contenu des trois éléments
sur lesquels Kropotkine édifiait la morale : l’entr’aide, la justice,
l’esprit de sacrifice. Je ne nie pas, d’ailleurs et jusqu’à un certain
point, cette valeur, dès lors que c’est au point de vue de la
sociabilité et non de la socialité qu’on l’envisage. Je ne veux pas non
plus m’appesantir sur le caractère mystique et trop souvent abstrait de
l’Éthique kropotkinienne, montrer que le langage et la culture
scientifique ne suffisent pas toujours à nous empêcher de faire de la
métaphysique, de prendre de purs fantômes pour des êtres de chair et
d’os. Individualiste anarchiste et associationniste, je comprends qu’on
se serve de sa sensibilité propre pour se créer une ligne de conduite
personnelle ; je comprends qu’on s’associe entre individus doués d’une
sensibilité à peu près semblable, qu’on agisse alors selon une ligne de
conduite de groupe. Mais ériger la façon de se comporter d’un individu
ou d’un groupe en morale universelle, absolue, voila ce que je ne puis
accepter, en tant qu’individualiste en premier lieu, en tant
qu’anarchiste en second lieu. Supposons que Kropotkine ait réussi à
persuader tous les anarchistes que le communisme anarchiste était la
forme de système économique vers lequel tendait incontestablement
l’humanité dans ses rêves et ses aspirations d’un meilleur devenir et
voilà l’anarchisme stabilisé, cristallisé, pétrifié. C’est-à-dire qu’il
n’existerait plus, dynamiquement parlant.
En effet, le jour où il sera admis qu’il n’y a qu’une seule morale
anarchiste, qu’une ligne unique de conduite anarchiste, il s’ensuivra
que quiconque actera à l’encontre ou se situera en dehors de cette
ligne de conduite et « morale » ne pourra plus être considéré comme
anarchiste, quand même il se montrerait, dans ses gestes quotidiens,
l’irréconciliable négateur et contempteur des institutions archistes. A
ce moment-là, l’Anarchisme n’aurait plus rien à envier à l’État ou à
l’Église : il posséderait sa morale une et indivisible, sa morale ne
varietur, intangible et stagnante.
Beaucoup d’individualistes anarchistes se demandent comment des
penseurs du genre de Kropotkine ont pu ne pas s’apercevoir qu’en
cherchant à établir une morale anarchiste unique, ils retournaient à
l’exclusivisme, à l’étatisme. Pour que l’anarchisme ne se mue pas en
outil de conservation sociale ou morale, il est évident qu’il est
nécessaire qu’en son sein se concurrencent toutes les éthiques
antiautoritaires, toutes les façons acratiques (alégales, asociales,
amorales, etc.) de vivre la vie.
On m’objectera que la pratique de « la camaraderie », terme qui revient
si souvent dans la terminologie individualiste anarchiste n’est pas
concevable si l’on nie l’entr’aide et une réciprocité qui peut aller
jusqu’au sacrifice, bien que - à l’instar de la reconnaissance - ce mot
ne figure pas au dictionnaire individualiste. Sans doute, mais il ne
vient à l’esprit d’aucun individualiste de prétendre ou de démontrer
que « l’esprit de camaraderie » est latent au sein de l’humanité
considérée en général, surtout si par camaraderie, on entend « une
assurance volontaire que souscrivent entre eux les individualistes pour
s’épargner toute souffrance inutile ou inévitable » et « un effort
volontaire fait en vue de se procurer, entre assurés, la satisfaction
des besoins et des désirs, de quelque nature qu’ils soient, que
pourraient manifester les participants au contrat de camaraderie... »
Il s’agit là d’une éthique particulière, spéciale à un milieu
sélectionné, qui ne se recommande d’aucune antériorité, que ses
protagonistes ne présentent pas comme un « devoir » universel, qui ne
demande, pour être pratiquée, ni la protection de l’État ni la sanction
de la loi ; qui ne veut s’imposer à personne et dont l’application
dépend uniquement du bon vouloir de ceux à qui elle convient. La
pratique de la « camaraderie » qu’on lui donne ce sens-là ou un autre
plus restreint, reste donc l’ordre volontaire et, de ce fait, s’intègre
dans le cadre des « morales » individualistes anarchistes.
E. ARMAND.
* * *
MORALE (POINT DE VUE DU
SOCIALISME RATIONNEL)
La morale est la science qui enseigne les règles à suivre pour faire le
bien et éviter le mal, dit le dictionnaire, et la définition, en un
sens, nous agrée. La question est de savoir si les règles proposées par
cette science peuvent orienter l’humanité vers le bonheur relatif où le
bien dominera. La définition que nous avons donnée ne peut se justifier
que si l’homme n’est pas entièrement matière et s’il existe autre chose
enfin que le phénomène et le mouvement. S’il en était autrement, il n’y
aurait que fonctionnement et le bien et le mal figureraient par
l’attraction et la répulsion et se confondraient dans le mouvement de
l’universelle matière. Avec cette conception du monde, la morale n’a
d’autre valeur que l’utilité individuelle, et cette utilité est mise à
profit par les classes possédantes et dirigeantes, imprégnées de ce
principe, afin d’assurer l’exploitation des masses.
La raison et sa manifestation : le raisonnement, constituent, dans
l’ordre social, le moral pris dans un sens opposé au physique. Les
passions comme les besoins, comme les organes, comme la vie, comme le
mouvement, comme la matière, constituent le physique au sens propre, le
physiologique, l’objet de l’observation que le raisonnement classe,
coordonne et subordonne conformément à la raison, expression de
nécessite sociale.
Cette Raison, que certains contestent tout en l’utilisant, prime tout,
comme elle donne naissance à tout, parce qu’elle est la conséquence de
l’union d’un sentiment réel d’existence et d’une partie de la force
universelle, au-delà desquels il n’y a rien et il ne saurait rien y
avoir. La règle des actions ne pourra être conforme à la Raison que
lorsque la réalité de celle-ci sera démontrée. Enfin, la morale sera
déterminée par la foi tant qu’il y aura croyance sociale, comme elle
dépendra du raisonnement de chacun tant qu’il y aura doute et de
l’assentiment général quand il y aura connaissance du droit et de son
éternelle sanction.
S’il n’y a de réel, pour l’homme, que la vie présente, le raisonnement
prescrit pour règle à chacun de se sacrifier tous les autres, alors que
si l’âme est éternelle, la règle lui impose, même dans son intérêt, de
se sacrifier aux autres. Mais, à notre époque de doute général, il
s’ensuit que la morale est la non-conformité avec la raison, ou que le
matérialiste, honnête homme, qui se méfie pour bien faire est un fou,
de sorte qu’il ne résulte que le trouble et l’incertitude quand ce
n’est pas le despotisme des passions déchaînées.
Par rapport à l’immédiat, le matérialiste a tout avantage à se
sacrifier les autres et, pour lui, le succès tient lieu de morale,
alors que l’honnête homme, dans ses actions réfléchies, se sent entravé
de toutes parts. A notre époque de doute, la morale commune ou sociale
fait défaut ; de sorte qu’il y a autant de morales que d’individus et
qu’il n’y a pas de place logique pour une règle d’action dans la
communauté des intérêts qui reste à réaliser.
Pour sauver les apparences, les classes dirigeantes font enseigner une
morale qui a cours parmi les gens de bon ton ; mais celle-ci varie avec
les circonstances et n’a rien de commun avec la théorie du devoir vrai.
Voici du reste comment Proudhon la caractérise : « La morale, c’est de
n’avoir qu’une femme légitime à peine des galères et vingt maîtresses
si vous pouvez les nourrir ; la morale c’est de vous battre en duel à
peine d’infamie, et de ne pas vous battre à peine de cour d’assises ;
la morale c’est de vous procurer le luxe et les jouissances à tout
prix, sauf à échapper aux cas prévus par les codes. Mon plaisir c’est
ma loi, je n’en connais pas d’autre. »
Toutes ces morales de bon ton, instituées pour protéger les riches,
sont et seront sans portée sociale durable. Expérimentalement, le
déshérité s’aperçoit qu’il est dupe de sophismes ; et, comme les
grands, il fait sa loi quand il en entrevoit la possibilité. C’est le
désordre dans cet ordre d’idées comme dans bien d’autres. D’autres
moralistes ont prêché la morale gratuite avec l’idée d’orienter la
mentalité générale de l’Humanité vers le bien. Là encore, l’expérience
a démontré qu’elle aboutissait à un tout autre but qu’à celui qu’on
cherchait à atteindre, les masses étant devenues sceptiques.
Pour peindre la société de son époque, et qui est aussi la société
présente, Lamennais a tracé un admirable tableau qu’il est utile de
reproduire : « Philosophes qui exaltez avec tant d’orgueil, dans vos
phrases pompeuses, la raison de l’homme, il faut que vous comptiez
étrangement sur son imbécillité ». Quel langage à lui tenir que le
vôtre : « nul n’a le droit de te commander, en conséquence reconnais un
maître. Ton unique règle est ta volonté, en conséquence obéis aux lois
qui contrarient toutes tes volontés. Ton seul devoir est de te rendre
aussi heureux que possible ici-bas, en conséquence renonce à tous tes
intérêts, étouffe la voix du désir et celle même du besoin ; sois juste
à tes dépens, soumets-toi sans murmurer aux plus dures privations, à
l’indigence, au travail, à la douleur, à la faim. Tu ne dois rien
espérer après cette vie, en conséquence agis comme si tu en attendais
une autre ; respecte religieusement l’ordre établi contre toi, sois
notre victime expiatoire et nous te payerons en retour d’un profond
mépris. » Impossible d’être plus explicite pour dénoncer l’hypocrisie
de ce qu’on appelle les élites... Les gouvernements affectent d’avoir
une religion, et la morale qu’ils font enseigner est toujours la
conséquence logique de la religion de l’époque ; rien de plus, rien de
moins. Du fait de l’enseignement social relatif aux diverses époques,
chaque période a reflété les mœurs de la société et il en sera toujours
ainsi.
A l’hypocrisie de notre époque doit succéder la sincérité. En réalité
c’est parce que les hommes ont mal raisonné jusqu’à ce jour que la
morale n’a pu être le guide du devoir. Quand l’ossature de la Société
repose sur l’injustice sociale, l’Humanité se dégrade en maintenant la
servitude et l’exploitation générale des majorités par les minorités.
La nécessité sociale, qui est l’expression temporaire de l’éternelle
justice et constitue le droit humanitaire devant lequel tout droit
individuel doit fléchir comme étant le salut de l’Humanité, obligera la
Société à créer la vraie Morale qui donnera à chacun la liberté
individuelle en harmonie avec la fatalité des événements. Il est aussi
impossible à l’Humanité de vivre sans morale, c’est-à-dire sans ordre
social, qu’il est impossible aux bêtes et aux choses d’exister sans
ordre physique.
Elie SOUBEYRAN.
* * *
MORALE (et Éducation)
I. DÉFINITION DE LA MORALE.
On a donné de multiples définitions de la morale. Voici l’une de ces
définitions, que nous cueillons dans « Les Annales de l’Enfance » (mars
1928) : « De même que la santé peut se définir : l’adaptation parfaite
de l’organisme au milieu dans lequel il vit (la maladie étant la
réaction de cet organisme aux modifications survenant dans ce milieu,
qu’il s’agisse de modifications physiques, traumatiques, toxiques ou
infectieuses), de même on peut définir la morale, l’adaptation de
l’individu au milieu familial, professionnel ou social dans lequel il
devra vivre. Enfin au stade supérieur auquel ne parvient que le sujet
déjà éduqué, se situe le sens moral envers soi-même, qui n’est, en
dernière analyse, qu’une synthèse faite des éléments précédents et dont
le résultat sera encore une plus parfaite adaptation au milieu ». (Dr
Robert Jeudon.) Cette définition n’est peut-être pas parfaite, mais
elle a au moins les mérites suivants : 1° elle tient compte de ce fait
primordial : la morale est un produit de la vie sociale ; 2° elle
distingue sans les opposer la morale individuelle et la morale
collective ; 3° elle permet de comprendre qu’il n’y a pas qu’une morale
puisque les milieux sociaux diffèrent dans l’espace et dans le temps.
II. ON PEUT MORALISER. LIBERTÉ, VOLONTÉ ET FORCE DES IDÉES.
La variabilité de la morale dans l’espace et son évolution dans le
temps (examinées déjà dans les études qui précèdent) sont des faits
tellement indiscutables que nous n’en reparlerions pas s’ils ne
corroboraient pas cette vue de notre esprit : « La morale de demain ne
ressemblera pas entièrement à la morale d’aujourd’hui » et ne venaient
ainsi justifier notre position vis-à-vis de l’éducation morale.
Mais la moralité humaine ne changera-t-elle pas uniquement sous
l’influence des transformations des conditions naturelles et
économiques ? S’il en était ainsi, il serait vain de vouloir modifier
la moralité humaine et bien inutile de remuer des idées morales. Toute
discussion sur la morale, tout effort moralisateur sont vains pour qui
n’admet pas que les idées sont aussi une force et qui ne croit pas que
les individus possèdent une certaine liberté, une certaine volonté et
une certaine responsabilité.
Pouvons-nous modifier la moralité humaine ? Certains se réclament du
marxisme pour le nier. C’est oublier que le « Manifeste communiste »
est venu à un moment où régnait un spiritualisme sociologique, où le
sentimentalisme régnait en maître et où les théoriciens socialistes
faisaient appel aux bons sentiments de la bourgeoisie au lieu de vivre
plus intimement avec le prolétariat. Que Marx ait voulu réagir contre
une idéologie sentimentale ne fait nul doute et c’est une erreur de
juger sa pensée par quelques extraits de ses œuvres sans tenir compte
de toute son action politique, de ses pamphlets et de ses circulaires.
Comme nous avons montré par ailleurs (voir : Éducation) que liberté et
déterminisme ne se contredisent pas, nous pouvons conclure : il nous
est possible de contribuer à la modification de la moralité des
individus.
III. CONNAISSANCE DES RÉALITÉS. MARCHE DU PROGRÈS. EGOÏSME ET ALTRUISME.
Mais, pour agir utilement, il faut savoir, et plus d’un utopiste pourra
méditer utilement ces paroles de Lévy-Bruhl : « Lorsque la connaissance
des réalités psychologiques et sociales est rudimentaire, l’imagination
n’est pas retenue et il lui est aisé de construire un ordre idéal
qu’elle peut opposer à ce qui est ou lui parait être du désordre. Par
contre, plus de connaissance nous évite de considérer comme souhaitable
ou obligatoire ce qui est impossible, de poursuivre une chimère en
croyant s’efforcer d’atteindre un idéal ».
Tout d’abord, il est utile d’avoir quelques notions sur la marche du
progrès. Le progrès paraît consister en une différenciation et en une
concentration de plus en plus grande, ce qui, au point de vue des
mœurs, se traduit par de plus en plus d’individualisme et de plus en
plus de solidarité. Suivant Kirckpatrick, écrit Rouma dans sa Pédagogie
sociologique, la sympathie réelle n’apparaît que lorsque l’enfant, non
seulement éprouve ce que les autres éprouvent, mais se représente
consciemment les autres comme ayant des sentiments identiques aux siens
; cette représentation consciente apparaît au cours de la troisième
année. « A cet âge, l’enfant sympathise avec toute la nature. L’enfant
augmentant en expérience, il arrive à faire une distinction entre son
propre moi et celui des autres, entre ses expériences personnelles et
celles d’autrui. La tendance individualiste reprend alors le dessus et
l’enfant apparaît comme profondément égoïste et indifférent aux
sentiments des autres. En réalité, il est complètement dominé par ses
propres expériences, par ses sensations présentes. Pour sympathiser
avec la douleur de quelqu’un il faut se retrouver en lui, il faut
revivre des sensations éprouvées en ce moment par lui. Il faut donc un
fonds d’expérience et de douleur que l’enfant ne possède pas, il faut
également assez d’imagination productrice pour se représenter l’état
émotionnel éprouvé par la personne avec laquelle nous sympathisons...
« ...II y a lieu de distinguer entre deux groupes de manifestations
altruistes. Les premières sont le résultat d’une compréhension plus
ample de la vie en société, elles constituent une extension raisonnée
et rationnelle de l’égoïsme ; elles demandent pour être comprises et
pratiquées une forte culture intellectuelle... Les secondes sont plus
spécialement d’ordre sentimental et émotionnel, elles sont par cela
même moins solides, moins durables, et dominées par l’impulsivité et la
suggestibilité... L’enfant est essentiellement égoïste et
individualiste, et cet égoïsme ne doit pas effrayer, car il constitue
une phase importante du développement de l’enfant et une nécessité
biologique. »
Kirckpatrick affirme également : « L’utilité de chaque individu dépend
de ce qu’il est, des connaissances et de la puissance (corporelle ou
autre) qu’il possède et de l’usage qu’il en fait. Il est donc
nécessaire que la première loi de la vie soit un appel à
l’accroissement et au développement personnel ».
Tout comme l’enfant, le primitif a une conscience confuse. « La
conscience, dit Lévy-Bruhl, est vraiment celle du groupe ; localisée et
réalisée dans chacun des individus » ; « il est permis de parler de
conscience collective et de prendre le groupe pour le véritable
individu ». Selon le même auteur, « les individus ont dû prendre une
conscience d’eux-mêmes de plus en plus nette, bien que la «
socialisation » de chaque esprit n’ait fait que croître ».
En résumé : 1° au début de l’enfance, comme au début de l’humanité, on
ne trouve ni égoïsme, ni altruisme, mais un état d’amoralité qui se
différencie, par la suite, en égoïsme et en altruisme ; 2° la
personnalité de l’individu est due à la vie en société et c’est par les
contacts, les heurts de son moi avec le moi d’autres individus que
chaque homme prend conscience de son moi et le développe, par suite
l’opposition de l’individu à la société ne se justifie pas et un idéal
anti-individualiste est aussi un idéal anti-social ; 3° la forme
supérieure de l’altruisme étant aussi la forme supérieure de l’égoïsme,
l’égoïsme actuel ne peut être considéré comme un excès du développement
de l’individualité, mais comme une insuffisance de ce même
développement.
IV. SCIENCE ET RAISON.
La science des mœurs est encore dans un état embryonnaire et s’appuie
principalement sur deux sciences presque aussi jeunes qu’elle, en tant
que sciences : la psychologie et la sociologie. De plus, même si ces
sciences étaient parfaites elles ne pourraient nous imposer un idéal
moral incontestable.
« Si, disait Henri Poincaré, en 1910, les prémisses d’un syllogisme
sont toutes deux à l’indicatif, la conclusion sera également à
l’indicatif. Pour que la conclusion pût être mise à l’impératif, il
faudrait que l’une des prémisses au moins fût elle-même à l’impératif.
Or les principes de la science, les postulats de la géométrie sont et
ne peuvent être qu’à l’indicatif ; c’est encore à ce même mode que sont
les vérités expérimentales, et à la base des sciences, il n’y a, il ne
peut y avoir autre chose. » « Le moteur moral, disait-il encore, ce ne
peut-être qu’un sentiment. »
Mais dans la même conférence, H. Poincaré montrait que la science peut
cependant jouer un rôle utile à la morale, ainsi que le montrent les
deux exemples suivants : « Les psychologues nous expliqueront pourquoi
les prescriptions de la morale ne sont pas toujours d’accord avec
l’intérêt général. Ils nous diront que l’homme, entraîné par le
tourbillon de la vie, n’a pas le temps de réfléchir à toutes les
conséquences de ses actes ; qu’il ne peut obéir qu’à des préceptes
généraux ; que ceux-ci seront d’autant moins discutés qu’ils seront
plus simples et qu’il suffit, pour que leur rôle soit utile et pour
que, par conséquent, la sélection puisse les créer, qu’ils s’accordent
le plus souvent avec l’intérêt général. »
« Les historiens nous expliqueront comment des deux morales, celle qui
subordonne l’individu à la société, et celle qui a pitié de l’individu
et nous propose pour but le bonheur d’autrui, c’est la seconde qui fait
d’incessants progrès, à mesure que les sociétés deviennent plus vastes,
plus complexes, et, tout compte fait, moins exposées aux catastrophes. »
A côté de la science, ou plus exactement des sciences, la réflexion
philosophique a été utile au progrès moral. « La pratique morale, dit
Lévy-Bruhl, enveloppe toujours des contradictions latentes, qui se font
sentir peu à peu, sourdement, et qui se manifestent enfin, non
seulement par des luttes dans le domaine des intérêts, mais par des
conflits dans la région des idées. L’effort conscient pour résoudre ces
contradictions n’a pas peu contribué au progrès moral. »
En résumé : ni la science, ni la raison ne peuvent nous fournir des
lois morales impératives et cependant l’une et l’autre pourront nous
aider dans la détermination de notre idéal moral.
V. MORALE ET SATISFACTION DES BESOINS.
Pratiquement, malgré toutes les discussions théoriques, il est des fins
morales tellement universelles et instinctives qu’il n’est guère besoin
de la science ou de la raison pour les fixer. I1 est même une fin
générale que l’on retrouve au fond de toutes les morales et qui est
imposée aux individus par les nécessités biologiques et sociales. On
peut ainsi, en un certain sens, parler de la fixité de la morale : les
buts particuliers et les moyens varient dans l’espace et dans le temps,
mais la fin générale demeure.
Cette fin n’est-elle point - ainsi que le prétendent certains
moralistes - le bonheur ? Evidemment les hommes recherchent leur
bonheur, mais ceux qui le cherchent le plus consciemment ne
l’atteignent pas toujours le plus sûrement.
En réalité, on obtient le bonheur quand on atteint un but poursuivi :
le bonheur est un produit surajouté de notre activité, le but réel est
toujours la satisfaction d’un besoin, d’une tendance. C’est donc la
satisfaction des besoins qui formera la base de notre morale.
Sans doute le principe de la satisfaction des besoins est moins
généralement apparu dans la littérature morale que le principe de
l’utilité. Les religions ont même d’ordinaire posé à la base de leur
morale l’utilité et la non-satisfaction des besoins. Mais nous ne nous
inquiétons pas d’une utilité future en vue d’un paradis céleste auquel
nous ne croyons plus et si les lois religieuses ont prêché, pour les
pauvres et les esclaves, la non-satisfaction des besoins et des
tendances, il n’empêche que, dans la pratique humaine, toujours et
toujours, les hommes se sont efforcés de satisfaire leurs besoins et
leurs tendances et que les sociétés humaines n’ont progressé que dans
la mesure où elles n’ont pas tenu compte de cette loi religieuse
soi-disant morale et soi-disant divine.
A chaque instant le prêtre catholique se dresse devant nous et prêche
son idéal : supprimer des besoins ou ne les satisfaire que maigrement.
Supprimer les besoins, mutiler l’être, tel ne saurait être notre but ;
nous voulons, au contraire, que la vie soit vécue pleinement et nous
croyons que nous devons satisfaire nos besoins dans la mesure où cette
satisfaction, n’est pas contraire à notre idéal égalitaire nécessaire à
l’harmonie sociale. Notre idéal est un idéal d’harmonie : harmonie dans
l’individu, par la satisfaction des besoins utiles de cet individu ;
harmonie sociale, par la satisfaction des besoins utiles de tous les
individus.
VI. MORALE ET CRÉATION DE BESOINS NOUVEAUX.
Tenant compte de la loi de différenciation du progrès, nous croyons
même que nous devons nous créer des besoins nouveaux et plus
particulièrement des besoins intellectuels.
Se créer des besoins nouveaux peut paraître un idéal peu enviable, si
l’on songe à certains besoins que les individus se sont précédemment
créés : au besoin de l’alcoolique, par exemple. Mais lorsque l’on veut
juger de l’utilité ou non de la création de nouveaux besoins, il est
peu logique de ne tenir compte que de quelques besoins artificiels et
anormaux qui, la plupart du temps, n’ont pris naissance que parce que
les individus ont cherché un dérivatif à la non satisfaction de besoins
utiles.
Constatons que, conformément à la loi du progrès, le nombre des besoins
des individus n’a cessé de croître et qu’en définitive il est né plus
de besoins utiles que de besoins inutiles.
VII. DOUBLE ROLE DES ÉDUCATEURS : BUTS ET MOYENS.
Le rôle des éducateurs, parents ou pédagogues professionnels, est
double : d’une part, convaincus de la possibilité d’une action
moralisatrice efficace, ils doivent fixer les buts de cette action,
c’est-à-dire s’efforcer de déterminer pour eux un idéal moral qui ne
soit pas chimérique et qui n’aille pas à rencontre du progrès ; d’autre
part, il leur faut rechercher et employer les moyens qui conviennent
aux buts poursuivis. Nous avons consacré quelques pages à la première
partie de ce rôle et nos lecteurs pourront s’aider également des
diverses études consacrées ici à la morale. Il nous reste à parler des
moyens.
VIII POURQUOI L’ÉDUCATION MORALE EST NÉGLIGÉE. CONNAISSANCE DE L’ENFANT.
Pour exercer une action moralisatrice efficace, il faut d’abord le
vouloir et le bien vouloir. Or, on ne le veut pas, ou on le veut mal,
lorsqu’on sacrifie l’éducation morale à l’instruction. Cette négligence
de l’éducation morale est générale et tient à des causes diverses.
En premier lieu, pour moraliser autrui, il faut se moraliser soi-même.
Il le faut, si nous voulons prêcher d’exemple et vaincre, notre propre
égoïsme, qui est peut-être le plus important obstacle qui se présente à
nous. N’est-il point égoïste celui qui néglige de consacrer quelque
temps à l’étude des questions éducatives ? Egoïste encore celui qui
laisse ses enfants agir à leur fantaisie pour être tranquille. Egoïste
aussi le père despote pour qui ordres, défenses, punitions sont des
moyens commodes de gouvernement familial.
En second lieu, l’éducation morale est négligée, parce qu’on ne sait
pas. « Ne confondons pas, écrit Binet, les méthodes de l’éducation avec
le but de l’éducation. Le but est de faire des hommes libres, mais la
méthode ne peut pas consister à traiter un enfant en homme libre, ni a
faire appel à sa raison, quand il est encore à un âge où il n’a pas de
raison. » « On peut, écrit Benoit Bouché, enseigner avec de réels
résultats sans connaître l’âme de son élève, on ne peut éduquer dans la
même ignorance. »
Ce dernier pédagogue écrit encore ; « les enfants et les adolescents de
même âge ont des caractères généraux ou communs et des caractères
individuels.
» Tous les enfants normaux de six ans, de huit ans, de dix
ans, de douze ans, de quinze ans, sont aux mêmes stades successifs du
développement et les lois de cet accroissement physique, mental,
affectif, jouent pour tous les individus. Mais tous les enfants normaux
considérés ont en propre des hérédités congénitales et des hérédités
acquises ou éducations différentes d’un sujet à l’autre. Il en résulte
que cette double évolution vitale de l’enfant, des enfants, l’une
spécifique et l’autre individuelle, est une indication de première
importance pour l’éducateur. Celui-ci doit avoir égard pour
chaqueenfant à cette double évolution spécifique et individuelle qui
fait que chaque enfant ressemble à tout autre et en diffère. »
Pour faire l’éducation morale des enfants, il faut donc apprendre à
connaître l’enfant, en général, et on y parviendra surtout par l’étude,
puis apprendre à connaître chaque enfant par une observation attentive
et sympathique. Nos lecteurs voudront bien se reporter au mot « Enfant
» pour l’étude de l’enfant normal moyen, aux divers stades de son
développement. A ce mot (comme aussi à : Éducation, Liberté, École,
Coéducation, etc...) ; ils trouveront déjà de nombreuses indications
relatives à l’Éducation morale qui nous permettront d’abréger les
conseils que nous voulons leur donner maintenant.
IX. EXTENSION DU BESOIN D’ATTACHEMENT.
S’il ne faut pas confondre le but de l’éducation morale et les moyens
éducatifs, il ne faut pas non plus perdre de vue ce but au commencement
de l’oeuvre éducative. Rappelez-vous qu’il s’agit tout à la fois de
développer chez l’enfant l’aptitude à la vie en société et la
personnalité.
« Le grand précepte, qu’il ne faut jamais perdre de vue jusqu’aux
environs de la septième année, écrivait A. Baumann, peut se formuler
ainsi : fortifier assez la nature morale de l’enfant pour que, chez
lui, le besoin d’attachement se sépare de l’instinct conservateur et
s’étende à d’autres êtres que la mère, celle-ci demeurant tout de même
le point central de son affection.
De là, dans la pratique, une double tâche. D’abord il faut habituer le
tout petit à supporter l’éloignement de la mère. Elle se mettra loin de
lui en restant visible. Puis elle deviendra invisible, mais fera
entendre sa voix. Finalement, elle s’absentera pour une durée
progressivement accrue, et l’enfant devra en arriver à se sentir relié
moralement à elle, même pendant une absence prolongée. Le point délicat
consiste à mesurer ce que les forces de l’enfant lui permettent de
supporter en fait de séparation. Le danger serait que l’instinct
conservateur ne s’affolât chez lui... D’un autre côté, l’affection
maternelle, par sa, vivacité, éveille toujours un mouvement réciproque
chez le petit et, si cette réciprocité venait à manquer trop, l’enfant
ne sortirait pas assez vite de la pure animalité...
La deuxième partie de la tâche... consiste à étendre l’attachement à
d’autres êtres que la mère... Comme l’habitude de supporter l’absence
de la mère, celle de se trouver en compagnie de gens autres que
celle-ci ne s’acquiert que par étapes successives. Les divers membres
de la famille, les amis, les voisins se trouvent naturellement désignés
pour cet apprentissage. Mais une condition indispensable est à
observer. Pour que l’instinct conservateur ne s’alarme point, il faut,
surtout au début, surtout si l’enfant s’annonce craintif, le rassurer
par beaucoup de douceur dans l’attitude et le ton de voix. »
II faut que, peu à peu, l’enfant s’habitue à la société de ses égaux
(ses petits camarades), des grandes personnes qui doivent « se faire
elles-mêmes un peu enfants » et des animaux. « Tous ceux qui ont
observé de jeunes enfants savent que ceux-ci prêtent aux animaux une
âme semblable à la leur, qu’ils leur adressent des discours remplis de
conviction, et que ces mouvements de sympathie se trouvent souvent
payés de retour. Pareils jeux me semblent très favorables à cette
extériorisation de la personnalité, où je vois le premier résultat
qu’il faille se proposer d’atteindre. Mais on fera en sorte que
l’enfant se comporte avec douceur... »
X. IL FAUT CRÉER DES HABITUDES MORALES. AUTORITÉ ET EXEMPLE. QUELQUES
CONSEILS.
La culture et l’extension du besoin d’attachement n’est pas seulement
la première préparation de l’enfant à la vie sociale, elle est encore
un moyen d’agir sur l’enfant avec un minimum de contrainte.
L’enfant n’est pas un être totalement mauvais qu’il faut corriger mais
sa nature n’est pas non plus foncièrement bonne et il ne faut pas trop
s’en rapporter à la vie et aux sanctions naturelles - souvent
dangereuses - pour sa formation morale. Il y a, en tout enfant, des
tendances naturelles qui sont mauvaises, au moins sous la forme où
elles se présentent, il faut modifier ces tendances si l’on veut
obtenir quelques changements dans la manière d’agir de l’enfant.
« L’éducation morale, dit Binet, ne consiste pas seulement à suggérer
des idées justes, larges et humaines ; elle ne consiste pas seulement à
faire naître, au moyen de paroles appropriées, des sentiments louables.
Ni les idées, ni les sentiments ne suffisent ; il faut encore que
l’action s’ensuive. Un être bien éduqué moralement est celui qui agit
d’une manière morale... L’action isolée ne suffit pas... Il faut que
l’action se répète qu’elle s’organise, qu’elle devienne une manière
d’agir qui n’exige point d’effort, qui se fait naturellement. Le
résultat n’est pas atteint tant qu’on n’a pas créé une habitude. »
(LesIdées Modernes sur les Enfants, pp. 309-310.)
L’emploi des idées, l’utilisation de la sensibilité enfantine, sont
sans doute des moyens de parvenir à ce résultat, mais ils ne
conviennent pas avec des jeunes enfants : « l’enfant, avant sept ans,
écrit M. Prevost, ne saurait discuter, ni comprendre ces mystérieuses
règles morales qui déroutent parfois la réflexion des adultes eux-mêmes
».
L’enseignement moral aux petits enfants n’a que deux procédés efficaces
: L’un est l’affirmation. L’autre est l’exemple.
... L’enfant s’accroche volontiers à une main solide ; il se laisse
emporter joyeusement dans des bras fermes.
Mais il se méfie des mains qui tremblent ; il pleure quand des bras
débiles veulent le lever de terre. L’enfant respecte et chérit la force
physique, dès qu’il sait que cette force est coalisée avec sa propre
faiblesse. Pareillement, dans le domaine moral, l’enfant apprécie la
netteté, la fermeté, la décision, la force de ceux qui le gouvernent.
Son instinct lui révèle qu’avec de tels gouverneurs, il a plus de
sécurité...
... Les deux préceptes essentiels qui contiennent toute la morale
enfantine, c’est : 1° « Il faut obéir » ; 2° « II ne faut fias mentir. »
... Ces deux préceptes contiennent bien toute la morale enfantine, car
ils sont la condition essentielle de l’éducation, c’est-à-dire du
perfectionnement moral de l’enfant. Si l’enfant désobéit ou s’il ment,
vos moyens d’agir sur lui seront paralysés...
... L’exemple. Ce second agent de l’éducation morale des enfants... est
assurément le plus énergique. Seulement, la paresse éducatrice de bien
des parents, une paresse qui mérite ici le nom de lâcheté, en rend
l’usage moins commun. Trop souvent même l’exemple contredit
l’affirmation. » (Lettres à Françoise, maman.)
Tout ce que nous venons d’extraire des « Lettres à Françoise maman »
nous paraît fort juste, mais nous n’en saurions dire autant des moyens
employés par le même auteur pour combattre la désobéissance et le
mensonge. Plus utiles aux parents éducateurs seraient les conseils de
D. C. Fisher (Les enfants et les mères), et ceux que nous avons trouvés
dans une brochure publiée par le Comité national suisse d’hygiène
mentale : « Comment l’enfant prend ses habitude »
« Les habitudes, chez l’enfant, y écrit-on, dépendent beaucoup des
influences que le milieu ou les circonstances ont sur son esprit. En
effet, sa mentalité est extrêmement formable plastique et prompte à
accepter des suggestions ainsi qu’à imiter ce qu’il voit et entend.
C’est pourquoi l’enfance est le meilleur moment pour tacher d’établir
les habitudes désirables et changer ou éliminer les tendances qui, dans
la vie ultérieure, pourraient se révéler désavantageuses. La plasticité
de l’esprit humain diminuant rapidement avec les années, c’est donc
dans l’enfance qu’il faut prévenir l’éclosion des mauvaises habitudes. »
De cette brochure, extrêmement riche en conseils, nous allons extraire
presque tout ce qui a trait à l’obéissance, non seulement parce que le
problème de l’obéissance est l’un des plus importants qui se posent à
qui veut faire l’éducation des jeunes enfants, mais encore parce que
nos lecteurs anarchistes risquent de confondre la liberté et le
développement de la personnalité, qui sont des buts, avec les moyens
éducatifs appropriés, puis, à la suite d’un échec, de revenir à des
moyens de pure contrainte également mauvais.
« I. - Vous employez peut-être une mauvaise méthode pour vous faire
obéir.
— 1° Observez-vous si l’enfant fait attention à ce que vous
dites quand vous lui donnez un ordre ? Un enfant occupé à jouer peut
parfaitement ignorer que vous lui parlez. 2° Lui donnez-vous des ordres
sans avoir l’intention ferme de les faire exécuter ? L’enfant s’en
aperçoit bien vite et ne se donne plus la peine de les écouter. 3° Lui
permettez-vous aujourd’hui une chose pour laquelle vous le punirez
demain ? Si l’enfant ne sait pas exactement et toujours ce qu’il doit
faire, il sera fortement tenté d’essayer la chose défendue. 4°
Promettez-vous à l’enfant des récompenses pour le faire obéir ? Si vous
avez cette habitude, c’est une bonne affaire pour lui que de ne pas
obéir et de se faire payer toujours plus cher son obéissance. 5°
Essayez-vous d’effrayer l’enfant pour lui faire exécuter ce que vous
commandez ? Au début il est possible que la peur le fasse obéir
vivement, mais, ou bien il s’habituera, assez vite à l’objet de sa peur
et n’y fera plus attention ou bien il deviendra un enfant timide et
nerveux. 6° Rendez-vous la désobéissance intéressante par l’excitation
des conséquences éventuelles que vous évoquez ? Les enfants
désobéissent quelquefois « pour voir » ce qui adviendra. 7° Donnez-vous
des ordres auxquels la nature même de l’enfant l’empêche d’obéir.
Grondez-vous, par exemple, constamment l’enfant qui se trouve à l’âge
où l’on a un besoin absolu de mouvement ? A chaque instant, vous criez
: « Tiens-toi donc tranquille » ; « Ne fais pas de bruit » ; « As-tu
fini », etc., etc. Sachez que son système nerveux a autant besoin
d’activité que son corps a besoin de nourriture. Vous feriez mieux de
lui donner l’occasion de jouer ou d’être utilement actif.
» II. Vous êtes-vous demandé ce qu’il faut faire pour mériter
l’honneur que vous fait un petit enfant en vous obéissant ou. en ayant
confiance en vous ?
— 1° Tenez-vous toujours vos promesses ? Pourquoi l’enfant
aurait-il confiance en quelqu’un qui le trompe ? Et quand la confiance
s’en va, l’obéissance s’en va également. Si l’enfant continue parfois à
obéir, c’est parce que vous êtes plus grand et plus fort que lui. 2°
Prenez-vous garde de ne pas favoriser l’un ou l’autre de vos enfants,
de ne demander à chacun d’eux que ce que ses capacités lui permettent
de faire et de donner à chacun suivant ses besoins particuliers ? 3.
Vous gardez-vous de donner des ordres et de punir dans la colère ? La
colère est contagieuse : si vous êtes furieux, il y a des chances pour
que l’enfant le devienne ou soit terrorisé et fasse alors des choses
qu’il ne ferait pas de sang-froid. 4° Donnez-vous quelquefois des
ordres inutiles, simplement pour montrer votre autorité ? Un enfant
sait très bien quand on abuse de l’autorité contre lui et se révolte.
5° Vous donnez-vous la peine de considérer les motifs des actions de
l’enfant ou le punissez-vous simplement parce que son acte a des
conséquences fâcheuses ? Exemple : Un enfant qui a fait une maladresse
ou casse quelque chose en essayant de rendre service n’est pas méchant
pour autant. 6° Exposez-vous l’enfant à des tentations auxquelles il
peut difficilement résister à son âge ? Et si vous le punissez trop
sévèrement, ne sera-t-il pas tenté de mentir pour échapper à la
punition ? Si vous laissez traîner des choses dont vous savez qu’il a
envie, n’est-ce pas être un peu trop exigeant que de s’attendre à ce
qu’il ne les prenne pas ? Les parents doivent aider l’enfant à bien
agir et non lui rendre facile de mal faire.
» III. Vous êtes-vous demandé POURQUOI les enfants doivent
obéir à leurs parents ?
— Il y a des parents qui obéissent à leurs enfants. Aussi ces
enfants sont-ils habitués à penser que la vie leur donnera tout ce
qu’ils demanderont. Et quand ils apprennent, à leurs dépens, que ce
n’est pas le cas, cela leur est très dur... Il y a aussi des enfants
qui obéissent trop bien. On ne leur permet ni de penser ni d’agir pour
leur propre compte. Adultes, ils sont des hommes, des femmes incapables
de se diriger eux-mêmes et ayant besoin toujours de quelqu’un qui leur
dise ce qu’ils ont à faire. »
Les autres conseils de cette brochure ne sont pas moins précieux, mais,
pour ne pas allonger démesurément notre étude, nous nous contenterons
de glaner ceux qui nous paraîtront les plus utiles.
« Comment faut-il traiter les crises de colère chez l’enfant ? Le
traitement doit être adapté à chaque enfant (chaque enfant est
différent d’un autre). Il faut donc tenir compte de la cause des crises
de colère. Si les crises sont causées par l’habitude qu’a l’enfant
d’imposer sa volonté, cessez de la lui accomplir. Si c’est pour attirer
l’attention sur lui, ne faites plus attention à ses crises. Par contre,
essayez peut-être de faire attention à lui quand il fait quelque chose
de bien. S’il a ses crises pour obtenir un avantage, cessez de lui
accorder ces avantages. Si les crises sont dues à des causes physiques,
comme manque de sommeil, manque d’exercice, efforcez-vous de faire
cesser ces causes. Si la cause est en vous-même il vous faudra
évidemment du courage pour renoncer à vos propres mauvaises
habitudes... Tâchez de contrôler vos colères et vos habitudes... »
« Comment pouvez-vous favoriser le développement intellectuel de vos
enfants ? 1° Leur donnez-vous l’occasion de jouer avec des camarades de
leur âge ?... Quant un enfant vit trop exclusivement avec des adultes
qui le cajolent, il ne trouve pas dans cette société la stimulation
dont il a besoin. Si ces adultes sont au contraire stricts et sévères,
il prendra l’habitude d’une trop grande dépendance. S’il ne joue et ne
se plaît qu’avec des enfants plus jeunes que lui, il n’aura pas assez
de peine à se donner pour jouer un rôle important ; 2° Essayez-vous
d’encourager leur sens d’initiative et de responsabilité ? On ne naît
pas avec un sens de responsabilité. Donnez-leur l’habitude de tâches
qui exigent du jugement et laissez-leur trouver tout seuls les moyens
de s’en tirer. »
« Il faut aider l’enfant jaloux à surmonter la jalousie qui est une
forme particulière d’égoïsme. 1° Apprenez-vous aux enfants à prêter
leurs jouets et à respecter les droits des autres enfants ? 2° Les
encouragez-vous à aimer et protéger leurs petits frères et sœurs ? 3°
Ou bien, au contraire, trouvez-vous amusant qu’un enfant soit jaloux de
son cadet. Essayez-vous de l’exciter à ce propos, de le mettre en
colère ou de le faire pleurer en cajolant l’autre devant lui ? 4° Vous
pouvez aussi stimuler la jalousie en vantant d’autres enfants devant
les vôtres et en les citant constamment comme modèles, surtout si vos
enfants ont déjà tendance à être jaloux. 5° Avez-vous des favoris et
vous montrez-vous partial ? »
Voici quelques conseils donnés aux parents pour leur permettre «
d’éviter les fautes les plus fréquentes : 1° Vous faites-vous des
soucis exagérés à propos de la santé de vos enfants ?... 2°
Dorlottez-vous excessivement vos enfants ?... 3° Vous empressez-vous de
satisfaire les désirs de vos enfants tout simplement parce qu’ils
veulent qu’il en soit ainsi ?... 4° Croyez-vous qu’on peut dire
n’importe quoi aux enfants, leur raconter des mensonges, leur faire des
menaces illusoires pour les amener à faire ce qu’ils doivent ? Mentir
aux enfants est une chose très sérieuse. Il ne faudra pas vous étonner
plus tard s’ils perdent leur confiance en vous ou s’ils mentent
eux-mêmes. 5° Enlevez-vous toute initiative à vos enfants ? Comment
voulez-vous alors que leur volonté se développe ? Comment
apprendront-ils à décider les choses par eux-mêmes quand ils seront
grands ? 6° Mettez-vous constamment des freins à l’activité de l’enfant
? Un enfant qui est arrêté à chaque instant par des observations, des
ordres, des défenses, est un peu dans la situation d’un individu auquel
on a lié les mains. Ce n’est pas en s’attachant les mains qu’on apprend
à s’en servir. 7° Etes-vous trop ambitieux pour vos enfants ?... 8°
Etes-vous trop raides, sévères, grondeurs avec vos enfants ?
Repoussez-vous leurs confidences en leur disant de ne pas vous ennuyer
avec leurs bêtises ? Et pourtant, leur esprit leur sentiment désirent
que vous, parents, soyez un peu leurs camarades. Ils voudraient un papa
qui soit aussi leur ami et une maman qui comprenne tout...
» Voici trois choses importantes à retenir :
» 1° Gardez votre sang-froid. 2° Le bon sens et la bonté sont
les meilleurs facteurs de l’éducation. 3° Apprenez tous les jours
davantage à être de bons parents. Ne pensez pas que vous savez tout ce
qu’il faut pour cela : il y a toujours quelque chose à apprendre. Si
l’on vous révèle une vérité un peu dure pour vous, parce qu’elle vous
montre vos fautes d’éducation, ne permettez pas à votre vanité offensée
de vous empêcher de devenir de meilleurs parents. »
Les auteurs, après avoir parlé de certaines anomalies de conduite,
terminent ainsi leurs conseils : « Dans tous ces cas, faites de votre
mieux pour comprendre l’enfant et gagner sa confiance absolue. Vous
pourrez alors, en suivant les principes que nous avons donnés,
entreprendre de réformer ses mauvaises habitudes. Mais, si vous ne
réussissez pas ou ne savez pas comment vous y prendre, ne vous obstinez
pas, par fausse honte, à garder votre souci pour vous seuls. Consultez
quelqu’un qui puisse vous aider ! »
Ainsi dans leurs « conclusions », les auteurs de cette brochure ne
manquent pas d’insister sur la nécessité de « comprendre l’enfant »,
c’est-à-dire de rechercher quelles sont les tendances qui provoquent sa
manière d’agir - et de « gagner sa confiance absolue », - ce qui est
tout à la fois un moyen de le mieux connaître et un moyen de
l’améliorer moralement sans entrer en lutte avec sa propre volonté.
« On n’éprouvera pas de bien grandes difficultés », dit Baumann, à
corriger l’enfant de ses petits défauts, « si on a pris le soin
préalable de développer l’attachement pour la mère et le milieu
familial. Ce penchant va de pair avec cette inclination égoïste qu’on
nomme la vanité et qui nous fait rechercher l’approbation de ceux dont
la société nous agrée. Un enfant sérieusement attaché à ses parents
tiendra beaucoup à leur approbation. Il suffira parfois de froncer les
sourcils pour le faire changer d’attitude ; comme il suffira de
l’inviter à « faire plaisir » pour qu’il obéisse... Mais il faut bien
se mettre ceci en tête : tous ces moyens et tous les moyens similaires
n’aboutiront que dans la mesure où on aura donné au besoin
d’attachement une intensité faute de laquelle les plus habiles
resteraient sans prise sur les jeunes natures ».
« L’acquisition de bonnes habitudes constitue, dit Claparède, la part
peut-être la plus importante de l’éducation morale », mais, ajoute le
psychologue, elle pose un problème délicat : « Ne risque-t-on pas, en
pliant l’enfant à certaines habitudes, de porter atteinte à
l’indépendance et à l’originalité de son caractère ? « La seule
habitude qu’on doit laisser prendre à l’enfant, disait Rousseau, est de
n’en contracter aucune. » L’auteur d’Émile voulait que l’enfant restât
toujours « maître de lui-même » et qu’on ne portât pas atteinte à ses
dispositions naturelles en leur substituant cette « seconde nature »
qu’est l’habitude. Le problème revient donc à ceci : les habitudes
doivent être pour nous des auxiliaires, non une chaîne. Elles doivent
s’harmoniser avec le caractère, non en entraver la libre expression.
Elles doivent faciliter le jeu de la volonté et non le détruire. Elles
doivent rendre plus aisée l’adaptation aux événements habituels, sans
empêcher l’adaptation aux circonstances nouvelles et se transformer en
routine. »
Concluons. L’un des buts de l’éducation, le plus important jusque vers
sept ou huit ans, est la formation de bonnes habitudes. Cette formation
doit être réalisée en tenant compte des tendances de chaque individu.
Il s’agit, tout en respectant la personnalité de chacun, de préparer
les individus a des comportements variés, mais cependant tous
compatibles avec une vie aussi harmonieuse que possible.
XI. FACTEURS DU COMPORTEMENT. ÉTAT PHYSIOLOGIQUE. FACTEUR AFFECTIF :
BESOINS, TENDANCES.
Les conclusions qui précèdent nous amènent à nous demander quels sont
les facteurs du comportement d’un individu adulte. Remarquons que le
comportement n’est autre chose que la réaction de l’individu à des
excitations externes ou internes. Ces excitations peuvent être
physiques, sociales et personnelles.
Les instituteurs peuvent constater que leurs élèves sont plus
irritables, plus turbulents lorsqu’il fait grand vent ou quand le temps
est orageux ; qu’ils sont plus nonchalants lorsque la température est
chaude et lourde. « Une névralgie, un rhumatisme, un trouble intestinal
transforment la gaieté en mélancolie, la bonté en méchanceté, la
volonté en nonchalance. » La joie ou la tristesse peuvent résulter du
plus ou moins d’activité sanguine, la colère d’un certain état nerveux,
la peur d’un état de débilité fonctionnelle, etc. L’air que nous
respirons, nos aliments agissent aussi sur notre comportement.
L’influence du milieu social : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui
tu es », est également indéniable. Enfin, comme nous l’avons montré au
mot « liberté », l’individu adulte est capable de se déterminer
lui-même en une certaine mesure. Mais le comportement de l’enfant est
déterminé par l’hérédité et le milieu. Dans notre pensée nous ne devons
donc pas considérer l’enfant comme responsable de ce comportement.
Cependant, dans nos rapports avec lui il en va tout autrement, car il
importe de cultiver en lui le sentiment de la responsabilité qui est,
lui aussi, une cause déterminante de la conduite. Traitons les enfants
comme des êtres responsables de leurs actes, puisque c’est utile à leur
formation morale, mais faisons-le avec mesure et indulgence en nous
disant bien, s’il nous faut réprimander ou punir, que les réprimandes
et les punitions ne doivent pas être des châtiments, mais des moyens de
perfectionnement moral.
Le comportement de l’enfant dépendant dans une large mesure de son état
physiologique (état musculaire, nerveux, fonctions organiques, système
endocrino-sympathique, etc.), rappelons-nous aussi la vieille maxime :
Mens sana in corpore sano (une âme saine dans un corps sain) Pour
corriger ce que nous appelons les défauts de nos enfants, pour leur
faire acquérir de bonnes habitudes il est toujours utile et souvent
indispensable d’agir sur leur corps. On moralise par l’hygiène et aussi
par la médecine.
« Chez la plupart des humains, écrit le docteur Decroly, le moteur par
excellence de tout l’appareil nerveux supérieur est le facteur
affectif, la sensibilité comme on dit encore, c’est-à-dire l’ensemble
des inclinations, tendances, appétits, besoins, sentiments, dont
l’action est variable d’individu à individu et chez le même individu
d’un moment à l’autre. Lorsque M. Coué, de Nancy (dont la méthode dite
de suggestion par auto-suggestion consciente fait en ce moment le tour
de l’Europe occidentale), dit que la volonté n’est pas le moteur de nos
actes, mais attribue ce rôle à l’imagination, il entend par imagination
ce que le vulgaire exprime le plus souvent par là, c’est-à-dire
l’activité mentale inconsciente ; or, cette activité inconsciente est
orientée, gouvernée par les désirs, les aspirations, la foi, l’idéal,
c’est-à-dire par le côté affectif de l’être. »
Ajoutons, avec Vermeylen, - et ceci nous ramène à ce que nous avons dit
du comportement et de l’état physiologique - que : « La vie affective
élémentaire plonge ses racines dans la vie organique dont elle n’est au
début qu’une sorte de transcription psychique. » « A chaque fonction
organique correspond une tendance particulière : à la nutrition la
faim, à la vision le besoin de voir, à la locomotion le besoin
d’exercice et chacune de ces tendances se manifeste lorsque la fonction
ne s’exerce pas régulièrement ou lorsqu’elle s’exerce insuffisamment...
» (Traité de Psychologie, de Dumas, p. 431.)
Lorsque les tendances répondent à des fonctions organiques qui
demandent à être satisfaites d’une façon pressante on leur donne le nom
de besoins : besoin de chaleur, besoin de nourriture, besoin d’oxygène,
besoin de repos, besoin de mouvement, etc. Si les tendances répondent à
des fonctions psychiques complexes, elles admettent généralement un
assez long retard dans leur satisfaction ou peuvent même être
abandonnées et on leur donne le nom d’inclinations.
« Entre les besoins et les inclinations, écrit Vermeylen il y a place
pour toutes les tendances qui viennent se greffer sur les fonctions les
plus diverses. » On réserve donc d’ordinaire le nom de tendances à
celles qui sont intermédiaires entre les besoins et les inclinations,
ces trois mots expriment donc surtout une différence de degré.
Or, il y a chez tout individu des tendances favorables et d’autres
tendances qui ne le sont pas, non seulement pour la société, mais aussi
pour l’individu lui-même, par exemple la colère, la peur, etc., et ceci
nous explique que le docteur Decroly nous dise que le but de
l’éducation est surtout « de créer de bonnes habitudes, c’est-à-dire de
renforcer des dispositions affectives innées quand celles-ci sont
favorables, et d’aider au développement de dispositions affectives
acquises pour combattre celles qui sont défavorables. »
Résumons-nous à nouveau : 1° Pour moraliser un enfant il faut surtout
lui faire acquérir de bonnes habitudes ; 2° pour faire acquérir de
bonnes habitudes à cet enfant, il faut favoriser le développement
harmonieux de ses tendances utiles et combattre ses tendances nuisibles.
Ceci nous pose de nouveaux problèmes : Peut-on, vraiment, combattre une
tendance ? N’y a-t-il pas danger à le faire ?
« Spontanée ou dirigée, écrit Piéron, l’éducation en vient ainsi à
réprimer certaines tendances naturelles. Il se produit, dès lors, des
conflits entre des instincts, particulièrement l’instinct sexuel ou
l’instinct de conservation et de défense, et des tendances acquises,
imposant le respect de la pudeur. L’inhibition incomplète, le «
refoulement » des instincts peut, dans des organismes mal équilibrés,
orienter des désordres mentaux, des obsessions... » Piéron :
(Psychologie expérimentale.) « Les psychanalystes constatent que les
instincts refoulés ne sont pas tués, mais continuent dans le
subconscient une vie souterraine, cause directe de troubles, de
névroses et de psychoses de toute espèce. » Ferrière (Le Progrès
spirituel.)
« Mais l’influence éducative, qui ne peut vraiment créer des sources
d’énergie, et qui, en réalité utilise, en les dirigeant, en les
dérivant, les forces profondes des instincts, ne combat réellement
certaines tendances innées qu’en leur assurant une certaine
satisfaction, sous des formes compatibles avec l’équilibre social. »
(Piéron). »
Le seul moyen d’éviter un refoulement, lorsque le libre jeu d’un
instinct est rendu impossible pour une cause péremptoire et
inchangeable, d’ordre matériel ou moral, est de lui trouver un débouché
ailleurs, un emploi utile et qui canalise l’énergie inemployée. Ainsi
les jeux sportifs sont une canalisation de l’instinct combatif. Et si
l’on ne peut prévenir le mal, s’il y a refoulement, la méthode
thérapeutique sera, en principe, la même : il faut essayer : 1° de
découvrir la tendance refoulée (c’est affaire au médecin) ; 2° de la
canaliser comme il vient d’être dit ; 3° de mettre le sujet à même de
la « sublimer ». Ce dernier terme... signifie ceci : mettre l’instinct,
jadis refoulé, jadis cause de troubles affectifs ou mentaux, au service
d’un idéal élevé ; en faire, sous cette forme, une partie intégrante,
non seulement de notre vie quotidienne, mais de notre meilleur moi »
(Ferrière).
Tout instinct, toute tendance, a un rôle biologique utile, ce qui est
mauvais, c’est l’excès, ou l’insuffisance ou l’action hors de propos. «
Il faut, dit le docteur Allendy, seconder l’effort de la Nature qui
tend spontanément à la perfection, il ne faut rien détruire, mais tout
conduire, ne rien supprimer, mais tout utiliser..., ne rien contrarier,
mais tout guider. Si un homme est né violent... il doit transmuer sa
violence en élans généreux. »
Mais pour canaliser ou sublimer les tendances il faut connaître la
signification biologique de chacune d’elles.
Laissant de côté les besoins nous pourrons utiliser avec profit la
classification de Decroly-VermeyIen :
I. TENDANCES LIÉES A LA CONSERVATION DE L’INDIVIDU : 1° Tendances
défensives : a) colère ; b) prudence ; c) timidité ; 2° Tendances
offensives : a) colère ; b) irritabilité ; c) violence ; brutalité,
cruauté ; d) taquinerie, moquerie ; c) rancune.
II. TENDANCES LIÉES A LA VIE DE RELATION : 1° Tendances groupales : a)
sympathie, antipathie ; b) esprit de famille, de clan, de parti, de
classe etc. ; 2° Tendances éducatives : a) curiosité ; b) jeu ; c)
imitation ; 3° Tendances extensives : a) amour-propre : orgueil,
ambition, vanité, susceptibilité ; b) propriété : jalousie, convoitise,
collectionnisme ; c) concurrence : émulation, envie ; d) approbation ;
4° Tendances supérieures : a) intellectuelles ; b) éthiques ; c)
religieuses ; d) esthétiques.
III, TENDANCES LIÉES A LA CONSERVATION DE L’ESPÈCE : 1° Tendances
sexuelles. 2° Tendances familiales et parentales.
Cette classification, bien incomplète, appelle quelques remarques.
D’abord les tendances varient considérablement d’intensité, par exemple
certains auteurs parlent du besoin de propriété ; ensuite nous
constatons, par exemple, que le collectionnisme est une forme de la
tendance à la propriété et ceci nous permet de comprendre qu’une
certaine tendance (ou besoin) à la propriété nuisible à notre idéal
social peut être canalisée vers le collectionnisme. Il y a une échelle
de valeur dans les besoins et les tendances et nous devons être très
circonspects dans nos jugements sur un besoin qui ne nous paraît pas
primordial, mais qui est cependant vivement ressenti par l’enfant, sur
la genèse de ce besoin, l’utilité ou non de sa conservation et, le cas
échéant, sur les moyens à mettre en œuvre pour le canaliser ou le
sublimer.
Un exemple montrera mieux la complexité des problèmes sociologiques,
psychologiques et pédagogiques que pose l’étude d’un seul besoin.
XII. UN EXEMPLE : L’ÉDUCATION MORALE ET LE BESOIN DE POSSÉDER CHEZ LES
ENFANTS.
Chez le petit enfant on constate le besoin de posséder. Si nous en
croyons le tableau précédent ce besoin serait une tendance extensive.
Est-ce bien exact ? Ce besoin est-il biologique ou est-il seulement
héréditaire ? Est-il un besoin primordial ou un besoin secondaire né
plus particulièrement du besoin d’alimentation ? Il nous parait
impossible de répondre à ces questions avec certitude. Le sentiment de
révolte que nous éprouvons en présence de l’injustice sociale pourrait
nous suggérer des réponses. Nous nous défions de telles réponses qui,
si elles étaient inexactes, justifieraient des applications
pédagogiques dont les résultats ne seraient pas ceux que nous désirons.
Notre société est, à certains égards, une société malade et sous les
apparences il faut trouver le mal réel, profond, tout comme le médecin
qui ne considère la fièvre que comme un symptôme.
Le docteur Boigey écrit : « Au fur et à mesure de leurs progrès nos
ancêtres cherchèrent d’abord à s’approprier les aliments, ensuite ce
qui en fournit, c’est-à-dire la terre, les troupeaux, les armes plus
tard, les choses utiles, enfin les choses agréables, presque aussi
nécessaires que celles-ci, plus nécessaires même pour les civilisés.
Cette succession de biens excita les désirs de l’homme et peu à peu une
véritable jouissance fut attachée à leur possession. »
Cette explication est évidemment vraisemblable, mais est-elle vraie ?
Ne nous faut-il pas, pour expliquer ce besoin, remonter à ces temps
lointains de la préhistoire que Niceforo appelle « cette aurore magique
qui éclaire, dans toutes les formes de sa survivance, notre vie
civilisée d’aujourd’hui ». Ne trouverions-nous pas l’explication des
origines de ce besoin dans l’un des deux principes de la magie que cet
auteur énonce ainsi : « Ce qui a fait partie d’un être ou d’un objet,
ou ce qui a été en contact avec lui continue pour toujours à faire
partie de cet être ou de cet objet, à rester en rapport avec lui et à
en présenter les qualités et les défauts. »
Peut-être faut-il rechercher plus loin encore et remonter à ces temps
où la conscience individuelle n’existait pas encore, où l’individu,
amoral et alogique, était seulement une fraction du groupe. Qui nous
prouve que dans l’éveil du moi ce moi ne s’est pas tout d’abord borné à
se distinguer des moi qu’il voyait semblables à lui et n’a pas englobé
en lui les objets ou êtres différents avec lesquels il était plus
particulièrement en contact, ayant ainsi à se différencier encore des
objets ou êtres qui continuaient de former un prolongement à son propre
individu, non par suite d’une extension, comme l’indiquent
Decroly-Vermeylen, mais à cause d’une différenciation encore imparfaite.
Cette distinction du « mien » et du « moi » est-elle maintenant
toujours bien établie ? « Au sens le plus large du mot, dit James, le
moi enveloppe tout ce qu’un homme appelle sien. » Et Ch. Blondel : « Il
est tout à fait théorique d’arrêter, sans plus d’examen, les limites du
moi à la surface du corps... Le vrai psychologue ne sait pas si le mien
est ou non la plus noble partie du moi : c’est bien, du reste le
moindre de ses soucis. Pour rattacher provisoirement le mien au moi, il
lui suffit de l’impossibilité où il est de les distinguer clairement.
Les rapports qu’ils entretiennent sont même si constants, si étroits
qu’on a pu soutenir que la conception du moi se dégageait à la longue
du concept du mien, né lui-même au cours de l’expérience infantile du
sentiment des pouvoirs que nous avons et de l’action que nous exerçons
sur ce qui nous entoure. » Qui peut nous dire laquelle de ces
hypothèses est la vraie ? N’est-il pas vraisemblable que le besoin de
posséder est un besoin complexe et que ces hypothèses sont toutes
partiellement exactes ?
Frappé des maux que cause le régime capitaliste actuel et désireux de
changer ce régime, l’éducateur révolutionnaire, ou même réformiste, peu
au courant des données de la psychologie et de la sociologie et des
incertitudes de ces sciences, n’hésite pas à proclamer la nécessité de
combattre l’instinct de propriété et imagine des moyens de lutte
inefficaces ou même dangereux.
Mieux averti, connaissant ce que nous venons d’exposer à propos de la
genèse de ce besoin ; n’ignorant pas que le droit de propriété
individuelle est en recul incessant (disparition du droit de propriété
sur les individus, expropriations, droits sur l’héritage, etc.) ;
sachant que la tendance à la possession est un véritable besoin,
c’est-à-dire est particulièrement intense, lors de ces périodes
affectives que l’on observe au début de l’enfance et au début de
l’adolescence, il saurait mieux quel est le but qu’il est possible et
désirable de poursuivre, quand il faut agir et comment il faut le faire.
Précisons. I1 nous semble utopique de vouloir chasser de l’esprit des
individus normaux toute idée du « mien » ; il ne nous semble pas non
plus désirable de le faire puisqu’au demeurant le « mien » est une
étape vers le « moi » et qu’il paraît contradictoire de vouloir tout à
la fois combattre la tendance à la possession et aider à
l’épanouissement de la personnalité ; mais l’histoire et la psychologie
nous montrent que cette tendance à la propriété peut être modifiée dans
un sens favorable à. la vie sociale. Nous pensons qu’il est bon qu’au
début de l’enfance l’individu ait des choses qui soient à lui, bien à
lui ; il serait vain d’ailleurs à ce moment de vouloir combattre le
besoin naissant ; l’égocentrisme enfantin rendrait la chose impossible
et l’on ne pourrait obtenir que des refoulements dangereux. Le début de
l’adolescence est aussi une période critique où il serait mauvais de
combattre ce besoin vivement ressenti, mais où l’on peut préparer sa
canalisation et sa sublimation.
Contre le besoin de possession ou plutôt contre ses.. excès il sera peu
efficace d’employer les sermons, les prêches et les raisonnements. I1
ne sera pas inutile cependant d’amener les grands élèves de nos écoles
à réfléchir aux questions morales. Une institutrice de Genève,
pédagogue au grand cœur, s’est efforcée de savoir ce que les enfants
pensaient de la richesse et de la pauvreté. Son ouvrage : « Ce que
pensent les enfants : Richesse et Pauvreté » (Editions Forum, Neuchàtel
et Genève, Paris, 33, rue de Seine), pourrait rendre de grands services
à tous ceux qui veulent, par leurs leçons, combattre l’injustice
sociale et magnifier le travail. Mais Mlle Descœudres, auteur de
l’ouvrage dont nous venons de parler, ne compte pas seulement sur la
parole pour moraliser les enfants, « ce n’est pas, écrit-elle, le
moindre mérite de l’école active, justement parce qu’elle fait agir
l’enfant, de le mettre à même de mieux apprécier tout le talent et
l’intelligence des travailleurs manuels et de vaincre cette sotte manie
- vestige elle aussi d’un autre âge - d’un mépris plus ou moins avoué
pour le travail manuel.. »
L’éducateur dispose encore de deux moyens principaux d’action. D’abord
il peut faire dériver la tendance à la possession vers une voie où elle
ne risque pas d’être une gêne pour la collectivité tout en donnant
satisfaction à l’individu. L’instinct du collectionneur, qui est une
forme dérivée de l’instinct de propriété, est un de ces moyens et il
est d’autant plus recommandable que, sagement employé, il peut rendre
des services appréciables a l’éducation intellectuelle.
Dans les classes où l’on distribue gratuitement des fournitures et des
livres, on peut user d’un autre moyen. Puisque les idées morales
naissent surtout des nécessités sociales, il est possible de combattre
la tendance à la propriété individuelle en organisant les classes de
telle façon que les enfants y sentent la nécessité de la possession
collective. Transformer les classes livresques en écoles actives ce
sera lutter contre la tyrannie de la tendance à la propriété
individuelle. Faites qu’en ces écoles les enfants coopèrent, qu’ils
aient à se servir d’un matériel à usage collectif. Par exemple, au lieu
de donner à vos élèves des dictionnaires tous semblables, remettez-leur
de petits dictionnaires différents, faites-les leur échanger parfois
pour comparer les définitions des mots - l’éducation intellectuelle
n’aura qu’à y gagner - et permettez-leur de consulter, lorsqu’il sera
utile, un dictionnaire plus complet, et partant plus coûteux, prévu
pour l’usage de tous.
Quelques remarques me paraissent utiles pour clore cette étude du rôle
de l’école à l’égard du besoin de possession. D’abord c’est que nous
avons indiqué seulement les moyens qui nous paraissaient les plus
efficaces. Il en est d’autres, par exemple l’appel au sentiment à
l’aide de lectures ou de récits, etc... Ensuite, c’est que clans le
choix des moyens il faut tenir compte du développement intellectuel et
affectif des enfants : par exemple, ce n’est que vers neuf ans que
l’enfant devient vraiment capable de sociabilité, i1 est donc inutile
de vouloir faire l’éducation sociale des tout jeunes enfants et l’appel
à la coopération ne doit être fait qu’au moment le plus favorable.
XIII. QUELQUES PRÉCISIONS SUR LE DÉVELOPPEMENT AFFECTIF.
Il faut, comme nous venons de l’indiquer à propos du besoin de
posséder, tenir compte du développement de l’enfant. Ce n’est, dit Mme
Vauzelle qu’à sept ans à peu près que l’enfant sent l’injustice, et la
pitié est beaucoup plus tardive encore. Tout sentiment compatissant,
dit-elle, naît d’une privation, il faut vivre assez longtemps,
c’est-à-dire laisser croître ses muscles et enrichir son intellect de
sensations multiples, avant d’atteindre à la vie sentimentale. « En
vain, ajoute t-elle, la vieille école multiplie-t-elle les leçons de
morale et d’histoire... elle ne fait autre chose que le bruit d’un
grelot, si elle ne suit pas étroitement la ligne du développement
mental des élèves, si elle ne se conditionne pas, en un mot, à leur vie
réelle. »
Le Docteur Crichton Miller a étudié le développement sentimental des
garçons et des filles. D’après lui, ce développement semblerait passer
par les phases suivantes :
1° Pour les garçons : Jusque vers 7 ou 8 ans : la phase de la Mère. De
8 ans vers 12 ans : la phase du Père. De 12 ans vers 18 ans : la phase
de l’École. A partir de 18 ans : la phase de la Femme.
2° Pour les filles : Jusque vers 8 ou 9 ans : la phase de la Mère. De 9
ans vers 15 ans : la phase de l’École. De 15 ans vers 18 ans : la phase
du Père. A partir de 18 ans : la phase du Mariage.
L’intérêt qui prédomine à chacune de ces phases n’est pas le seul, mais
il importe « que nous veillions au sentiment prédominant dans chaque
phase, car c’est celui-là qui, à ce moment, déterminera le
développement de l’enfant ».
Les observations du Docteur Crichton Miller, en ce qui concerna la
phase de la Mère, justifient les conseils de A. Baumann, que nous avons
indiqués à propos de l’extension du besoin d’attachement. Lors de la
phase du Père, c’est l’exemple donné par celui-ci qui dirige les
sentiments du garçon. Remarquons que cette phase se produit chez les
filles après celle de l’École, à l’inverse de ce qui se passe chez les
garçons. Observons aussi, avec l’auteur, qu’il existe chez les filles
un instinct permanent : l’instinct maternel. (Lire à ce sujet : Alice
Descœudres : Le sentiment maternel chez la jeune fille, éditions
Forum.) « La petite fille, poussée inconsciemment par l’instinct
maternel, parle à ses poupées des foules d’enfants qu’elle aura plus
tard, mais déclare qu’un mari ne serait qu’une gène. » Plus tard, elle
apprend la nécessité du père et d’un acte physique assez mystérieux et
terrifiant. Si alors l’exemple de son père lui montre que l’homme peut
être pour elle un bon compagnon, son développement se poursuivra
normalement jusqu’à la phase du Mariage. Cette terreur peut résulter
aussi d’un manque d’éducation sexuelle » (voir ce mot). « Mme Béatrice
Webb, dans sa brochure : L’Enseignement aux enfants quant à la
reproduction de la vie, nous dit : « Un enfant assez âgé pour une
intelligente question, est assez âgé pour une intelligente réponse. »
« Aussi, répondons, dès les premiers pourquoi ; à 3, 4 ou 5 ans,
l’enfant peut savoir qu’il vient de sa mère, et il l’en aimera
davantage : et puis, ce sera mis de côté, dans un coin de son cerveau,
pour être retrouvé plus tard. Le principal n’est pas de tout dire, mais
de ne rien dire de faux qu’il faudra démolir par la suite, et qui
contribuera à creuser l’abîme qui éloignera l’enfant de nous, qui fera
perdre la confiance qu’il a en nous. Des quatre périodes de pourquoi,
la première est la plus délicate (3 à 7 ans). C’est là que nous
consolidons l’édifice dès la base, ou, qu’irrémédiablement, nous
perdons la confiance de l’enfant. C’est la plus importante.
Vers 12 ou 13 ans, l’enfant doit connaître par nous ce qu’est la
paternité. Nous devons oser avouer la grande et belle loi de la
reproduction. Nous devons commencer à éveiller la conscience
hygiénique, le sens de la responsabilité vis-à-vis de la famille, de la
descendance, le sentiment de contrôle et de respect de soi-même. Il ne
faut pas attendre le tournant de la puberté, où l’enfant prend
conscience de lui-même et devient timide. Tout cela doit être dit
pendant que l’enfant est enfant et qu’il ne voit de mal à rien. » (Mme
B. Weill.) « Toutes ces peurs, dit aussi Mme Guéritte qui résume le
Docteur Miller, persistent dans l’inconscient des petites filles et
ruinent souvent leur vie à l’adolescence ou à la maturité, parce
qu’elles ne peuvent confier leurs craintes à personne, si elles n’ont
pas près d’elles une mère, ou une autre femme, assez intelligente et
avertie pour leur donner les explications voulues et les rassurer.
Veillez de près ajoute-t-elle, sur la petite fille qui, dans ses jeux,
prend toujours un rôle d’homme, ou sur celle qui a des allures de «
garçon manqué ». Ce sont les signes de la peur du mariage. »
Le développement harmonieux du garçon peut être également compromis,
quoique pour une cause différente. Entre les deux phases extrêmes «
intervient dans la vie normale de tout garçon une longue période
d’homo-sexualité psychologique où il ne s’occupe que des individus de
son propre sexe, et où le père et les camarades sont les facteurs
prédominants de ses sentiments. Il importe que, pendant cette période,
la mère sache se tenir à l’écart et admette que son influence doit
subir momentanément une éclipse. Si elle veut continuer à dominer la
vie sentimentale de son fils, à y tenir la première place, elle risque
de paralyser totalement son développement ; car tant que la mère
maintient avec son fils les mêmes relations que pendant son enfance, il
est impossible à celui-ci de transformer son attitude envers l’autre
sexe... Le garçon court alors le danger d’avoir vis-à-vis des femmes
dans l’avenir, l’attitude du petit garçon vis-à-vis de sa mère... Le
cas de ces fils qui adorent tant leur mère qu’ils ne peuvent ni être
amoureux normalement, ni se marier, rentrent dans cette catégorie des
garçons dont le développement a été bloqué par la sollicitude exagérée
et pernicieuse de leur mère.
Mais cette faiblesse maternelle est souvent causée par la sévérité
paternelle... Si le père présente à ses garçons une image de la vie
masculine trop dure, ou trop rigide, ou trop parfaite et trop difficile
à atteindre, ceux-ci reculent d’effroi. Si l’autorité est trop dure
pour l’enfant, il devient un mouton docile ou un rebelle ; si c’est la
réalité qui est trop dure, il y échappe en se créant un monde de rêves
ou en se jetant dans la grossièreté matérialiste. »
Les psychologues sont d’accord sur le point suivant : il ne peut y
avoir de morale sans respect de règles ou respect de celui qui impose
des règles. Mais comment l’enfant parvient-il à ce sentiment de
respect, mélange de crainte et d’amour, qui est le fondement du sens
moral ? Un psychologue suisse, Piaget, s’étant efforcé d’analyser le
respect de l’enfant, a reconnu qu’il y avait deux sortes de respects,
éveillant deux attitudes morales différentes : I° le respect unilatéral
que l’enfant éprouve pour son aîné, son supérieur ; 2° le respect
mutuel, qui lie deux égaux, « par exemple deux enfants de 11 ou 12 ans
jouant ensemble et respectant chacun les conventions de leurs jeux. »
Les plus jeunes enfants en sont au stade du respect unilatéral,
c’est-à-dire de l’obéissance envers les règles qui leur sont imposées.
Ils aiment d’ordinaire obéir à ces règles à la lettre, à la condition
cependant que ces règles soient simples et peu nombreuses ; ils
trouvent tout naturel d’être punis lorsqu’ils n’ont pas respecté une
règle imposée, mais cherchent beaucoup plus à éviter une nouvelle
punition qu’à observer la règle. Au contraire, parvenus au stade du
respect mutuel, ils ont beaucoup de respect envers de multiples règles
qui sont pour eux des conventions mutuelles qui peuvent être changées
par accord de la majorité. Ce qui compte pour les plus grands, ce ne
sont plus les apparences, mais les intentions : il faut obéir
volontairement à l’esprit des règles actuelles.
« Nous voyons donc, dit Piaget, que ceux qui appliquent le plus mal une
règle sont ceux qui la respectent le plus, tandis que ceux qui
l’appliquent le mieux considèrent que cette loi est relative et peut
être modifiée...
Nous avons là les deux sortes de respect : l’un qui est unilatéral et
n’a aucune part dans la conscience morale des enfants, l’autre qui est
mutuel et fait partie de leur personnalité. C’est ici que nous trouvons
la véritable obéissance, le vrai sentiment du bien... Le respect
unilatéral engendre le sentiment du devoir, mais il reste extérieur à
l’enfant. D’autre part, le respect mutuel crée l’autonomie morale, le
sentiment du bien » ; il mène à la coopération, à l’indépendance et à
une compréhension de la vie morale meilleure que l’autre.
Cette distinction du respect unilatéral, qui résulte d’un rapport de
contrainte, et du respect mutuel qui caractérise un rapport de
coopération est d’une grosse importance pour le choix des techniques
propres à l’éducation morale. Par suite du développement mental du
jeune enfant, au caractère égocentrique, il faut tout d’abord savoir se
contenter du respect unilatéral, et user de la contrainte en imposant
jusque vers sept ou huit ans des règles aussi peu nombreuses que
possible et qui n’admettent pas d’exception. Ces règles seront d’autant
mieux respectées que nous saurons prêcher d’exemple. Mais il faut aussi
que nous comprenions que le respect mutuel ne peut s’acquérir que par
des relations entre égaux. C’est par l’école active - et non pas
seulement les méthodes actives - que l’on peut le mieux permettre aux
enfants de dégager des règles et des habitudes morales, de leurs jeux,
de leurs travaux collectifs, de l’entr’aide qui devrait prendre dans
nos écoles la place qu’y tenait autrefois la concurrence.
Mais l’école active est une exception et la plupart des maîtres songent
bien plus à enseigner et imposer des règles morales qu’à faire naître
de telles règles de la vie scolaire mieux organisée. « La sagesse, la
docilité, l’attention, dit Baucomont, sont pour le maître les vertus
capitales de l’écolier modèle. Ce ne sont pas celles de l’enfant. Qu’à
cela ne tienne : il adoptera, six heures par jour, respectera et
pratiquera une morale de façade pour l’école et pour le maître. Nous
avons la paix. Cela nous suffit si nous n’avons cure de ce qui se passe
au fond.
« Au fond, cependant, chaque enfant a édifié peu à peu, à l’insu des
adultes, parents et maîtres, une conception de la morale, une somme
plus ou moins riche des règles de la vie collective. Et cette morale,
pratiquée par tous les enfants, dans leurs occupations et leurs jeux,
hors de la présence des adultes, n’est pas tout à fait la nôtre. Elle
n’accorde pas la primauté aux vertus qui nous semblent les plus
importantes : elle en révèle d’autres que nous laissons, à l’école du
moins, au second plan, souvent parce que la pratique de ces vertus
troublerait notre tranquillité ou atteindrait au vif notre orgueilleuse
assurance.
» Nous ne possédons actuellement, en France, que des
esquisses de l’étude sociologique des groupes enfantins qui nous
permettrait de connaître quels sont les caractères, les modalités, les
constantes de la moralité de fait, pratiquée spontanément par les
enfants et que nous pourrions considérer comme les solides fondements
sur quoi édifier leur moralité future : la morale des société adultes.
On trouvera une amorce de cette sociologie enfantine dans les travaux
de G. Varendonck : Recherches sur les sociétés d’enfants (Misch et
Thron, Bruxelles. 1914) ; R. Cousinet : La Solidarité enfantine (Revue
philosophique, 1908) ; Ad. Ferrière : L’Autonomie des Ecoliers
(Delachaux et Niestlé) ; F.-W. Foerster : L’École et le Caractère
(Delachaux et Niestlé). » (Baucomont oublie de citer : Rouma :
Pédagogie sociologique (Delachaux et Niestlé) et M. Lejeune
:L’observation du caractère dans les associations d’adolescents.
(Document 9 de l’Union Belge d’Éducation morale.)
« Si peu avancées que soient les recherches en ce sens, elles
permettent néanmoins déjà de déceler quelques-unes des tendances
morales dominantes parmi les groupes d’enfants : 1° L’esprit de
camaraderie et d’entr’aide (aider les autres, au travail et au jeu,
leur prêter les objets dont ils ont besoin) ; 2° L’esprit de justice
(donner raison à celui qui le mérite) ; 3°L’esprit de solidarité
(prendre le parti de son groupe, ne pas le trahir) ; 4° L’esprit de
conformisme (ne pas se distinguer des autres ; ne pas poser) ; 5°
L’esprit d’initiative (savoir se débrouiller, se tirer d’affaire dans
les circonstances difficiles) ; 6° La confiance en soi, l’énergie
morale, la volonté (oser, ne rien craindre) ; 7° L’esprit de
conciliation (chercher à accorder ses désirs à ceux des autres) ; 8°
L’enthousiasme (communiquer passionnément ses idées et ses sentiments
aux autres). » On pourrait ajouter :
9° Le respect de la parole donnée ; 10° L’amour de l’approbation, etc...
« Ces vertus, ajoute Baucomont, sont celles que l’enfant apprécie entre
toutes, puisque ce sont celles que l’on trouve le plus souvent réunies
chez les meneurs, les leaders et chefs de clans, et ce sont elles qui
assurent leur prestige et établissent leur autorité.
» Or, si ce ne sont pas là des vertus spécifiquement
scolaires, de celles qui conquièrent à l’élève les louanges, les
récompenses et les faveurs du maître, on accordera qu’elles constituent
pourtant les éléments non négligeables d’une morale susceptible
d’orienter d’une façon très élevée et très féconde la conduite de la
vie.
» Le rôle de l’éducation morale scolaire peut donc être
nettement tracé : pour qu’il n’y ait pas antagonisme entre la morale du
maître et celle des enfants, l’éducateur, non seulement ne doit pas
ignorer ou méconnaître les sentiments, opinions et jugements moraux des
enfants, mais il doit, au contraire, les utiliser, les laisser
pratiquer et les pratiquer pour son propre compte dans ses rapports
avec les enfants.
Cette conciliation de la morale des adultes (celle que nous voulons
enseigner aux enfants et leur faire adopter avant l’heure) et de la
morale enfantine ne peut évidemment pas s’opérer par le moyen d’un
enseignement didactique, de prêches et de leçons. Ce ne peut être
qu’une pratique, un mode d’agir et de vivre. »
XIV. LES DÉFAUTS DES ENFANTS.
L’enfant, dit le Docteur Gilbert Robin, « n’a pas de défauts : il est
mal élevé ou malade ». (Dr G. Robin : L’enfant sans défauts,
Flammarion, édit,). Pour corriger les enfants de leurs prétendus
défauts, il faut d’abord faire l’éducation des parents et c’est ce que
nous allons tenter de faire, aussi brièvement que possible. Tout
d’abord il faut que chacun soit bien convaincu que l’intervention d’un
médecin compétent est souvent utile, qu’elle est même indispensable
dans les cas graves, où il est bon que le médecin soit aussi
psychologue. C’est donc au psychiâtre qu’il faut, si besoin est,
demander conseil.
1° Paresse. - Causes : a) d’origine physiologique : soit le
fonctionnement morbide du cerveau, soit un ralentissement de la
nutrition provenant, le plus souvent d’une mauvaise hygiène
alimentaire, soit maladie du système nerveux (neurasthénie infantile) ;
dans tous ces cas, l’enfant ne peut fournir l’effort qu’on lui demande
; b) d’origine mentale : l’enfant, bien portant, se refuse à un travail
contraire à ses goûts. Remèdes : Suivant les cas : meilleure hygiène
alimentaire (choisir de préférence des aliments qui se digèrent
facilement) ; exercice physique modéré (la fatigue physique s’ajoute à
la fatigue mentale) ; emploi du temps bien régulier ; emploi de
toniques, après avis du médecin, massages, douches, etc. ; enseignement
intéressant, motivé, aussi peu abstrait que possible, réservant une
place aux activités manuelles.
2° Peur. Timidité. Bouderie. - Causes : a) Constituent souvent des
réactions de défense passive. Parmi les causes de la peur les unes sont
externes : obscurité ; animaux ; hommes ; impression fortes (scènes de
famille, etc.) ; imagination surexcitée (récits et lecture) ; souvenirs
de souffrances éprouvées, de peurs antérieures ; sollicitude excessive
des parents. D’autres causes sont internes et résultent d’un état
maladif (faiblesse générale), des prédispositions héréditaires, d’une
trop grande suggestibilité (la peur est extrêmement contagieuse).
Remèdes : Faire disparaître les causes ; agir sur le physique en
fortifiant l’individu - mais en évitant les abus alimentaires du soir,
causes de bien des terreurs nocturnes ; rechercher l’origine des
habitudes de peur, puis raisonner l’enfant à leur sujet, procéder avec
patience et sans brusquerie, utiliser la suggestion.
La vraie timidité est cependant distincte de la peur ; elle résulte le
plus souvent d’une éducation trop sévère et despotique ; elle est
aggravée par la conscience d’une infériorité (bègues), la tendance à
s’analyser et la débilité. On la traite par un régime fortifiant et une
éducation affectueuse, encourageante. Alors que la timidité est surtout
un défaut d’adolescent, la bouderie est fréquente au cours du jeune
âge. « Au cours de la bouderie, l’enfant ne peut changer d’attitude ou
obéir : rien ne peut brusquement modifier son état émotionnel.
Abstenez-vous et ne raisonnez pas. Discutez dans quelques heures ou
demain. N’essayez pas de combattre son émotion, car vous l’amènerez
souvent à commettre des actes graves pour lesquels il est irresponsable
et à propos desquels vous ne pourrez intervenir qu’avec injustice...
Observons et intervenons après la crise. » (Demoor et Jonckheere.)
3° Tristesse. - Les causes de la tristesse sont à peu près les mêmes
que celles de la paresse et de la peur, partant, les remèdes sont
également analogues.
4° Colère. Esprit de révolte. Brutalité. Cruauté. - Peuvent être le
plus souvent considérées comme des réactions de défenseactive et
d’attaque.
Causes de la colère. - La colère a des causes très variées et parfois
opposées ; ses causes externes peuvent être : des contrariétés
provenant de réprimandes, punitions (voir ce mot), etc. ; des blessures
d’amour-propre ; la jalousie ; des injustices ; les exemples du milieu
; l’excès de faiblesse ou l’excès de sévérité ; un temps orageux, etc.,
etc. ; les causes internes résultent soit de tempéraments faibles, mais
très nerveux et facilement irritables, soit d’un excès de vigueur et de
tares héréditaires (alcooliques, etc.).
Remèdes à la colère. - Dans tous les cas, il faut opposer à la colère
de l’enfant la douceur, la patience et la fermeté. Il faut éviter tous
les motifs de crise, et lorsqu’une crise éclate la limiter autant que
possible : s’il se peut ne pas punir et dans le cas contraire ne jamais
menacer d’une punition qui ne pourra être appliquée. Eviter les
punitions corporelles et la répression au cours de l’accès. Rechercher
les causes de la colère pour y adapter les remèdes, par exemple traiter
la colère du débile nerveux par une hygiène alimentaire convenable, un
emploi du temps bien régulier, des fortifiants musculaires et, au
contraire, pour les enfants vigoureux en excès, atténuer cette vigueur
par une alimentation surtout végétarienne, lui permettre de se dépenser
dans des exercices physiques et des jeux, employer des calmants nerveux
(bromure de potassium, etc., etc.)
L’esprit de révolte est le plus souvent une colère légitime de l’enfant
contre des éducateurs maladroits ou trop sévères ou injustes... La
cruauté de l’enfant est causée le plus souvent, par un défaut de
développement intellectuel et affectif, l’enfant est alors cruel par
ignorance. Elle peut aussi résulter de la peur, de la colère, de
l’exemple.
Il est d’autres défauts, mais ceux que nous venons de citer sont, avec
la désobéissance, le mensonge, la jalousie, dont nous avons déjà parlé
(X) - voir aussi études correspondantes, - les plus fréquents et les
plus graves.
XV. LES DÉFAUTS DES PARENTS.
Notre étude des défauts des enfants nous a permis de montrer que ces
défauts résultent fort souvent d’une mauvaise éducation, c’est-à-dire
des défauts des parents.
Beaucoup d’erreurs éducatives résultent de l’égoïsme des parents
éducateurs et de leur sentiment de l’autorité. Certes, il faut que les
petits enfants obéissent, mais il faut aussi que ce soit dans leur
propre intérêt et il est nécessaire également que les parents, tenant
compte de l’évolution de leurs rejetons les préparent peu à peu à
l’indépendance, il faut qu’ils abdiquent peu à peu leur tutelle et
développent l’aptitude de l’enfant à se conduire seul.
Même lorsque les parents doivent obtenir l’obéissance ils usent trop
souvent de moyens qu’ils devraient éviter : punitions et récompenses,
menaces et promesses, crises de colère et de tendresse, ordres et
sermons sont des choses également néfastes comme aussi la contradiction
des deux époux, mais quelle qu’en soit la cause, l’enfant sait fort
bien en tirer parti au grand dommage de son éducation.
Il faut d’abord que les parents pensent que leurs enfants ne sont pas
leur propriété et qu’ils veuillent peu à peu les aider à devenir des
individus libres. Mais l’éducation est une œuvre de confiance et les
parents trop souvent encore perdent la confiance de leurs enfants par
des maladresses dont voici les plus fréquentes : écarter les enfants de
la conversation des grandes personnes ; ne pas répondre intelligemment
aux questions intelligentes des enfants ou y répondre sans souci de la
vérité et sans penser que l’enfant s’il découvre la tromperie perdra
confiance en qui l’a trompé ; railler les enfants ou les traiter avec
dédain pour leurs remarques ou leurs questions naïves, l’enfant sent
que l’adulte veut s’élever en l’abaissant et cherche ailleurs un
confident ; être trop sermonneurs, trop critiques ; être d’humeur
variable : tolérant aujourd’hui ce qu’on punira demain, etc.
Troisième défaut, non moins important que les deux précédents : on
prêche en parole, mais pas par l’exemple.
Enfin, si les parents sont généralement, pleins de bonne volonté, s’ils
aiment leurs enfants ils ignorent trop souvent comment ils devraient
remplir leur rôle d’éducateurs et, le pis, c’est qu’ils ignorent leur
propre ignorance ; ils supposent que pour bien élever leurs enfants
beaucoup d’amour et un peu de logique suffisent. Or, cela ne suffit pas
toujours. Les parents ont le défaut de ne point consulter assez souvent
ceux qui pourraient utilement les conseiller : médecins, psychologues
et pédagogues.
XVI. LES DÉFAUTS DE L’ÉCOLE.
L’École devrait, s’efforcer de donner une éducation et une instruction
qui assurent à chaque individu un développement convenable. - Nous
renvoyons aux mots : école, éducation, enfant, instruction, liberté,
etc. pour de plus amples explications sur notre conception de ce rôle
de l’École. Elle devrait aussi s’efforcer de préparer les enfants qui
lui sont confiés à la vie sociale. En résumé, son rôle est double ; 1°
elle doit éduquer et instruire chaque individu de façon que chacun
puisse développer harmonieusement sa personnalité ; 2° elle doit
développer chez tous l’aptitude à la vie sociale.
Si nous tenons compte de ce double rôle nous pouvons faire à l’École
actuelle les reproches suivants :
1° L’École n’accorde pas une importance suffisante aux besoins, aux
tendances, aux intérêts des enfants et de chaque enfant en particulier.
Il faudrait, pour cela. que les éducateurs : a) apprennent à mieux
connaître chacun de leurs enfants , fassent place à des travaux
individuels libres. De ceci il résulte que les travaux que l’on exige
des élèves ne sont pas suffisamment motivés pour eux, d’où la nécessité
pour le maître de faire appel à des motifs extrinsèques : récompenses
punitions, concurrence. Ces motifs extrinsèques sont de faible valeur
et souvent plus nuisibles qu’utiles ;
2° A l’école on se préoccupe beaucoup plus de faire apprendre que de
développer les pouvoirs actifs, les facultés créatrices, l’esprit de
recherche ;
3° L’École est naturellement conservatrice. Les dirigeants, veulent que
les éducateurs forment de bons citoyens, adaptés d’avance à la vie
sociale actuelle et ne désirant pas la changer (v. individualisme :
éducation). Tout au contraire, l’enseignement de l’École devrait avoir
pour but de procurer aux enfants l’intelligence sociale, c’est-à-dire
la capacité d’observer et de comprendre leur milieu tout en développant
leur esprit critique et leur volonté. Ceci leur permettrait d’être,
plus tard, aptes à concourir utilement aux modifications qu’ils
jugeraient utiles d’apporter à cet état social. Il faudrait, pour
parvenir à ce résultat, modifier les programmes et les méthodes en
usage ;
4° L’École ne procure pas davantage aux enfants l’aptitude à la vie
sociale. Tout notre système scolaire est basé sur l’autorité, la
réceptivité et la concurrence, alors qu’il faudrait, en tenant compte
du développement des enfants, réaliser : l’autonomie scolaire qui
formerait des individus libres ; l’école active qui tendrait à se
rapprocher de la vie sociale réelle, ferait une plus large place aux
activités manuelles et à l’entr’aide.
XVII. CONCLUSION.
Œuvre de confiance et d’amour, l’Éducation morale est aussi une œuvre
de savoir. A cette œuvre devraient collaborer les parents et les
maîtres qui trop souvent encore s’ignorent. Les instituteurs
pourraient, s’ils le voulaient, mettre bien des parents en garde contre
des erreurs éducatives dont nous avons signalé ici les plus fréquentes.
De leur côté, ils apprendraient, au contact des travailleurs, a mieux
comprendre la vie sociale. Luttant coude à coude contre les forces
d’oppression, parents et instituteurs comprendraient qu’ils ne doivent
pas être des oppresseurs ; que la paternité, ne donne pas un droit de
propriété ; que le mot maître ne doit plus signifier celui qui commande
et punit, mais celui qui stimule, conseille et aide ; que les uns et
les autres doivent favoriser l’entr’aide des enfants et cultiver leur
idéalisme. « Donnons aux enfants, écrivait Roorda, un élan pour la vie.
Et si cet élan doit les porter au-delà du point où notre lassitude et
notre prudence nous ont fixés ; si un jour, avec l’ardeur et la liberté
d’esprit qu’ils nous devront, ils attaquent les dogmes de notre
imparfaite sagesse, - tant mieux. » En ce sens, une véritable éducation
morale ne peut être que révolutionnaire.
E. DELAUNAY.
A CONSULTER. - Chez Flammarion, édit. : Les Idées modernes sur les
Enfants (A. Binet) ; Les Enfants et les mères(Dorothy Canfied-Fisher) ;
L’enfant sans défauts (Dr Gilbert Robin). - Chez A Colin : Le corps et
l’âme de l’enfant (Dr Maurice Fleury). - Chez Alcan : Éducation et
hérédité (M. Guyau). - Chez Delachaux et Niestlé : L’École et l’Enfant
(J. Dewey) ; L’école et le caractère (F.-W Foerster) ; Pédagogie
sociologique (G. Rouma), etc. Voir également les bibliographies des
sujets d’éducation et la bibliographie ci-après sur morale.
* * *
MORALE. - BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE.
Aristote : Ethique à Nicomaque. - G. Aslan : L’expérience et
l’invention en morale.
Boistel : Le droit dans la famille. - Bakounine : Œuvres diverses. - S.
Barni : La morale dans la démocratie ; Histoire des idées morales et
politiques en France au XVIIIe s. ; Les moralistes français au XVIIIè
siècle. - Bouillier : La vraie conscience ; Morale et progrès. -
Beaussire : Le fondement de l’obligation morale ; Principes du droit. -
Bacon : De augmentis scientiarum ; La dignité et les progrès de la
science ; Nouvel organe. - J. Bentham : Traité de législation ; Théorie
des peines et récompenses ; Déontologie. - A. Bayet : L’idée de bien ;
La science des faits moraux ; Les morales de l’Evangile ; Le suicide et
la morale. ; Notre morale ; La morale laïque. - J. Baldwin : Le
darwinisme dans les sciences morales. - A. Bauer : La conscience
collective et la morale. - Bautain : La philosophie morale. - Boutroux
: Aristote (grande Encyclopédie) ; Morale et Religion. - Blackie :
L’éducation de soi-même. - L. Barbedette : Pour l’Ere du cœur ; A la
recherche du bonheur ; Par-delà l’intérêt. - Bain : Science mentale et
morale - L. Bourgeois : La solidarité. - Belot : Études de morale
positive. - Berthelot : Science et morale. - Bresson : Les trois
évolutions (intellectuelle, sociale morale). - H. Baudrillart : Des
rapports de l’économie polit, et de la morale. - Etc...
Aug. Comte : La. philosophie positive ; Catéchisme positiviste ; La
morale positiviste, etc. - A. Coste : Les conditions sociales du
bonheur et de la force. - Condorcet : Progrès de l’esprit humain. - F.
de Coulanges : La cité antique. - Mme Coignet : La morale indépendante.
- Courdaveaux ; Entretiens d’Epictète. - Clamageran : Philosophie
morale et religieuse. - Ludovic Carrau : La morale utilitaire. - Caro :
Probl. de morale sociale. - A. Cresson : La morale de la raison
théorique.
Descartes : Discours de la méthode ; Lettres à la princesse Elisabeth ;
Méditations métaphysiques. - Darwin :Descendance de l’homme. - E.
Durkheim : L’éducation morale, etc... - A. Dumont : La morale basée sur
la démographie. - Dauriac :Lettres à Lucilius - Delvove :
L’organisation de la conscience morale. - Darlu : Pour la liberté de
conscience. - Denis . Histoire des idées morales dans l’antiquité.
Epictète : Maximes. - Engels : Origines de la famille, etc...
Mme J. Favre : La morale des stoïciens ; de Socrate ; d’Aristole. - A.
Fouillée : Critique des systèmes de morale contemporains ; L’idée
moderne du droit ; La science sociale contemporaine ; Eléments
sociologiques de la morale ; Morale des idées forces ; Nietzsche et
l’immoralisme ; Le moralisme de Kant et l’immoralisme contemporain. -
Fonsegrive ; Le libre-arbitre. - Fulliquet : Essai sur l’obligation
morale. - V. Franck : La morale pour tous. - Ch. Fourier ;Œuvres. -
Frazer : Le Totémisme. - S. Faure : La douleur universelle ; La morale
officielle et l’autre. - Folkmar :Anthopologie et morale positive. -
Etc...
Guyau : Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction ;
L’irréligion de l’avenir ; La morale d’Epicure : La morale anglaise
contemporaine. - Guelly : La nature et la morale. - C. Gide : Histoire
des doctrines économiques. - Goblot :Justice et Liberté. - Gillet : Le
fondement intellectuel de la morale. - Etc...
Hume : Traité de la nature humaine ; Essais de morale. - Hobbes : Sur
le citoyen ; Léviathan. - Huxley : Les sciences naturelles et les
probl. qu’elles font surgir. - Höffding : Morale. - Halleux :
L’évolutionnisme en morale. - Herckenrath :Probl. d’esthétique et de
morale. - Chatterton Hill : La physiologie morale. - Etc...
Izoulet : La Cité moderne.
P. Janet : Hist. de la science politique dans ses rapports avec la
morale ; La morale ; La famille. - Jouffroy : Cours de droit naturel. -
Joussain : Fondement psychol. de la morale. - Etc...
Kant : Fondement de la métaphysique des moeurs ; Critique de la raison
pratique ; Doctrine de la Vertu ; Principes métaphysiques du droit,
etc... - Kropotkine : La morale anarchiste ; L’Ethique ; L’Entr’aide. -
Etc...
Lombroso : L’Homme criminel. - G. Le Bon ; Psychologie de l’éducation,
etc... - Leibniz : La monadologie. - Lubbock : Les origines de la
civilisation. - La Rochefoucauld : Maximes et Réflexions morales. -
Lalo : L’art et la morale. - Landry :Principes de morale rationnelle. -
De Lanessan : La morale des religions ; la morale naturelle. -
Lévy-Bruhl : La morale et la science des mœurs. - Letourneau. -
Evolution de la morale. - Lavollée : Études de morale sociale. -
Lalande : Morale pratique. - De la Laurencie : Ethique et esthétique. -
Etc...
Malebranche : Morale. - Stuart Mill : L’utilitarisme. - Marion : Leçons
de morale. - De la solidarité morale. - Summer Maine : L’ancien droit.
- G. de Molinari : La morale économique. - Martha : Les moralistes ;
sous l’empire romain. - Marceron : La morale par l’Etat. - Maeterlinck
: Sagesse et destinée, etc... - Maxwell : Le Crime et la Société. - B.
Malon :La morale sociale. - Etc...
Nietzsche : La généalogie de la morale ; Zarathoustra ; Humain, trop
humain ; Le crépuscule des idoles ; La volonté de puissance, etc... -
J. Novicow : La morale et l’intérêt dans les rapports individuels et
internationaux. - J. Noël : L’athéisme, base rationnelle de l’ordre. -
M. Nordau : La biologie de l’éthique. - Etc...
Platon : Protagoras ; Phèdre ; Gorgias ; Dialogues socratiques. -
Pascal : Pensées. - Proudhon : Œuvres. - Pillon : La morale inductive
et le principe d’utilité (Rev. philos. 1867) ; Critique philosophique.
- Parodi : Le probl. moral et la pensée contemporaine ; Les bases
psychologiques de la vie morale. - C. Piat : La morale du bonheur. -
Docteur Pioger : La vie sociale, la morale et le progrès. - Palante :
Les antinomies.
Queyrat : Le caractère et l’éducation morale. J.-J. Rousseau : Emile ;
Le contrat social. - Renan : Vie de Jésus. - Rambaud :Histoire de la
civilisation. - Ravaisson : La philosophie en France au XIXe siècle ;
Mémoire sur le stoïcisme. - Rabier :Leçons de Philosophie. - Van der
Rest : Platon et Aristote. - F. Rauh : L’expérience morale. - Rignano :
Probl, de psychol. et de morale. - De Roberty : Le fondement de
l’éthique ; La constitution de l’éthique. - Renouvier : La science de
la morale, - Han Ryner : Véritables entretiens de Socrate ; Le fils du.
silence ; Le Père Diogène ; Les Paraboles cyniques ; La Sagesse qui rit
; Le Subjectivisme : Les Voyages de Psychodore, etc... - Rogatcheff :
L’idole et sa morale. - Etc...
Stirner : L’Unique et. sa propriété. - Sénèque : De vila beata. - H.
Spencer : Qu’est-ce que la morale ; Les bases de la morale
évolutionniste (The data of Ethics) ; De l’éducation intellectuelle,
morale et physique ; Essais de morale, etc... - Schopenhauer : Le
fondement de la morale ; Aphorismes sur la sagesse ; Le libre arbitre.
- Spinoza : Ethique.- Secrétan :Philosophie de la Liberté. - G.
Séailles : Les affirmations de la consc. moderne. - Docteur Sollier :
Morale et moralité. - J. Simon : Le devoir ; La liberté. - Sidgwick :
Les méthodes en morale. - Etudiants soc. rév. : Comment l’Etat enseigne
la morale. - Etc... Tolstoï : Œuvres sociales et religieuses. - Tylor :
Civilisation Primitive.. - Tissot : Principes de morale. _ J. Thomas :
Principes de philosophie morale. - Thamin : Un probl. moral dans
l’antiquité ; La casuistique stoïcienne. - Taine : De l’intelligence,
etc... - Tarde : Les lois de l’imitation ; Transformation du pouvoir ;
La philosophie pénale. - Etc...
Voltaire : Essais sur les mœurs ; Œuvres philosophiques. - Volney : La
loi naturelle. - Vacherot : Science et conscience ; Essais de philos.
critique. - Vallier : L’intention morale.
Zeller : Philosophie des Grecs. - Etc...
Voir également, dans L’Encycl. les études suivantes : bien, mal,
devoir, plaisir, utile, sympathie, etc..., et aussi : famille, mariage,
mœurs, moi, sexe, sociologie, etc., ainsi d’ailleurs que tous les
exposés ayant trait aux Systèm, philosoph., religieux ou sociaux. Se
reporter également, pour cette partie spéciale du probl. moral aux
articles et bibliographies de morale et éducation sexuelles (au mot :
sexuel).