MORALITÉISME
ANARCHISTE (le)
Lorsqu’en 1900 j’entrai en contact avec les anarchistes, je venais d’un
milieu chrétien. Maintes fois, depuis cette époque, j’ai été stupéfié
en comparant les déclamations matérialistes de certains théoriciens
anarchistes avec les jugements qu’ils prononçaient sur la conduite de
compagnons qui avaient pris au sérieux les formules comme : « ni dieu
ni maître », « sans foi ni loi », lesquelles concrétisent sous une
forme brève et limitée la conception anarchiste individuelle de la vie.
Je ne pouvais comprendre comment, après avoir combattu la loi et les
prophètes, religieux et laïques, on pouvait porter, sur certaines
manières de se comporter individuellement, des condamnations qui
n’auraient pas déparé, les attendus de certaines sentences de juges
correctionnels. Par la suite je me suis convaincu que ces jugements
reflétaient simplement l’éducation bourgeoise (primaire ou secondaire)
reçue par ces théoriciens, de l’influence de laquelle ils n’avaient pu
ou voulu se débarrasser. Un peu plus tard, heureusement, j’ai rencontré
d’autres anarchistes, libérés et affranchis de l’éducation des écoles,
qui évitaient, en général, de porter jugement sur les gestes de leurs
camarades. Lorsqu’ils se hasardaient, par hasard, à émettre une opinion
sur la façon de se conduire de celui-ci ou celui-là, cette opinion ne
se basait jamais sur un étalon quelconque de moralité adopté par les
souteneurs de la moralité bourgeoise.
Les individualistes anarchistes à notre façon pensent que tout
véritable anarchiste devrait tenir pour offensif et blessant qu’un
agent quelconque de l’exécutif gouvernemental ait une bonne opinion de
lui, qu’électeurs et élus aient de la considération pour lui, que le «
bon citoyen », le prêtre, et le professeur de civisme le tiennent pour
honorable et respectable. Non point que, forcé par les circonstances,
l’individualiste anarchiste ne se déguise, mais à la façon du brigand
calabrais, qui se camouflait en carabinier pour détrousser les
diligences. Toute concession faite par lui au milieu social, toute
concession qu’il a l’air de faire à l’État, il la rachète en minant
chez autrui la notion du « pouvoir nécessaire », en démontrant à tous
ceux qu’il peut approcher qu’il n’est nul besoin de moralistes, de
chefs, de magistrats - imposés, obligatoires - pour remplir les
fonctions organiques individuelles et pour s’entendre entre humains.
Certains de ceux qui font aujourd’hui du moralitéisme anarchiste
oublient par trop « les compagnons, âmes ardentes » desBriseurs
d’Images dont le rythme salua, pour plusieurs camarades de ma
génération, leur prise de contact avec le milieu anarchiste. « Tout :
statues, emblèmes, mirages » tombaient sous leurs bâtons. Qu’étaient
pour eux : « Patrie et Famille : des mots - Qu’ont inventé les égoïstes
? Que nous ont dorés les sophistes - Et dont se sont épris les sots ».
Ils méprisaient « tous préjugés », vivant « libres dans le monde - où
partout le vil et l’immonde -Jusqu’au pinacle sont juchés ». Et si la
honte couvrait leurs visages, ce n’était point « pour le maître et
l’enrichi - mais pour l’ouvrier avachi ! »
Nous sommes un certain nombre à avoir conservé la mémoire de tout cela.
Nous ne pouvons rien au fait que « notre » anarchisme puisse blesser,
heurter, froisser constamment ce qui est social, moral, légal au sens
où l’entendent les « honnêtes gens » et leurs représentants les plus en
vue : procureurs généraux, directeurs de conscience de toutes les
religions, académiciens, parlementaires et autres seigneurs. Sans nous
immiscer dans les affaires privées de quelque anarchiste que ce soit,
nous nous réservons cependant, au nom de la « liberté de choix », de
répudier « l’esprit moralitéiste » et de dire à tous en général et à
chacun en particulier : « Si votre mental ou votre moral privé vibre à
l’unisson du mental ou du moral public d’un préfet de police ou d’un
lauréat de prix Monthyon, votre place est chez les jésuites ou dans la
brigade des mœurs, non parmi des anarchistes... » Et cette opinion en
vaut bien une autre, après tout.
E. ARMAND.