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MOUVEMENT SOCIAL

La définition exacte de cette locution : « Mouvement social » est assez délicate et imprécise. Dans son sens complet, elle signifie tout ce qui comporte un changement, une transformation, une évolution ou une révolution dans la constitution de la société, ainsi que l'activité des classes ouvrières... Il embrasse donc toute la vie sociale dans ses multiples formes, ses nombreux organismes, et ses perpétuelles transformations.

Le déterminisme est aussi vrai sur le terrain social que dans tous les autres domaines des connaissances humaines. Une découverte scientifique mise en pratique industriellement, une machine inventée, une nouvelle méthode de travail, ont des répercussions (plus ou moins étendues et profondes suivant leur importance) sur la vie économique, et par contre-coup sur les modalités et la constitution des organismes sociaux et sur les conditions d'existence des populations.

La découverte ou la mise en exploitation de nouveaux territoires ou de nouvelles richesses minières, provoquant la naissance, en certains pays, d'une agriculture, d'une industrie, d'un commerce, entraine des modifications dans les positions économiques, commerciales, financières et autres des peuples. Elle pose de nouveaux problèmes sociaux et transforme les anciens.

La formations de groupements financiers : trusts, cartels consortiums, organisations capitalistes, aussi bien que la création de groupements ouvriers (syndicaux, coopératifs ou autres), ont pour résultat de déterminer dans la société de nouveaux courants, et de créer une nouvelle situation sociale.

Les systèmes de gouvernement et d'administration publique, la forme des gouvernements, la constitution et la transformation des patries, etc., tout ce qui, dans un régime, ébranle des mouvements regardés comme proprement politiques, ont aussi avec le social, des rapports plus ou moins étroits. Ils peuvent le faire dévier, le pousser dans telle ou telle autre voie, le réfréner ou l'accentuer.

Les croyances religieuses, politiques, philosophiques et autres ont également une portée considérable sur la vie sociale. Sous l'emprise d'une religion, un peuple ne se comportera pas comme une population en grande partie libre-penseuse, même si les conditions économiques sont les mêmes. Parmi les fondements des sociétés, les bases psychologiques (croyances, préjugés, traditions, etc.) tiennent une place de premier plan. Et cela explique les fortes dépenses consenties par les castes régnantes et exploitantes pour maintenir les castes pauvres dans un état d'esprit propre à conserver leur règne. Les grandes secousses sociales ont toujours été précédées d'une lutte idéologique acharnée. Voltaire, J,-J. Rousseau, les Encyclopédistes ont préparé la révolution française de 1789.

C'est une erreur profonde des purs marxistes de croire que comptent seules les formes économiques, malgré leur importance, peut-être primordiale. Méconnaître les conditions psychologiques est une grande faute qui peut aboutir à de graves mécomptes. L'évolution des méthodes de production a été formidable durant ces cinquante dernières années ; le rendement du travail a été intensifié dans des proportions colossales, mais la constitution de la société n'a point accompagné cette transformation, parce qu'il a manqué une évolution morale correspondante, parce que les populations ouvrières demeurent imbues des vieux préjugés de hiérarchie, de soumission, d'infériorité.

L'exemple de la Russie nous a montré qu'il ne suffit point, à la faveur d'événement favorables, de se rendre maître de l'organisation politique et de commander aux rouages économiques d'un pays. Tant qu'une mentalité nouvelle ne s'y est pas développée, il est impossible d'y instaurer – profondément et durablement – un régime social nouveau. Les ambitions de ceux d'en-haut, la résignation séculaire de ceux d'en-bas, tendent à ramener rapidement, après la secousse, à leur position première, les formes sociales qu'on a voulu et cru abolir.

En résumé, le mouvement social – l'expression étant prise dans son sens le plus large, – est un inextricable amalgame de toutes les forces morales, politiques, religieuses de toutes les transformations techniques dans le domaine de la production, des échanges, des transports, etc., de toutes les constitutions de groupements et d'organismes économiques, corporatifs, financiers, coopératifs et autres. La vie sociale est en perpétuel mouvement.

Il est cependant assez aisé de reconnaître, au sein des multiples courants sociaux qui agitent actuellement la société humaine, une poussée qui s'affirme sous des formes diverses, mais suivant une ligne générale, prépondérante sur toutes les autres formes d'organisation : c'est l'orientation vers l'entente toujours plus libre.

Jusqu'à présent, et davantage en remontant dans le passé, la solidarité sociale a été plus imposée que voulue. Si toutefois l'on peut appeler solidarité sociale des relations entre maître et esclave, chef et subordonné, patron et salarié, qui ont jusqu'ici été les seules formes du contrat social. Ces relations, basées sur l'autorité d'en haut et la soumission d'en bas, l'opulence des supérieurs et la misère des inférieurs, n'ont pu être maintenues dans leur injustice que par l'empoisonnement des esprits, l'ignorance des masses, par la violence des chefs et de l'État et par l'institution de la discipline sociale, sous la forme de lois, de codes et d'institutions policières, administratives et judiciaires coordonnées en vue de faire respecter les dites lois œuvre des maitres. L'injustice, le privilège, la hiérarchie, l'inégalité, l'autorité imposée par la violence brutale ou méthodique, telles sont les bases du contrat social actuel.

Néanmoins, nous l'avons dit, se dessine, caractéristique, la tendance à l'association, plus ou moins imprégnée d'esprit égalitaire et aspirant vers la liberté. Dans tous les domaines de l'activité humaine, des groupements divers se fondent, se développent et prospèrent. Ce sont, dans les campagnes, les syndicats et coopératives agricoles, qui permettent aux petits cultivateurs de se libérer de certaines exploitations et de profiter des méthodes modernes de la technique. C'est, dans l'industrie, la formation de syndicats corporatifs ouvriers, de syndicats patronaux, de trusts, cartels et autres coalitions capitalistes. C'est la création de nombreuses coopératives de consommation, de production, de transports, d'électrification, etc., etc. C'est la vitalité d'innombrable associations artistiques, scientifiques, littéraires, sportives, touristiques, etc. Ce sont des ligues de défense d'usagers pour la protection de certains intérêts, des ligues pour la propagande ou pour des projets. C'est la mutualité par en bas, l'assurance par en haut. Certes toutes ces formes de groupement laissent bien à désirer. La mentalité ambiante les pénètre. Beaucoup n'ont en vue que le lucre, les bénéfices accrus, la sauvegarde d'avantages particuliers. L'ambition, l'arrivisme, la hiérarchie les vicient et les divisent bien souvent. Mais le fait principal, c'est que ces groupements ne sont pas imposés, les adhérents y entrent et en sortent avec une relative facilité. Ils peuvent, plus ou moins, y exprimer leurs opinions...

Cette propension actuelle à l'association relativement libre est, en un sens, représentative de notre époque ; elle se développe continuellement, conquiert tous les champs où se meuvent les humains et gagne toutes les classes. Au point de vue pratique, malgré ses déviations, son esprit, ses imperfections, elle apporte à ses membres des satisfactions appréciées. Elle a l'avenir devant elle, et tout indique que la méthode autoritaire du contrat social est appelée à disparaître devant cette forme nouvelle : l'association librement consentie. C est incontestablement là la figure générale que prendra demain la vie sociale de l'humanité. Fatigués d'attendre, en vain, le bonheur des miracles divins, de la bonne volonté des chefs, des décisions de l'État, les hommes pensent, de plus en plus, à s'organiser, afin de réaliser eux-mêmes ce qu'ils désirent.


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Dans les milieux d'avant-garde, l'expression « Mouvement social » a pris un sens plus restreint, mais aussi beaucoup plus précis. Il signifie la poussée des classes sociales inférieures pour obtenir des améliorations à leur sort, et pour parvenir à l'égalité et à la justice sociales. Il englobe donc toutes les formes d'organisation des pauvres, des exploités, des gouvernés pour tenter de substituer un nouveau contrat social à l'ancien. Il comprend toutes les actions, les propagandes, les luttes, les grèves, les manifestations, les révolutions qu'anime le dessein de secouer le joug des maîtres et de supprimer l'exploitation du capitalisme. Le mouvement social est ainsi le mouvement de la classe ouvrière en marche vers la liberté, le bien-être, l'égalité et la justice.

Il y a eu, à toutes les époques, des mouvements sociaux. En faire l'historique dans ses détails entraînerait à écrire plusieurs ouvrages aussi conséquents que l'Encyclopédie. Et encore, que d'obscurités ! Les historiens nous ont laissé maintes relations qui souvent sont pures légendes (v. histoire), sur la vie des maîtres, des rois, des chefs de guerre, des princes de l'Église, des grands personnages, des guerres et des conquêtes, des déplacements de frontières, etc., mais ils ont, presque tous, laissé dans l'ombre la vie du peuple, comme si celui-ci n'existait pas, ou n'était pas digne d'occuper leur plume et leur esprit. Ce n'est que ces dernières années que des savants, historiens consciencieux, chercheurs tenaces, se sont mis à la tâche avec l'intention de rechercher et d'écrire la vie sociale des temps passés. Rares, du reste, demeurent ces investigateurs. Et la bibliothèque qui contiendrait tous les ouvrages du genre ne serait pas très garnie.

La question sociale s'est pourtant posée de tous temps, on tout au moins depuis que les humains vivent en groupes organisés, depuis que, sur les contrats imposés par les maîtres – à leur profit naturellement – les intéressés se sont mis à réfléchir, à l'instigation souvent de libres esprits, et que se sont dessinées, longtemps tremblantes et chaotiques des rébellions parmi les asservis.

L'Égypte des Pharaons a connu des soulèvements sociaux formidables, une véritable révolution sociale qui a bouleversé l'autorité traditionnelle et atteint une exploitation forcenée. Le peuple s'est plus ou moins affranchi économiquement ; le sort des esclaves a été amélioré ; certains droits politiques et économiques ont été reconnus aux individus. Conquête typique : l'embaumement des momies, qui assurait « la vie éternelle aux âmes » et qui était le privilège des puissants – les pauvres n'avaient pas droit à une âme ni à la survie, proclamaient les prêtres – fut accordé à tous ! Naturellement, le mysticisme grossier de ces temps d'ignorance et l'esprit profondément hiérarchisé de cette époque n'ont pas permis une émancipation plus complète, mais le mouvement fut profond et ses résultats relativement conséquents.

Le christianisme a ébranlé, lui aussi, un mouvement social de grande envergure. Avant lui, la condition du bas peuple et des esclaves était épouvantable. Aucun droit ne leur était reconnu. Ils étaient propriété du maître, propriété dont on pouvait user et abuser à sa guise. Ce n'est pas pour rien que la légende chrétienne primitive a pris un homme du peuple comme fils de Dieu. En ces âges de puissant symbolisme, l'égalité de tous devant Dieu et le droit égal au paradis était une

revendication importante – si futile que la chose puisse nous apparaître aujourd'hui.

Si la foi religieuse a été la figure persistante du christianisme, son essor connut d'autres aspects et il paraît avoir traduit, à son enfance, de profondes revendications sociales. Si ténébreuse que soit restée l'histoire de ces temps, on en dégage des tendances vers l'égalité économique, un communisme agissant, l'avènement des esclaves au plan humain, un rêve touchant de fraternité universelle, l'essor d'une idéologie humanitaire.

Plus tard devenue officielle et alliée des maîtres temporel, l'Église a canalisé ce vaste mouvement social pour l'amener dans les voies de la résignation, de la soumission, de la hiérarchie et de l'autorité acceptée. Il n'en reste pas moins que ce fut un ardent mouvement populaire préoccupé d'émancipation, à travers son assujettissement religieux. Sans les prêtres qui l'ont dénaturé en s'en faisant un piédestal, qui sait ce que ce mouvement eut réalisé ? Il en sera ainsi de tout mouvement social dirigé par une caste sacerdotale ou politique. Si le socialisme (ce mot pris dans le sens de transformation sociale avec ses luttes conséquentes) devenait une église, ses prêtres tueraient aussi le socialisme ; ils l'incorporeraient par les subterfuges coutumiers dont le peuple est toujours dupe, à la domination établie, à point légitimée.

Plus près de nous, s'est développé un mouvement social très important également, quoiqu'encore peu connu : celui des corporations et des communes du moyen-âge. Ici, l'esprit religieux est encore puissant, mais il tend à céder le pas à des considérations d'ordre matériel plus nettement exprimées. Les artisans des cités, éveillés les premiers à la liberté, dans presque toute l'Europe veulent se débarrasser du brigandage féodal. Ils s'organisent en corporation et en communes pour lutter contre le seigneur – qui était souvent l'évêque – pour conquérir des libertés, des franchises, pour administrer eux-mêmes leurs villes. Poussée vers l'indépendance et le bien-être. Le soulèvement communal dans les villes, la jacquerie dans les campagnes. Les paysans écrasés facilement. Les communes triomphantes plusieurs siècles... Il a fallu la création des patries modernes, des royaumes et des États, pour que les corporations perdent leurs libertés et, une grande partie de leur bien-être. La Patrie prenait la place de Dieu, pour tenir les populations dans l'esclavage. Quelques écrits dont un très documenté de Pierre Brizon, sur l'histoire ouvrière à travers les âges, et un de Kropotkine, sur l'Entraide, avec les pages de Michelet, nous ont donné des aperçus des résultats acquis par le mouvement communal du moyen-âge. Les membres ouvriers des corporations (v. corporation, métier) y jouissaient d'un bien-être et d'une liberté que bien des prolétaires d'aujourd'hui ne connaissent pas.

C'est l'Église qui a tué le mouvement social chrétien, c'est l'État qui a tué le mouvement social des Communes. Rapprochements édifiants, concluantes leçons de l'histoire !


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Le mouvement social actuel s'est débarrassé, en grande partie, des préjugés religieux. Mais, il est encore trop imprégné des préjugés politiques et de la mystique étatiste. Les classes inférieures de la société – si longtemps portées par leur faiblesse à s'en remettre à leurs maîtres du soin d'assurer leur bonheur – n'ont pas encore compris cette vérité pourtant évidente : c'est que la constitution d'une autorité a toujours été et sera toujours le plus grand obstacle à leur émancipation.

Le mouvement social d'aujourd'hui revêt de multiples formes. Mais, dans l'ensemble, on peut dire qu'il place les libérations matérielles au premier plan, et en cela sa logique est sûre. La liberté politique et la liberté morale ou d'opinion ne sont et ne resteront que de pures abstractions, vides de tout sens précis et surtout de réalité, tant que l'assujettissement économique prévaudra. Un homme qui doit se soumettre, afin de pouvoir manger, s'habiller et se loger, ne peut affirmer qu'il est libre.

La révolution de 1789 et toutes les révolutions politiques ultérieures ont pu proclamer solennellement les droits de l'homme et du citoyen, instituer le suffrage dit universel, affirmer mensongèrement la liberté de pensée ; par le fait que la richesse sociale, les moyens de travail, sont restés le monopole d'une classe, tout le reste, les proclamations de liberté, d'égalité et de fraternité sont et demeurent des aspirations utopiques.

C'est ce qu'avaient déjà compris, vers la fin de la grande révolution, Babœuf et quelques autres. C'est ce qu'ont compris les écrivains socialistes, communistes et anarchistes qui ont reconnu pour guides les Fourier, les Blanqui, les Proudhon, les Marx, les Bakounine, les Kropotkine...

Déjà, la révolution de 1848, puis ensuite la Commune de 1871, puis la Révolution russe ont montré que les revendications matérielles occupaient la première place dans les préoccupations des masses travailleuses. On parle moins aujourd'hui de conquête du pouvoir politique et davantage d'émancipation économique, d'expropriation des classes possédantes et gouvernantes, et d'administration de la vie sociale par les organisations ouvrières.

Il existe encore des partis politiques (socialiste, bolcheviste) étroitement mêlés à la lutte des classes ouvrières, au mouvement social en général. Mais déjà, en beaucoup d'endroits et en bien des groupements, on tient la politique en suspicion, on la combat, on cherche à la bouter dehors comme indésirable et pernicieuse. Il y a bien des retours en arrière, des contre-offensives des partis politiques, lesquels reconquièrent pour un temps leur influence, mais l'effet de ces reculs est toujours d'affaiblir les groupements où se livrent de tels combats. On peut dire qu'il y a méfiance générale à l'égard de la politique. Au point que les politiciens eux-mêmes se défendent d'en faire. Tout groupement sérieux, dans n'importe quelle classe sociale, met la politique à la porte. Être politicien est une tare mal portée. Le fascisme, rempart du capitalisme décadent, exploite d'ailleurs aujourd'hui ce dégoût et cette désaffection avec une habile démagogie et tente de les dévoyer vers le « salut » d'un pouvoir fort, ramenant l'ordre et tarissant les abus... Notons cependant comme de bon augure le déclin des solutions politiques : il montre que le mouvement social a su, partiellement tout au moins, se libérer de néfastes espérances et d'une dangereuse et stérile méthode.

Parallèlement, avec plus ou moins de franchise et de bonheur le mouvement social actuel fait effort pour se débarrasser de la religion, du patriotisme, de l'étatisme. Plus il est libéré de ces entraves, et plus il apparaît énergique, actif et puissant.

Les formes principales du mouvement social sont : le syndicalisme, le coopératisme et le mutualisme (voir ces mots).

Le syndicalisme ouvrier a mené de rudes batailles durent ce dernier demi-siècle. Par des grèves, des manifestations, des campagnes de propagande, il est arrivé à certaines améliorations très appréciables sur les salaires, la durée du travail, la protection des travailleurs. Il a contraint, en beaucoup de pays, le législateur à s'intéresser aux questions ouvrières. Mais lorsqu'il se contente d'obtenir le vote d'une loi et ne bataille pas pour son application, celle-ci reste lettre morte. Le syndicalisme ne s'est pas contenté de grouper les travailleurs pour la lutte et les améliorations immédiates, il a dressé un programme de rénovation sociale, affirmant le droit des travailleurs à reprendre la richesse sociale et à organiser le travail, qui restera un des idéaux les plus vivants et les plus pratiques de réalisation de l'émancipation sociale.

Le syndicalisme est universel : il existe partout des syndicats ouvriers. Il est tantôt à caractère réformiste, modéré, cherchant à réaliser, petit à petit, des améliorations et tantôt d'esprit révolutionnaire, combatif et visant à la transformation du mode de production. Il est devenu une force sociale qui joue un grand rôle dans la société, et en jouera un plus conséquent encore lors des secousses révolutionnaires.

Plus pondéré et plus terne est le mouvement coopératif. Il a différentes formes : consommation, production, crédit. Son but immédiat est de défendre le consommateur écrasé par le commerce. Non seulement il combat le mercanti, mais tend à lui substituer ses magasins de répartition. De même que les coopératives de production tendent à remplacer le patronat.

Quoiqu'imprégné, en général, de la mentalité bourgeoise, le coopératisme sous toutes ses formes est en même temps qu'un moyen pratique et pacifique de défense actuelle, un effort positif d'administration autonome qui prépare des cadres pour une société transformée. Dans le monde, il y a des millions de coopérateurs et les opérations réalisées par leurs groupements se chiffrent par dizaines de milliards.

Le mutualisme est une autre forme du mouvement social, quoique effacé et timidement revendicatif ; très pénétré aussi de bourgeoisie, il réalise néanmoins un premier stade vers l'organisation de la solidarité sociale. Dans beaucoup de petites localités les travailleurs, n'osant former des syndicats, ni même de coopératives, ont constitué des sociétés mutualistes. Nous lui accordons peu d'attention et cependant ce mouvement est plus important que nous le pensons, et, animé d'un autre esprit, il pourrait rendre de grands services, et apporter sa part appréciable à l'établissement d'un contrat social. Le mutualisme a souvent été le premier pas vers le syndicalisme et la coopération.

Ces trois formes, syndicaliste, coopératiste et mutualiste, du mouvement que nous étudions, sont spécifiquement économiques. Elles représentent la figure d'ensemble actuelle d'un mouvement social qui va des associations de pur réformisme aux groupements d'opposition et de lutte anticapitaliste. Les influences religieuses en sont en généralement écartées ; parfois, elles sont combattues avec force. Ce qui domine, c'est un positivisme pratique et réalisateur.

La grande cause de faiblesse de ces divers groupements est que le plus grand nombre n'a pas encore su se libérer des croyances séculaires dans la hiérarchie. On y parle beaucoup d'égalité, mais les faits contredisent ces propos. L'esprit d'inégalité, de corporation, de privilège même entre ouvriers, persiste. De là des divisions, des haines, des jalousies réciproques. On continue à attendre les interventions d'en haut, on ne s'anime vraiment que pour se choisir des chefs chargés de suppléer aux activités défaillantes. Indifférence, expectative pleine d'apathie, soumission, crédulité, voilà qui caractérise la mentalité générale. Malgré qu'il soit beaucoup question de liberté, la réalité est toute imprégnée d'errements autoritaires. La forme théorique apparente de ces organismes est une large démocratie. Mais on s'aperçoit vite que presque partout on s'en remet à quelques individualités du soin de mener le bon combat et qu'elles exercent, de ce fait, une sorte de dictature. Nombre de ces associations sont la proie du régime personnel, que contrecarre à peine un contrôle illusoire et périodique.

Et lorsque ces groupements s'agglomèrent en fédération, organismes régionaux et nationaux on assiste au triomphe des méthodes de centralisations qui, dans tous les domaines, ont donné de si déplorables résultats. La grande plaie du mouvement social est de vouloir toujours calquer l'organisation politique des États, comme si les organismes de rébellion et d'affranchissement pouvaient avoir – utilement pour les masses – la même structure que les édifices de conservation et de privilèges et que les armes qui se sont révélées si aptes à maintenir les peuples dans l'esclavage pouvaient être aussi celles de leur libération.

On commande, alors qu'il faudrait enseigner. On impose, au lieu de convaincre. Et cet esprit d'initiative qu'il faudrait éveiller, les chefs s'emploient à l'étouffer, lorsqu'il se manifeste, de crainte de perdre leur prestige... Aussi, division, suspicions éparpillement des forces, affaiblissement de l'esprit de lutte, découragement, stagnation, voilà ce que rencontre sur sa route un mouvement social qui devrait être si puissant.

L'idéal qui apparait le plus capable de donner au mouvement social l'unité et l'ardeur qui lui manquent pour se lancer avec efficacité à l'assaut de la société bourgeoise, c'est l'idéal libertaire. Celui-ci fait appel à la recherche et à l'activité de tous et de chacun ; il fait table rase des sentiments de hiérarchie ; il n'accepte aucune direction tyrannique : il ne retient que l'autorité morale du talent, de la compétence technique ou générale, du dévouement éclairé. Il demande à chacun de s'occuper personnellement des questions qui l'intéressent ; il s'efforce de secouer cette paresse individuelle qui conduit aux délégations d'abandon. D'autre part, plus profondément que toute autre, la philosophie libertaire vise à débarrasser le mouvement social des attaches et des préjugés qui le paralysent.

Ne voulant imposer sa dictature à personne, mais laisser au contraire à chaque groupement toute son autonomie, afin qu'il réalise la part d'émancipation sociale qui lui incombe, l'idéal libertaire représente la synthèse morale des différents courants du mouvement social, susceptibles d'élever l'humanité marchant vers une liberté, une égalité et une justice effectives.

– Georges BASTIEN.