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MUTINERIE (MUTINS, MUTINES)
Subst. f. et m.

Mutin vient du vieux français meute ou muete : trouble, insurrection. Familièrement, ce mot signifie espiègle, vif (enfant mutin) ; mais nous retiendrons surtout ici le sens d'insoumis, de rebelle, de révolté ou porté à la révolte (les mutins de Calvi). Se mutiner : s'insurger, se révolter (le peuple est lent à se mutiner). Le nom de mutiné a été donné, dans les Pays-Bas, au XVIème siècle, aux soldats espagnols qui se révoltaient pour obtenir le paiement de leur solde arriérée. Ces révoltes revêtaient le caractère de véritables grèves militaires. Répudiant leurs chefs ordinaires, les mutinés choisissaient parmi eux celui qui devait les commander. L'élu (électo) soutenait devant les autorités les revendications des troupes mécontentes. Bientôt les mutinés voulurent s'indemniser eux-mêmes. Les Flamands achetèrent leur retraite, en 1606, moyennant 400.000 écus...

Des sens divers de mutinerie (où nous retrouvons : caractère espiègle, tournure vive, physionomie éveillée, etc.), nous intéresse surtout : mouvement, sédition de mécontents, explosion plus ou moins concertée de révolte qui affecte, en général, les milieux militaires. L'histoire est parsemée de ces gestes qui ont leur source dans des compressions maladroites ou excessives, des manquements aux promesses, des abus de pouvoir on de discipline coïncidant avec des périodes de lassitude, de surexcitation, où les hommes, excédés, se laissent plus facilement gagner par l'effervescence. Simples sursauts de mécontentement, au début, les mutineries ­ menu courant d'agitation - grandissent parfois jusqu'à la révolte et elles sont presque toujours à l'aube des révolutions. Dignité humaine qui se réveille, lueurs qui montent au sein de la conscience populaire, elles animent souvent d'un frémissement les mutineries et idéalisent jusqu'à celles qui n'ont à leur base que les plaintes d'un corps affamé et des revendications matérielles. Rien ne dira mieux avec quel esprit nous les abordons et les enseignements que nous entendons en dégager que la narration, en bref, de quelques mutineries caractéristiques.

Nous ne remonterons pas aux séditions guerrières qui ont pu troubler les tribus primitives, nous ne regagnerons même pas l'antiquité qui vit des rebellions d'esclaves, des soulèvements de barbares et de vaincus enrôlés, des insurrections de bandes mercenaires. Nous prendrons des exemples modernes, des actes qui sont à peine du passé, dont la secousse a marqué sa trace dans la mémoire des dernières générations...

Si elle peut être le premier acte de l'insurrection, comme l'émeute prélude d'ordinaire aux révolutions, la mutinerie ne s'accompagne pas toujours d'une pensée d'émancipation, à quelque égard pour nous sympathique. Il est des mutineries qui furent des gestes de réaction, telles celles des galonnés cléricaux criant au martyre du clergé lors des inventaires consécutifs de la loi de séparation et des expulsions de congréganistes, sous le ministère Combes. Sous la Révolution française, la Vendée, fanatisée par les prêtres et les nobles, se mutina et fit une guerre obstinée et parfois sanglante de guérillas au nouveau régime.

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Les mutineries abondent pendant la grande Révolution. C'est par une mutinerie militaire que le Peuple de Paris, en 1780, s'émut au point que, sur une motion votée au Palais-Royal (dont le jardin était la salle des Assemblées populaires), les prisons de l'Abbaye avaient été forcées, et les grenadiers des gardes françaises enfermés pour avoir refusé de tirer sur le peuple, avaient été délivrés et ramenés en triomphe. Cette émeute n'eut pas de suite. Une députation sollicita en faveur des prisonniers l'intérêt de l'Assemblée Constituante ; celle-ci les recommanda à la clémence du roi. Et ces grenadiers s'étant remis en prison reçurent leur grâce. Mais ce régiment, l'un des plus complets et des plus braves, était devenu favorable à la cause du peuple. Cela se passait aux premiers jours de juillet. Le 12, alarmées par la nouvelle du renvoi de Necker, plus de 10.000 personnes s'assemblaient de nouveau au Palais-Royal. Monté sur une table, un pistolet à la main, Camille Desmoulins les exhorte à soutenir le ministre déchu. « Citoyens, s'écrie-t-il, il n'y a plus un moment à perdre ; le renvoi de Necker est le tocsin d'une Saint-Barthélemy de patriotes, ce soir même tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ de-Mars pour nous égorger. Il ne nous reste qu’une ressource, c'est de courir aux armes! »...

Excitée par cette harangue hardie, la foule se répand dans les rues, réclamant le rappel du ministre réformateur Elle est assaillie par un détachement du Royal-­ Allemand (mercenaires étrangers), alors qu'elle promène en cortège les bustes de Necker et du duc d'Orléans et qu’elle a déjà gagné à elle le guet à cheval rencontré sur sa route et qui lui sert à présent d’escorte (autre mutinerie). Dispersée, celle foule se divise : une partie, sur la place Louis XV, est à nouveau attaquée par les dragons du prince de Lambèse et poursuivie dans le Jardin des Tuileries. Sabres au clair, les dragons frappent et tuent manifestants ou promeneurs. Le cri : « Aux armes! » retentit alors dans les faubourgs comme au Palais-Royal.

Voici comment Mignet décrit la mutinerie des gardes françaises : « Le régiment des gardes françaises était, nous l'avons dit, bien disposé pour le peuple : aussi l'avait-on consigné dans ses casernes. Le prince de Lambesc, craignant, malgré cela, qu'il ne prit parti, donna ordre à soixante dragons d'aller se poster en face de son dépôt, situé dans la Chaussée-d'Antin. Les soldats des gardes, déjà mécontents d'être retenus comme prisonniers, s'émeuvent à la vue de ces étrangers, avec lesquels ils avaient eu une rixe peu de jours auparavant. Ils voulaient courir aux armes, et leurs officiers eurent beaucoup de peine à les retenir en employant tour à tour les menaces et les prières. Mais ils ne voulurent plus rien entendre lorsque quelques-uns des leurs vinrent annoncer la charge faite aux Tuileries et la mort d'un de leurs camarades. Ils saisirent leurs armes, brisèrent les grilles, se rangèrent en bataille à l’entrée de la caserne, en face des dragons et leur crièrent : « Qui vive? - Royal-Allemand. - Etes-vous pour le Tiers-Etat? - Nous sommes pour ceux qui nous donnent des ordres ». Alors les gardes-françaises firent sur eux une décharge qui leur tua deux hommes, leur en blessa trois et les mit en fuite. Elles s’avancèrent ensuite au pas de charge et la baïonnette en avant jusqu'à la place Louis XV, se placèrent entre les Tuileries et les Champs-Elysées, le peuple et les troupes, et gardèrent ce poste pendant toute la nuit. Les soldats du Champ-de-Mars reçurent aussitôt l'ordre de s'avancer. Lorsqu'ils furent arrivés dans les Champs-Elysées, les gardes-françaises les reçurent à coups de fusil. On voulut les faire battre, mais ils refusèrent : les Petits-Suisses furent les premiers à donner cet exemple, que les autres régiments suivirent. Les officiers, désespérés, ordonnèrent la retraite. La défection des gardes-françaises et le refus des troupes étrangères de marcher sur la capitale firent échouer les projets de la cour contre le peuple ». Une mutinerie militaire, en pareil cas, se transforme vite en fraternisation...

Pour la prise de la Bastille, le surlendemain, c'est encore aux mutins des gardes-françaises qu’on dut le succès, puisque, suivant Mignet : « il y avait plus de quatre heures qu'elle était assiégée, lorsque les gardes- françaises survinrent avec des canons. Leur arrivée fit changer le combat de face. La garnison elle-même pressa le gouverneur de se rendre. Le malheureux Delaunay, craignant le sort qui l'attendait, voulut faire sauter la forteresse, et s'ensevelir sous ses débris et ceux du faubourg. Il s'avança en désespéré, avec une mèche allumée à la main, vers les poudres. La garnison l'arrêta elle-même, arbora pavillon blanc sur la plate-forme et renversa ses fusils, canons en bas, en signe de paix. Mais les assaillants combattaient et s'avançaient toujours en criant : Abaissez les ponts! A travers les créneaux, un officier suisse demanda à capituler et à sortir avec les honneurs de la guerre. - Non, non! s'écria la foule. Le même officier proposa de mettre bas les armes si on leur promettait la vie sauve. - Abaissez les ponts! lui répondirent les plus avancés des assaillants ; il ne vous arrivera rien. Sur cette assurance, ils ouvrirent la porte, abaissèrent le pont, et les assiégeants se précipitèrent dans la Bastille. Ceux qui étaient en tête essayèrent de sauver le gouverneur, les Suisses et les invalides, mais la foule criait : Livrez-nous les, ils ont fait feu sur les concitoyens, ils méritent d'être pendus! »

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Empruntons à Ange Pitou, le roman de Dumas père, ces pages qui dépeignent, en traits suggestifs, l'éclosion de la mutinerie des gardes qui précéda la prise de la Bastille (Chap. XI - La nuit du 12 au 13 juillet) :

« La rue avait d'abord paru vide et déserte à Billot et à Pitou, parce que les dragons, s'engageant à la poursuite de la masse des fuyards, avaient remonté le marché Saint-Honoré et s'étaient répandus dans les rues Louis-le-Grand et Gaillon ; mais à mesure que Billot s'avançait vers le Palais-Royal en rugissant instinctivement et à demi-voix le mot vengeance, des hommes apparaissaient au coin des rues, à la sortie des allées, au seuil des portes cochères qui, d'abord muets et effarés, regardaient autour deux, et assurés de l'absence des dragons, faisaient cortège à cette marche funèbre, en répétant d’abord à demi-voix, ensuite tout haut, enfin à grands cris, le mot : Vengeance! Vengeance! »

La soldatesque criminelle s'était dispersée au loin.

Billot allait toujours, tenant dans ses bras le Savoyard sans mouvement. Derrière lui venait Pitou, le bonnet de la victime à la main... Ils arrivèrent ainsi, funèbre et effarante procession, sur la place du Palais-Royal, où tout un peuple ivre de colère, tenait conseil, et sollicitait l'appui des soldats français contre les étrangers...

Qu'est-ce que c'est que ces hommes en uniforme? demanda Billot en arrivant sur le front d'une compagnie qui se tenait l’arme au pied, barrant la place du Palais-Royal, de la grande porte du château à la rue de Chartres. - Ce sont les gardes-françaises! crièrent plusieurs voix. - Ah ! dit Billot, en s'approchant et en montrant aux soldats le corps du Savoyard, qui n'était plus qu'un cadavre. Ah ! vous êtes Français et vous nous laissez égorger par des Allemands!... Les gardes-françaises firent, malgré elles, un mouvement eu arrière. - Mort! murmurèrent quelques voix dans les rangs. - Oui, mort ! Mort assassiné, lui et bien d'autres. - Et par qui? - Par les dragons du Royal-Allemand. N'avez-vous donc pas entendu les cris, les coups de feu, le galop des chevaux? - Si fait! Si fait! criaient deux ou trois cents voix ; on égorgeait le peuple sur la place Vendôme. - Et vous êtes du peuple, mille dieux! s'écria Billot, en s'adressant aux soldats ; c'est donc une lâcheté à vous de laisser égorger vos frères! - Une lâcheté! murmurèrent quelques voix menaçantes dans les rangs. – Oui, une lâcheté! Je l'ai dit et je le répète. Allons, continua Billot, en faisant trois pas vers le point d où étaient venues les menaces ; n'allez-vous pas me tuer, moi, pour prouver que vous n'êtes pas des lâches ? - Eh ! bien, c'est bon... c'est bon... dit un des soldats ; vous êtes un brave, mon ami, mais vous êtes bourgeois, et vous pouvez faire ce que vous voulez ; mais le militaire est soldat et il a une consigne. - De sorte, s'écrie Billot, que si vous receviez l'ordre de tirer sur nous, c'est-à-dire sur des hommes sans armes, vous tireriez, vous les successeurs des hommes de Fontenoy, qui rendiez des points aux Anglais en leur disant de faire feu les premiers! - Moi, je sais bien que je ne ferais pas feu, dit une voix dans les rangs. - Ni moi, ni moi, répétèrent cent voix. - Alors, empêchez donc les autres de faire feu sur nous, dit Billot. Nous laisser égorger par les Allemands, c'est exactement comme si vous nous égorgiez vous-mêmes! »

- Les dragons! les dragons! crièrent plusieurs voix en même temps que la foule, repoussée, commençait à déborder sur la place, en fuyant par la rue Richelieu. Et l’on entendait, encore éloigné, mais se rapprochant, le galop d'une lourde cavalerie retentissant sur le pavé. - Aux armes! Aux armes! criaient les fuyards.

- Mille dieux! dit Billot, tout en jetant à terre le corps du Savoyard qu'il n'avait pas encore quitté, donnez-nous vos fusils, au moins, si vous ne voulez pas vous en servir. - Eh! bien, si fait, mille tonnerres! nous nous en servirons, dit le soldat auquel Billot s'était adressé, en dégageant des mains du fermier son fusil que l'autre avait déjà empoigné. Allons, allons, aux dents la cartouche! et si les Autrichiens disent quelque chose à ces braves gens, nous verrons. - Oui, oui, nous verrons, crièrent les soldats, en portant leur main à leur giberne et la cartouche à leur bouche. - Oh! tonnerre! s'écria Billot piétinant, et dire que je n'ai pas pris mon fusil de chasse. Mais il y aura peut-être bien un de ces gueux d'Autrichiens de tué, et je prendrai son mousqueton. - En attendant, dit une voix, prenez cette carabine, elle est toute chargée ». Et, en même temps, un homme inconnu glissa une riche carabine aux mains de Billot.

Juste à ce moment, les dragons débouchaient sur la place, bousculant et sabrant tout ce qui se trouvait devant eux. L'officier qui commandait les gardes-françaises fit quatre pas en avant. - Holà ! Messieurs les dragons, cria-t-il, halte-là! s'il vous plaît.

Soit que les dragons n’entendissent pas, soit qu'ils ne voulussent pas entendre, soit enfin qu'ils fussent emportés par une course trop violente pour s'arrêter, ils voltèrent sur la place par demi-tour à droite, et heurtèrent une femme et un vieillard qui disparurent sous les pieds des chevaux. - « Feu donc! feu! » s'écria Billot : il était près de l'officier, on put croire que c'était l'officier qui criait. Les gardes-françaises portèrent le fusil à l'épaule, ils tirèrent un feu de file qui arrêta court les dragons. « - Eh ! Messieurs les gardes, dit un officier allemand, s'avançant sur le front de l'escadron en désordre, savez-vous que vous faites feu sur nous? ­ Pardieu! si nous le savons, dit Billot. » Et il fit feu sur l'officier qui tomba.

Alors les gardes-françaises firent une seconde décharge, et les Allemands, voyant qu'ils avaient à faire, cette fois, non plus à des bourgeois fuyant au premier coup de sabre, mais à des soldats qui les attendaient de pied ferme, tournèrent bride, et regagnèrent la place Vendôme au milieu d'une si formidable explosion de bravos et de cris de triomphe, que bon nombre de chevaux s'emportèrent et s'allèrent briser la tête contre les volets fermés.

- Vivent les gardes-françaises! cria le peuple. ­ Vivent les soldats de la patrie! cria Billot. - Merci, répondirent ceux-là, nous avons vu le feu et nous voilà baptisé...

Après cela, la foule s'en fut piller les armuriers. Quelqu'un s'est écrié : Courons aux Invalides, il y a vingt mille fusils et d'autres armes! A l'Hôtel de Ville! s'exclament d'autres, il y a des armes aussi! Et le Peuple, vite armé, marcha sur la Bastille ».

C'est à dessein que j'ai pris le récit d'une mutinerie dans l'œuvre d'un romancier comme Alexandre Dumas, qui ne peut être taxé d'avoir voulu servir, à sa manière, la cause révolutionnaire. Cet épisode correspond assez exactement à l'état d'esprit du peuple de 1789, à la veille du 14 juillet. Et il est à remarquer que souvent les écrivains romanciers, avec leur imagination, ont l'art de dépeindre des événements historiques par des détails plus exacts, plus véridiques, plus vivants que ne le font ordinairement les historiens, si réputés soient-ils.

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Chaque révolution apporterait suffisamment d'exemples à l'appui de ce que j'ai avancé, à savoir : qu'une mutinerie militaire est très souvent le prélude d’événements considérables. Les faits cités pour la Révolution de 1789, se sont renouvelés pour la Révolution de 1830, où les jeunes gens des écoles militaires eux-mêmes se sont mêlés aux gens du peuple défendant leurs barricades. La révolution de 1848 eut bien aussi, quoique moins connus, quelques épisodes de mutineries militaires. Quant à la Révolution de 1871, nous ne pouvons oublier que ce fut la mutinerie du 88ème de ligne qui, le 18 mars, à Montmartre, donna naissance à la Commune. Très brièvement, narrons les faits :

- Dans la nuit du 17 au 18 mars, le général Lecomte, à la tête de gendarmes et de policiers déguisés, se glissant comme des bandits à travers les rues de Paris, devait s'emparer des canons de la garde nationale. Ce guet-apens, qui avorta, eut pour conséquence que le 18 mars 1871, à la première heure, Paris fut réveillé pur ce coup de tonnerre : Vive la Commune! Dès sept heures et demie, le tocsin sonnait, les tambours battaient la générale, et les clairons se faisaient entendre sur la Butte en émoi. Policiers et gendarmes avaient ordre de faire feu sur quiconque résisterait à leur tentative. Les compagnies de gardes nationaux alertés se réunissaient à la hâte sur les points divers de Montmartre. La foule constamment s'augmentait de femmes, d'enfants, de badauds pour assister à cet enlèvement des canons que le peuple lui-même avait hissés sur la Butte, à l'annonce de l’entrée de l'armée allemande à Paris. Vers sept heures un quart, une véritable barricade humaine s'était formée entre les soldats et la garde nationale armée et décidée à la résistance. Situation grave. Le général Lecomte avait compris, trop lard, le danger d'un tel contact. Déjà la foule, mêlée à une compagnie du 88ème de ligne, exhortait les soldats à faire cause commune avec elle. La situation était devenue désastreuse pour le général qui voyait ses hommes entourés d e toutes parts et semblant déjà fraterniser. Devant cette mutinerie naissante, il ordonne aux soldats de charger. Gardiens de la paix, gardes républicains et gendarmes se préparaient à obéir, mais les soldats, auxquels s'était mêlée plus intimement la foule, étaient fort hésitants. Les femmes leur criaient : « Est-ce que vous tirerez sur nous, sur vos frères, sur nos maris, sur nos enfants? » Les officiers menacèrent les soldats, mais ils furent aussitôt entourés et injuriés par les femmes. C'est alors que les soldats du 88ème de ligne, mettant crosses en l'air, fraternisèrent avec les gardes nationaux. Et la foule, frénétiquement, cria « Vive la ligne! A bas Vinoy! A bas Thiers! » - Enfin, le général Lecomte qui avait reçu l'ordre de prendre les canons aux gardes nationaux fut désarmé par ses propres soldats et collé au mur, ainsi que le général Clément Thomas qui avait fait fusiller la foule en 1848.

La mutinerie du 88ème de ligne fut le baptême de la Commune. Le geste du 18 mars 1871 ne se renouvela malheureusement pas en mai et la Commune fut vaincue (voir Commune).

Mais nous ne pouvons tout citer et la nécessité d'abréger nous oblige à passer sous silence des épisodes édifiants, des mutineries éparses à travers un demi-siècle des régimes les plus divers et faussement prometteurs de justice. Combien, en France et ailleurs, de mutineries dont la presse stylée par ceux, maîtres et possédants, qui redoutaient la contagion, s'est bien gardée de se faire l'écho!

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La guerre russo-japonaise ne nous a guère fourni d’exemples sérieux de mutineries militaires, mais il est certain qu'il s'en produisit de part et d’autre. Ces deux peuples aux prises n'ont pas été sans avoir, çà et là, quelques sursauts de conscience et des manifestations plus ou moins étendues d'indiscipline. Cette guerre, terminée par le triomphe des troupes et de la stratégie nipponnes sur l'armée et la flotte du tsar, commença la révolution russe. Plus que jamais, l'esprit de révolte planait sur la terre de Russie. Une profonde et mystérieuse transformation s'accomplissait dans les cœurs et les cerveaux innombrables du peuple russe ; Les mêlées atroces avaient donné le mépris du danger à ceux qui les avaient affrontées pour rien et les disposaient à les affronter pour quelque chose.

C'est alors que se dessinèrent les formidables mouvements populaires, pacifiques, de 1905. En juin, éclata le mémorable élan du Potemkine. L'exemple en fut salutaire et contagieux puisqu'il suscita contre la tyrannie les mutineries magnifiques de la flotte rouge.

Sans nous étendre outre mesure sur les événements de 1905 en Russie, nous croyons utile de rappeler un des plus grands de cette fameuse année. Il se produisit entre la grève d'octobre et les barricades de décembre, à Petersbourg : ce fut la révolte militaire de Sébastopol, qui commença le 11 novembre. Le 17 du même mois, l’amiral Tchouknine, dans son l'apport au tsar, écrivait : « La tempête militaire s'est apaisée, la tempête révolutionnaire continue ». A Sébastopol, les traditions du Potemkine n’étaient point mortes, dit Léon Trotsky (dans son ouvrage curieux et instructif : « 1905 ») ; Tchouknine avait exercé de cruelles représailles sur les mutins du cuirassé rouge: 5 furent fusillés, 2 furent pendus et plusieurs dizaines envoyées aux travaux forcés. Le Potemkine avait été rebaptisé et était devenu le Pan­ téleïmon. Mais les violences répressives ne laissèrent point les marins atterrés, elles stimulèrent leur combativité. Dans les meetings des grèves d'octobre, matelots et soldats d'infanterie assistaient, non seulement comme auditeurs, mais comme orateurs. En tête des manifestations révolutionnaires, la fanfare des matelots se plaçait et jouait la Marseillaise. Les bons sujets du tsar observaient anxieusement ce qu'ils appelaient une « démoralisation » complète. L'autorité voulut réagir en interdisant aux militaires d'assister aux réunions populaires. La conséquence en fut que des meetings purement militaires s'organisèrent dans les cours des équipages de la flotte et dans les cours des casernes. Les officiers n’osaient protester. Les militants révolutionnaires entraient à toute heure du jour et de la nuit et, nous dit Trotsky, les représentants du Comité réprimaient de leur mieux l'impatience des matelots qui voulaient en venir immédiatement aux actes. Le Pruth, flottant à quelque distance et transformé en bagne, rappelait que des hommes souffraient pour avoir participé à la mutinerie du Potemkine. Le nouvel équipage de ce dernier se déclarait prêt à conduire ce vaisseau à Batoum pour soutenir la révolte du Caucase. Les meetings ouvriers se multipliaient et comme on défendait aux soldats de se rendre en ville pour y assister, les masses ouvrières se rendirent aux réunions des soldats et des marins. Il y avait des assemblées de dizaines de milliers d'assistants. Les officiers, à leur tour, voulurent prendre la parole et prononcer des discours « patriotiques » dont le résultat fut pitoyable. Les matelots, devenus experts dans la discussion, ridiculisaient leurs chefs par des arguments qui mettaient ceux-ci en déroute. Alors, on décida d'interdire toute réunion. Le 11 novembre, devant la porte des équipages, dès le matin, fut mise une compagnie de fusiliers. Le contre-amiral Pissarevsky déclara à haute voix, s'adressant au détachement : « Qu'on ne laisse personne sortir des casernes. En cas de désobéissance, je vous commande de tirer ». De la compagnie sortit alors un matelot nommé Pétrov : devant tout le monde, il arma sa carabine et, d'un premier coup, tua le lieutenant-colonel du régiment de Brest : Stein ; d'un second coup, il blessa Pissarevsky. On entendit l'ordre donné par un officier : « Qu'on l'arrête! » Personne ne bougea. Pétrov laissa tomber sa carabine. « Qu'est-ce que vous attendez? Prenez-moi ». Il fut arrêté. Les matelots qui accouraient de tous côtés exigèrent son élargissement, disant qu'ils répondaient de lui. - Pétrov, tu ne l'as pas fait exprès? demandait un officier, cherchant à sortir de cette situation. - Comment, pas exprès? Je suis sorti du rang, j'ai armé ma carabine, j'ai visé. Est-ce que cela s'appelle « pas exprès »? - L'équipage demande ton élargissement... Et Pétrov fut mis en liberté. Les matelots, impatients d'agir, arrêtèrent, désarmèrent et envoyèrent dans le local du bureau tous les officiers de service. Finalement, après avoir fait garder toute la nuit ces officiers par quarante hommes, ceux-ci décidèrent de les mettre en liberté, mais de ne plus les laisser entrer dans les casernes. De plus, comme par le passé, les matelots assurèrent le service estimé par eux nécessaire.

D'autres mutineries seraient encore à décrire ici, car les soldats continuèrent à gagner à eux les soldats et à désarmer les officiers. Ils obtenaient de tous les soldats la promesse de ne pas tirer. Il y eut des manifestations sans pareilles. Les soldats, sans chefs, musique en tête, en bon ordre, sortirent des casernes et leurs troupes se mêlèrent aux cortèges ouvriers. C'était un enthousiasme indescriptible. Ainsi donc, des mutineries militaires, collectives et individuelles, se succédaient, préludant à la révolte et la révolution semblait inévitable.

La soirée du 13 novembre fut un moment décisif dans le cours de ces événements : la commission des députés invita à prendre la direction militaire le lieutenant Schmidt, officier de marine en retraite, qui s'était acquis une grande popularité dans les assemblées populaires d’octobre. Il accepta courageusement l'invitation et se trouva ainsi à la tête du mouvement, embarqua le lendemain soir sur le croiseur Otchakov, y arbora le pavillon amiral et lança le signal : « Je commande la flotte Schmidt », comptant ainsi attirer toute l'escadre à lui. Puis il dirigea son croiseur vers le Pruth, afin de mettre en liberté les « mutins du Potemkine ». Aucune résistance ne lui fut opposée ; l'Otchakov prit à son bord les matelots forçats et fit avec eux le tour de l'escadre. Sur tous les vaisseaux retentissaient des hourras, des acclamations. Quelques navires, et, parmi eux, les cuirassés Potemkine et Rostislavl arborèrent le drapeau rouge. Ayant ainsi pris la direction de la révolte, Schmidt fit connaitre sa conduite par la déclaration suivante adressée au Maire de la ville : « J'ai envoyé, aujourd'hui, à Sa Majesté l'Empereur, un télégramme ainsi conçu : La glorieuse flotte de la Mer Noire, gardant saintement sa fidélité à son peuple, exige de vous, Souverain, la convocation immédiate d'une Assemblée Constituante et cesse d'obéir à vos ministres. - Le Commandant de la Flotte : Citoyen Schmidt ».

On ordre arriva de Pétersbourg par télégraphe : « Ecraser la révolte ». Alors, ce fut l'anéantissement de la révolution. Mais (comme écrit Trotsky dans « 1905 », où nous puisons ces renseignements), quel immense pas en avant, quand on compare cette révolte avec la mutinerie de Cronstadt!...

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De la défaite de 1905 aux prémisses révolutionnaires de 1917, douze années d’oppression tsariste n'ont cessé de peser sur le peuple russe. Puis, refoulant les tergiversations de la bourgeoisie mencheviste enlisée dans une caricature de république, s'est affirmée la révolution bolchevique s'attaquant au système de la propriété, appelant ouvriers et paysans à prendre la succession de classes défaillantes et périmées. Sous l'impulsion des Lénine et des Trotsky, elle instaurait le nouveau régime dit de « dictature du prolétariat ». A travers tous ces événements, des mutineries importantes ont surgi. Il faut en connaitre les causes. Rappelons-les :

Sur les ordres de Londres et de Paris, malgré la volonté de paix du peuple russe épuisé, fut déclenchée la sanglante offensive du 18 juin 1918. Le premier soin des révolutionnaires au pouvoir fut d'entamer les négociations de paix de Brest-Litovsk. De ce fait, en dépit de sa collaboration douloureuse à la guerre de 1914-1918, en dépit de ses sacrifices antérieurs, sans souci de son épuisement, la Russie fut abandonnée de ses alliés de la veille et livrée à la brutalité, victorieuse alors, du militarisme allemand. De cette paix séparée, signée par la Révolution russe, date la haine mortelle que lui ont vouée la France et l'Angleterre. Tous les moyens vont être employés contre elle, car elle est un danger permanent pour les nations dont les peuples souffrent toujours des maux sociaux, dont le peuple russe s'est, au moins partiellement, libéré... Il fallait donc abattre la Révolution par la guerre sourde, sournoise et détournée, qui ne se découvre, qui ne se déclare pas. Les provocations par voie diplomatique, les hostilités par intermédiaires, l'étouffement par blocus, l'espionnage, la trahison, tout, enfin, fut mis en œuvre ou préparé.

Pour l'exécution de desseins inavouables, il fallait surtout disposer d'une flotte redoutable et créer dans les équipages un état d'esprit aussi favorable à l'intervention en Russie qu'il l'était déjà parmi les officiers dé marine. Malheureusement pour les ennemis de la Révolution russe, la flotte française avait beaucoup souffert pendant la guerre : on avait abusé de la fatigue des matelots, sans compensation aucune. La nourriture, non seulement était insuffisante, mais encore elle était exécrable ; il y avait aussi pénurie de vêtements, rareté des permissions, arrogance et brutalité des chefs, enfin mille sujets matériels et moraux de mécontentement ajoutés à l'anxiété de ne jamais savoir où l'on allait et pourquoi faire et quand ça finirait. Ces dispositions n'étaient pas un terrain bien favorable « à la propagande civilisatrice de mission humaine contre les Soviets », ainsi que disent les descendants de la Révolution française. Les matelots, qui savaient que la guerre n'avait pas été déclarée à la Russie, s'étonnèrent qu'on les dirigeât contre cette nation et comprirent le rôle odieux qu'on voulait leur faire jouer.

La mutinerie déjouerait cet infernal calcul aussitôt que l'occasion s'en présenterait. Déjà des régiments français désignés pour aller combattre les Russes furent envoyés à Odessa. Ces régiments composés en majeure partie d'hommes venus du front occidental s'étaient embarqués à contre-coeur pour une expédition lointaine. Le 8 mars 1919, deux compagnies d'un régiment de la 156e division, cantonnées à Odessa et envoyées à Kherson, quand elles s'aperçurent qu'on voulait les employer contre la Révolution russe, refusèrent de se battre. On les ramena à Odessa.

Et, le 11 mars, neuf hommes, arbitrairement choisis, furent arrêtés et condamnés à cinq ans de travaux publics pour refus d’obéissance en présence de rebelles armés (les rebelles, c'étaient les Russes : ils n’acceptaient pas la dictature des envahisseurs). Le Conseil de guerre, sans instruction préalable, et refusant d'entendre les témoins à décharge, condamna ces courageux soldats au nom de la « justice » militaire! Mais cela n'empêcha pas le mécontentement et l'indignation de se manifester dans la flotte, de façon virulente, d'avril à juin 1919 : des mutineries devaient éclater à Galatz, Sébastopol, Odessa, Toulon, Bizerte, Itéo.

Un crime du commandement français à Kherson allait hâter l'explosion de toutes les colères. Après que les soldats français eurent refusé de se battre contre les Russes, on fit venir à Kherson des régiments grecs. Les Russes qui s'étaient mis à reculer devant les Français, ne voulant pas, disaient-ils, répandre un sang précieux, quand ils virent la sauvage attaque des Grecs, décidèrent de se défendre : un combat s'engagea pour la possession de Kherson. Les Grecs, renforcés de détachements allemands et polonais, tenaient la ville, commandés par un officier allemand. Dans le port, un cargo français se tenait prêt à débarquer des tanks destinés à appuyer les troupes grecques ; des femmes de la ville avec leurs enfants s'étaient réfugiées sur ce cargo pour échapper au bombardement. Voyant que la ville allait être prise par les Russes, l'amiral français donna l'ordre au cargo de s'éloigner pour que les tanks ne tombassent pas aux mains des bolcheviks victorieux ; les femmes et les enfants réfugiés furent mis en demeure de quitter le bateau sous la mitraille et, comme elles hésitaient, effrayées, on les poussa dehors à coups de crosses. Les malheureuses se réfugièrent sous des hangars. Alors les deux canonnières françaises, pour se venger sans doute de la perte de la ville, bombardèrent les hangars avec des obus incendiaires. Et comme des femmes, folles de terreur sous ce bombardement, fuyaient les hangars dans leurs vêtements enflammés, elles furent impitoyablement achevées par les mitrailleuses des deux canonnières. Les hauts politiciens de France n'ont pas ignoré ces hauts faits, que nous pouvons appeler de honteux forfaits, d'épouvantables actes de sauvagerie justifiant toutes les révoltes, de véritables défis à la conscience humaine et font comprendre combien beaux sont les gestes de mutinerie des héros de la Mer Noire.

* * *

Le torpilleur Protêt qui appartenait, pendant la guerre, à la division des flottilles de l'Adriatique si durement éprouvée, fut envoyé, après l'armistice, à Constantinople et dans la Mer Noire. En 1918, ce torpilleur fut mis à la disposition du général Berthelot pour transporter à Odessa, Sébastopol et Novorossisk les officiers de l'état-major chargés de missions importantes : ainsi, au début d'avril 1919, le Protêt transporta quatre officiers, dont un intendant général, de Galatz à Sébastopol, via Odessa et retour, pour leur permettre de... visiter le Musée de l'Armée de Sébastopol! Ce voyage ne coûtait que 200 tonnes de mazout à 1.000 francs la tonne... Parmi l'équipage, le mécontentement, un moment apaisé parce que la détente formidable de l'armistice faisait oublier les souffrances passées, allait s'aggravant du fait de multiples corvées, stupides et inutiles, reculant toujours la libération. L'indignation d'une partie de l'équipage grandissait. Un officier mécanicien, André Marty, déjà mis à l'écart des autres officiers qui le méprisaient parce qu'il avait une mentalité différente, osa se montrer écœuré de l'ignoble besogne politique à laquelle on le mêlait contre le peuple russe. Les meilleurs marins de l’équipage du Protêt, après avoir supporté fatigues, privations, intempéries, dangers, ajournements de libération, partageaient le noble sentiment de Marty sur l'abominable attentat que la République Française leur faisait commettre contre la République des Soviets. Ces fils de travailleurs, travailleurs eux-mêmes, ne pouvaient se faire à l'idée qu'on leur fît porter une main sacrilège sur la liberté de frères de misère œuvrant révolutionnairement pour leur émancipation. Marty trouva, en la personne du quartier-maître Badina un camarade intelligent et instruit, homme de coeur et de caractère. Ayant tous deux la même haine de l'injustice et le même généreux idéal, Marty et Badina se comprirent. Ajoutons que, dans toute la flotte, parmi les marins pour qui la guerre n'était pas terminée, la révolte fermentait sourdement. En mars, allant à terre, les deux hommes furent mis au courant par des soldats que les 176ème et 158ème bataillons avaient refusé de marcher contre les Russes. Ils approuvèrent le geste de ces mutins en disant : « Nous aussi, nous en avons assez! » Mutuellement, les marins s'instruisaient sur la Révolution russe et ses causes et ils s'enthousiasmèrent aux succès de la République des Soviets. Quand ils eurent connaissance des radios de protestation de Tchitcherine sur les massacres commis par les alliés, notamment contre les 200 femmes et enfants de Kherson par les canons de vaisseaux français, ils refusèrent d'abord d'y croire. Mais, comme pour les convaincre, le vice-amiral Amet tint à venir lui-même apporter des aveux, en félicitant les canonniers du Mameluck, tristes héros de cet infâme exploit ; les officiers et une partie de l'équipage du Protêt avaient été conviés à entendre le discours de l'amiral qui traita les Russes de « bandes d'assassins conduits par des canailles », et il conclut ainsi : « Vous n'avez pas hésité à tirer, c'est très bien! »

Marty, qui était présent, ne craignit pas, entendant les propos tenus par celui qui avait fait bombarder une ville ouverte, de manifester son indignation au commandant du Protêt, un nommé Welfélé. Les équipages, qui ne doutaient plus de la véracité des radios de Tchitcherine étaient exaspérés des lâchetés commises contre les Russes. Ceux du Protêt se groupèrent autour de Marty et de Badina et, le 12 avril, ceux-ci arrêtèrent un plan de mutinerie pour faire cesser l'intervention en Russie et pour provoquer le retour en France, il s'agissait de s'emparer du Protêt en enfermant les officiers et de se réfugier dans un port bolchevik pour s'y organiser, puis de gagner Marseille avec les bateaux qui se seraient joints au Protêt, afin d'exiger la cessation de la guerre criminelle et anticonstitutionnelle faite à la Russie. Mais un certain matelot-canonnier, nommé Durand, entré dans le complot, dès le 13 avril, et sur lequel on croyait pouvoir compter, car il devait de la reconnaissance à Marty, trahit en compagnie de deux de ses amis... Donc, le 15 avril, les conspirateurs réunis à Galatz entendirent Marty dénoncer l'illégalité criminelle de l’intervention en Russie, commenter l’article 35 de la Constitution de 1780 qui laisse en dernier ressort au peuple le moyen de l'émeute pour sauvegarder la légalité. Puis Marty confia la première partie de son plan : se rendre en Russie avec le torpilleur. L'exécution de ce plan fut fixée au surlendemain. Le lendemain, 16 avril 1919, les traîtres avaient dénoncé le complot au commandant du Protêt. Le soir même, Marty, rentrant à bord un peu avant minuit, fut arrêté, injurié, maltraité. Sans s'émouvoir, il revendiqua hautement la responsabilité de son projet, mais refusa d'indiquer ceux qui s'y étaient montrés favorables. Du quai de Galatz, Badina avait assisté à l’arrestation de Marty ; il ne songea qu'à venir prendre sa part de responsabilité. A peine eut-il mis le pied à bord qu'il se vit menacer des revolvers de quatre sous-officiers qui l'attendaient : « C'est trop. Un seul suffit », remarqua Badina, imperturbable.

Comme le commandant semblait vouloir se servir de lui contre Marty, il le pria de le traiter en accusé et non en témoin à charge. Mené en prison, à terre, Badina s'en échappa quelques heures plus tard, persuadé qu'il ne pourrait pas présenter une défense utile dans les conditions où l'on se trouvait. Marty, plusieurs fois menacé de mort pendant sa prévention par ses gardiens, puis mis à l'isolement absolu, supporta tout avec le plus grand courage. Privé des garanties d'une défense normale, il fut condamné par un conseil de guerre bien stylé à vingt ans de travaux forcés et vingt ans d'interdiction de séjour, Badina fut condamné à la même peine par contumace ; lorsqu'il se livra, en octobre 1920, sa peine fut abaissée à quinze ans de détention.

Ainsi avorta la première tentative de révolte des marins de la Mer Noire. Mais l'importance de la mutinerie ébauchée subsiste du seul fait du complot. Elle ne fut ni inutile ni stérile. Le message de T. S. F. annonçant à Odessa la découverte du complot et l'arrestation de Marty et Badina ne contribua pas peu au déclenchement des protestations et aux mutineries qui suivirent, contre l'intervention en Russie. Marty et Radina, ces deux héros, parmi les héros de la Mer Noire, ont glorieusement agi pour l'humanité.

Le 17 avril 1919, le cuirassé France gagne Sébastopol et exécute ce que l'équipage croit être des tirs de réglage avec ses pièces de 140. Dès le 18, les matelots apprennent que le prétendu tir de réglage de la veille a tué 180 civils à Sébastopol et en a blessé un grand nombre. Cette nouvelle lâcheté exaspère les mécontents : le moindre incident devait faire éclater la révolte. Il se produisit le lendemain, 19 avril : dans l'après-midi, la nouvelle se répand à bord que le France doit faire le charbon le lendemain dimanche, jour de Pâques ; c'est une corvée longue et fatigante, et les marins comptaient se reposer ces deux jours fériés. La nouvelle est commentée et provoque des murmures. Sur une observation maladroite d'un gradé, les manifestants entonnent l'Internationale et ils se précipitent vers la plage arrière. Ils rencontrent le commandant-adjoint Gauthier de Kermoal, qui propose de transmettre les réclamations au commandant Robez-Pagillon. Mais comme les matelots, sous le coup d'une fureur longtemps contenue, crient tous ensemble, il conseille de désigner des délégués qui lui porteront le lendemain matin les revendications de l'équipage. Il donne sa parole d'honneur qu'aucune sanction ne sera prise contre ces délégués. L'équipage repart vers l'avant, toujours chantant, descend aux prisons et délivre les prisonniers. Parmi eux, se trouve un jeune matelot, à peine âgé de 20 ans, nommé Vuillemin. Il est des trois délégués qui sont nommés. Nous le verrons à l'œuvre sur le cuirassé France, faire preuve de courage et de sagesse. Il en impose à ses camarades. Un vent de révolte souffle sur Sébastopol : aux chants révolutionnaires du France, répondent ceux du cuirassé Jean-Bart et ceux du croiseur Du Chaylo qui sont, en rade, côte à côte. Un matelot arrive à bord, annonçant que la compagnie de débarquement, casernée à terre, dans un fort, a également manifesté contre les mauvais traitements. Ces mutins de l'infanterie ont adressé à leur chef un message où ils déclarent entre autres choses ceci : « Nous ne voulons plus souffrir. Les traitements de jadis doivent être abolis, car ils sont odieux. Si votre instruction est supérieure à la nôtre, il ne faut pas, pour cela, nous considérer comme vos esclaves... Vous, commandant du fort, qui, sur nous, avez exercé votre violence, réfléchissez. Sachez que nous, comme nos frères bolcheviks, poursuivons un idéal et, nos droits naturels, humainement reconnus de tous, nous les réclamons! »... L'équipage du France accueille avec enthousiasme cette nouvelle et les délégués embarquent, malgré l'officier de quart, sur le vapeur du bord pour aller s’entendre avec les délégués des autres bâtiments. Du vapeur, on demande à ceux du Jean-Bart ce qu'ils veulent, et ils répondent : « A Toulon! Plus de guerre aux Russes! » C'est le mot d'ordre qui circule pour toute la flotte. En l'absence des délégués, vers dix heures du soir, arrive à bord du France l'amiral Amet, en colère. Il harangue les mutins qui ne se gênent pas pour l'interrompre bruyamment. Alors, se sentant faible devant tant d'énergie, il change de ton : « Mes enfants, je vous en supplie ». On lui crie : « Ce n'est pas l'heure de dire la messe! » Enfin, il demande ce que veulent les manifestants. Un matelot s'avance vers lui et en termes mesurés énumère les revendications de l'équipage dont les principales sont : 1° Cessation de l'intervention en Russie et l'entrée en France ; 2° Améliorations du régime du bord : nourriture, permissions, courrier, etc., etc. Puis, s'étendant sur l'intervention, le matelot déclare : cette guerre est anticonstitutionnelle, et la flotte est indignée de cette atteinte au droit républicain ; finissons-en, sans délai ». Comme l'amiral ne fait aucune réponse satisfaisante, les manifestants le laissent et reviennent sur la plage avant en chantant l’Internationale. L'amiral quitte le bord en lançant des menaces. Vers dix heures et demie, le vapeur ramène les délégués et l'on décide une grande réunion pour le lendemain matin. Chacun va se coucher. Mais le délégué Vuillemin rédige et fait afficher à bord cette proclamation : « Camarades, vous venez de faire, ce soir, une belle manifestation. Je vous recommande instamment d'éviter toute violence et tout sabotage. Nos revendications sont justes et nous aurons gain de cause ». Puis, ce mutin, arraché de sa prison par la mutinerie de ses camarades, dispose les factionnaires indispensables à la sécurité du bâtiment et retourne dormir à la prison.

Le lendemain, après le café, l'équipage est rassemblé sur la plage avant et, à huit heures, le pavillon rouge est hissé sur le cuirassé au chant de l’Internationale. Aussitôt le Jean-Bart fait de même. Comme convenu, les trois délégués vont trouver le commandant-adjoint et Vuillemin dénonce le crime commis contre la Russie ; le commandant-adjoint se refuse à discuter ce point, s'esquivant en disant qu'il n'est pas au courant, étant à bord depuis peu de temps. Les délégués vont rendre compte de cette rencontre à l'équipage, vers neuf heures arrive le vice-amiral Amet, plus calme que la veille ; sur la plage arrière, il parle. Il dit : « Mes enfants, vous regretterez ce que vous venez de faire et vous vous en repentirez... » Un délégué l'interrompt : « Nous ne regretterons jamais d'avoir fait arrêter cette guerre illégale et criminelle ; nous serions au ban de la classe ouvrière et de l'humanité si nous obéissions aux ordres qui nous prescrivent de tuer nos frères russes! ... » Amet, sans plus insister retourne chez ses mutins du Jean-Bart, son vaisseau-amiral. A son tour le commandant-adjoint essaie de retourner les mutins en leur promettant du champagne, la levée de toutes les punitions et la faculté pour les hommes de descendre à terre. Il est accueilli par des sarcasmes et sans rien dire quelques marins quittent le bord avec une chaloupe. La population de Sébastopol qui a suivi toutes les péripéties de la mutinerie, attend sur les quais les matelots français et leur fait un accueil ému, enthousiaste. Les matelots du France rejoignent leurs camarades du Jean Bart, de Justice, Vergniaud, Mirabeau, Du Chaylo ». Ils fraternisent entre eux, puis avec la foule qui les porte en triomphe comme des libérateurs. Un vaste cortège se forme et, drapeau rouge en tête, monte lentement les boulevards en chantant l'Internationale. Soudain, le cortège se trouve face à des mitrailleuses abritées derrière des fils de fer barbelés ; un lieutenant de vaisseau, (qui se suicida ensuite) commande le feu. Un crépitement sinistre et quatorze marins gisent assassinés au milieu des Russes (hommes, femmes, enfants) fauchés sans pitié. Ainsi, sous les balles françaises, les mutins scellèrent la fraternité sanglante des enfants du peuple de France et de ceux du peuple russe. (Tous ces détails sont puisés dans la brochure « Les révoltés de la Mer Noire », de Maurice Paz).

Aussitôt qu'à bord du France fut connue la nouvelle du massacre, le délégué Vuillemin exigea du commandant une enquête, puis, en termes énergiques, réclama le retour de la compagnie de débarquement, afin que le vaisseau puisse appareiller sans délai. Il fut obéi : à quatre heures et demie, la compagnie de débarquement et les permissionnaires étaient à bord, joints aux manifestants. Les choses n'allaient pas si bien sur les autres bâtiments en rade. Sauf le Du Chaylo, après avoir manifesté, tous étaient rentrés dans l'ordre. Alors l’amiral Amet croit prudent d'interdire toute communication entre le France et le Jean-Bart. Les manifestants du France, vont s'en plaindre à leur commandant qui déclare ne rien pouvoir contre les ordres de l’amiral. – « Si vous, commandant, ne le pouvez pas, lui dit un matelot, moi je me charge de l'obtenir de gré ou de force. - Qui donc commande à bord? réplique le commandant. - C'est l'équipage. - Alors jetez-moi à l'eau. - Ce n'est pas à l'eau qu'il faut vous jeter, c'est en France. C'est là qu'il faut tous nous mener... » Et l'équipage décide de reprendre les communications dès le lendemain matin avec le Jean-Bart. Les délégués assurent le service des projecteurs pour prévenir toute surprise de nuit et, de neuf heures et demie à minuit, le délégué Vuillemin discute avec le commandant les revendications de l’équipage, en démontre le bien-fondé et conseille à son chef d'inviter les officiers à ne pas faire usage de leurs armes. « L'équipage n'est pas armé, dit le délégué, et je m'efforce d'éviter une bagarre. Si un officier prenait sur lui de menacer un homme, le désastre serait inévitable. Et alors, commandant, moi qui suis un prêcheur de calme, je deviendrai le prêcheur de la révolte ». Le commandant donna sa parole que « il n'y aura ni répression ni sanction », et au cas où malgré lui, il y aurait des poursuites, « il serait le meilleur défenseur de ses hommes » : s'ils passaient en conseil de guerre, il viendrait s’asseoir, à leur côté, au banc des accusés. – « N'est-ce pas cependant honteux, ne peut-il s'empêcher d'ajouter, qu'un jeune homme qui n'a pas vingt ans, vienne faire la loi à un homme de cinquante-trois ans, qui pourrait être son père! - N'oubliez pas, commandant, dit le jeune matelot imperturbable, que je suis ici le représentant de l'équipage : coûte que coûte je défendrai ses revendications ».

Ainsi se termina l'entretien. La nuit fut calme. Tout se passa bien, Factionnaires à leur poste. Bon fonctionnement des projecteurs ; service parfait assuré par les délégués qui sont seuls obéis et avec la plus rigoureuse ponctualité.

Le lendemain, 21 avril, dès le matin, le délégué Vuillemin va s'entretenir avec l'amiral Amet, puis il porte à l’équipage assemblé sur la plage-avant, le résultat, de l’entretien. Le commandant a décidé d'appareiller pour le départ, le 31 avril. L'équipage proteste. Il veut faire le charbon de suite et partir le surlendemain. Ils se précipitent pour voir le commandant. Ils rencontrent le médecin-chef et une discussion s'engage entre lui et le délégué Vuillemin sur les responsables de la mutinerie Le délégué s'écrie : « La caste militaire s'est couverte de honte : en particulier le ministère et nos états-majors qui mènent la marine aux pires destinées... Les capitalistes français sont cause de ce que la France vient de commettre les actes les plus criminels... Cette guerre contre la Russie est, avant tout, anticonstitutionnelle et il faut que la justice frappe les Clemenceau et Pichon qui ont violé la Constitution ; ils sont les principaux responsables de notre mutinerie... »

Le 23 avril, le France quittait Sébastopol, ainsi que l’avait décidé l'amiral Amet, d'accord avec les délégués, en reconnaissant légitimes les revendications de ses matelots et en s'excusant de n'avoir agi que sur l’ordre du ministre de la Marine, Georges Leygues. Le 25 avril, le cuirassé passait devant Constantinople, escorté de la canonnière Escaut, également révoltée. Il arrivait le 1er mai à Bizerte et les autres vaisseaux l'y rejoignirent quelques jours après. Mais, arrivé là, le commandant montra à Vuillemin un ordre de l'amiral Amet lui prescrivant de mener tout l'équipage en forteresse. Vuillemin le prévint que dans ces conditions il n'allait plus prêcher le calme ; et, pour parer à toute éventualité, il fit armer les tourelles et les pièces de 14. Le préfet maritime de Bizerte, le vice-amiral Darien, auquel en référa le commandant du France, décida d'en appeler à une commission d’enquête. L'équipage accepta de s'en rapporter à elle et d'accepter son verdict... Ainsi se termina la mutinerie du cuirassé, dont l'équipage fut maître pendant plus de trois semaines...

Malgré la parole donnée il y eut conseil de guerre et sanctions coutre les mutins ...

Nous arrêtons là le récit de cette sédition causée par le mauvais entretien des hommes et surtout par le crime auquel on voulait les associer. Mais il faut se rappeler qu'il n’y eut pas que les faits rapportés ci-dessus. Il y eut également d'autres affaires plus ou moins graves, d'autres mutineries aussi typiques, aussi enthousiastes et pour les mêmes causes. En outre, des vaisseaux cités, nous voudrions pouvoir relater les affaires du Waldeck-Rousseau, de l'Ernest-Renan, du Justice, du Protêt, du Mameluck, du Fauconneau, où gronde le mécontentement. Il y eut sédition aussi sur le Bruix. Tout cela sur la Mer Noire. Mais à Toulon, aussi l'on protestait. Le Provence à bord duquel avaient eu lieu déjà des manifestations, des mutineries en mars et en septembre 1917, en novembre 1918, à Toulon le 21 mai 1919, pour en repartir le 10 juin, soi-disant pour Constantinople. Le 6 juin, il y eut révolte pour protester contre l'emprisonnement des mutins. L'équipage du Provence hissa le pavillon rouge. En 1919 encore, ce fut le Voltaire en révolte. Puis, ce fut le transport de troupes contre la Révolution russe sur le Guichen que l'équipage déposa en Grèce et décida de ramener en France, sans pourtant y réussir, en raison de la « fidélité » des tirailleurs sénégalais.

Il n'est pas exagéré de qualifier ces mutins de la marine de « héros de la Mer Noire ». Il est nécessaire de donner à ces mutineries toute l'importance qu'elles comportent. Elles indiquent vraiment qu'on aurait tort de désespérer du genre humain... et que la guerre pourra faire faillite un jour, quand les hommes refuseront de s'entretuer.

Nous avons tenu à présenter avec précision quelques mutineries suggestives que l'histoire d'ailleurs retiendra. Cela nous dispense de nous étendre longuement sur la révolte du 17ème de ligne, survenue au cours de l'agitation viticole du Midi, en 1907. On la connaît beaucoup mieux parce qu'à l'époque du soulèvement régional des vignerons frappés par la mévente, régnait la paix extérieure. Et aussi parce que la crise du Midi donna l'occasion au radical Clemenceau de montrer que le pouvoir avait fait de l'individualiste libéral un tyranneau brutal et intransigeant et de s'illustrer - avant Draveil - par un Narbonne sanglant. Cependant la révolte du 17e ne fut qu'une série, toute sporadique, de mutineries légales...

Déjà foncièrement indisciplinés - le Méridional est peu militariste, - ébranlés par l'agitation à laquelle participaient leurs familles (ils étaient d'ailleurs originaires de la région), soldats et réservistes d'Agde, de Béziers étaient tout préparés pour la rébellion ; mutineries des réservistes d'Agde, du 100ème, puis du 17ème de ligne s’enchainent ainsi et se succèdent.

Mis en rumeur par un changement de garnison (pour Agde) auquel résistèrent, à Béziers, plus de dix mille civils, la nouvelle des « dragonnades » provoque l'élan du 17ème et « la marche sur Narbonne »... laquelle devait finir à Béziers, par la reddition. La mutinerie gagne de proche en proche les groupes casernés en divers points de la petite ville ; de concert on s'attaque à la poudrière, on s'empare des cartouches, on délivre les prisonniers. Puis la troupe sans chefs, qu'un caporal exhorte à la cohésion, arrive (ils étaient encore plus de huit cents, malgré les défections du parcours) à l'aube en vue de la cité... Gendarmes dépêchés contre eux tournent bride devant leur allure décidée, puis c'est le 81ème qui vient prendre, sur la route, position de combat, baïonnette au canon. Les gars du 17ème, résolus, imitent le geste de défense, s'engagent, hardiment sur les flancs des soldats hésitants. Et l'avance continue. Un mouvement enveloppant esquissé par les gradés du 81ème n'aboutit pas, le bruit de quelques coups de feu ayant déchaîné la panique parmi les soldats « fidèles ».

L'entrée dans Béziers fut triomphale, mais là, épuisés et désorientés, dépassés d'ailleurs par un geste inaccoutumé, traversés de projets incohérents, les éléments révoltés, à qui manquent aussi la conscience du but et l'exemple de quelques meneurs, apparaissent bientôt désemparés et se laissent circonvenir. Sur la promesse - classique - qu'il n'y aura pas de sanctions, les mutins, après quelque flottement, consentent à entrer à la caserne Mirabel, puis à regagner Agde. Ils le font non sans dignité et même avec une certaine crânerie et une impression de force persiste avec la trace de ce triomphe momentané. Et le souvenir de ce sursaut qui, sans objectif arrêté et aussi sans méthode, devait être sans lendemain, n'a cessé de flotter, comme un avertissement et une menace dans les mémoires... (Voir La Révolte du 17ème, brochure éditée à l'époque par « l'Union des Syndicats »).

* * *

Dans la Revue Europe, du 15 juin 1926, M. Joseph Jolinon a publié un très curieux article intitulé : Les Mutineries de 1917. Il dit ce que fut cette fameuse mutinerie provoquée par les tracasseries, la lassitude, le dégoût, et surtout par les manœuvres de ceux qui en avaient besoin pour légitimer une répression exemplaire susceptible d'enrayer le mécontentement justifié des soldats sur le front. Il y eut, dit-il aux gens de l'Action Française qui accusaient Malvy de les avoir provoquées, plus de cent mutineries : « Plus de cent mutineries, ajoute-t-il, cela vous laisse rêveur, moi pas. Exactement 113 ; 75 régiments d’infanterie, 22 bataillons de chasseurs, 12 régiments d’artillerie, 2 régiments d'infanterie coloniale, 1 régiment de dragons, 1 bataillon sénégalais, sans compter les régiments qui, faute d'occasion, ne se révoltèrent pas, mais n’en pensèrent pas moins. C'est pourquoi j'écris sans exagérer :

« En 1917, l'ensemble de la troupe avait l’âme en révolte. Ce que l'arrière appela plus tard défaitisme, la troupe l'ignorait. Elle sentait venir le refus d'obéissance comme une conséquence fatale de la conduite de la guerre. En fait le gros des révoltes suivit l'échec du 16 avril. Tous les survivants vous diront : ceci entraîne cela. Rien de plus étranger dans l'ensemble à toute passion politique ».

Joseph Jolinon ajoute : « Pour avoir l'explication du phénomène par ses causes profondes, si naturelles, oubliez donc la guerre écrite, ôtez vos lunettes d'écaille, équipez-vous, quittez Paris le 2 août 1914, suivez ces hommes au pas. Cela va durer 32 mois de 30 jours de 24 heures ; 23.000 heures à raison d'un mort et trois blessés à la minute ».

Enfin, pour expliquer et faire comprendre les causes d'un état d'esprit général favorable à la mutinerie, l'auteur que je viens de citer écrit, évoquant les souvenirs horribles des sanglantes années de guerre : « Après la Marne on attend la victoire, on se réveille sur des cadavres, le champ d'honneur étale son irrespirable vérité... 

Le premier hiver avec ses pieds gelés arrive en terrain découvert, et le poilu grelotte ; et la gloire ne le réchauffe pas. Sur 500 kilomètres, ce ne sont qu'éléments de troupes et d'ouvrages de boue... En 1915, la boue envahit l’âme. Epoque des attaques partielles, tuantes pour le courage. En grignotant l'ennemi on meurt avec profusion. Il y a certainement deux tués de trop sur trois. Les revenants n'oublient pas ces assassinats. Interrogez-les. Ils répondent par des noms devenus sinistres. (Ici tous les lieux de massacres ignobles que je passe.) A la baïonnette contre des mitrailleuses : entre les lignes où gisent des amas d’agonisants lucides atterrés de mourir sans plus de secours que de résultats, les réseaux barbelés sont de déchirantes couronnes d'épines. Alors le moral en certains cas descend déjà au-dessous de zéro. L'affaire des fusillés de Vingré, celle du lieutenant Chappelant, celle des fusillés de Souain en sont les exemples les plus connus, mais on en trouverait d'innombrables, à jamais méconnus, si l'on abordait l’histoire des escouades. Notamment qui dira jamais le nombre de ceux qui recherchèrent « la bonne blessure » et de ceux qui se rendirent avec une joie profonde. On verrait alors à combien d'ordres inexécutables il fallait obéir au péril de sa vie, entre deux feux, je veux dire entre le chef et l'ennemi ».

L'offensive du 16 avril 1917, à elle seule, a donné les chiffres suivants, d'une statistique établie en chiffres ronds le 15 mai : Tués sur le terrain : 28.000 ; morts dans les formations sanitaires de l’avant : 5.000 ; blessés : 80.000 ; prisonniers : 5.000. Au total : 118.000 hommes.

Ce qui étonne, après cela, ce n'est pas le nombre élevé des mutineries : c'est qu'il y en ait eu si peu! Les premiers manifestants sont les revenants, officiers en tête. L'état d'esprit du guerrier, voué à la vermine et à la mitraille, on le saisit ailleurs que chez les bourreurs de crânes de l’arrière, on l’apprend de la bouche même du poilu. Les rescapés hurlaient en redescendant : « On nous a fait assassiner ». On écrivait alors sur les wagons : « Troupes fraîches pour la boucherie » et sur les trains de Sénégalais destinés au général Mangin : « Troupes à consommer avant l'hiver » ; et l'arrière-front pour la première fois entendait sortir de la bouche « poilue » cette parole si humaine, quoique séditieuse : « A bas la guerre! Pour en finir avec elle, pas d'autre moyen que de faire grève ». La contagion gagnait sans peine les seize corps d'armée de cette partie de l'arrière-front. Et ceux des tranchées n’en pensaient pas moins, en attendant la relève.

Ce sont les vieillards qui envoyaient les jeunes au massacre. Ce sont les possédants qui envoyaient contre les envahisseurs menaçant leurs biens les malheureux qui ne possédaient rien, si ce n'est les pauvres corps qu'ils laissaient par milliers sur les champs de souffrance et d’horreur... Il est vraiment formidable et incompréhensible que contre un pareil sort les millions d’hommes jeunes, vigoureux n'aient pas encore songé à se mutiner une fois pour toutes. Attendent-ils la prochaine dernière?...


- Georges YVETOT