MUTUALITE
s. f. du latin mutuus, mutuel
Obligation réciproque entre plusieurs individus, en vue de se prêter, dans des occasions déterminées, aide et assistance pour éviter, ou atténuer les conséquences de certaines épreuves. La mutualité se pratique dans les divers systèmes de solidarité créés un peu partout pour adoucir les rigueurs du système social qui accumule toutes les charges sur le travail. L'ensemble des systèmes de sociétés de prévoyance, de solidarité sociale prend le nom de mutualité.
Le socialisme rationnel se présente comme une vaste association mutuelle au moyen de laquelle un homme ne peut être heureux et se développer librement que si les autres peuvent en faire autant.
Par intérêt général aussi bien que par dévouement, il est immoral que des membres de la société puissent être mis à profit pour le seul avantage de quelques-uns comme c'est actuellement le cas. Une mutualité rationnelle ne saurait tolérer un pareil esclavage domestique et social. C'est pourquoi l'égoïsme et l'ignorance sont les deux principaux fléaux que le socialisme doit combattre comme nuisibles à la mutualité.
- E. S.
MUTUALISME
n. m. (rad. mutuel)
Le mutualisme dont nous nous occupons ici est celui de l’école américaine, dont Clarence Lee Swartz a résumé, tout récemment encore, la définition, le programme et les revendications dans « What is Mutualism », édité par Vauguard Press, de New-York. Le mutualisme (qu’on appelle aussi mutuellisme) est un « système social basé sur l'égale liberté, la réciprocité et la souveraineté de l'Individu sur lui-même, ses affaires et ses produits ; il se réalise par l'initiative individuelle, le libre contrat, la coopération, la concurrence et l’association volontaire en vue de la défense contre l'agression et l'agresseur et de la protection de la vie, de la liberté et de la propriété du non-agresseur ». Le mutualisme se réclame, bien entendu, de Proudhon et l'école à laquelle je fais allusion considère comme siens Max Stirner, Josiah Warren, Stephen Pearl Andrews, Henry David Thoreau, Edward Carpenter Benjamin R. Tucker, Charles T. Sprading, Lev Tchorny (qui fut fusillé en 1921 par le gouvernement des Soviets), John Beverley Robinson, nous-mêmes et quelques autres.
Le mutualisme remonte plus haut. Aristote proclamait que « se procurer de l'argent par l'usure est contre nature..., que le profit prend sa source dans l'échange, mais que ce qui l'enfle est l'usure ». Epictète énonçait que... « Celui-là est seulement libre qui vit comme il désire vivre, qui n'est soumis ni à la contrainte, ni à l'interdiction, ni à la violence ; dont les mouvements ne sont pas entravés et dont les désirs atteignent leur but ».
Le mot mutualisme, sous sa forme anglaise mutualism, semble avoir été employé pour la première fois par l’anglais John Gray en 1812. En 1849, l'américain William B. Greene reprenait ce mot et le définissait ainsi : « Le mutualisme a pour objet, de par sa nature même, de rendre superflu le gouvernement politique, basé sur la force arbitraire, c'est-à-dire qu'il vise à la décentralisation du pouvoir politique et à la transformation de l'Etat en substituant l’autogouvernement, le gouvernement du dedans, au gouvernement extérieur, le gouvernement du dehors ». Dans son livre : « De la capacité politique des classes ouvrières » Proudhon s'est servi à maintes reprises des termes « mutuellisme » et « mutuelliste » (1865). Dans sa « Solution du problème social » 1848), le mot « mutuel » se retrouve fréquemment. Le mutuellisme de Proudhon se basait sur la fameuse maxime : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît ; faites constamment aux autres ce que vous voudriez en recevoir ».
Les deux grands principes du mutualisme sont ceux-ci : 1° L'individu qui ne s'en prend pas à autrui, le non-agresseur, ne saurait subir de contrainte quelconque ; 2° Aucune portion du travail personnel ne saurait être enlevée à qui que ce soit, sinon de son plein gré. Ce sont deux postulats d'ordre négatifs, affirmant la souveraineté de l'individu, mais de ces deux postulats découle un corollaire d'ordre positif et constructeur : la réciprocité. La réciprocité implique, à son tour, l'initiative individuelle, la liberté de contrat et l'association volontaire par souveraineté individuelle, il faut entendre le contrôle absolu que l'individu non-agresseur doit pouvoir posséder sur lui-même, ses affaires personnelles et le produit de son travail.
Ces principes sont à la base des revendications du mutualisme actuel, lesquelles sont : au point de vue individuel : égale liberté pour tous, l'individu se trouvant garanti contre l'agression d'autrui ; au point de vue économique : réciprocité sans aucune entrave, comportant liberté absolue d'échange et de contrat, tout monopole ou privilège étant aboli ; au point de vue social : liberté complète d'association volontaire à l’abri de toute organisation coercitive.
Pour les mutualistes, le malaise social provient de ce qu'à l'origine un homme ou un groupe d'hommes voulut s'emparer du produit du travail d'autrui. Depuis lors, du brigandage aux raffinements d'escroquerie des institutions politiques, le mal n'a fait qu'empirer. L'effort accompli par l'individu isolé pour subjuguer et dépouiller son semblable se développa bientôt en un effort accompli par un clan, une tribu, un groupe pour en asservir un autre ; il ne s'agissait plus simplement de s'emparer de la propriété d'une ou de plusieurs personnes, mais de réduire en esclavage et d'emmener captives ces personnes elles-mêmes. De ce premier acte de conquête et d'assujettissement - acte de gouvernement - provient l'Etat, lequel a commencé par le brigandage sous sa forme grossière et qui continue à l'exercer sous la forme plus raffinée, mais aussi brutale de l'impôt obligatoire.
La fonction de l'Etat (voir ce mot) a été et continue d'être de réduire à l'impuissance et d'assujettir les personnes, d'asseoir et conserver sa domination sur toute l'étendue d'un territoire donné, de se garantir contre la révolte de l'intérieur et contre l'agression de l'extérieur, en un mot de se maintenir à tout prix en existence. Pour y parvenir, il lui fallut dépouiller non seulement le barbare ou l'étranger vaincu, mais encore ses propres administrés en masquant son vol sous l'euphémisme d’impôts. Pour ne pas périr, il lui fallut non seulement comprimer l'ennemi envahisseur, mais opprimer ses propres sujets en les punissant sous prétexte de trahison, lorsqu'ils s'opposaient trop manifestement à sa politique. L'Etat est devenu le principal agresseur de toute l'histoire.
L'Etat est le symbole du pouvoir ; en effet à l'égard de ses sujets, pris individuellement, il est omnipotent. Cette omnipotence produit le privilège. L'Etat peut prendre, mais il peut donner ; il peut punir, mais il peut récompenser ; il peut être tyrannique, mais il peut se montrer libéral. Ses actes, en un mot, peuvent être compensateurs. Il enlève à celui-ci et fait cadeau à celui-là, il opprime celui-ci, mais favorise celui-là. Quelle que soit la forme de l'Etat : en régime étatiste, il y a toujours certaines classes et certaines personnes jouissant de privilèges auxquels le reste des assujettis n'est pas admis à participer. Dans la pratique, et dans presque toutes les classes, il s'agit de privilèges permettant à leurs bénéficiaires de pressurer les personnes ou classes non privilégiées... Le mot Etat vient du latin status qui veut dire fixé et partout où on le rencontre, l'Etat se présente stationnaire, figé, immuable. Il synthétise les forces statiques de la vie sociale, en opposition aux forces dynamiques. Il insiste sur le maintien du statu quo, abhorre le changement, se repose entièrement sur le précédent et la tradition.
En résumé, les mutualistes reprochent au système étatiste : a) De s'immiscer dans la liberté personnelle, empêchant l'individu paisible, non agresseur, de vivre sa vie comme il l'entend ; b) De s'immiscer dans la liberté de la vie économique aux moyens des quatre grands monopoles principaux (monopole de l'émission monétaire, monopole foncier, monopole de la douane, monopole des brevets et patentes), dont les principaux résultats sont : l'exploitation des travailleurs et la restriction artificielle de la production. On passe très souvent sous silence ce dernier résultat de l'étatisme, plus néfaste même pour les travailleurs que l'exploitation ; et cela, alors que nous avons tous les jours sous les yeux le spectacle de l'oisiveté involontaire (ou chômage), des grèves, des lock-outs, du manque de crédit mobile et à bon marché, la horde croissante des parasites non producteurs et de leurs domestiques.
Les mutualistes voient dans le principe de « l'égale liberté » la possibilité de rendre l'Etat inoffensif et de réaliser leurs idéaux. Ce principe, formulé par Herbert Spencer, est que tout être a le droit de revendiquer la liberté la plus complète de faire comme il lui plaît, à condition qu'autrui jouisse de la même liberté. Les mutualistes pensent, que, seule l'éducation permet à l’individu de se rendre compte si l'acte qu'il accomplit permettra à autrui d'exercer sa liberté dans la même mesure que lui. Prenons l'exemple classique de deux personnes regardant un même objet ; si elles sont placées l'une à côté de l'autre, il y a liberté égale de regard pour chacune ; si l'une des deux personnes se place devant l'autre il y a empiètement et atteinte à la liberté de vision de la personne infériorisée. Dans la pratique, la coopération et la concurrence - l’association basée sur le contrat - permet de définir les limites de l'égale liberté. Tout le problème de l'éducation mutualiste consiste en ceci : que l'individu acquière un développement tel qu’il puisse considérer avec autant d’impartialité la situation d'autrui que la sienne propre.
Il ne faudrait pas croire que les mutualistes tiennent à l'écart le curieux, l'expérimentateur, le non-conformiste et cela dans tous les domaines. Ils ne leur demandent que de ne pas contraindre à faire route avec eux ceux qui ne s'y sentent pas disposés. Ils considèrent que le milieu tout entier n'a qu'à gagner à la pratique de la méthode du droit à l'essai et à l'erreur pour tous.
Les propositions du mutualisme sont innombrables. Citons-en quelques-unes : Coopératives de production, de consommation, d'échange. Banques mutualistes, selon la formule proudhonienne ; c'est-à-dire instituant le crédit gratuit grâce à la circulation sans numéraire. Le prix du produit, basé sur l'effort qu'il a coûté, fixé avant sa présentation sur le marché. Libre échange et abolition des octrois et des douanes. Concurrence dans le domaine des transports et des communications. Mise à la disposition de tous ceux qui en sont privés, des terrains que leurs propriétaires ne font pas valoir, des maisons ou logements que leurs possesseurs n'habitent pas. Propriété absolue et absolue disposition des produits du travail de la personne humaine. Solution de toutes espèces de délits ou litiges par le jury. Arbitrage volontaire. Ostracisme et boycottage comme sanctions. Assurance et garantisme dans tous les domaines de l'activité humaine. Non intrusion dans les relations privées entre hommes et femmes de quelque nature qu'elles soient. Liberté pour l'enfant dès qu'il a atteint l’âge de passer contrat (jusque là, selon les mutualistes, il est considéré comme une dépendance de ses parents) de rejeter la tutelle de sa famille et d'en choisit, toute autre consentant à l'accueillir. Instruction et éducation individuelles, non obligatoires, visant à faire de l'élève une personnalité apte à penser par et pour elle-même, hors de toute doctrine ou système préconçu, préparé à vivre plus tard, selon ses idées et non celles de ses professeurs. Liberté absolue d'association ; développement conséquent de toutes les initiatives imaginables : éducatives, « colonies », milieux d'expérimentation ou autres.
Contre l'Etat oppresseur, les mutualistes préconisent volontiers,
mais à titre absolument volontaire : l'ignorance des lois, la
résistance passive, le refus de payer l'impôt, la non-coopération
aux fonctions oppressives et agressives.
- E. ARMAND
BIBLIOGRAPHIE : Les
œuvres de Proudhon. - Joseph Warren : True Civilization. -
Stephen Pearl Andrews : Science of Society. - Henry-David Thoreau :
Duty of Civil Desobedience (traduit en français sous le titre :
Désobéir). - William B. Greene : Mutual Banking. -
Benjamin-R. Tucker : Individual Liberty. - Hugo Bilgram and L.
E. Levy : The Cause of Business Depression. - Charles-P. Isaac : The
Menace of the Money Power. - Edward Carpenter : Non Governmental
Society. - T. Sprading : Freedom and Its Fundamentals. - Les
œuvres de Lev Tchorny (Sociométrie). - Francis-D. Tendy :
voluntary Socialism. - John Beverley Robinson : The Economies of
Liberty. - Woodworth Donisthorpe : A Politician in Sight of Heaven. -
Auberon Herbert : Individualisim : A System of Politics. -
Henry Meulen : Industrial Justice through Banking Reform, etc.
MUTUALISME n. m.
L'école ou la tendance mutualiste ou mutuelliste qui se rattache au courant d'idées libertaires affirme que c'est Proudhon (1809 - 1865) qui a créé le vocable Mutualisme. Pierre-Joseph Proudhon a écrit un très grand nombre d'ouvrages, où il a exposé le principe de la liberté et où il ne s'est pas fait faute d’attaquer les économistes et les réformateurs célèbres de son temps. On sait qu'il a défini la liberté comme étant la mère et non la fille de l'ordre. Son axiome « la propriété, c’est le vol » est devenu classique, mais beaucoup parmi ceux qui usent de cette phrase oublient ou ignorent qu'il s'agit, là, de la propriété-privilège et non de celle dérivant de la possession et de la mise en valeur individuelle. Ses premiers ouvrages furent surtout critiques, plus tard il s'occupa de reconstruction et fournit des plans détaillés d'organisation sociétaire, en particulier concernant le crédit mutuel et l'accession à la possession du sol.
Dans son livre La solution du problème social (1848), le mot « mutuel » revient fréquemment et dans son dernier ouvrage De la capacité des classes ouvrières publié en 1865, après sa mort, les mots mutuel, mutuellisme, mutuelliste, mutualiste se retrouvent très souvent. Il semble d'ailleurs que sous sa forme anglaise mutualism, le vocable mutualisme ait été employé pour la première fois par John Gray, en 1832. Mais nous n'entendons pas, dans cet article, exposer le proudhonisme ni faire de l'érudition ; nous entendons parler du Mutualisme ou Mutuellisme tel qu'il est décrit dans un volume publié en 1927, à New-York, et intitulé What is Mutualism? - Qu'est-ce que le Mutualisme? L'auteur de ce livre, Clarence Lee Swartz, se rattache plus ou moins à la tendance individualiste de Benjamin Tucker. Quant au volume lui-même, il a paru sous l'égide de plusieurs groupes mutualistes et libertaires des Etats-Unis, parmi lesquels l’importante association The Mutualist Associates : celle-ci avait même délégué quatre de ses membres pour revoir cet exposé du Mutualisme et assister son auteur, soit : Henry Cohen, avocat et publiciste ; John K. Freeman, éducateur et sociologue ; Virgile Espérance, industriel et économiste distingué ; Hans Rossner, écrivain libertaire. On peut donc considérer What is Mutualism? comme une sorte de charte du mouvement mutuelliste ou mutualiste, vu sous l'angle anarchiste.
Ce livre résume en ce court programme tout le Mutualisme ou Mutuellisme :
« Mutualisme : Système social basé sur la liberté égale, la réciprocité et la souveraineté de l'individu sur lui-même, ses affaires et sa production, réalisé par l’initiative individuelle, le contrat volontaire pour la défense contre l’agresseur et pour la protection de la vie, de la liberté et de la propriété du non-agresseur et du non-empiéteur ».
Nous pensons que la traduction ci-dessous d'un extrait de What is Mutualism? fera comprendre clairement les bases sur lesquelles repose ce mouvement qui ne diffère de l'individualisme anarchiste que par le côté constructif. Les mutualistes reprochent volontiers à Tucker, sa déclaration X que « l’anarchie ne possède aucun aspect affirmatif, dans le sens de constructif. Ni comme anarchistes, ni comme individus souverains - ce qui est pratiquement la même chose - nous n'avons d'œuvre constructive à accomplir, bien que, en notre qualité d'êtres progressifs, nous en ayons beaucoup à faire... »
« Le désir d'être libéré de l'oppression a inspiré l'homme dans tous les temps - écrit donc Clareuce Lee Swartz ; mais la conception de ce qui constitue la liberté a varié selon le tempérament racial, le niveau général de l'intelligence, les traditions, l’environnement physique, la nature et l'intensité de l'oppression particulière la plus patente à un moment donné. La conception de la liberté a parcouru toute la gamme qui s'étend de la faible espérance d'être soulagé, même légèrement, de fardeaux insupportables, à l’aspiration passionnée à la liberté absolue ; même de nos jours, la conception de la liberté est sujette à autant d'interprétations qu'il existe de crédos sociaux et politiques.
Poser la question : pourquoi réclame-t-on la liberté - pourquoi n'est-on pas satisfait de ce que l'on a? C'est rendre nécessaire, avant d'y répondre, la pose d'une autre question : quel est le but principal de l'existence? Les philosophes ont essayé de résoudre ce problème depuis que l'histoire est histoire - sinon auparavant. Dans son livre Statique Sociale, le grand philosophe anglais Herbert Spencer a répondu à la question d'une façon fort compréhensible. Il fait observer en substance qu’à peu près tout le monde - y compris les éducateurs religieux et les moralistes - enseigne que le bien-être de l'homme est le but de la vie. Il développe très longuement cet argument, puis démontre que pour atteindre cette fin, le seul moyen est d'accorder à chaque être humain la plus grande somme de liberté possible - c’est à dire la liberté d'autrui. De cette conclusion, il déduit sa fameuse formule de l’égale liberté : que chacun puisse revendiquer la liberté la plus complète, de faire comme il lui plait, compatible avec la possession de la même liberté par tous les autres.
La tendance de l'individu moyen vers l'autoritarisme - c'est à dire vers la coercition de l'individu par la société organisée - à sa source, naturellement, dans la crainte de l'agression ou de l'empiètement de la part du prochain. L'individu moyen sent qu'en ce qui le concerne personnellement, il n'a besoin d'aucune contrainte ; c'est le prochain - autrui - qui est à craindre.
Ce sentiment émane de deux sources : en premier lieu, le désir que nourrit tout individu de l'emporter un avantage sur son concurrent ; en second lieu, la surestimation de sa propre liberté par rapport à celle d'autrui.
Le problème sociologique évoqué par le premier point est la façon dont il faut agir pour restreindre l’impulsion à se faire valoir dans une mesure telle qu'elle ne saurait mener à des actes d'empiètement, autrement dit, à enfreindre la liberté égale d’autrui à agir pour atteindre le même objet.
Il n’y a pas d'autre solution que l'éducation. Tant que l’individu ignore la portée précise de tous ses actes et leur effet sur son semblable, il ne possède aucun moyen utile de jauger la mesure d'auto-restriction qui lui convient.
Si on a étudié le problème suffisamment pour être en situation de savoir ou comprendre à quel moment un acte particulier limite la possibilité d'autrui à agir pareillement à une moindre mesure, on est en état de déterminer qu'on a franchi les frontières de l’égale liberté.
L'homme étant un animal grégaire, il vit et s'associe avec d'autres individus appartenant à son espèce. Comme il est obligé de coopérer avec ceux-ci pour mettre en pratique tous les projets qu'enfante son cerveau, force lui est de découvrir une base pour établir ses relations avec ses semblables ; assurant un certain degré de stabilité, l'arrangement pratiqué devra, par dessus toute autre chose, être équitable.
On admet, en général, qu'on a utilisé jusqu'ici de nombreuses bases pour asseoir les relations entre les hommes ; plusieurs d'entre elles ont donné d'assez bons résultats pendant un certain temps. On admet aussi que les bases expérimentées jusqu'ici étaient assez bien adaptées au stade de développement que parcourait alors l'espèce humaine. Finalement, on ne saurait nier que le système en usage actuellement ne soit le meilleur qui ait jamais fonctionné jusqu'ici.
Mais il n'est pas équitable! C'est pourquoi il n'est pas le meilleur des systèmes concevables ou possibles.
C'est un compromis, me dira-t-on. Certes, tous les systèmes, à partir du premier en date, ont été des compromis. Même un idéal est un compromis. Mais à chaque échelon gravi, il y a - et il en sera toujours de même à l'avenir - une tentative pour introduire plus d'équité dans le compromis.
Acquérir assez de connaissances pour pratiquer pareil compromis est, pour de nombreuses personnes, à ce qu'il semble, un procédé lent et pénible. Il faut le faire, cependant.
L'aspect personnel ou purement physique de la question est extrêmement clair et simple ; un exemple parfaitement compréhensible est celui de deux personnes désirant en même temps, contempler un même objet. Si l'un des deux se place en face de l'autre, il limite, à une mesure moindre que la sienne, la possibilité de l'autre. Si, au contraire, les deux personnes dont il s'agit se tiennent côte à côte, aucun d'eux n'empiète sur la vision de l'autre ; ils jouissent, par conséquent, d'une liberté égale,
Cet état de choses est susceptible d'extension ; cet exemple peut s'appliquer, avec toutes les modifications nécessaires, à tous les changements de circonstances, à toutes les activités de la vie. La question des droits de propriété entraîne, évidemment, de plus grandes complications ; de nombreux facteurs, subtils et contrariants, compliquent le problème. Cependant, ces complications peuvent être résolues en les rapportant à la simple formule de l'égalité dans la liberté.
Si, grâce à son intelligence supérieure, à son habileté, à sa plus grande application, un individu peut produire plus qu'un autre, dans un temps donné, et, par suite peut accumuler plus de produits que cet autre, il ne limite en rien, ce faisant, (à condition qu'il agisse raisonnablement), la liberté égale de cet autre.
D'autre part, si, dans l'intérêt du producteur insuffisant, on essayait d'ôter au premier le surplus de sa production, ce serait une violation du principe de l'égale liberté.
C'est une chose naturelle, pour répéter Whitman, que chacun considère sa peau comme la plus précieuse : c'est pourquoi chacun ressent plus de vexation quand on s'en prend à sa liberté personnelle que lorsqu'ou empiète sur celle des autres. Cet égoïsme varie avec l'équation personnelle, inversement à l’éducation et à la culture individuelle.
Réaliser que le bonheur des autres leur importe autant qu'à vous vous importe le vôtre, est, par sui, le premier pas vers la liberté. Dans la mesure où l'on est inapte à réaliser la situation et les circonstances d’autrui, l'on se trouve peu ou mal disposé à accorder à cet autrui l'égalité dans la liberté.
En d’autres termes, on doit pouvoir s'arracher à son environnement personnel à un point tel qu'on soit capable de contempler impartialement et la situation d'autrui et la sienne propre.
Arriver à cette exactitude de vison n'est pas chose facile, mais il faut y parvenir si l'on veut comprendre complètement le principe de l'égalité dans la liberté.
Quelles sont les raisons qui peuvent être présentées pour faire accepter ce principe?
Chaque être humain désire le bonheur. En fait, toutes les énergies sont utilisées en vue de se procurer : d’abord, de quoi vivre ; ensuite (selon son ambition), la possibilité, la facilité, ou la puissance complète de satisfaire tous ses désirs.
La satisfaction de tous ses désirs - dans le sens le plus large - représente la somme de bonheur approximative que tout être humain peut concevoir.
L'égale liberté implique que chacun aura une égale occasion pour la recherche des choses qui procurent le bonheur et que ces choses obtenues, chacun sera protégé, afin qu'il puisse en jouir en toute sécurité.
Sans la sécurité et la tranquillité, le bonheur est inconcevable, humainement parlant. Il ne peut y avoir ni tranquillité ni sécurité tant que certaines personnes jouissent de moins de liberté que d'autres. Lorsqu'il y a garantie d'égalité d’occasion pour chacun, l'inviolabilité de la personne et la possession assurée des produits du travail ne seront menacées que par les individus à tendance criminelle et antisociale ; la protection contre ces éléments sera assurée par les mesures ordinaires que la société est toujours dans l’obligation de prendre pour la sauvegarde des vies et de la propriété de ses membres.
Quand la société aura pu obtenir une sécurité approximative du genre de celle esquissée ci-dessus (une sécurité de ce genre n'est jamais absolue) ; lorsqu'elle aura développé la conscience de ses membres à un tel point qu’ils ne trouveront plus aucun plaisir dans la coercition de leurs semblables ou dans leur possession de moins d’occasions d'exercer de leurs facultés qu’ils en possèdent eux-mêmes, nous en serons alors au seuil de l’adhésion du principe de l'égale liberté, et sa mise en pratique sera relativement facile.
La conception la plus élevée de la liberté consiste donc en la plus grande somme de liberté individuelle qui se puisse obtenir ; car vivre sa vie il l'extrême limite possible est ce que chacun désire, ouvertement ou secrètement, qui le réalise ou non. C'est la seule façon de retirer de la vie une satisfaction ; et tous les hommes sont avides de satisfaction et de bonheur.
Il y a divers ismes qui enseignent que la société, en général, peut tirer un meilleur avantage en soumettant (plus ou moins complètement) l'individu à un état central, gouvernement, commune, ou tout autre système, peu importe le nom, de pouvoir contrôlant (lequel se présente toujours comme rationnel et bienveillant). Dans tous ces systèmes, on tient très peu compte de l’individu.
La théorie mutualiste, d'autre part, affirme que les intérêts de la société, en général, sont mieux servis par les systèmes qui garantissent les intérêts de l'individu : absence de contrainte et de restriction aussi longtemps que les activités individuelles sont dépourvues de caractère agressif : élimination de tous les facteurs qui limitent artificiellement les possibilités de l’homme ; organisation volontaire de la société en associations lorsque les activités en vue dépassent la puissance d'un seul individu ; bref, création volontaire et échange mutuel de commodités dans des conditions excluant tous privilèges spéciaux et tous monopoles protégés par l’Etat.
Le Mutualisme ne pourra être mis en application que lorsque l’attitude d'esprit générale le rendra possible. Ceci n'est pas écrit dans le but de ressusciter l’antique querelle concernant le changement de circonstances : s'il vaut mieux qu'il soit intellectuel ou moral, ou encore s'il faut attendre que les hommes naissent bons avant d'espérer des circonstances meilleures.
Quant à la phase économique du Mutualisme, l'analyse peut démontrer que de grandes modifications en vue d’obtenir du mieux sont possibles ; mais il faut que les hommes sachent comment amener ces changements et qu'ils veuillent œuvrer dans cette intention. Cette croyance en une situation meilleure, en un système où les produits et les services sont échangés équitablement - c'est à dire sur une base mutuelle - au lieu de la méthode actuelle où chacun essaye de s'exploiter ou de se piller l'un l'autre ; cette croyance peut être appelée un changement d’attitude.
Le Mutualisme est applicable à toutes les relations humaines. De la naissance à la mort, dans toutes les circonstances, la mutualité, l’association volontaire, pour l'action réciproque, peut s'appliquer partout, à tout moment, et servir à résoudre tous les problèmes des rapports sociaux, tous les litiges que peuvent soulever le commerce et l'industrie. Pour pratiquer le Mutualisme ou Mutuellisme, deux seules conditions sont nécessaires: 1° que l'individu non agresseur ne soit astreint à aucune sorte de coercition ; 2° qu’aucune portion du profit du travail d'autrui ne lui soit ôtée sans son consentement. De ces deux généralisations négatives, affirmant la souveraineté de l’individu, découle ce corollaire positif et constructeur : la réciprocité, lequel corollaire implique initiative individuelle, libre contrat, association volontaire.
Pour qu'il n'y ait aucune incertitude sur la signification du terme souveraineté de l’individu, nous dirons que nous l'employons ici comme synonyme du complet contrôle de l'individu non agresseur sur lui-même, ses affaires et le produit de son travail.
En deux mots, le Mutualisme ou Mutuellisme est un système social fondé sur l'exercice de rapports réciproques et non agressifs entre individus libres.
Les principaux points du programme mutualiste ou mutuelliste sont donc :
Au point de vue individuel : liberté égale pour tous - en l'absence d'agression ou d'empiètement d'autrui ;
Au point de vue économique : réciprocité illimitée, impliquant liberté d'échange et de contrat - en l’absence de tout monopole ou privilège ;
Au point de vue social : liberté absolue d'association volontaire - en l'absence de toute organisation coercitive ».
Nous terminerons cet exposé par un court extrait d'un livre publié en 1875 par William B. Greene, un proudhonien de la première heure, qui, déjà en 1849, propageait la notion de la « banque mutuelle » - extrait où l'auteur décrit la différence existant entre le Communisme et le Mutualisme :
« Le premier pas bien marqué dans le progrès humain résulte de la division du travail. C'est la caractéristique de la division du travail et de la distribution économique des diverses occupations, que chaque individu tend à faire précisément ce que les autres ne font pas. Dès que le travail est divisé, le communisme cesse nécessairement et c'est alors que naît le mutualisme, négation du communisme, - le Mutualisme, c'est-à-dire la corrélation réciproque des unités humaines de chacun à autrui et d'autrui à chacun dans un but commun. La marche du progrès social va du communisme au mutualisme.
Le Communisme sacrifie l’individu pour obtenir l'unité de l'ensemble. Le Mutualisme considère l'individualisme illimité comme la condition primordiale et essentielle de son existence. Le Mutualisme coordonne les individus sans aucun sacrifice pour l’individualité en un ensemble collectif au moyen d'une confédération spontanée - ou solidarité. Le Communisme est l'idéal du passé, le Mutualisme celui de l'avenir. C'est devant nous qu'est le jardin d’Eden, comme une chose à édifier et à atteindre ; ce n'est pas une chose derrière nous, un état perdu le jour où le travail a été divisé, les activités distribuées, l’individualisme encouragé et que le Communisme (ordre social purement animal et instinctif) s'est prononcé contre lui en s'écriant : « Mortel, tu es condamné à mourir ».
L'assurance mutuelle a démontré, par l'exemple pratique, un peu de la nature, de la portée et du fonctionnement du principe mutualiste. Lorsque la monnaie aura été mutualisée grâce aux banques mutuelles, que le taux de l'argent prêté aura été réduit à zéro, il deviendra possible de généraliser l'assurance mutuelle, l'appliquant à toutes les contingences de la vie, de sorte que les hommes, au lieu d'être des ennemis les uns pour les autres - comme ils le sont actuellement- se fédèreront. Si l'un d’entre eux est victime d'une perte accidentelle, cette perte lui sera compensée par tous les autres, partagée par l'ensemble : si un gain accidentel échet à l'un d'eux, il deviendra le lot de l'ensemble, partagé entre tous.
Avec le système mutualiste, chaque individu reçoit le salaire juste et exact de son travail. Tout service qui peut s’équivaloir en coût étant échangeable pour des services s’équivalant en coût, sans bénéfice ni escompte. Tout ce que le travailleur individuel peut ensuite obtenir en surplus de ce qu'il a gagné lui est acquis comme part de la prospérité générale de la communauté dont il est membre. Le principe de la mutualité en économie sociale est identique au principe de la fédération en politique. Notez bien cela. La souveraineté individuelle est le Jean-Baptiste, sans la venue duquel l'idée mutualiste est nulle. Il n’y a pas de mutualisme sans consentement réciproque et, seuls, des individus peuvent contracter des relations mutuelles volontaires. Le Mutualisme est la synthèse de la liberté et de l'ordre » (Socialistic, Communistic, Mutualistic and Financial Fragments).
- E. ARMAND
MUTUALITE
n. f., MUTUELLISME n. m.
La mutualité est le nom donné à un vaste mouvement d'organisations ayant pour but de fournir à leurs adhérents des secours en certains cas : maladies, accidents, vieillesse, etc..., moyennant le versement, par les membres de l'association, de certaines primes ou cotisations.
Mutualité, comme mutuellisme, vient de mutuel ; même, réciproque.
La mutualité ne jouit pas, en général, d'une bonne presse dans les milieux d’avant-garde, révolutionnaires, anarchistes. Ce n'est pas que le principe en soit condamnable. Tout au contraire ; elle représente la plus belle et la plus libre forme d'organisation de la solidarité humaine. Elle est bien préférable à toutes les charités et philanthropies officielles ou privées ; puisque c'est sur leur effort seul, leur soutien mutuel et réciproque, que les membres comptent pour pallier, dans une certaine mesure, aux vicissitudes de la vie. Ce qui lui a le plus aliéné la sympathie des esprits d'avant-garde, c'est que le mouvement mutualiste actuel est animé d'un esprit mesquin, étroit, conservateur.
Bénéficiant dans tous les pays de l'appui officiel, parce qu'il est sage, très sage, nullement subversif, il a grandi et s'est développé en s'adaptant étroitement au cadre social. Ses dirigeants sont, pour la presque totalité, des gens « bien pensants », recherchant les titres, honneurs et décorations, et ne s'occupant guère à donner à leur mouvement une impulsion vers la rénovation sociale, vers de nouvelles formes d’organisation sociale.
La mutualité, qui portait à ses débuts l'étiquette de mutuellisme, avait pourtant une autre allure que celle qu'elle a maintenant.
Sans vouloir faire une excursion dans le lointain passé, qui connut la mutualité sous diverses formes, ni tracer l'histoire détaillée de ce vaste mouvement, ce qui nous entraînerait trop loin, disons qu'une des premières sociétés mutuelles fut celle des ouvriers en soie de Lyon, créée en 1728 ; elle avait une curieuse organisation, bien représentative des mœurs de cette époque. Elle était divisée en loges de moins de 20 adhérents. Chaque loge avait des délégués à une loge centrale.
Au commencement, il s'agissait simplement de faire verser, aux membres, des cotisations, afin de pouvoir secourir les malades, ou les chômeurs, ou les accidentés. Bien vite, ce mutuellisme prit figure de syndicalisme. On s'occupa des questions de salaire, de répartition du travail. L'insurrection de Lyon de 1834 fut, a-t-on dit, préparée par ce mutuellisme.
C'est qu'il ne suffît pas de cotiser plus ou moins régulièrement. Bien vite, dès qu'on se penche sur ces graves et douloureux problèmes des misères de la vie ouvrière, les questions corporatives apparaissent, puis la question sociale dans son ensemble.
S'il n'avait pas été jugulé et détourné de son esprit, le mutuellisme eût dû, logiquement, aboutir à un mouvement de réforme sociale. Le bon médecin n'est pas seulement celui qui calme momentanément la douleur, mais surtout celui qui recherche les causes de la maladie, et dicte un régime pour abolir ces causes.
Certes, la maladie, les accidents, la vieillesse, sont des événements naturels, mais le régime social influe beaucoup sur leur nombre et leur gravité. Combien de personnes, atteintes de tuberculose, anémiées, malades par le surmenage, la privation, l'insalubrité des logis, etc., échapperaient au mal si les conditions d'existence étaient tout autres! Il coûte moins cher de prévenir que de guérir, et une société bien organisée aurait tout avantage à lutter contre les causes des maladies et des accidents. Naturellement, ce problème conduit à tenter de résoudre la question sociale.
La période qui environna la révolution de 1848 - l'époque du socialisme dit utopique, mais qui se révèle en réalité riche de solutions pratiques et immédiates - vit naître une foule d’associations de tous genres : sociétés ouvrières, coopératives, mutualités.
Proudhon fut un mutuelliste très fervent, et toutes ses théories sociales sont imprégnées d'esprit mutualiste. Il opposait le travail libre, individuel, presque artisanal, dont l'individualisme était contrebalancé par le mutualisme, au communisme ou au collectivisme des socialistes d’Etat.
Le mutuellisme survécut à la réaction de Napoléon III. Il se développa lentement, mais sûrement.
Après la chute de l'Empire, il continua sa progression. Il est vrai que, pondéré, conservateur, il jouissait de la faveur des gouvernants.
Pourtant, un certain nombre de sociétés mutuelles étaient pour ainsi dire des syndicats, avant la lettre. En maintes occasions, elles prenaient figure de sociétés ouvrières de résistance à l'exploitation patronale. Plusieurs participèrent au mouvement de la première Internationale.
Mais la cassure se produisit, inévitable, entre l'esprit conservateur des purs mutualistes, adaptés à la société bourgeoise, et les novateurs qui voulaient pousser le mouvement à sa conclusion logique, sociale. Ce fut la lutte, la grande lutte des premières années du régime républicain entre le mutuellisme et le syndicalisme. Le syndicalisme finit par se séparer complètement du mutuellisme, et prendre le caractère combatif et révolutionnaire de la C. G. T. d’avant-guerre. Le mutuellisme, privé des éléments turbulents et batailleurs, devint de plus en plus conservateur et embourgeoisé, et ce fut la mutualité que nous connaissons aujourd'hui.
Il est pourtant encore bien des coins, de petits centres, où l'on retrouve les mêmes éléments dans le syndicat et la société mutuelle.
Il existe aussi bien des syndicats où l'on pratique la mutualité, et même où c'est l'élément essentiel de l'organisation. Ce sont d’ailleurs les plus arriérés au point de vue « idéal social », les plus bornés, les plus corporatifs, les moins subversifs, en un mot les plus sages. En effet, les dirigeants ont une crainte naturelle de voir dilapider les réserves accumulées, dans une bataille dont on ignore, à l'avance, la durée et l'issue.
Cette évolution de la mutualité vers le conservatisme social n'est d'ailleurs pas spéciale à ce mouvement. La coopération a suivi le même chemin, et une importante fraction du mouvement syndical prend la même voie.
En vieillissant, les mouvements s'assagissent. Ce sont des vieux qui sont à la tête ; ils ont pu avoir leur période juvénile et ardente, mais ils ont évolué avec l'âge, et surtout avec les titres, la hiérarchie, et, quelquefois, les profits.
La mutualité n'est plus guère qu'une forme de l’assurance. Au lieu que ce soient des capitalistes formant une société pour assurer contre l'incendie, le vol, les sinistres, la mortalité du bétail, etc., etc., en se faisant verser des primes et en répartissant chichement et avec toutes les ruses du maquis judiciaire, ce qu'elles doivent aux assurés, ce sont ces derniers qui forment, théoriquement, une assurance mutuelle, une mutualité qu'ils dirigent eux-mêmes ou sont censés diriger, Les primes s'appellent alors cotisations, et les indemnités pour maladies, accouchements, accidents, ou vieillesse, se dénomment secours, prestations ou pensions de retraites.
Le mouvement mutualiste est très puissant, quoiqu'en pensent beaucoup de camarades.
En France, en 1853, il y avait 2.095 sociétés mutuelles diverses, avec 289.000 membres. La progression a été constante et continue. En 1928, il y avait 20.200 sociétés, avec 5.300.000 membres.
Il est vrai d'avouer que, si ces chiffres sont impressionnants, celui des cotisations et des secours l'est beaucoup moins, puisqu'en cette année 1928, les sociétaires ont payé environ 300 millions de cotisations et ont reçu 205 millions de secours, ce qui ne fait pas gros par tête d'adhérent.
Le mouvement mutualiste est également très puissant dans certains pays : Grande-Bretagne, Suisse, Belgique, Pays germaniques et anglo-saxons. Les peuples latins sont beaucoup moins mutualistes.
Les assurances sociales, qui existent actuellement (1931) dans une trentaine de nations, ont considérablement transformé la mutualité. En certains cas même, elles l'ont tuée en tant que mouvement d'organisation libre et spontané.
Les assurances sociales sont, en somme, la mutualité décrétée obligatoire et placée sous la direction totale ou sous le contrôle de l'Etat. Les cotisations sont perçues obligatoirement comme une forme spéciale d'impôt, et les secours ou prestations sont répartis par un organisme plus ou moins officiel. La mutualité devient en un mot service public d'Etat.
Je regrette, pour ma part, que la mutualité ait perdu son caractère initial ; quelle ait évolué dans un sens de conservation sociale, et qu’elle finisse par être absorbée par l'Etat.
Dans son principe et dans son essence, la mutualité aurait pu et aurait dû être la forme la plus humaine, la plus pratique, et la plus libertaire de la solidarité.
Elle est le correctif indispensable à l'individualisme. Si l'on envisage, par anticipation, une société où les humains travailleront, et vivront librement, soit individuellement, soit en des groupements collectifs libres et fédérés, il faut de toute évidence que la solidarité s'organise : pour les malades, les inaptes, les accidentés, les vieux, etc., etc... Le valide d'aujourd'hui sera l’invalide de demain. Or, le principe mutualiste apporte des solutions, des expériences, des réponses qui peuvent concilier à la fois la plus grande liberté possible et la solidarité la plus effective.
Ce n'est pas le principe qui est mauvais, c'est l’application qui en a été faite, c'est la déviation que lui a fait supporter un milieu social comme celui dans lequel nous vivons.
Je crois que la formule de l'avenir est dans ces mots : libre association, libre coopération, solidarité mutuelle garantissant à tous les moyens de vivre, quelle que soit leur position du moment,
Pour si mauvaise qu’elle nous apparaisse, l’expérience mutualiste n'aura pas été inutile.
- Georges BASTIEN