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NATURE n. f. (du latin Natura)

Ce terme peut être compris dans des sens très différents, soit qu'il désigne d'une façon générale tout ce qui existe, soit qu'il indique plus particulièrement les qualités et l'essence propre de chaque objet examiné séparément.

Dans le premier cas, il serait presque synonyme d'univers, mais dans un sens plus restreint, plus humain, plus personnalisé, plus actif et matérialiste, et comprendrait de multiples nuances, soit comme désignation impersonnelle de l'évolution de la substance en mouvement, soit comme compréhension d'un principe actif agissant sur cette même substance ; soit, enfin, comme conception de l'état du monde, principalement du monde terrestre, hors l'influence humaine.

Dans le deuxième cas, moins sujet à discussion, il désigne surtout les attributs particuliers à chaque chose, l'aspect caractéristique sous lequel elle impressionne notre sensibilité. Pour les êtres vivants, il comprend tour ce qui est inné, spontané, instinctif, antérieur à l'éducation.

Dans leur effort compréhensif, les hommes ont essayé, par des méthodes rationnelles ou spéculatives, de classer leurs impressions, de donner un sens à tout ce qui les entourait et l'explication animiste a du être une des plus faciles et des plus primitives qui se soient présentées à l'intelligence humaine. Conformément à cette conception anthropomorphique, tout était doué de volonté, de but, de finalité. L'ambiguïté des textes anciens ne permet guère de se faire une idée précise de la conception qu'avaient leurs auteurs de la nature. L'abondance et la multiplicité des attributs de leurs innombrables divinités ne facilitent point cette recherche. Il est difficile de savoir si, dans l'esprit des premiers peuples, la Nature s'est personnifiée abstractivement comme principe actif de tout ce qui se meut, sous la forme imprécise d'un principe universel contenu dans toute substance, ou si elle a été conçue comme autant de volontés séparées, agissant dans chaque objet.

L'étude des peuples primitifs ne montre point chez eux des spéculations très profondes et leurs conceptions simplistes attribuent aux esprits de tels pouvoirs, qu'elles suppriment toutes recherches vers des causes moins volontaires. Chez les peuples plus cultivés, le spectacle du monde s'est révélé riche de contradictions et leur ingéniosité s'est exercée à concilier le problème insoluble du déterminisme manifeste des choses avec le sentiment de la liberté individuelle.

Toute la poésie antique est empreinte de ce dualisme et l'homme y est perpétuellement en lutte contre les forces symbolisées de la nature. La philosophie grecque approfondit réellement cette question, mais une certaine éthique troubla cette recherche qui ne peut s'effectuer avec fruit qu'en dehors de toute intervention de l'idée de bien et de mal. Ni l'épicurisme, ni le stoïcisme n'abordèrent le fond même du problème. Le Moyen Age embrumé par le péripatétisme ne fit pas mieux et les philosophes du XVIIe et du XVIIIe siècles, pas plus que les philosophes modernes, n'ont fait de pas décisif dans la compréhension de l'évolution de l'univers. La cause de cet insuccès vient probablement de ce fait que l' homme cherche dans son explication de l'univers quelque chose d'humain qui se glisse involontairement ou inconsciemment dans ses méditations. C'est ainsi que les idées d'harmonie, d'ordre, de lois, d'évolution, de régularité, engendrées par les conditions mêmes dans lesquelles vivent les humains, mais qui ne sont que les conséquences de leur adaptation au milieu, sont, au contraire, posées par eux comme une réalité indépendante de l'homme et nécessitant une explication évidemment finaliste.

Si l'on pense déjà que la nature est harmonieuse, que l'évolution universelle est grandiose et bien ordonnée, on peut ensuite s'étonner que cela ne soit pas l'œuvre d'une cause intelligente, puisque, seule, une intelligence peut concevoir l'ordre et réaliser l'harmonie parmi le chaos.

La solution du problème consiste donc plutôt à analyser en quoi consiste l'ordre et l'harmonie de la nature et à rechercher si ces deux concepts ne sont pas un produit de notre fonctionnement. Remarquons déjà que l'idée d'ordre sous entend arrangement en vue d'un but, d'une fin et qu'il faudrait tout d'abord se demander s'il y a vraiment de l'ordre dans l'univers. Or c'est ici que la question de rapport entre la durée humaine et la durée des phénomènes nous permet de rejeter le concept de la belle ordonnance du cosmos. En effet, nous appelons ordre l'arrangement, la coordination des diverses parties d'une chose en vue d'un but à réaliser et le spectacle du monde ne nous montre que destruction mutuelle, instabilité, recommencements perpétuels. Aucune forme ne dure éternellement, tout se dissout sous l'influence du mouvement universel. L'ordre, l' harmonie ne sont que des aspects momentanés du monde ambiant, qui durent suffisamment pour former en notre mémoire une succession d'images dont l'ensemble n'est point nuisible immédiatement à notre conservation. Mais par le fait même que tout se détruit, il est évident que ce que nous appelons harmonie est formé d'un ensemble de minuscules destructions ou changements imperceptibles en équilibre avec notre propre variation permanente. C'est cet équilibre, cette adaptation créatrice de notre durée qui émerveille les finalistes. Ils ne voient point que l'ordre naturel est du désordre qui dure et que le concept de l'infinité du temps et de l'espace, créé par notre durée humaine, est en opposition avec toute conception de but, de limite, de fin.

Le monde biologique, avec ses atrocités, suffit à lui seul à ruiner le concept de l'harmonie universelle et celui de l'excellence de la nature. La souffrance et la mort ne servent à rien puisque tout souffre et meurt, et cette gigantesque hécatombe n'a aucun sens au regard des éternels recommencements.

Nous sommes donc heurtés par l'inutilité de toutes ces choses et il nous est difficile d'admettre que être ou ne pas être s'équivalent exactement quant aux conséquences finales. Cette désastreuse constatation a déterminé les partisans des causes finales à croire que le monde avait un but inconnu et que toutes les contradictions apparentes de ce monde devaient se concilier harmonieusement eu vue de ce but mystérieux. Ce concept est irrémédiablement détruit par l'impossibilité de scinder l'éternité en deux parties et de détruire l'éternité qui nous a précédés. Cette éternité vaut, logiquement, celle qui nous suivra et nous pouvons dire que le monde actuel, tel qu'il est, nous offre le spectacle de ce qu'est réellement l'univers sans aucun espoir de supposer qu'il a été ou qu'il sera meilleur. Au contraire, nous devons avoir la certitude qu'il est celui où notre existence, bonne ou mauvaise, était la seule possible, puisque nous sommes le produit de ce monde et non celui d'un autre.

La nature n'est donc ni bonne ni mauvaise, ni aveugle ni clairvoyante. Elle est l'ensemble des substances en mouvement, au milieu desquelles apparaît la durée humaine qui, seule, donne une valeur comparative aux divers aspects de cette nature par la conservation des images ou rythmes favorables ou nuisibles à sa propre conservation.

Les progrès de la science actuelle, démontrant le dynamisme de toute matière, détruisent également le concept dualiste d'un principe actif (l'énergie, la nature, etc ... ) agissant sur la matière et l'animant.

Il nous reste acquis que c'est notre psychologie seule, par le seul fait de notre existence, qui crée le spectacle des choses, leur conservation, leur durée et que tout cela disparaît en tant que durée, ordre et harmonie, avec notre propre disparition.

Pourtant, dira-t-on, le monde continue d'exister après notre mort, et les phénomènes se succèdent également dans un ordre donné. Cela est exact, mais la constatation d'un ordre et d'une succession de phénomènes est un fait biologique, un fait de mémoire, de conservation d'images pouvant se déplacer subjectivement dans le temps et, hors de nos souvenirs et de notre durée humaine, il ne reste rien comme mesure évaluatrice de l'espace et du temps.

Reste enfin à examiner ce que l'on peut entendre par état naturel hors l'influence humaine. Certains philosophes ont, en effet, prêché le retour à la nature, comme si celle-ci était une sorte de paradis assurant le bonheur à tout être vivant. Cette façon de voir, en contradiction avec le spectacle même de la vie n'est pas cependant absolument erronée et peut se résumer ainsi : tout être vivant actuel est le produit d'une longue suite de luttes entre ses ascendants et le milieu. Puisqu'il est actuellement vivant, c'est que son espèce s'est adaptée aux conditions de ce milieu avec lequel son organisme est en équilibre plus ou moins stable. Donc, tout changement plus ou moins brusque du milieu, toute variation, toute transformation peut avoir une influence bonne ou mauvaise sur les êtres vivant en ce même milieu. C'est ainsi que les philosophes et les sociologues hostiles à la civilisation et désirant le retour à la nature peuvent penser avec quelque apparence de raison que l'homme primitif était mieux harmonisé avec là nature que l'homme civilisé actuel, puisque l'espèce humaine était la survivante d'une série d'adaptations où seuls les plus aptes avaient survécu. Mais cela n'est vrai que tant que le milieu lui-même ne varie point ; que la subsistance, la température, les conditions totales d'existence oscillent entre des extrêmes que l'hérédité spécifique subit normalement. Il n'en est plus de même lorsque ces conditions varient d'elles-mêmes : sécheresse, inondation, cataclysmes, phénomènes météorologiques ou astronomiques modifiant la faune et la flore de toute une région ou d'un continent.

Il faut remarquer également que l'adaptation n'est jamais parfaite et que les êtres vivent tant bien que mal et par toutes sortes de moyens qui ne nous paraissent pas toujours les plus favorables à leur bon fonctionnement. C'est ce qui explique la diversité et l'évolution même des espèces. Tous ces faits nous montrent que, contrairement à l'opinion des philosophes naturistes, ce n'est pas le milieu qui est convenable pour l'être vivant, mais c'est bien l'être vivant qui est convenable pour le milieu. Dès qu'il ne l'est plus, il disparaît. Ainsi, tout ce que l'on peut penser de bien de la nature, c' est que les survivants des massacres millénaires ont un organisme en équilibre avec les conditions naturelles du milieu dans lequel ils vivent et que, s'ils s'écartent de ces conditions, ils peuvent se trouver en péril. Mais si l'homme s'était adapté étroitement à ces conditions, il serait resté un animal voisin des anthropoïdes actuels et la question ne se poserait même pas. D'autre part, le fait même que les ancêtres de l'homme ont modifié le milieu naturel prouve que celui-ci ne leur convenait point entièrement. C'est ici que les philosophes naturistes s'égarent dans leur conception erronée de l'adaptation, car si l'homme, est bien le produit du milieu naturel, Il forme lui-même un milieu différent du milieu naturel auquel il s'adapte également. Or, en fait d'adaptation, on ne sait jamais à l'avance celle qui réussira ou échouera. Ce n'est qu'après expérience que l' on peut affirmer que telles ou telles conditions s'opposaient ou étaient favorables à la vitalité d'une espèce donnée.

L'homme peut donc très bien s'adapter au milieu civilisé qu'il a créé et rien ne prouve que son espèce en sera diminuée dans sa vitalité. D'ailleurs, le spectacle même de l'évolution des espèces nous montre des transformations autrement surprenantes et des variations bien plus extraordinaires que celles que nous offre l'évolution de l'humanité.

Restent les avantages ou les désavantages que les humains retirent de la vie civilisée. Il est indiscutable que c'est la vie sociale qui a formé l'intelligence et la conscience humaines : il est donc oiseux de regretter la horde primitive. D'autre part, la nature n'emploie d'autre moyen de créer l'équilibre entre les êtres vivants que le massacre des uns par les autres. Rien ne concourt dans cet état, dit naturel, à ce que chacune des parties joue un rôle harmonieux dans l'ensemble. Le mouvement vital, illimité dans son pouvoir transformateur, tend à conquérir toute substance assimilable, laquelle, limitée, ne peut suffire à cette conquête que par une perpétuelle destruction de ses combinaisons. Ainsi, de l'atome aux nébuleuses gigantesques, tout se heurte et se détruit. La nature n'est qu'un champ de bataille éternel. Seule l'intelligence humaine réagit contre cet effrayant chaos par son souci de l'harmonie, son amour de la durée, son penchant vers l'équilibre pacifique des êtres et des choses. C'est la sensibilité humaine qui a introduit l'éthique et l'esthétique dans un monde sans finalité, sans but, sans justification.

L'homme a donc plus d'avantages à pousser encore plus loin son évolution extra-naturelle qu'à retourner à une existence dont ses ancêtres se sont évadés. Il est d'ailleurs plus facile de mettre nos instincts belliqueux actuels sur le compte de la brute primitive qui sommeille au cœur de tout humain qu'à l'actif du penseur qui tend à se développer en chacun de nous. La pensée nous 'porte vers le spectacle des choses, tandis que l'action tend à la possession de ces mêmes choses, ce qui engendre d'inévitables conflits. Ainsi l'intelligence, la pensée, produits sociaux, acheminent l'homme vers des solutions pacifiques, harmonieuses, vers des réalisations éthiques et esthétiques étrangères aux férocités créées par l'ordre naturel. Cela ne veut pas dire que le milieu civilisé ne soit point lui-même créateur de maux tout aussi redoutables que ceux de la nature elle-même, mais il n'est, précisément, malfaisant que par son imitation servile des conflits naturels.

C'est en connaissant bien la nature dans ce qu'elle a de puissant, dans son inharmonieuse et redoutable réalité, que l'homme créera vraiment un milieu où se réalisera son rêve d'harmonie, hors duquel il n'y a qu'un éternel chaos.

- IXIGREC.