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OBÉIR du latin obedire

Obéir, dit le Larousse, c’est se soumettre à la volonté d’un autre et l’exécuter, se laisser gouverner. Pour nous, obéir c’est cesser de vivre durant l’instant où nous sommes soumis à une volonté étrangère ; c’est cesser d’être entièrement « nous-même » ; c’est nous diminuer dans la proportion où s’augmente la puissance de celui qui commande. C’est encore s’annihiler, s’absorber dans une personnalité étrangère, c’est n’être plus qu’une force mécanique, un outil, une chose passive au service d’un dominateur.

L’organisation de la société actuelle est toute entière basée sur l’obéissance. Nous obéissons au maître (voir ce mot) qui nous emploie ou à ses satellites ; la femme obéit a son mari ; l’enfant se soumet aux codes civils et religieux de son pays, il se courbe devant les usages, les coutumes du milieu dans lequel il vit ; le soldat obéit à ses chefs comme le bon citoyen se soumet aux lois de son pays.

Pourtant nulle obéissance matérielle, celle des lois comme celle des individus, n’a sa force et sa raison en elle. Toutes ont leur origine dans une conception mentale. Aucune ne s’exerce par elle-même, toutes se basent sur des idées. Et c’est parce que l’homme se courbe devant ces idées, que lui-même a créées, qu’il obéit servilement à toutes les puissances d’autorité.

L’obéissance a deux phases distinctes : 1° On obéit parce qu’il est matériellement, impossible de ne pas le faire ; 2° On obéit parce que l’on croit devoir obéir.

Le premier cas ne se rencontre plus que rarement. Il ne se produit que lorsque, quelqu’un se sentant assez vigoureux pour imposer sa volonté, contraint un autre à lui obéir, à se soumettre à ses volontés. Dans l’état de vie presque animale où vécurent les premiers humains, cette volonté du plus fort fut pendant longtemps la loi suprême. Elle ne se reproduit aujourd’hui, que lorsqu’une personne désavantagée au point de vue physique est obligée de se plier aux exigences de quelqu’un, plus vigoureux et mieux bâti. Lorsqu’elle se pratique, c’est parce que les usages, la sanction morale et légale, un état de chose anormal le permettent. C’est pourquoi nous voyons toujours des mères corriger leurs enfants, des maris battre leurs épouses, des homme » robustes abuser de leurs forces pour molester leurs semblables, moins avantagés au point de vue physique. Cette obéissance n’implique aucune sanction morale, elle n’est que passagère et uniquement matérielle. Celui qui obéit se soumet, par crainte de la violence, en gardant la volonté bien nette d’agir à sa guise aussitôt qu’il sera hors de portée des représailles de celui qui le domine présentement. Ce genre de contrainte, cette forme de l’obéissance a dû se présenter et perdurer longtemps durant les premiers âges de l’humanité.. Pour céder la place, au second genre d’obéissance que nous allons examiner.

Ce n’est que plus tard, lorsque les conditions de leurs milieux ont permis aux hommes de commencer a réfléchir, que certains d’entre eux, à mentalité plus développée, plus intelligents et plus rusés que leurs congénères, ont éprouvé le désir de se faire obéir des autres, soit pour satisfaire leur intérêt égoïste, soit afin d’imposer au groupement dont il font partie l’idéal de vie qui leur paraît convenir le mieux à leurs semblables. Mais il n’est plus question ici de soumettre les masses qui les entourent par la seule force physique qui, en l’occurrence, s’avoue inopérante. Il faut pouvoir courber la foule en lui fixant une ligne de conduite dont profit l’ignorance et la terreur des hommes inquiets en elle ne pourra, en aucun cas, se départir. Pour y parvenir il a suffi aux premiers dominateurs de mettre à face de la nature incompréhensible et terrible. Il a suffi d’imposer à l’imagination des humains la croyance en des entités mystérieuses chargées d’apporter elles-mêmes aux hommes des règles de conduite. La crainte, la terreur inspirée par l’inconnu, l’insaisissable à des cerveaux frustes, s’étendit ainsi à ceux qui parient en leur nom, à ceux qui expliquent la loi et exigent l’observation des ordres des premières divinités.

On obéira alors parce que l’on croira être obligé d’obéir.

L’homme acceptera par ignorance, cette obéissance basée sur des chimères, fondée par la ruse, comme, par ignorance aussi, il acceptera demain celles qui naîtront, lorsque la crainte qu’inspiraient les premiers invisibles commencera à disparaître. Par ces lois mystérieuses - tout entières issues du cerveau d’un égoïste intelligent et présentées comme l’expression d’une volonté extra-naturelle -- les chefs vont, désormais, commander à l’homme en lui disant : « Tu dois obéir ». Le « Je veux » qui, auparavant, s’adressait au corps et auquel on pouvait toujours tenter de se soustraire, n’est plus ; l’homme a désormais, en lui une contrainte invisible, un fardeau pesant qui, en tous lieux et en tout temps, lui indiquera ce qu’il doit faire et ne pas faire : la voix des dieux - qui demain s’appellera Conscience - lui indiquera son devoir auquel il lui sera impossible, désormais, de se soustraire. Toujours depuis qu’il est sur la terre, l’homme a distingué dans l’amas des choses, celles qui lui procurent du plaisir et de la satisfaction et celles qui lui produisent de la douleur. Nul autre que lui-même ne lui a enseigné ce bien et ce mal naturels. Mais en s’appuyant sur la volonté exprimée par les dieux, volonté aussi indiscutable qu’incompréhensible, les maîtres s’efforcèrent de lui faire accepter comme l’expression même du bien, la résignation passive, la soumission aveugle, la douleur, le renoncement aux aspirations les plus naturelles, c’est-à-dire le Mal sous toutes ses formes. Par cette transformation, le mal officiel fut la vie elle-même, avec ses aspirations, ses désirs et ses joies, son besoin de liberté, sa curiosité des choses, ses nobles révoltes, son horreur de la souffrance, enfin tout ce qui est beau et vrai. Les premiers codes écrits ou non furent très différents suivant les milieux et les races où ils se formèrent ; ils subirent au cours des siècles, de nombreuses modifications, en rapport avec l’évolution des sociétés. Mais quelles que soient les lois et les puissances sociales auxquelles obéissent les hommes, il est hors de doute que leur force est subordonnée à l’acceptation d’un code moral, lequel code résulte, nous l’avons vu, des idées erronées que l’homme s’est fait du monde ambiant et de ses phénomènes. Les premiers législateurs, en imposant leurs codes au nom des dieux, n’eurent pas à en faire valoir la moralité ; les humains habitués à obéir à la force se soumirent par la crainte d’une force plus grande encore : celle résultant de la terreur panique qui assaillait nos ancêtres devant les manifestations des phénomènes naturels considérés comme le résultat de la volonté des puissances divines.

Aujourd’hui, l’obéissance ne s’appuie plus sur une divinité. Ce n’est plus un dieu mystérieux et puissant qui dicte aux foules les lois morales auxquelles elles se conforment. D’autres forces les ont remplacées. Ce sont les vertus laïques, l’ensemble des qualités exigées par les puissants pour réaliser ce qu’on est convenu d’appeler « un parfait honnête homme ». En cessant de croire aux dieux, l’homme devait logiquement cesser d’obéir à tout ce qui n’est pas en harmonie avec son intérêt. Il est loin d’en être ainsi. Une longue et lourde hérédité a créé en nous une prédisposition à répéter mécaniquement les actes de ceux qui nous ont précédés ; notre conformation physique, en rappelant celle de nos aïeux, crée en nous une tendance « à penser et à agir comme eux ». Ces prédispositions s’augmentent et se raffermissent par l’effet d’une fausse éducation dirigée dans le même sens. L’homme, ce créateur impénitent de personnalités fictives, a transformé cette habitude en un sens particulier : la Conscience.

Pour les croyants, la conscience (voir ce mot) est la voix du dieu parlant en nous ; pour les non-croyants, cette conscience est le résultat de dispositions particulières à chaque organisme et une fonction de la mémoire. Les dieux peuvent disparaître ; les hommes les ont remplacés déjà, pour leur propre asservissement, par le dieu laïque, nouveau tyran intime : la Conscience. Quand l’homme retrouve, par moments, l’irrésistible penchant vers la jouissance et qu’en dépit des entraves qu’il s’est lui-même forgées, il vit un instant l’acte de son choix, bientôt lui reviennent en mémoire, toutes les défenses qu’on lui a faites. Inhabitué à vivre libre, il s’épouvante d’avoir marché en dehors du chemin qui lui a été tracé. Cette mémoire des règles qu’on lui a enseignées, ce trouble d’avoir agi autrement que d’habitude, cette gêne qui accompagne son geste de liberté, lui semble être le reproche de sa Conscience indignée. Un sentiment factice : le remords, le fait souffrir sans cause ; il croit avoir commis une faute, un péché, une action mauvaise et sa joie est gâtée. Il a eu peur de désobéir. Et de suite maté par les reproches indignés de sa Conscience, il retourne à l’ornière où se traînent tous ceux qui obéissent et qui ne peuvent concevoir qu’il soit possible de ne plus le faire.

Seul l’homme qui, par une perversion du sens naturel, croit au bien souffrance et au mal agréable, comprend la nécessité d’une organisation sociale destinée à imposer le bien par la force et à réprimer par la violence, ceux qui se livrent au mal, afin d’en retirer une satisfaction. Dans la lutte produite par l’antagonisme existant entre l’intérêt véritable de l’individu et la règle de conduite auquel il croit devoir obéir, l’homme s’habitue à obéir et se soumet chaque fois qu’une autorité extérieure se manifeste à lui. On ne demande plus à l’homme de sauver son « âme », mais on le contraint à être un « honnête homme », c’est-à-dire d’agir dans tous les actes de sa vie, selon les volontés des législateurs, lesquelles volontés varient selon les décisions qu’ils prennent pour maintenir solide l’ordre social du moment.

Cessant de croire aux antiques divinités, l’homme moderne accorde l’existence à une foule de personnalités de convention dont il est le seul créateur et dont i1 s’est fait l’esclave servile. Le bien, le mal, l’honneur, le devoir, la vertu, la patrie, l’État, etc., autant de conceptions divinisées qui imposent leur contrainte à l’homme aussi cruellement que les dieux de jadis, enserrant sa vie dans d’étroites barrières, exigeant une obéissance absolue. Toute une catégorie de sentiments factices encombrent le cerveau et restreignent la vie de ceux qui croient à ces fantômes. Les vertus laïques ont tué plus de gens que les dieux d’autrefois. La dernière guerre, faite au nom du Droit et de la Civilisation, a fait combien de victimes ? Combien de malheureux n’ont-ils pas payé un tribut excessif à ces chimères ? Qui dira le nombre de blessés, de mutilés, qui ont perdu la santé et le repos, en obéissant aux vertus morales qu’on leur a enseignées ? Regardons autour de nous et nous verrons partout, en haut comme au bas de l’échelle sociale, la somme énorme de souffrances morales, de peines et de soucis, qui sont amenés par l’obéissance aux ordres de la conscience qui ordonne toujours d’accomplir des actes auxquels nous n’obéirions pas si nous suivions l’aspiration de notre moi. De toutes parts s’élève un grand cri de douleur ; la société toute entière souffre moralement et physiquement de son obéissance aux vertus laïques, véritables fantômes qui ne lui laissent ni le temps, ni. le loisir de désobéir, de chercher son bonheur, de réaliser ses aspirations les plus naturelles, les plus belles, les plus saines. Il y a pis. Non contents de gâcher leur vie en adorant ces idoles, les hommes acceptent et légitiment les manifestations extérieures de l’Autorité, à cause du consentement extérieur, qu’ils puisent dans leurs croyances à la nécessité et à la légitimité de l’obéissance ; certains sont même convaincus que le maintien des institutions autoritaires leur est personnellement profitable et ils croient faire un marché avantageux et retirer plus de profit du maintien de l’Autorité qu’ils ne lui font de sacrifice. A ces gens se rattachent les employés de l’État ou ceux remplissant une fonction se rattachant au gouvernement ; tous ceux qui, par leur fonction, sont appelés à en commander d’autres et se plaisent à exercer cette domination. En dehors des préjugés qui les forcent à s’incliner devant l’autorité, ils défendent cette autorité parce qu’en elle ils trouvent la source d’où ils s’imaginent tirer de quoi vivre.

L’obéissance est la mort. La mort de la liberté et de la dignité humaine. Celui qui obéit se diminue. Il abdique une partie de son autonomie, partie d’autant plus grande que les ordres à exécuter sont contraires à son intérêt immédiat. En même temps qu’il aliénie une part de sa liberté, il commet un attentat envers lui-même. L’homme qui obéit à un ordre donné - que cet ordre émane directement d’un de ses semblables ou qu’il soit le résultat d’une autorité d’ordre abstrait, - commet envers sa nature d’homme qui est de rechercher le bonheur, un véritable attentat ; il s’ampute lui-même du seu1 bien qu’il ait de précieux : sa liberté ; il amoindrit sa personnalité pendant tous les instants où, cédant a là contrainte, il a agi où s’est abstenu contrairement a son impulsion propre ; il a alors, cessé de vivre sa vie, pour devenir un instrument passif entre les mains d’autrui.

Et cette diminution, non seulement contrarie la nature même de l’homme, mais elle lui apporte la douleur. Il ne vit plus qu’une demi-vie, ne connaît que des demi-joies, devient prompt au renoncement, à la résignation stupide. La loi unique des êtres, confirmée et démontrée par l’expérience et l’étude, est la recherche de la satisfaction de toutes leurs facultés comme moyen de vivre pleinement leur vie et de lutter efficacement contre la douleur, quelle qu’elle soit. Seule une incroyable perversion de son jugement a pu faire accepter à l’homme de vivre, jusqu’aujourd’hui, pauvre et souffreteux, ployé sous la contrainte, acceptant passivement la souffrance, ne sachant plus distinguer en lui la voix de ses besoins. Ayant même peur de la liberté, il attend, alors que la Nature lui crie de se réaliser pleinement, il attend pour agir que les contraintes qu’il porte en lui lui en accordent la permission. Il vit une vie misérable d’animal domestique que le maître tient en laisse, lui mesurant le boire, le manger, l’amour, l’air, le soleil, la lumière et le fouettant à la moindre incartade. Il réfrène ses désirs, mate ses vouloirs, brise ses impulsions pour obéir aux Autorités qu’il s’est données. Il diminue sa vie, l’enserre dans des barrières, la codifie, va a l’encontre du but qu’il devrait se proposer. La contrainte imposée à l’homme lui fait haïr la vie sociale et il ne se rend même pas compte de ses sentiments, mais ses actes en sont la fidèle manifestation et les besoins à l’expansion desquels il s’oppose, produisent, en se dénaturant, les perversions, les déviations de sentiments, toute cette foule d’actes anormaux et, néfastes que nous constatons au sein des sociétés ou il y a des gens qui commandent et d’autres qui obéissent. Pourtant, en naissant, l’homme n’a contracté aucune obligation ; il n’a acquiescé à aucune convention. Seule, la nécessité de recevoir l’aide d’autrui, l’a conduit à donner, au cours de sa, vie, quelque chose de lui en échange ; mais il y a loin de là à la prétention que s’arrogent les sociétés humaines de faire plier les individus sous des règles édictées par des gens morts, souvent, depuis des siècles. .Seuls le savoir et la science sont capables d’indiquer à l’homme ce qui convient à sa nature, et l’absolu besoin que nous avons les uns des autres règle suffisamment les concessions mutuelles que nous devons faire pour notre plus grand bien à chacun en particulier. L’homme n’a pas de secours à attendre de l’extérieur, rien ne lui viendra que de lui-même. S’il veut réaliser son bonheur, s’exercer, à détruire tous les préjugés, toutes les entraves qui s’opposent à la liberté de ses actes, il est temps, grand temps, qu’il apprenne à désobéir.

Charles Alexandre