OBJECTION
(DE CONSCIENCE) et IDÉAL ANARCHISTE.
S’il est une forme du « refus de servir » qui attire les sympathies
d’une quantité d’humains, c’est bien celle de « l’Objection de
Conscience ». Plusieurs raisons en sont la cause dont, a notre sens,
les plus saillantes sont : 1a consonnance du qualificatif, l’esprit de
paix qui s’en dégage, la valeur morale de ceux qui jusqu’alors s’en
réclamèrent. Ces raisons amènent fatalement, autour de « l’idée », un
assemblage hétéroclite de philosophes, de politiciens, de religieux, de
libres-penseurs ; des adeptes de différentes formes politico-sociales,
comme des négateurs de toute autorité, des évolutionnistes, des
révolutionnaires, des libertaires, des anarchistes.
Les partisans de toutes ces tendances peuvent-ils dûment se poser en
défenseurs de l’Objection de Conscience ? Pour pouvoir répondre
impartialement à cette question, il est indispensable d’étudier les
formes sous lesquelles se présente l’Objection de Conscience.
L’Objection de Conscience se présente sous trois formes bien
distinctes, que nous qualifierons ainsi :
L’objection de Conscience à base légale ; l’objection de Conscience par
système de remplacement ; l’objection de Consciencesans plus.
Idéologiquement et dans tous les cas, l’Objection de Conscience peut se
manifester pour motif philosophique ou religieux ; mais si tous les
objecteurs sont forcément antiguerriers, cela n’implique nullement
qu’ils soient tous antimilitaristes. Aussi, si cette divergence permet
d’apprécier leur geste différemment, elle crée, en même temps, un
confusionnisme évidemment regrettable dont savent profiter maints
politiciens.
L’Objection de Conscience à base légale est, comme son nom l’indique,
un acte qui reçoit l’autorisation juridique et sociale
d’accomplissement. Les auteurs s’en réclamant n’ont à subir nulle
contrainte, nulle répression.
L’Objection de Conscience par système de remplacement permet à ses
auteurs de refuser d’être soldats, tout en conditionnant leur refus à
une acceptation de servir, pendant une durée égale ou supérieure, soit
dans des camps ou entreprises spéciales pour des travaux déclarés
d’utilité publique, soit en périodes épidémiques ou catastrophiques.
L’Objection de Conscience sans plus ne comporte aucune alternative,
aucune redevance. Elle est l’expression d’un pur idéal qui se manifeste
par le refus catégorique d’être complice d’un acte honni. Les auteurs
de ce geste ne veulent avoir recours à aucune compromission et sont
donc susceptibles de subir toutes les répressions qui s’appliquent à
leur geste.
Et c’est ainsi que l’Objection de Conscience, se présentant sous les
formes les plus opposables, se trouve posséder des défenseurs dans
toutes les branches sociales, philosophiques et religieuses (voir
Conscience).
Le mot « légal » qualifiant un geste venant de la « Conscience »,
entache le geste expressif dans son essence première, en le ramenant à
un simple geste normal, toléré, accepté. Le terme « remplacement »
diminue d’autant le geste que celui-ci n’est admis, autorisé, que s’il
est compensé. Légalité et remplacement n’ont, en plus, leur réelle
valeur pratique qu’en temps de paix. La possibilité de la suppression
de la légalité comme d’un système de remplacement pouvant s’effectuer
rapidement et, au moment, même où le geste d’Objection aurait vraiment
utilité humaine, par une simple loi qui abrogerait les premières,
réduit à néant la valeur utilitaire de ces procédés. Mais, en temps de
paix, du fait de ces modalités d’interprétation, de sa possibilité
d’adaptation par nombre d’humains de classes et d’idées différentes et
opposées, des personnalités diverses se réclament de cet « Idéal » pour
pouvoir concourir à des honneurs titrés, à des gloires éphémères mais
sans risques de conquête, se complaisant à de vagues discours sans
portée effective, tout en se créant des relations... affinitaires et...
utilitaires.
Deux forces internationales puissantes qui auraient pu effectivement
faire obstacle à la guerre, toutes deux se réclamant, en théorie, d’un
idéal fraternel et humain, ont prouvé surabondamment leur lamentable
faillite au moment de l’application de la théorie à la pratique. Ces
deux forces sont : l’Église et la Franc-Maçonnerie.
On se rappelle le « faux » de l’Église qui, changeant, en juillet 1914,
le 5° commandement de son Dieu, fit d’un ordre divin de ne pas tuer, un
commandement acceptant le meurtre et l’assassinat. On se rappelle
également que la Franc-Maçonnerie qui proclamait et proclame encore à
chaque occasion son horreur de la guerre, non seulement accepta sans
murmure ni opposition l’horrible boucherie, mais, présentement, après
une aussi terrible leçon, admet encore des réserves de défense
nationale : « Toutefois, en ce qui concerne le problème de la défense
nationale, beaucoup parmi nous considèrent qu’au-dessus des droits de
l’individu, il peut y avoir des nécessités sociales primordiales qui
commandent exceptionnellement de sacrifier ces libertés individuelles
et ils affirment que le souci de maintenir et de conserver la vie d’une
nation peut justifier la dérogation a certains de nos principes
essentiels. » R. Valfort L’Objection de Conscience et l’esprit
maçonnique.)
Reste l’Objection de Conscience, sans plus, celle que nous acceptons,
celle que nous défendons. L’Objection de Consciencealégale et sans
remplacement peut se présenter aussi bien sous la forme philosophique
que religieuse. Les objecteurs peuvent être des déïstes, des
tolstoïens, des chrétiens, comme ils peuvent se réclamer de l’idéal
libertaire, anarchiste, antimilitariste. De toutes façons, c’est d’un
idéal humanitaire qu’ils s’inspirent. Que leur philosophie vienne d’un
commandement de fraternité tel que le : « Tu ne tueras point », de
Jésus, ou d’une fraternité toute mystique ou morale, leur geste n’en
reste pas moins d’une pureté d’idéal que nous savons apprécier.
Il nous plaît certainement mieux de concevoir les « Objecteurs de
Conscience » comme de véritables « réfractaires », c’est-à-dire non
seulement antiguerriers, mais aussi nettement, farouchement
antimilitaristes. Tout Objecteur de Conscience, sous cette forme, ne
peut accepter l’idée d’un. militarisme quelconque. L’Armée étant, par
son essence et sa composition, aux antipodes de la fraternité et de la
paix et une des causes primordiales du meurtre collectif.
L’Objection de Conscience sans plus, est 1a manifestation réfléchie
d’hommes qui se refusent à porter les armes, à s’en servir contre leur
prochain, c’est la néqation de toute autorité au service de
l’assassinat. Le geste ainsi considéré entraîne fatalement la négation
de l’Idée de Patrie et de défense nationale, puisque ces objecteurs, en
se refusant à prendre les armes, se refusent à défendre la Patrie sous
quelque forme que ce soit. L’Objection de Conscience, ainsi conçue et
pratiquée, est une des manifestations de l’idéal anarchiste.
S’il en est qui nient cette façon de concevoir, nous les renvoyons
simplement dans le domaine du réel, à l’exemple. Quels furent, en temps
de guerre, les Objecteurs de Conscience connus que nous pouvons citer ?
Barbé, Lecoin, Devaldès, Gaston Rolland, Henri Faure, Roux, les frères
Berthalon. Depuis la guerre de 1914-1918 : Chevé, Abrial, Bauchet,
Prugnat, Guillot, Bernamont, Odéon, tous anarchistes ou, pour le moins,
anarchisants.
Nous pourrions encore citer quantité d’ « Objecteurs de Conscience »
qui préférèrent franchir les frontières plutôt que de consentir à
revêtir l’uniforme du soldat. Tous ces objecteurs sont de véritables «
réfractaires », des antiguerriers, des antimilitaristes.
En conséquence, dire que l’Objection de Conscience n’est pas de source
anarchiste serait nier la valeur morale des objecteurs ou se refuser de
les considérer comme tels.
Le bel exemple de nos camarades n’aura pas été vain, nous en sommes
convaincus. Ils furent les pionniers d’une ère de fraternité qui
s’affirme chaque jour plus nettement, mais dont seul le temps
consacrera, par sa réalisation, l’œuvre entreprise. Boutant les
endormeurs des peuples et les soutiens des pouvoirs établis, les
humains sauront alors, dans un geste de fraternité humaine, imposer
leur volonté de paix aux puissants du jour, en transformant le geste
individuel des « Objecteurs de Conscience » en un refus catégorique, de
chacun et de tous, de prendre part à toute tentative de meurtre qui
pourrait se produire, sans plus s’occuper des raisons et des causes qui
la détermineraient.
M. Theureau
OBJECTION (de conscience)
Pas un homme de cœur n’oserait se déclarer
hostile ou simplement indifférent à l’Objection de Conscience. J’ajoute
: pas un homme doué de raison. La seule critique - la seule - que,
sinon le cœur, du moins la raison puisse formuler contre le geste de
l’Objecteur de Conscience, c’est que, ce geste, ne changeant rien à ce
qui est, ne supprimant ni le militarisme, ni la guerre, il est stérile
et vain.
On peut aisément écarter cette critique. Elle peut s’appliquer à tout
effort : discours ou écrit dénonçant les méfaits de l’armée et les
abominations de la guerre ; car un discours - si éloquent qu’il soit -
et un écrit - si magnifique qu’il puisse être - n’abolissent ni le
militarisme, ni la tuerie. Or, sont-ils, pour cela, stériles et vains
?... Il faut qu’il soit dit et qu’on sache que nul effort : parole,
écrit ou action, ne reste infécond. Il se peut que le résultat n’en
soit pas immédiat, ni perceptible ; il n’en existe pas moins. Et l’acte
possède une valeur d’exemple, de démonstration, de « propagande par le
fait » qui l’emporte, et de beaucoup, sur l’écrit et la parole.
Au surplus, l’Objecteur de Conscience n’a pas la naïveté de croire que
son refus de prendre les armes et de se rendre à la caserne aura pour
effet immédiat et certain de mettre fin aux armements et d’abattre les
casernes. Mais, - le mot l’indique, - il écoute sa conscience qui lui
interdit d’utiliser et même d’apprendre à manier des instruments de
meurtre en cas de guerre ; et il n’est pas douteux que son refus de
servir a toute la signification et, toute la portée d’une irréductible
protestation contre l’obligation qu’on veut lui imposer, en temps de
guerre, d’y prendre part.
Toutefois, l’Objection de Conscience s’inspire de motifs divers, vise
des buts, variés et revêt des caractères différents, On a exposé,
ci-dessus, les trois formes principales de l’Objection de Conscience.
Voici, en quelques mots, ce que je pense de chacune de celles-ci ;
1°) L’Objection de Conscience à base légale : Reconnue, autorisée par
la loi, l’Objection de Conscience n’expose celui qui s’en réclame à
aucune répression. Elle cesse ainsi, d’être un refus d’obéissance, un
acte de révolte. Elle affaiblit, - que dis-je ? - elle annule la portée
révolutionnaire du geste de l’objecteur qui, par ailleurs, peut être un
partisan farouche de la légalité
2°) L’Objection de Conscience par système de remplacement : c’est déjà
mieux que la précédente ; mais consentir à servirla patrie sous quelque
forme que ce soit, c’est reconnaître l’obligation de se soumettre aux
exigences de la collectivité nationale ; c’est s’arrêter à mi-chemin
dans la voie de l’Objection de Conscience ; c’est payer en monnaie
civile ce qu’on refuse de payer en monnaie militaire : c’est en fin de
compte, reconnaître et acquitter une dette.
3°) L’Objection de Conscience sans plus : celle-là seule a mon entière
approbation, car, seule, elle constitue un geste précis et formel de
révolte individuelle, s’accompagnant de tous les risques, de toutes les
responsabilités et de toutes les sanctions que comporte ce geste.
Seule, elle s’apparente à l’action révolutionnaire collective par la
force de l’exemple et la puissance de la contagion. Seule, enfin, elle
relève de l’Idéal anarchiste, qui répudie tout militarisme et repousse
toute participation directe ou indirecte, matérielle ou morale,
militaire ou civile à la guerre.
Ainsi conçue et pratiquée, l’Objection de Conscience est
fondamentalement anarchiste.
Je me résume : l’Objection de Conscience que je considère comme
indiscutablement révolutionnaire et anarchiste, c’est celle que
l’objecteur formule à peu près ainsi : « J’ai acquis la conviction que
la Guerre est une folie et un crime : folie de la part des Peuples qui
consentent à la faire ; crime de la part des Gouvernants qui la
préparent, l’organisent et, l’heure venue, l’imposent à leurs peuples.
Je ne veux pas tomber dans cette folie ; je ne veux pas me faire le
complice de ce crime.
Ma vie m’appartient et je ne reconnais à personne le droit d’en
disposer sans et a fortiori contre ma volonté. Respectueux de la vie de
mes semblables, je ne consens pas à priver qui que ce soit de la
sienne. Ma conscience m’interdit donc de m’exposer à devenir un
assassin ou une victime.
Je refuse de prendre les armes ; je me soustrais à l’obligation
militaire, quelles que puissent être, pour moi, les conséquences d’un
tel refus. Je le déclare catégoriquement : en temps de paix, je ne
ferai partie à aucun titre de l’Armée ; car, ne voulant pas être
soldat, je n’ai pas à faire l’apprentissage du métier de soldat ; en
temps de guerre, je suis irréductiblement résolu à ne prendre à
celle-ci aucune part, pas plus indirecte que directe, pas plus sur le
front qu’à l’arrière, pas plus comme civil que comme combattant.
Ne comptez sur moi d’aucune façon ni dans aucun cas.
Entre ma conscience qui m’interdit d’obéir aux prescriptions de la Loi
et les sanctions que ne manquera pas de faire peser sur moi le refus
inébranlable et permanent de me soumettre, mon choix est fait :
j’écoute ma conscience.
J’ai le ferme espoir que mon exemple sera suivi. Un jour viendra -
c’est pour moi une certitude - où le nombre de ceux qui, comme moi,
refuseront de servir sera si élevé, où l’idée seule de la Guerre
suscitera, chez tout homme sain de corps et d’esprit, une telle
réprobation, que les gouvernements reculeront devant la crainte de
provoquer, s’ils décrétaient la guerre, une révolte de la Conscience
publique si violente et si générale, qu’elle se traduirait par un
soulèvement populaire dont aucune répression ne saurait avoir raison.
Ce jour-là, l’objection de conscience s’étendra à la masse des
travailleurs de tous les pays, qui se rendront enfin compte que, quelle
que soit l’origine de la Guerre et quel qu’en soit le résultat, ils
n’ont rien à y gagner et tout à y perdre. Cette masse se refusera à la
tuerie insensée et criminelle dont, par son sang et par son travail,
elle supporte tous les frais et subit toutes les conséquences.
Quand, travaillée par une propagande inlassable et une action
persévérante, la conscience collective sera animée d’une inébranlable
volonté de Paix, la Guerre aura vécu, car elle sera devenue impossible,
aucun gouvernement n’osant, alors, prendre la responsabilité de se
jeter dans une aventure à ce point périlleuse, qu’il y aurait neuf
chances sur dix pour qu’elle aboutît à une série d’insurrections qui
emporteraient le Régime que la Guerre se propose de sauver et de
fortifier.
Je suis l’adversaire déterminé de tout État social basé sur l’Autorité,
la Propriété, le Patriotisme et la Religion. Contre tout milieu social
qui consacre l’oppression politique des Peuples et l’Exploitation
économique des classes laborieuses, je suis en état d’insurrection
permanente. L’occasion m’est offerte de donner à cet état de révolte
morale un caractère immédiat et concret ; je saisis cette occasion ;
et, à l’ordre qui m’est enjoint de me soumettre à l’obligation
militaire, je réponds, sans hésitation et sans peur : " Non serviam, je
ne me soumettrai pas. Je n’écoute que ma conscience ; celle-ci me
prescrit de m’insurger et je me révolte. »
C’est ainsi que s’affirme l’objection de Conscience spécifiquement
anarchiste.
Sébastien Faure