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OBSERVATION n. f. (du latin observatio)

Avec raison, la science moderne proscrit tout ce qui est invérifiable expérimentalement. De prime abord, elle élimine les vaines suppositions religieuses ou métaphysiques, qui font appel à d'insaisissables entités pour expliquer le monde observable et tangible. Elle n'accorde qu'un droit de cité provisoire aux hypothèses, même positives ; et le savant digne de ce nom rejette toute théorie que contredisent les faits expérimentaux. Fruit d'un travail collectif, auquel peuvent collaborer les chercheurs les plus humbles, notre science a cessé d'être le champ clos qu'elle fut longtemps, où luttaient des hypothèses imaginaires, d'ingénieux systèmes fabriqués de toutes pièces et sans autre garantie de vérité que le génie de leurs créateurs. Aussi est-elle devenue  objective : ses conclusions s'imposent à tous parce qu'elles sont vérifiables par quiconque s'astreint à les étudier. L'expérience s'avère le suprême critérium qui permet de distinguer, de façon certaine, les explications vraies des suppositions mal fondées. Mais l'expérience chère à la science actuelle n'a qu'une lointaine parenté avec celle qu'admettaient les anciens. Vague, dépourvue de contrôle et de précaution, cette dernière aboutissait à des résultats d'une fantaisie incroyable. Les modernes exigent, au contraire, que des mesures précises interviennent ; ils veulent des instruments qui enregistrent impartialement les résultats, un contrôle qui ne néglige aucun détail.

Si l'observation apparaît d'une importance capitale, c'est justement parce que nos sciences positives ont pour point de départ des faits réels, non des abstractions. De l'observation il convient de rapprocher l'expérimentation qui consiste, moins à provoquer artificiellement des faits nouveaux, comme on le dit parfois, qu'à susciter des observations nouvelles dans le but de vérifier une conception de l'esprit, une hypothèse. N'étant qu'une « observation provoquée », selon le mot de Claude Bernard, l'expérimentation devra présenter, comme elle, des qualités d'objectivité, de rigueur, de précision. Or c'est chose malaisée souvent d'observer les phénomènes qui méritent de retenir l'attention : « Les faits de la nature, remarque Liard, ont mille tenants et mille aboutissants, mille rapports accidentels d'où il importe de les dégager pour que la récherche de leurs déterminants ne s'égare pas et que l'explication ne porte pas à faux. Le plus souvent, la nature offre d'elle-même à l'observation les phénomènes à expliquer ; l'attention suffit alors à les bien discerner d'avec d'autres. Mais, parfois, nous n'en avons qu'une vue incomplète et trop rapide. Sans parler de ces phénomènes qu'une petitesse excessive ou un extrême éloignement auraient toujours dérobés à nos sens, sans le secours d'instruments tels que la loupe, le microscope, le télescope, il en est qui, bien que visibles, ne se laissent pas facilement observer et déterminer. Tels sont les phénomènes électriques : on ne peut fixer l'éclair qui jaillit de la nue. Aussi, avant de songer à expliquer les phénomènes électriques, a-t-il fallu les produire artificiellement dans des conditions où ils fussent observables. » Ajoutons que des erreurs, parfois inévitables, proviennent de l'observateur. Vitesse de l'infiux nerveux, durée de l'impression sensible varient selon les individus, lors même que l'excitant extérieur serait absolument identique. Parmi ceux qui firent des expériences sur la vitesse du son en 1822, quelques-uns trouvèrent qu'il mettait 54 secondes 6, d'autres 54 secondes 4 seulement pour franchir les  18.613 mètres qui séparaient Montlhéry de Villejuif. La différence, 2/10 de seconde, résultait de conditions organiques qui dépendent de l'appareil humain. Cette erreur individuelle, que l'on dénomme équation personnelle, et qui reste toujours la même pour un sujet donné, était déjà connue des astronomes. Observée par Maskelyne, de Greenwich, en 1795, elle fit l'objet de recherches spéciales de la part de Bessel en 1820 ; depuis 1898 surtout, elle a été soigneusement étudiée dans les principaux observatoires. Pour noter le passage d'une étoile au méridien, représenté par un fil très ténu dans la lunette du télescope, les astronomes comptaient les battements d'un pendule qui donnait les secondes. Ils remarquèrent combien il était difficile de faire coïncider les positions apparentes de l'étoile et les battements entendus. Outre l'erreur d'appréciation qu'engendre la simultanéité de deux impressions hétérogènes, une autre erreur, c'est l'équation décimale, provient des préférences individuelles pour certains chiffres. Des dispositifs nouveaux permirent de diminuer l'importance de l'équation personnelle ; mais une erreur subsistait qui correspondait au temps de réaction et impliquait d'ordinaire un retard d'un cinquième de seconde environ. On l'élimine aujourd'hui grâce à des enregistrements automatiques. Plus importants encore et plus nombreux sont les éléments psychologiques qui vicient nos observations. Il est très rare que plusieurs personnes racontent un fait de la même façon. « Tel, par inattention, écrit Stuart Mill, laisse passer la moitié de ce qu'il voit ; tel autre distingue plus de chose qu'il n'en voit en réalité, confondant ce qu'il aperçoit avec ce qu'il imagine ou ce qu'il infère. Un autre encore prend note du genre de toutes les circonstances, mais ne sachant pas évaluer leurs degrés, il laisse dans le vague leurs qualités. Un quatrième voit bien le tout, mais il en fait une mauvaise division, rassemblant les choses qui doivent être séparées, et en séparant d'autres dont il aurait été plus à propos de faire un tout, de sorte que le résultat de son opération est ce qu'il aurait été, ou même pire, s'il n'avait pas fait d'analyse. » Dans les dépositions judiciaires, il est très rare que deux témoins, même de bonne foi, concordent sur l'ensemble des détails que leur récit contient. Et c'est bien autre chose lorsqu'interviennent les passions politiques ou religieuses ; les déformations, devenues systématiques, prennent alors des proportions extraordinaires. Lisez, dans des journaux d'opinions opposées, le compte rendu d'une séance parlementaire, l'histoire d'une crise ministérielle ; non seulement les faits sont arrangés à une sauce différente, bleue, blanche ou rouge, mais on les dénature, on les tronque, on les amplifie, de façon conforme aux goûts de la clientèle. Combien d'observations biologiques furent viciées par la croyance en l'âme ou en un dieu créateur. Astronomie, paléontologie ne purent faire de progrès sérieux tant que la cosmogonie biblique s'imposa aux esprits avec une autorité souveraine. L'impartialité, voilà la qualité la plus essentielle pour l'observateur ; lorsqu'il pénètre dans son laboratoire, le savant doit laisser à la porte ses idées métaphysiques, religieuses, scientifiques même, selon la juste remarque de Claude Bernard. « La seule chose dont nous soyons certains, c'est que toutes nos théories ne sont que partielles et provisoires » ; le bon investigateur est « toujours prêt à les abandonner, à les modifier ou à les changer dès qu'elles ne représentent plus la réalité ». D'autres qualités, la curiosité, la patience, une certaine pénétration d'esprit, le courage quelquefois, sont encore requis pour aboutir à de bons résultats. Ajoutons que nos meilleures observations resteraient fort imparfaites, sans le secours d'instruments qui augmentent la portée de nos sens ou précisent leurs données. Le télescope nous permet d'étudier des corps placés à d'énormes distances ; avec le microscope, nous pénétrons dans le monde des infiniment petits. Thermomètre, balance, photomètre, etc., fournissent des renseignements fixes et impersonnels, dans des domaines où la diversité des impressions individuelles s'avère particulièrement considérable. A quelles erreurs ne s'exposerait-on pas si l'on appréciait la température d'un liquide avec le toucher seulement, le poids d'un corps en le soupesant avec la main, la différence de plusieurs éclairements d'après des sensations lumineuses dépourvues de précision. Baromètres, hygromètres, manomètres, galvanomètres, etc., nous avertissent de phénomènes, dont les variations, d'ordinaire, ne sont pas perçues par nous directement. Enfin, des appareils enregistreurs, sur lesquels les faits s'inscrivent d'eux-mêmes, permettent de supprimer l'observateur : pneumographe, sphygmographe, myographe, thermomètres à maxima et à minima, météorographe rentrent dans cette catégorie. Avec eux se trouvent éliminées les causes d'erreurs provenant et de l'organisme et de la mentalité de l'investigateur. Ils enregistrent parfois simultanément un grand nombre de faits, renseignent avec une exactitude minutieuse sur leur moment et leur durée, révèlent des phénomènes que nos sens ne pouvaient constater. Les variations de qualité sont ainsi traduites par des variations quantitatives correspondantes ; l'élément personnel et subjectif disparaît ; mesure et précision numérique deviennent l'âme de la science expérimentale. Parti des données sensibles, l'observateur aboutit à des chiffres qui rendent possible la traduction des lois du monde réel en formules mathématiques. La complexité des phénomènes rend la tâche particulièrement difficile en biologie, en psychologie, en sociologie ; mais les preuves abondent qui démontrent que, dans ce domaine, le déterminisme règne avec autant de rigueur qu'en physique ou en chimie. Et la systématisation mathématique gagne, aujourd'hui, les cantons du savoir qui semblaient lui être à jamais interdits.

Contre ces procédés de l'observation scientifique, Bergson et ses disciples, Edouard Le Roy en partlculier, ont protesté bruyamment. Pour eux, la science positive résulte seulement de conventions ; lois et faits ne sont que d'artificielles créations de l'intelligence. « Ce qu'on appelle ordinairement un fait, écrit Bergson, ce n'est pas la réalité telle qu'elle apparaît à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux intérêts de la pratique et aux exigences de la vie sociale ». Ce sont nos besoins pratiques qui, braqués sur la réalité sensible comme autant de faisceaux lumineux, y dessinent des corps distincts : « Les contours distincts que nous attribuons à un objet, déclare le philosophe, et qui lui confèrent son individualité, ne sont que le dessin d'un certain genre d'influence que nous pourrions exercer en un certain point de l'espace : c'est le plan de nos actions éventuelles qui est renvoyé à nos yeux, comme un miroir, quand nous apercevons les surfaces et les arêtes des choses. Supprimez cette action et, par conséquent, les grandes routes qu'elle se fraye d'avance par la perception, dans l'enchevêtrement du réel, l'individualité du corps se résorbe dans l'universelle interaction qui est sans doute la réalité même. » En d'autres termes : « Les corps bruts sont taillés dans l'étoffe de la nature par une perception dont les ciseaux suivent, en quelque sorte, le pointillé des lignes sur lesquelles l'action passerait. » De plus, nos perceptions sont exprimées en langage intelligible, afin d'être transmises aux autres hommes, socialisées en quelque sorte ; et, sur les méfaits du langage, Bergson est intarissable. Ses procédés d'analyse véhiculent sourdement tous les postulats de l'action pratique ; il trahit paraît-il plus qu'il ne traduit. Les flux réels, les profondeurs dynamiques ne l'arrêtent pas, il s'intéresse uniquement aux affleurements superficiels, qu'il solidifie grâce à des termes comparables à des pieux enfoncés dans un terrain mouvant. Fidèle à la pensée de son maitre, Edouard Le Roy ira jusqu'à dire que le savant crée de toutes pièces, sinon le fait brut, du moins le fait scientifique. Qu'il s'agisse d'une éclipse par exemple, le fait brut se réduit à un jeu d'ombre et de lumière, mais I'astronorne suppose l'existence et d'une horloge et de la loi de Newton. Alors que l'ignorant déclare seulement : « il fait noir», l'astronome affirme: « l'éclipse a lieu à telle heure », et encore « l'éclipse a lieu à l'heure que l'on déduit des tables construites d'après les lois de Newton ». Il expliquera enfin que l'éclipse résulte de la rotation de la terre autour du soleil, etc... Or, ce faisant, dit Le Roy, l'astronome trahit le réel et crée le fait scientifique de façon arbitraire. Ce qui ne saurait surprendre car la science « ne cherche que ce qui se répète, ce qu'on peut compter. Partout, quand elle théorise, elle tend à l'établissement de relations statiques entre unités composantes formant une multiplicité homogène et discontinue. Son outillage même l'y incline. Les appareils de laboratoire ne saisissent, en effet, que des alignements, des coïncidences, en un mot des états, non des passages : même dans le cas d'apparence contraire, par exemple quand on détermine un poids en observant les oscillations d'une balance et non plus son repos, c'est à une périodicité, à une symétrie qu'on s'intéresse, donc à quelque chose qui est de la nature d'un équilibre encore, d'une immobilité. La raison en est que la science, comme le sens commun, bien que d'une manière un peu différente, ne vise en définitive qu'à obtenir des résultats achevés et maniables. » Mais, a-t-on répondu, parce que les faits de la vie quotidienne sont exprimés en langage ordinaire, s'ensuit-il que ce dernier les crée véritablement ? Personne n'oserait le prétendre ; les faits de la vie courante sont exprimés dans une langue plus ou moins claire, ils ne sont pas l'oeuvre des grammairiens. Le savant crée un langage commode pour la traduction des données sensibles, voilà le seul reproche, si c'en est un, que Le Roy puisse lui adresser. De ce que le concept, l'idée exprimée par le terme, s'avère moins riche en détails que la réalité correspondante, il semble singulièrement exagéré de conclure qu'il est dépourvu de toute valeur. Nul peintre ne saurait faire un portrait tout à fait ressemblant ; il n'en résulte pas qu'une belle peinture ne puisse jamais fournir de renseignements sur le modèle. En disséquant un animal, le zoologiste l'altère et se condamne à n'en pas tout connaître. « Mais, remarque Henri Poincaré, en ne le disséquant pas, il se condamne à n'en jamais rien connaître et, par conséquent, à n'en jamais rien dire. » Quant à l'anti-intellectualisme de Bergson, à ses critiques du raisonnement discursif et à l'intuition spéciale qu'il prône, nous avons déjà dit ce que nous en pensons (voir Intuition). Si le bergsonisme a connu la grande vogue, c'est que beaucoup comptaient sur lui pour renouveler l'apologétique chrétienne et maintenir les croyances religieuses, si favorables aux prétentions des possédants. Par contre, ces beaux discours n'obtinrent des chercheurs consciencieux que le sourire qu'ils méritaient. Des remarques piquantes, très peu de vérités, voilà ce qui reste aujourdhui de l'effort déployé par l'anti-intellectualisme pour ruiner le crédit de la science et de la raison. Sur la base inébranlable de l'observation précise, contrôlée, impersonnelle, et grâce à des mesures de plus en plus rigoureuses, l'édifice de nos connaissances positives s'élève méthodiquement. Mais, comme il est normal, les procédés d'investigation varient selon la nature particulière des phénomènes étudiés. L'astronome et le microbiologiste n'usent pas des mêmes  instruments ; le sociologue n'a pas besoin de cornues, et l'introspection, indispensable au psychologue, est sans utilité pour le physicien. Méthodes ou appareils, employés par l'observateur dans les diverses branches du savoir, font d'ailleurs l'objet de progressives améliorations. 

- L. BARBEDETTE

OBSERVATION

I. - Pourquoi il faut faire observer les enfants

Rousseau dit « Nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n'est pas nous apprendre à raisonner ; c'est nous apprendre à nous servir de la raison d'autrui, c'est nous apprendre à beaucoup croire et à ne jamais rien savoir ». Sans observation, on peut acquérir des mots, on ne peut pas acquérir des idées. « Qu'est-ce que transmettre une idée à quelqu'un ? demandait Delon. C'est faire en sorte qu'il arrive à se former une idée semblable à celle qui est dans l'esprit du parleur.... Vous voulez donner à votre voisin la notion d'un objet qui lui est inconnu ; vous énoncez successivement les divers attributs, rapports, caractères essentiels de l'objet. A mesure que vous les appelez par les mots qui les désignent, les idées correspondantes se présentent à la pensée de votre auditeur. Avec ces traits rassemblés, il se construit, lui, dans son esprit, une image conforme à son modèle, celle qui est dans le vôtre. » Mais imaginons que ce voisin soit aveugle de naissance, tous les mots rappelant des sensations visuelles que vous pourrez employer seront impuissants à éveiller dans son esprit les images ou les idées correspondantes. A votre travail d'analyse ne correspondra pas un travail parfait de synthèse, car votre auditeur ne possède pas tous les matériaux de son travail de synthèse. Il se fera une idée incomplète et si les matériaux manquants étaient essentiels ou primordiaux, la synthèse serait impossible, nulle idée d'ensemble ne pourrait se former dans son esprit. « Toute idée simple, absolument simple et première, est en soi incommunicable et, par suite, ne peut procéder que de l'observation. » Ce n'est qu'en observant ou faisant observer que vous pouvez acquérir ou faire acquérir les idées simples qui sont les fondations des idées plus complètes, acquises par association d'idées, comparaisons, etc ...

Les livres sont pour nous des parleurs, dont nous sommes les auditeurs. Eux aussi sont incapables de nous communiquer des idées simples et de nous permettre de nous former des idées composées dont nous ne posséderions pas les éléments.

« La mémoire verbale de l'enfant est grande. Elle lui permet d'enregistrer très aisément des mots, des nomenclatures et des définitions, alors même que ces formules ne correspondent à aucune idée. » (Demoor et Jouckheere.) Le pis n'est pas cependant l'absence d'idées, mais que les mots et les phrases entendus et répétés cachent à l'ignorant son absence de savoir. Ainsi des hommes qui ne se résignent pas à ignorer l'origine du monde déclarent: « C'est Dieu qui a créé le ciel et la terre ». Un mot qui masque leur ignorance et qui n'explique rien du tout constitue une explication suffisante pour les croyants.

L'observation est l'ennemie de la croyance et des préjugés aussi bien sociaux que religieux. L'individu qui observe les changements survenus ne peut plus dire : « Ceci a toujours été et sera toujours », et ainsi s'écroulent peu à peu les dogmes politiques, sociaux ou religieux qui, mieux que des soldats ou des gendarmes, sont les chaînes de l'humanité.

II. - Comment il faut faire observer les enfants.

Etre convaincu des mérites de l' observation ne suffit pas. Il faut d'abord être soi-même observateur. J'ai sous la main un ouvrage récent (publié en 1926), au titre prometteur : « Les Sciences par l'Observation et l'Expérience ». Il a pour auteurs un agrégé des sciences physiques et un Directeur d'Ecole Normale. Or, parmi les indications d'observations et d'expériences que donnent ces auteurs, je lis : « Toutes les variétés de rosiers sont dérivées de l'églantier. Elles ont de nombreux pétales et elles n'ont pas d'étamines. Les étamines sont transformées en pétales ... Les rosiers ne donnent pas de graines en général. S'ils en donnent, leurs graines reproduisent des églantiers ... » Or, non seulement ces auteurs se trompent en affirmant que nos rosiers sont dérivés de l'églantier, mais encore ils n'ont pas observé. D'abord, il est excessivement rare de trouver des roses qui n'ont pas d'étamines. Toutes nos plus belles roses actuelles (Fran Karl Druscki ou Reine des Neiges, Mme Herriot, Caroline Testout, Général Mac Arthur, Snir de Georges Pernet, etc ... ) en ont, au contraire, un grand nombre. Ensuite, presque tous ces rosiers sont fertiles. Enfin, si nos deux auteurs avaient observé, ils n'auraient pas manqué de signaler que, bien souvent, on voit dans les roses des étamines imparfaitement transformées en pétales. Ajoutons, pour finir, qu'ils n'ont pas davantage expérimenté : les graines de rosiers donnent des rosiers et non des églantiers. Si je dis encore que cet ouvrage est loin d'être le plus mauvais, j'aurai suffisamment prouvé, je pense, qu'on ne peut former des observateurs si on n'est pas observateur soi-même.

Il ne faut pas non plus vouloir faire observer les enfants à la façon des savants ou des artistes.

Alors que le savant, recherchant la vérité, s'efforce avant tout d'être clair, exact, concis, précis, et donne à son travail le plus d'objectivité possible, l'artiste : peintre, sculpteur, littérateur, est personnel, subjectif. Le savant veut nous faire comprendre, l'artiste s'efforce de nous faire sentir.

Chez nos enfants, comme chez les primitifs, on retrouve bien ces tendances contraires, mais elles ne sont pas encore différenciées; aussi, nos exercices d'observation devront-ils être, en même temps qu'une première initiation scientifique, une première initiation artistique, par le langage, le dessin, etc ... Ce que le jeune enfant observe il doit l'exprimer : l'expression doit toujours accompagner l'observation. On a, dans nos écoles, le tort de vouloir séparer trop tôt les exercices d'observation, les leçons de choses comme on dit, des exercices de langage.

A un autre égard, on ne saurait comparer l'observation du savant à celle des jeunes enfants. Chez le premier, l'habitude d'observer est devenue un besoin, une seconde nature ; l'observation peut être bien souvent désintéressée et appliquée à quelques détails seulement. Chez l'enfant, l'observation naturelle, non provoquée, naît d'une curiosité, d'un problème, et s'attache à l'ensemble bien plus qu'aux détails. Les instituteurs se préoccupent trop du sujet des observations et pas assez de l'intérêt de l'enfant. Il y a des détails sans intérêt, sans valeur, et en voulant tout faire observer, on rend l'observation fastidieuse. Il faut faire appel aux intérêts et à l'affectivité de l'enfant. « La maîtresse n'a pas dit, écrit le grand pédagogue hollandais Jan Ligthart : « Ceci est le tronc », mais: « Tiens, Pierre, pourras-tu grimper sur ce tronc ? » On ne voit réellement les choses que par l'intérêt, et alors, on les voit non seulement des yeux mais aussi du cœur. » Si je suis victime d'une panne de bicyclette, je ne perdrai pas mon temps à observer toutes les parties de ma machine, j'observerai pour résoudre un problème, pour chercher la cause de la panne ; pourquoi vouloir que les enfants observent sans raison ? L'art de faire observer n'est pas celui d'amuser les enfants par un habile bavardage ; mais il est dans la recherche des moyens de transformer les sujets d'observation en problèmes. Dans la bordure de notre cour d'école, se trouvent des rosiers dont les fleurs aux couleurs brillantes ou nuancées attirent l'attention des élèves à qui nous disons un jour: « Nous pouvons tenter d'obtenir, nous aussi, de nouvelles variétés de rosiers ». Ce problème nécessite l'élude de la fécondation artificielle à laquelle nous procédons un beau matin. L'intérêt des élèves est ainsi tenu en éveil par l'opération elle-même, et cet intérêt pour l'opération se change en un intérêt pour tout ce qui touche à cette opération. Ainsi, nous pouvons leur faire observer sans ennui les différentes parties de la fleur. En ce faisant, nous prenons le contre-pied de ce qu'on fait d'ordinaire. En effet, si l'on consulte les ouvrages scolaires, on peut constater qu'on étudie d'ordinaire les sciences, puis leurs applications à l'agriculture, l'hygiène, etc ... , alors que nous voulons que ces applications pratiques nous fournissent des problèmes dont la solution exigera l'observation, et avec elle, autant que possible, l'activité manuelle et la mesure, la réflexion et l'imagination.

« Toutes nos opérations mentales, écrit le Dr G. Le Bon, s'opèrent suivant un mécanisme spécial : la comparaison ». Il importe, écrit aussi le Dr Decroly, « de présenter deux objets, deux êtres ; en effet, le travail mental supérieur se fait mieux grâce à la comparaison de choses et de faits présents ; on commencera par les différences, puisque l'expérience semble avoir montré que les différences se perçoivent mieux que les ressemblances. Mais rien n'empêchera de souligner celles-ci dans la suite ». Présentons une feuille jaunie à l'automne ; l'enfant saura dire que la feuille est jaune lorsque nous l'interrogerons sur sa couleur, car le mot jaune, quoique abstrait, est déjà bien connu de lui. Il vaudrait cependant mieux concrétiser et préciser tout à la fois ce terme en le complétant : la feuille peut être jaune citron, jaune orange, ou, si vous préférez, jaune comme un citron, ou jaune comme une orange. Cette feuille jaunie peut aussi être comparée à d'autres feuilles ; toutes ces feuilles peuvent être rangées d'après la tonalité : du jaune le plus clair au jaune roux ; d'après la grandeur ou d'après la forme. De nouvelles comparaisons sont ainsi faites, qui permettent à l'enfant d'acquérir tout à la fois des idées nouvelles et les mots qui servent à les exprimer : lisse, rugueux ; opaque, transparent, etc ...

Avec des élèves plus âgés il faut aussi faire comparer. Voici ce que Roorda écrit à ce sujet : « ... Je veux, pour finir, dire deux mots d'un exercice dont les écoliers tireront un grand parti. Ils consacreront au moins une heure par semaine à la notation des différences et des ressernblances, qu'il y a entre les choses : les  différences ou les ressemblances que peuvent présenter deux fleurs, ou deux pierres, ou deux insectes, ou deux oiseaux, ou deux métaux, ou deux portraits, ou deux figures géométriques, ou deux sous, ou deux phrases, ou deux fables composées par deux écrivains qui ont voulu traiter le même sujet, ou bien les gestes, les attitudes et les paroles de deux personnes, etc .... Souvent on se demandera : « Cette ressemblance-ci accompagne-t-elle toujours cette ressemblance-là ? » Parfois, une différence qu'on ne soupçonnait pas deviendra évidente, grâce à l'emploi de quelque réactif. Tout le travail qui précède l'énoncé des vérités scientifiques est là.

Ces exercices de comparaison peuvent être admirablement gradués : très faciles d'abord, puis, au bout de quelques années, très difficiles. « Le Pédagogue n'aime pas les enfants », p. 105.

A la comparaison se rattache la mesure qui est une comparaison très précise et dont nous ne parlerons pas maintenant, nous étant suffisamment étendu sur ce sujet aux mots éducation et mesure.

La mesure se fait au moyen d'appareils et il est bon que nos grands élèves apprennent qu'il est d'autres appareils que les hommes ont inventés pour suppléer aux faiblesses de nos sens - qu'il faut éduquer pour bien observer et que l'on éduque en observant (voir : Education) - ; il est bon de leur faire faire quelques observations à la loupe ou même avec un petit microscope. Il est un autre moyen, trop peu employé, d'obliger les enfants à bien observer : c'est l'emploi du dessin. Il faut regarder avec plus d'attention lorsque l'on veut dessiner, il faut sans cesse comparer son dessin au modèle pour constater les différences et se corriger. Enfin : « chaque sujet, animal ou plante, s'organise suivant une architecture spéciale, en lignes harmonieuses, souples ou rigides, toujours équilibrées, dont l'analyse peut être une excellente leçon de beauté. La représentation exacte d'un objet réel constitue l'exercice élémentaire le plus propre à développer le goût et à rattacher l'art vrai à sa pure source qui est la nature. D'abord interprète fidèle des réalités comprises et admirées, l'élève n'aura pas de peine, dans la suite, à épurer, à styliser et à passer à l'arrangement décoratif bien composé. » (A. Pézard et L. Laporte- Blairsy.)

Mais que faut-il observer ? Un choix s'impose ; il faut savoir se limiter et, surtout pour les plus grands élèves, il vaut mieux observer peu, mais bien, que de papillonner en multipliant les observations superficielles. Il est préférable qu'un enfant ait observé à fond une demi-douzaine de plantes bien variées que de connaître et d'avoir observé superficiellement un grand nombre de plantes. Tout d'abord, il nous faut commencer par choisir nos observations, de telle façon que les enfants s'y intéressent autant que possible. A cet égard, tout ce qui vit ou bouge nous fournit les meilleurs sujets d'observation : les plantes intéressent plus que les corps inertes, les animaux intéressent plus que les plantes, et les phénomènes de la nature : la pluie, le vent, la neige, etc..., nous fournissent aussi des sujets intéressants. Mais on n'observe pas pour observer, on observe pour chercher la solution de certains problèmes, pour exercer les facultés logiques de l'observateur et, malheureusement, certains des sujets d'observation les plus intéressants pour les petits posent des problèmes dont la solution n'est pas à leur portée. Les observations biologiques, par exemple, sont justifiées par ce  problème : comment cet animal, cette plante, sont-ils adaptés à la vie dans leur milieu et l'on peut à ce propos, par exemple, étudier: 1° l'adaptation des fleurs à la fécondation par les insectes ; 2° l'adaptation des insectes à la fécondation ; 3° l'adaptation des fruits et semences à la propagation par le vent et les animaux ; 4° l'adaptation du corps des mammifères aux différentes façons de se mouvoir et de se nourrir ; 5° l'adaptation du corps des oiseaux à la manière de voler ; 6° l'adaptation du corps des oiseaux aux autres façons de se mouvoir (pie, poule, canard, héron, etc ... ) ; 7° l'adaptation du corps des oiseaux aux différentes façons de se nourrir ; 8° l'adaptation des fleurs à la fécondation par le vent, etc ... , etc ... Mais l'explication transformiste de ces diverses adaptations n'est pas à la portée des jeunes enfants et, à les signaler trop tôt, nous risquons d'éveiller, ou d'ouvrir les voies à l'éveil, des explications finalistes qui sont celles que donnent les prêtres de toutes les religions.

Si donc, avec les jeunes enfants, il est bon de faire observer les êtres vivants qui les intéressent, il faut, avec eux, laisser de côté les observations relatives à l'adaptation au milieu, qu'on devra leur faire faire plus tard, lorsqu'ils seront aptes à comprendre l'explication transformiste.

A certains égards, il vaut mieux faire observer des outils, instruments, etc ... , réalisés par le travail humain. Le problème qu'ils posent est plus simple ; sa solution plus aisée a, d'autre part, l'avantage d'être une leçon de morale qui fera comprendre aux enfants la valeur de l'effort intellectuel et manuel. Tout objet fabriqué répond à un but ; il s'agit, à l'aide de « pourquoi » et de « comment », de faire trouver à l'enfant la raison de l'ensemble et des détails, de la forme, de la matière, etc ... et, pour cela, des comparaisons sont encore nécessaires : nous comparerons la lame du couteau, du canif, du greffoir, de la serpette, avec la hache, etc ... , la hache avec la scie, etc ... Nous agirons aussi : en s'asseyant sur divers bancs, sièges, etc ... , les enfants constateront que leurs tables d'écoliers sont adaptées à leur taille, etc .... Au besoin nous nous transformerons en critiques : l'adaptation n'est pas toujours parfaite : ce vase au pied trop étroit se renverse trop facilement, etc ... Et nous n'oublierons pas aussi d'apprécier tout ce qui ne répond pas à une utilité véritable, mais qui est là « pour faire joli » et nous ferons ainsi peu à peu aimer la beauté aux petits.

Il est des comparaisons qui ne sont pas aisées, qui ne sont pas précises à cause du temps qui s'écoule ; nous parerons à ces inconvénients en usant de graphiques. Nous pourrons ainsi mettre en évidence les variations de la température, l'accroissement du poids et de la taille des élèves ou des animaux et des plantes qui les intéressent.

Nos élèves auront pour cela des cahiers d'observation, sur lesquels ils indiqueront  également des observations accidentelles, saisonnières, etc... : la date de l'arrivée et du départ des hirondelles ; celles où apparaissent et où tombent les feuilles sur les arbres et les autres plantes bien connues, la date des premières gelées, celle de la disparition des dernières neiges, les dates et la durée de floraison de nos rosiers, etc..., etc...

Toutes ces observations, en habituant à observer, à comparer, à juger, prépareront à l'observation sociale que nous n'aborderons que plus tard ; d'abord, parce que les jeunes enfants ne s'y intéressent guère, ensuite parce que, si nous voulons les amener à constater les injustices sociales, nous ne voulons pas substituer notre jugement au leur. Nous ne voulons former ni des citoyens obéissants, ni des révolutionnaires inconscients, mais des esprits libres. Cultivons d'abord l'idéalisme dans l'âme de nos élèves et de nos enfants et cultivons-le de telle façon que, plus tard, I'observation des injustices sociales, la comparaison du sort des travailleurs et des parasites soit pour eux une souffrance et provoque un sentiment de révolte. Ainsi nous ferons le plus sûrement des hommes libres, des révolutionnaires conscients et désintéressés.

III. - Pourquoi et comment il faut observer les enfants.

Si nous voulons instruire quelqu'un, il importe que nous fassions d'abord le bilan de ce qu'il sait et de ce qu'il ignore et que nous nous rendions compte de ses intérêts et de ses aptitudes. Est-il besoin de développer ceci et n'est-il pas clair qu'il est inutile d'enseigner à quelqu'un ce qu'il sait déjà, qu'il est vain de vouloir faire acquérir des connaissances secondaires avant les connaissances élémentaires indispensables ? Inutile de vouloir faire apprendre des leçons dans un livre à qui ne sait pas lire, inutile aussi de vouloir enseigner les mathématiques sans souci d'assurer les fondations, en commençant par les connaissances les plus élémentaires.

La nécessité de l'intérêt n'est pas moins évidente (nous renvoyons au mot : intérêt) et il n'est pas douteux non plus que notre enseignement doit être à la mesure de nos élèves, c'est-à-dire que nous devons tenir compte de leurs capacités. « Nous perdons simplement notre temps, écrit Dorothy Canfield Fisher, quand nous incitons l'enfant à produire, de gré ou de force, ce qu'il ne peut produire. »

Ce qui est vrai de l'instruction ne l'est pas moins de l'éducation. Si nous voulons influer sur le caractère de nos enfants ou de nos élèves, il faut commencer par les connaître. Or, beaucoup d'éducateurs, parents ou instituteurs sont incapables de voir les enfants tels qu'ils sont. La passion, le sentiment, priment chez eux la raison, ils voient leurs enfants ou leurs élèves tels qu'ils les voudraient ou - à la suite d'une antipathie irraisonnée - tels qu'ils se les imaginent. Les uns, indulgents à l'excès, n'accordent pas une importance suffisante aux fautes ou aux défauts, disant : « Ce sont des enfants ; » et oublient l'œuvre éducative qu'il faut accomplir pour en faire des hommes. Les autres, sévères avec non moins d'excès et le plus souvent égoïstes, répriment toutes les activités enfantines qui les gênent, comme si l'idéal était d'avoir des enfants semblables à des soliveaux : ne parlant pas, ne remuant pas, n'ayant aucune initiative.

Notre intérêt personnel, nos sentiments, ne sont pas les seuls obstacles qui nous empêchent de bien observer nos enfants ou nos élèves, de bien les connaître et de les comprendre. Il faut compter aussi avec notre ignorance. Nous jugeons les enfants comme s'ils étaient des hommes en plus faible, en plus petit, en plus imparfait. Nous renvoyons, pour l'exposé du contraire, à notre étude sur le mot « enfant ». Nos lecteurs y verront que l'enfant est un être qui évolue et ils y verront quelle est la marche de cette évolution pour l'enfant en général. Mais les enfants que nous devons instruire et éduquer sont tout à la fois pareils et différents. Il nous faut, pour bien connaître nos enfants, pour bien les observer, savoir beaucoup de choses sur le développement de l'enfant moyen que décrivent les ouvrages de psychologie. Ces connaissances guideront nos observations, nous permettront de saisir des différences, tout ce qui constitue l'individualité de chaque enfant.

Ce qu'il importe aussi d'observer, de noter si possible sur des fiches, ce n'est pas tant ce qu'est l'enfant à un moment donné, que la façon dont il croît, se développe, évolue. Qu'un enfant ait un poids légèrement inférieur à l'enfant moyen de son âge est de peu d'importance, si sa croissance se continue régulièrement, mais il n'en est pas de même lorsqu'il y a arrêt ou recul. Ceci qui est vrai pour le physique ne l'est pas moins dans les domaines intellectuel et moral : deux enfants du même âge et présentant apparemment le même développement intellectuel peuvent être : l'un un retardé en train de rattraper son retard, l'autre un anormal dont le retard ira s'accentuant. L'observation sans fiches, confiée à la seule mémoire, ne permet pas suffisamment de se rendre compte de cet état dynamique, beaucoup plus important que l'état statique.

Connaître l'enfant ne suffit pas, il faut le comprendre et pour cela il faut savoir faire une synthèse des détails de l'observation et puis aussi savoir observer au moment et dans le milieu favorables. Ce qui convient le mieux, c'est d'observer l'enfant, sans qu'il s'en doute, libre dans le cadre de sa vie quotidienne dans le milieu qui lui est familier. L'observation de l'enfant nécessite aussi l'emploi de mesures, de graphiques. Il est bon de mesurer la taille, le poids, le périmètre  thoracique des enfants, pour surveiller leur développement physique. Il est utile d'employer des tests pour apprécier leur developpement intellectuel.

Enfin, causons beaucoup avec les enfants c'est encore un des meilleurs moyens de les bien observer pour les bien connaître. Savoir ce qu'ils sont pour les aider à devenir ce qu'ils pourraient être doit être notre devise. 

- E. DELAUNAY.