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OFFENSIVE 

Il est bien évident que nous ne pouvons mieux faire ici qu'évoquer le point de vue guerrier qui caractérise si formidablement ce mot. Il n'est pas très difficile à expliquer et il est bien facile à comprendre, après l'usage abusif qui en fut fait en discours, en écrits et en actes, avant, pendant et depuis la guerre infernale de 1914-1918. Pour le bien définir, ce mot qui exprime une mentalité spéciale de l'atmosphère guerrière de l'époque, il faut bien reproduire quelques-uns des commentaires auxquels il donna lieu pour persuader l'opinion publique d'alors de l'efficacité de cette méthode supérieure de combat, adéquate au tempérament du brave soldat de France. C'est ainsi que les soldats, sous l'uniforme de Saint-Cyr, partirent au feu, au début de la grande guerre, en crâneurs, le plumet au shako et les gants blancs aux mains. Ils furent fauchés comme les blés un beau jour de moisson, et comme le furent, après eux, des milliers et des milliers de jeunes hommes, non professionnels, qui ne demandaient qu'à vivre et produire, et non pas à être massacrés sans trop savoir ni pourquoi, ni comment.

I1 fallait l'Offensive parce que, selon le raisonnement des personnages galonnés, professionnels du massacre, la Défensive paraissait indigne de I'enthousiasme, de l'élan, du courage, de la fougue, de la maëstria, de la furia du soldat français. C'était aussitôt l'avis des fournisseurs d'armes et de munitions, des politiciens de tribunes, des journalistes et des rédacteurs de communiqués en phases élogieuses, masquant la barbare méthode offensive.

Mais copions de suite ce qu'en dit le Larousse :

Offensive. - Qui attaque, qui sert à l'attaque : Guerre OFFENSlVE. Armes OFFENSIVES. - Se dit d'un accord entre princes ou gouvernements, dont l'objet est de s'aider réciproquement pour attaquer les ennemis de l'un des contractants : Alliance OFFENSIVE. - Qualification donnée à tout engin ou arme pouvant être employé pour porter des coups à l'ennemi pour l'attaquer, ainsi qu'à toute manœuvre ou opération ayant le même objet : Engin OFFENSIF. Marche OFFENSIVE. Retour OFFENSIF. Mouvement exécuté par une troupe qui, ayant d'abord battu en retraite, reprend l'offensive, - N. f. Nom donné à la forme de combat par laquelle on attaque l'ennemi. ENCYCL. - Bien que l'assaillant d'une position semble, en général, devoir courir de plus grands dangers que le défenseur qui aura pu s'y abriter et fortifier à loisir, l'offensive n'en a pas moins ce grand avantage de permettre à celui qui la prend de choisir le point et l'heure de l'attaque ; tandis que le défenseur, obligé d'être toujours et partout sur ses gardes, est exposé à la fatigue et à la démoralisation. En outre, le succès n'est jamais pour lui que négatif, puisque le seul résultat qu'il retire d'un combat heureux, c'est de se maintenir dans ses positions.

« L'offensive seule donne de positifs et réels succès ...» Telle est l'opinion du Larousse.

C'est ainsi que débuta la guerre de 1914-1918. De part et d'autre on s'ingénia pour appliquer, le plus impitoyablement possible, le système de l'Offensive. Ce fut à qui jetterait le plus vite la panique chez l'adversaire par un lancement audacieux de bombes par avions sur des villes populeuses en effervescence, visant surtout les gares et les usines. Bien entendu, le prétexte des représailles fut invoqué de chaque côté, très hypocritement, pour raviver la haine de peuple à peuple et entretenir, par le mensonge, la férocité guerrière. A ce moyen pervers pour influencer le moral du soldat, il fallait en adjoindre un autre pour exciter sa brutalité, engendrer sa sauvagerie et lui faire oublier sa dignité d'homme. Face à face, de sang-froid, les pauvres adversaires se sont bien des fois rendu compte qu'ils n'étaient pas ennemis, mais victimes d'une machination monstrueuse décorée du nom de Patriotisme. En se voyant ainsi mutuellement, ils n'étaient pas loin de se laisser aller à la Fraternisation... Quelle horreur ! Il y eut des cas plus nombreux qu'on ne croit du geste individuel ou collectif de fraternisation. On le sut en haut lieu et c'est par la terreur, d'une part, et par l'alcool, d'autre part, qu'on parvint à tirer de cette pente les fils du peuple amenés au front pour se combattre et non pas pour s'entendre et se comprendre. Pour cela l'Offensive valait mieux que la Défensive. Mais il fallait la gnole et le pinard. C'est avec cela qu'on fit les héros de l'Offensive et qu'on empêcha le mieux que les guerriers redeviennent des hommes. Le vin coula et le sang aussi.

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Quand on envisage de sang-froid, sans prétendre faire de la stratégie, certaines opérations importantes de la terrible guerre de 1914·1918, on arrive tout naturellement à des observations dictées par le plus simple bon sens. C'est ainsi qu'il nous paraît qu'on ne pouvait pas douter, ni au commencement d'août, ni au milieu de ce mois de l'année 1914, que l'offensive principale allemande se faisait par la Belgique.

Mais les chefs, professeurs de l'Ecole de guerre, n'étaient pas de cet avis. Or, comme le Pape, ces manitous de guerre sont installés dans l'Infaillibilité, il faut les croire et obéir sans discuter.

Au début de septembre, le bon sens de tout ce que le galon ne méduse pas parmi les hommes du gouvernement, du parlement, de la presse, savait qu'il ne fallait pas évacuer Paris ; et qu'il fallait livrer bataille sur la Marne, quand l'armée en retraite s'appuyait à droite sur le camp retranché de Verdun, à gauche sur le camp retranché de Paris.

Mais le G. Q. G. ne pensait pas ainsi : c'est pourquoi furent lancées offensives partielles sur offensives partielles pour quelques mètres de terrain pris ou repris, qu'on devait abandonner le lendemain en augmentant chaque fois le nombre des tués ! On ne pourrait, même aujourd'hui, dire ces choses si elles n'éclataient aux yeux de tous. Après une expérience de quelques mois, tout le monde sut que la guerre d'usure, le grignotement de l'armée allemande, par des attaques partielles, ne pouvait, sur un front de 600 à 700 kilomètres, que nous user nous-mêmes. C'est précisément ce que disait un journaliste dans un article intitulé : « Réflexions d'un simple pékin ». Voici ce que disait Gustave Hervé :

« Une attaque locale, partielle, par une compagnie, un bataillon, un régiment, une brigade, une division, ou même un corps d'armée, n'a qu'un résultat : faire tuer des hommes sans aucune espèce de profit que de gagner 200 à 300 mètres, que le plus souvent on est incapable de conserver.

Le plus grave, c'est que, dans ces assauts contre des tranchées ennemies, ce sont les plus braves qui ont le plus de risques de se faire tuer. Ils sortent le plus hardiment de leur abri, foncent le plus audacieusement sur l'ennemi et, naturellement, reçoivent le plus de horions.

Pour boucher les trous, on fait venir d'autres hommes du dépôt, puis on recommence ; les plus braves encore disparaissent ; c'est un continuel écrémage des meilleurs. Nous grignotons l'ennemi : il nous suce, lui, le meilleur de notre sang. » (Ici quelques assurances que le signataire ne critique pas l'état-major). Et il ajoute : « Ce que je dis, c'est que la preuve aujourd'hui est faite que l'offensive ne peut aboutir à rien. » (Guerre Sociale, 28 février 1915.)

Ainsi voici l'Offensive partielle jugée par un pékin qu'on ne s'attendait pas à voir ici.

Quant à l'Offensive en masse, le même fameux pékin estime aussi qu'elle a fait faillite. Pour lui, la défensive elle-même a fait faillite. La solution pour le pékin en question est celle-ci :

« Il semble, dit-il, que la victoire dans de telles conditions, sera à celui des deux adversaires qui, le premier, aura su appliquer la méthode que les militaires appellent, je crois, la contre-offensive, et dont jusqu'ici, sur notre front, depuis six mois, Français et Allemands n'ont fait que des applications purement partielles, où, d'ailleurs, elle a presque toujours donné des succès locaux. »

Pour terminer, l'éminent pékin, après avoir exposé son plan sur ce qui aurait dû être fait sur l'Yser, dit :

« Ayons la patience d'attendre qu'ils (les Allemands) soient acculés à cette offensive meurtrière, pour faire, à l'instant psychologique, la contre-offensive que nous n'avons pas pu faire sur l'Yser. 

Pour la dixième fois je conclus : « A quand la nouvelle armée de Paris ? » »



Pour nous, qui n'avons pas d'avis à donner, même à titre de simple pékin, aux grands chefs de notre armée, offensive partielle, offensive générale ou en masse et contre-offensive sont des façons de sauvages tueries qui ne disparaîtront qu'au jour où les humains de toutes nations refuseront d'y collaborer ou quand, par des moyens scientifiques, à la portée de tous, on pourra supprimer tous les guerriers et, par conséquent, la guerre.

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L'Offensive, méthode chère à certaines personnalités de la caste militaire, pour lesquelles il n'y a de vraies et de belles batailles que celles qui consomment beaucoup de vies humaines, nous en trouvons assez I'illustration atroce dans les premiers jours de la guerre de 1914-1918 pour nous dispenser de l'aller chercher ailleurs.

Du courageux livre de Victor Marguerite, Au Bord du Gouffre, au chapitre X, intitulé : « La journée du 20 Août », les lignes suivantes sont à leur place ici :

« Devant la ligne des crêtes - où les préparatifs de l'état-major allemand vont coucher tant de nos héros - une épaisse et belle nuit, toute balayée par les projections ennemies, enveloppe cette armée dont deux corps déjà sont en état d'infériorité, et dont le troisième, inconscient du péril, brûle toujours de foncer ... Emouvante veillée des armes !

Certes, le général de Castelnau connaissait, par ses rares avions, l'existence de ces positions défensives où le courage de ses troupes allait être immolé, dans le plus stérile et le plus sanglant holocauste. Mais rien ne l'avait pu renseigner sur leur véritable force, pas plus que sur les intentions de l'ennemi. Etait-on toujours en présence de ses arrière-gardes couvrant une retraite, ou bien de ses gros bataillons ? On ne savait. Et, bien que l'on penchât pour la première hypothèse, comme l'on ne redoutait pas la seconde, il n'y avait plus - fort que nous étions du préjugé offensif - qu'un moyen de se rendre compte : aller voir ! Et on y alla ... Il fallait bien, au demeurant, assurer enfin, aussitôt que possible, le débouché du 16ème corps, au nord des étangs et des bois.

Ordre donc à celui-ci, ainsi qu'au 15ème, d'attaquer de front, simultanément, et de poursuivre le combat jusqu'au rejet de l'ennemi au-delà de la ligne ferrée de Sarrebourg à Metz, modestement devenue le véritable objectif de la 2ème armée. Le 20ème, lui, resserrant sa liaison avec le 15ème, devra marquer le pas, prêt, soit à reprendre, l'instant venu, son mouvement, soit à faire face, le cas échéant, à une attaque débouchant de Metz, qui n'est qu'à 41 kilomètres ...

Alors, dans la brume dense, où le jour point à peine - il est quatre heures du matin - la fusillade éclate. L'artillerie lourde tonne. Ce sont les Allemands, non l'armée Castelnau, qui attaquent. Ils marchent au signal attendu de leur prince. C'est leur heure !. ..

Leur plan ? Arrêter notre droite sur le canal des Salines ; attirer notre gauche sur le bastion de Morhange, tandis que, de flanc, les menaceront les troupes de Metz. Il se réalise point par point. Au moment même où les 15ème et 16ème corps allaient prendre l'offensive sur Benestrof, la ligne du 16ème est écrasée d'un bombardement continu. Les masses ennemies cheminent à travers bois. Nos charges à la baïonnette n'immobilisent qu'en de courts ressacs l'irrésistible avance du flux bavarois ... Le 16ème corps doit reculer ; il a, le soir, perdu 13 kilomètres .... Influencé sur sa droite par l'échec devant Sarrebourg, du 8ème corps (armée Dubail), au point d'avoir, dès le matin, fait acheminer vers le sud ses propres parcs et convois, il avait été en même temps ébranlé à sa gauche, par le sort non moins malheureux du 15ème.

Celui-ci, - après avoir, jusqu'à 10 heures, progressé avec l'une de ses divisions dans un sol marécageux et, avec l'autre, vaillamment résisté à Bidershoff et à Lindre-Haute - est assailli d'une telle averse de fer, est poussé d'une telle violence, qu'il faut, bon gré mal gré, plier. A Dieuze, puis au sud de la ville et au sud-ouest de Gelucourt, ces vaillants opposaient même retour de flamme, mais contre un feu si terrible qu'il faut définitivement rompre ; on ne se rallia que quinze kilomètres en arrière.

Au 20ème, même aventure, plus caractéristique encore. Des trois corps engagés, c'est celui-ci qui, ayant attaqué le premier, le premier est démoli, rejeté. C'est Foch qui entraînait, en lâchant pied, les voisins.

Contrevenant aux ordres formels du commandant d'armée, qui lui avait prescrit l'expectative, le commandant du 20ème a, lui-même, ordonné de se rendre indiscutablement maître des hauteurs de Baronville, Morhange et d'agir ensuite, par la droite, en liaison avec le 15ème ... C'est le mouton qui se lance dans la gueule du loup. Ou, si l'on préfère une autre comparaison animale, c'est, dit M. Engeraud, le chien de chasse impétueux qui bourre, au premier coup de feu de l'ouverture ... Hélas ! le chien de chasse était, en l'espèce, maître d'équipage et découplait la meute ...

Mais passons la plume à M. Hanotaux. On ne saurait s'exprimer plus clairement : « Le 20ème corps, fier de sa force et de sa renommée, emporté par cette joie de l' offensive qui fut la grande séduction de notre doctrine et le noble entraînement de notre armée au début de la guerre, ne sut pas résister à la tentation de frapper un coup décisif : interprétant plutôt qu'appliquant les ordres du général d'armée, il tira sur la bride et se trouva ainsi, de tous les corps, celui qui s'engagea le plus dangereusement dans le piège que l'ennemi nous avait tendu. »

Résultat : A cinq heures du matin, les deux divisions de Foch viennent s'écraser contre le front de fer et de feu des positions ennemies ; l'artillerie lourde et puis la contre-attaque de deux corps d'armée les balaye. Contre-attaque ou plutôt, selon le terme de la relation allemande, véritable attaque de surprise, qui, en dépit de l'héroïsme de nos belles troupes, et, comme dit M. Hanotaux, de leur noble entraînement, fit de cet impulsif élan un carnage instantané ! Une heure et demie ne s'était pas écoulée, que le général de Castelnau donnait au général Foch l'ordre de suspendre son offensive ... (6 h. 30). Aussi bien, après quelques heures de furieuse résistance, l'une des divisions, la 39ème, devait, sous l'acharnement allemand, reculer jusqu'à Château-Salins, ramenant avec elle jusqu'à Londrequin la 11ème division, dans un repli de plus de 10 kilomètres.

C'est à ce tragique coup d'arrêt qu'aboutissait avec trente-cinq ans d'aveuglement la « grande séduction » de la doctrine de l'Ecole de guerre, revue et augmentée par le Cercle des hautes études militaires. Et, par un autre enseignement, dont il semble que personne n'ait jusqu'ici songé à tirer les conséquences, c'est grâce à la désobéissance personnelle de l'un des professeurs les plus séduisants de la doctrine, que la tragique leçon de Morhange fut, en un des tournermains les plus saisissants de l' histoire, infligée à la France.

Il fallait, à cette leçon, un exemple. Il eut lieu. Fut-ce sur le plus visiblement responsable, c'est-à-dire sur le général Foch, qui, commandant du 20ème corps, le précipita à l'avant, contrairement aux ordres du général d'armée, et compromit ainsi, irrémédiablement, le sort de la journée ? Car, malgré la solidité avec laquelle la brigade mixte coloniale, à la gauche du 20ème corps, protégea sa retraite, malgré la courageuse endurance dont, attaquées par les troupes de Metz, firent preuve les divisions de réserve du général Léon Durand, découvertes par le repli de Foch, c'est à l'échec foudroyant de celui-ci, dès le matin, qu'est dû, bien plus encore qu'au recul des petits 15ème et 16ème corps, l'ordre général de retraite édicté, à 16 heures, par le commandant d'armée ...

Ce fut cependant sur le malheureux 15ème corps et ses contingents méridionaux que le haro s'abattit ... On se souvient de l'incident, encore mal éclairci. .. Journaux et parlementaires - inspirés par qui ? de fulminer ; et le sénateur, M. Gervais, d'écrire même (Matin, 24 août) : « Le ministre de la Guerre, avec sa décision coutumière, prescrit les mesures de répression immédiates et impitoyables qui s'imposent ». » 

On frémit, en relisant ces lignes, et en songeant à ce que purent être ces « mesures de répression » qui, « immédiates et impitoyables » firent expier aux soldats le crime des chefs.

Voilà donc, en détails, l'histoire d'une illustre offensive, voulue, dirigée par l'illustre Foch qui ne s'en tint pas à cet exploit... Car ce ne fut pas lui qui fut frappé, bien qu'absolument responsable de I'hécatombe de Morhange, ce furent les soldats du 15ème corps, coupables d'être des « rescapés » du merveilleux fait d'arme du professeur de l'Ecole de guerre, apôtre remarquable de la fameuse doctrine dont on sait les résultats.

Mais Foch avait fait école et, de plus, il avait pour lui tout ce qui, plus ou moins gradé, alliait facilement le sabre au Goupillon. Salles de rédaction des journaux ennemis de la Gueuse, salons de réception des maisons bien pensantes et des sacristies donnaient le ton, pour juger le soldat chrétien ayant désobéi à son chef. Castelnau avait eu raison d'ordonner, mais Foch n'avait pas eu tort de désobéir, puisque ni l'un ni l'autre n'étaient des généraux républicains, au contraire. On comprend alors que les pauvres soldats du 15ème corps méritaient d'être chàtiés du crime de Foch.

A l'arrière, l'on discuta fort de cela au moment même où la crainte de nouvelles mauvaises paralysait toutes les raisons logiques pour oser juger sainement des faits que l'on savait dénaturés par ceux-là mêmes qui les connaissaient le mieux. Ce qu'il ne fallait pas surtout, c'était critiquer les professeurs de l'Offensive en action.

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Je retrouve encore un article de Gustave Hervé, intitulé : « La Leçon de Champagne », qui, tout entier, avait été supprimé comme subversif parce qu'il était trop vrai pour la censure. J'en extrais ces lignes :

« Ce que je veux dire, c'est que la bataille qui durait depuis un mois en Champagne, marque une nouvelle faillite de l'offensive contre des troupes retranchées qu'on est obligé d'aborder de front.

Tout le monde se représente, sans doute, en quoi consiste l'offensive dans les conditions de la guerre actuelle, où les deux fronts ennemis allant de la mer à la Suisse neutre, ne peuvent être tournés, et où il faut aborder l'obstacle en face.

On accumule de l'artillerie sur un point. On arrose les tranchées voisines ; puis, quand on les croit suffisamment foudroyées, quand on a fait cisailler les fils de fer qui les protègent par des équipes du génie, quand on a pris ses dispositions pour balayer les routes par lesquelles les renforts pourraient venir à l'ennemi, l'infanterie sort de ses abris.

Minute tragique. On était dans des trous, plus ou moins abrité, protégé soi-même par des fils de fer. On n'avait à redouter que les marmites ennemies. Voici qu'il faut sortir à découvert dans un espace le plus souvent nu, où les balles sifflent, où les mitrailleuses ennemies, si elles sont bien maniées, peuvent en quelques minutes, foudroyer des centaines, des milliers d'hommes.

Malgré l'instinct de conservation qui vous pousse à vous cacher, on prend son courage à deux mains. On pense aux siens une dernière fois : à sa mère, à sa femme, à ses enfants, à ses amis, à qui, de sa poitrine on fait, ce jour-là, un rempart. On se souvient des abominations commises par les Allemands. On pense qu'on n'est pas un lâche, que l'honneur vous oblige d'avancer. Et on sort de l'abri, au pas de course, grisé, électrisé, enragé. (Et j'ajoute : rendu fou furieux par la gnole).

Si on atteint la tranchée ennemie, c'est le corps-à-corps sauvage, féroce, à la baïonnette, à coups de crosse, à coups de couteau !

Gain : On a avancé de 50 mètres, de 100 ou de 200 mètres.

On est à peine installé dans la tranchée conquise que les marmites ennemies commencent à vous pleuvoir dessus ; il faut parer aux contre-attaques de I'infanterie ennemie qui est dans les tranchées voisines, à quelques mètres en arrière ; la nuit venue, il faut dormir d'un œil sur la terre nue, humide, glacée, sans rien de chaud dans l'estomac.

Et le lendemain il faut recommencer contre la tranchée suivante, où l'ennemi averti, est en force.

Quand un corps d'armée a fait ce métier-là deux ou trois jours, il est sur le flanc ; il faut, si on en a un sous la main, en appeler un autre. Mais comme l'ennemi, dès la première attaque, est sur le qui-vive, il garnit solidement ses tranchées, fait venir des renforts, de l'infanterie et de l'artillerie, consolide son mur : et on a beau lancer des troupes fraîches, on ne passe pas.



L'affaire de Champagne est la dixième preuve que nous avons, depuis le début de cette guerre, de l'impuissance de l'offensive contre un ennemi retranché qu'on ne peut tourner.

Méditez cette série :

7 et 21 août : échec des deux offensives françaises en Alsace.

21 août : échec de l'offensive française en Lorraine annexée.

23 août : échec de l'offensive française en Belgique.

5 septembre : échec de l'offensive allemande à la bataille de la Marne.

14-18 septembre : échec de l' offensive française sur l'Aisne.

15-28 octohre : échec de l'offensive allemande sur l'Yser.

30 octobre-15 novembre : échec de l'offensive allemande à Ypres.

15 décembre-10 janvier : échec de l'offensive française, se terminant par l'échec de Crouy. .

15 février-15 mars : échec de l'offensive française en Champagne.

Ajoutez-y les échecs de l'offensive russe en Prusse orientale ; de l'offensive allemande en Pologne ; de l'offensive autrichienne en Galicie et en Serbie.

Avec les armes modernes, quand il attaque un ennemi retranché, l'assaillant est donc sûr de son affaire, et si par hasard l'offensive réussissait, ce serait au prix d'épouvantables sacrifices.

Je ne dis pas qu'il ne faudrait pas s'y résigner, s'il n'y avait pas d'autre moyen de terminer la guerre.

Mais il y a un autre moyen. » (12 mars 1915, Gustave Hervé, Guerre Sociale).

Ce moyen c'est, on l'a lu plus haut, de laisser faire une offensive formidable de l'ennemi et de faire aussitôt une contre-offensive plus formidable encore. Et le stratège de la Guerre sociale, termine ainsi :

« Pour apercevoir des vérités aussi aveuglantes, il n'y a vraiment pas besoin de sortir de l'Ecole de guerre ».

Enfin pour terminer nos extraits qui viennent à point pour nous fournir des arguments sur le mot Offensive et aussi pour contredire avec raison l'orthodoxie de l'état-major dans sa méthode d'offensive, citons :

« Par leur attaque foudroyante et axphyxiante ils ont crevé nos premières lignes au nord d'Ypres, mais des renforts sont accourus en toute hâte et un barrage solide, infranchissable, semble établi aujourd'hui.

Avec les armes terribles dont on dispose, l'offensive contre un adversaire qu'on ne peut tourner et qu'on est obligé d'aborder de front a toujours échoué depuis le début de la guerre. Un homme abrité dans sa tranchée en vaut dix s'il ne perd pas la tête ».

C'est donc, par la logique du raisonnement qu'on arrive à conclure que l'offensive est une méthode n'ayant d'attrait que pour des chefs pour lesquels le sang, la vie des hommes ne compte pas.

Ni Turenne, ni Vauban, ni Catinat et combien d'autres illustres capitaines, n'eussent, à leur époque été aussi prodigues du sang des autres, eussent-ils risqué de ne pas être victorieux au nom de la France et de son roi. Louis XIV, d'ailleurs, à son lit de mort, donnait à son successeur ce sage conseil : « Mon fils, ne m'imitez pas, j'ai trop aimé la guerre ! »

Pourtant, ce sont les hommes qui se prétendent partisans de la Monarchie absolue qui chantent le plus haut la gloire des armes et proclament les bienfaits de la guerre. Ils affichent des convictions religieuses, en oubliant ou en ignorant les immortelles pensées d'horreur et de répulsion exprimées contre la guerre par les grands esprits qui honorent la chaire et la littérature chrétiennes. Ce sont ces éléments, jeunes ou vieux, de la réaction monarchiste et cléricale qui ont le plus exalté la méthode qui nous valut désastres et hécatombes irréparables. C'est leur presse infâme ou monstrueusement inconsciente qui créa ou entretint dans l'opinion publique l'horrible mentalité guerrière approuvant, aimant la méthode sauvage de l'offensive, qui fit tant de morts. Ecoutez-les, osant parler pour eux, s'écrier :

Sur nos tombeaux 

Les blés pousseront plus beaux !

J.-L. Durandeau a publié dans le numéro spécial du Crapouillot d'août 1930, un article intitulé : « La Guerre à l'Arrière », où il écrit ceci :

« C'est en 1917 que la guerre, sur le front français, prit son visage le plus affreux : ce fut l'époque des mutineries (voir ce mot). Les uns attribuent ces révoltes à la propagande défaitiste, les autres au terrible découragement des soldats auxquels on avait promis la « percée » après l'échec sanglant de l'offensive du Chemin des Dames. Les mutineries durèrent de fin mai au 15 juin et touchèrent 115 unités dont 75 régiments d'infanterie, 23 bataillons de chasseurs, 12 régiments d'artillerie ».

C'est à Cœuvres qu'eut lieu la rébellion la plus tragique : des compagnies refusèrent l'obéissance ; un régiment entier se mit en marche sur Paris et l'on dit qu'il fut arrêté par des dragons et des gendarmes. La répression fut impitoyable : « On fit aligner les mutins sur un rang, puis on les fit se compter : un, deux, trois, quatre, cinq... le cinq, sortez, criait un colonel. Un homme sur cinq était désigné pour la mort ».

Ceux-là aussi furent des victimes de l'Offensive qui exaspère, révolte et fait des mutins terribles.

Evidemment, quand on a subi seulement un bombardement, quand on a participé, en arrivant au front avec les autres à une attaque ou offensive et qu'on en est rescapé, on voudrait bien en éviter une seconde. C'est ce qui explique la joie de certains poilus évacués à l'arrière avec la « bonne blessure » et l'espoir de ne pas revenir à l'avant. C'est également ce qui excuse la terreur des combattants, jeunes ou vieux, nouveaux ou anciens à l'idée de l'offensive si chère aux stratèges de l'arrière, aux embusqués et aux galonnés à l'abri, ainsi qu'à ceux qui rédigeaient les communiqués officiels, et à ceux qui les commentaient dans la presse pour soutenir le moral à l'arrière. Que de braves, devant cette horreur, ont perdu la raison et comme on le comprend !

Dans le même numéro spécial du Crapouillot, Pierre Mac Orlan, sollicité de narrer une histoire de la grande guerre, choisit parmi ses souvenirs, un souvenir décoratif :

« C'est à Nancy, devant la gare de Jarville. Le 20ème corps dont je fais partie est déjà engagé, le 2-6-9 embarque à son tour. Les Nancéens, dont l'émotion est tout à fait indescriptible, se tiennent tout près des régiments, derrière les faisceaux. Pas d'exclamation, pas de cris. La brigade coloniale (le 12ème et le 44ème) défile. Les hommes sont tout à fait des hommes d'infanterie coloniale comme elle était avant la guerre, quand les longues moustaches n'étaient pas rasées. La clique sonne : Pour être soldat de marine ... Alors les professionnels arrachent leurs médailles coloniales et les lancent dans la foule. Les soldats crient : « On va en chercher d'autres ! » C'est tout à fait conforme aux boniments historiques, mais c'est également vrai. Pour quelques raisons qui me paraissent inexplicables, je préfère ce souvenir à d'autres infiniment pleins d'esprit, mais tout aussi inutiles. »

Cette citation prouve suffisamment que la crânerie donne un semblant d'enthousiasme qui n'échappe certes pas aux partisans et aux apologistes de l'offensive. La guerre suscite toutes les espèces de folie, les plus pitoyables et les plus cruelles.

Le pire n'est-il pas encore de savoir que les écrivains à l'abri par leur âge ou par leurs infirmités, par leurs manœuvres de solliciteurs d'une embuscade à l'arrière ou la protection de certains politiciens se soient faits les plus ardents apologistes de la méthode néfaste, dite offensive, qui a mis en terre tant de jeunesse, tant d'activité, tant de beauté, tant d'amour, martyrisant tant de cœurs de mères, de veuves et d'orphelins. La guerre est chose affreuse, monstrueux en est l'épisode.

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Mais le mot Offensive ne se résume pas en la seule application qu'en font les militaires professionnels de l'Ecole de Guerre. Il y a offensive quand, au lieu de se laisser attaquer, de se défendre plus ou moins héroïquement, un individu ou un groupe d'individus attaquent eux-mêmes.

N'est-ce pas une offensive sociale qu'accomplissent des exploités, organisés ou non, quand, devançant les projets d'exploiteurs ou déjouant leurs manœuvres, ils se mettent en grève pour protester contre un acte criminel de diminution de salaires, de renvois partiels, ou de diminution des journées de travail, enfin toutes espèces de mesures qui augmentent la misère de ces travailleurs, les affament davantage, les épuisent, pour leur imposer des conditions de travail plus arbitraires et plus féroces, dans le but d'augmenter les dividendes ou dans celui de ne pas les diminuer ? Toutes les crises économiques tendent à cela.

Lorsqu'une production par un calcul d'exploiteurs, arrive à la surabondance, le consommateur devrait en profiter pour que soit rétabli l'équilibre sur le marché.

Pour aider à cela, il faudrait en baisser le prix de vente.Vendre moins cher et vendre en plus grande quantité. De cette façon, un plus grand nombre d'acheteurs profiterait du produit.

Au lieu de cela, les profiteurs de tout dans notre société actuelle, basée sur l'exploitation de l'homme par l'homme, ont le droit, étant propriétaires de la matière première et des usines, de faire la hausse et la baisse selon leurs intérêts, sans souci de la misère que cela peut créer. Les colères sont justifiées chez les exploités, elles peuvent se manifester. Mais si la révolte gronde, si l'émeute surgit, patrons, propriétaires, actionnaires, sont rassurés. Car l'Etat ne dissimule aucunement qu'il est là pour les protéger. A la moindre effervescence, à la plus mince préparation d'offensive ouvrière contre le Patronat, l'Etat déclenche aussitôt l'offensive de sa répression impitoyable : sa police, sa gendarmerie, son armée avec les moyens de violence les plus perfectionnés et, par conséquent, les plus meurtriers. Si le sang coule, la Justice bourgeoise est là pour proclamer que « c'est le lapin qui a commencé » ainsi que l'ont établi les rapports de police.

Mais d'offensives en contre-offensives, il arrivera bien que le Peuple n'aura plus confiance qu'en lui-même. Unissant contre tout ce qui l'exploite et le meurtrit, le trompe et lui gruge toutes ses forces, terrible, il sera sûr de son droit et, conscient de sa puissance, prendra la définitive et triomphante offensive : Ce sera la Révolution Sociale !

Les révolutions accomplies jusqu'à ce jour ont pu instruire les Peuples et leur donner l'expérience indispensable pour réussir l'Offensive ultime. Celle-ci n'aura d'autre objectif que celui de conquérir le Bien-Etre et la Liberté pour tous, dussent en périr tous les individus qui s'opposeront de quelque manière que ce soit à sa réalisation !

On le voit, le mot Offensive a le sens qu'on lui donne. L'action qui le caractérise n'a de signification que celle qu'on lui prête, selon les fins qu'on veut atteindre. L'objectif guerrier de l'offensive n'a d'importance que par le sang versé et la gloriole acquise.

L'objectif révolutionnaire tend à réaliser un effort populaire si puissant, qu'il n'y aura pas de digue capable de l'arrêter. On n'arrêtera pas l'Offensive-Révolution comme on arrête celle d'un nombre déterminé de pauvres soldats, enragés, fous furieux, volant bravement vers la mort, avec l'espoir de la donner en risquant de la recevoir en victimes du préjugé de Patrie !

Le révolutionnaire sait que son Offensive n'est pas pour donner la mort à d'autres, mais pour l'éviter à tous. Ce n'est pas la course à la mort, cette Offensive suprême, c'est la vie meilleure conquise et établie enfin par l'entente des hommes dans le Travail et l'Amour. C'est la disparition de l'Exploitation et de la Haine. 

- Georges YVETOT.