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OLIGARCHIE n. f. (du grec oligos, peu nombreux, et arché, commandement)

Oligarchie, d'après son étymologie, signifie gouvernement d'un petit nombre. Nous allons voir que depuis que l'humanité primitive a cessé de vivre à l'état de horde (communisme inorganique), hypothétique d'ailleurs, mais dont le spectacle des clans peu différenciés de certaines peuplades arriérées fait admettre la vraisemblance ; depuis ces temps reculés, l'oligarchie est le régime sous lequel les peuples ont toujours vécu. Les formes de ce régime ont varié, ainsi que les noms dont on le désignait, car le petit nombre, détenteur du pouvoir, a allégué tour à tour divers motifs pour justifier son privilège et en dissimuler l'essence.

Dans l'antiquité, Aristote écrivait : « Le gouvernement d'un seul, basé sur l'avantage de tous, s'appelle royauté. Celui de plusieurs, quel qu'en soit le nombre, pourvu qu'il ne soit pas réduit à un seul, s'appelle aristocratie, c'est-à-dire gouvernement des meilleurs, ou gouvernement qui a pour but le bien souverain de l'Etat et des citoyens. Celui du grand nombre, lorsqu'il est institué pour l'utilité de tous, prend le nom générique des gouvernements et s'appelle république. Trois gouvernements corrompus correspondent à ceux-ci : la tyrannie, l'oligarchie et la démocratie, qui sont la dégradation de la royauté, de l'aristocratie et de la république.

En effet, la tyrannie est le pouvoir d'un seul qui rapporte tout à lui. L'oligarchie est la suprématie de quelques-uns à l'avantage des riches. La démocratie est l'autorité suprême de la multitude, au profit des pauvres. Or, aucun de ces gouvernements ne s'occupe de l'intérêt général. »

Cette opinion est un jugement a posteriori, que la postérité porte sur ceux qui ont gouverné. Mais, tant qu'ils durent, les gouvernements, quels qu'ils soient, prétendent servir l'intérêt commun qu'ils identifient avec leur propre intérêt. Une oligarchie veut être une aristocratie, être le groupement des meilleurs, des plus aptes à diriger l'Etat. Naissance, fortune, valeur guerrière sont précisément le témoignage de leur capacité. Une systématisation de ce genre est d'ailleurs bien artificielle ; un tyran même partage, quoi qu'il en pense, le pouvoir avec des agents, avec une cour ; et la multitude ne s'exprime et n'agit que par la voix et l'impulsion de dirigeants qui l'ont suggestionnée. Ce qui montre bien le caractère illusoire d'une semblable classification, c'est le nombre et la diversité de celles qui lui ont été substituées.

Montesquieu distingue trois formes principales de gouvernernent. Ce sont : 1° le gouvernement républicain qui est ou démocratique ou aristocratique ; 2° le gouvernement monarchique ; 3° le gouvernement despotique. Le gouvernement républicain « est celui où le peuple en corps ou seulement une partie du peuple a la souveraine puissance ». Il conçoit donc une République aristocratique qui exige de ceux qui détiennent le pouvoir « une grande vertu qui fait que les nobles se trouvent, en quelque façon, égaux à leur peuple ». Il donne comme exemple la République de Venise, où le Conseil des Dix contrôle les nobles et tempère leurs excès. Mais n'est-il pas évident qu'il s'agit là d'une oligarchie dont les diverses factions se surveillent jalousement ?

Rousseau fait, en principe, la différence entre la puissance législative qui, dit-il, n'appartient qu'au peuple et la puissance exécutive ou gouvernement. Il énumère trois formes de cette dernière puissance : dépôt du gouvernement à tout le peuple ou à la plus grande partie du peuple, c'est la démocratie ; abandon aux mains d'un seul, c'est la monarchie ; remise aux mains d'un petit nombre, c'est l'aristocratie. Il écrit, et cela est exact dans une certaine mesure : « Les premières sociétés se gouvernèrent aristocratiquement. Les chefs de famillles délibéraient entre eux des affaires publiques. Les jeunes cédaient sans peine à l'autorité de l'expérience ... Mais à mesure que l'inégalité d'institution l'emporta sur l'inégalité naturelle, la richesse ou la puissance fut préférée à l'âge et l'aristocratie devint élective », héréditaire. Dans une aristocratie, « une égalité rigoureuse serait déplacée ... Au reste, si cette forme comporte une certaine inégalité de fortune, c'est bien pour qu'en général l'administration des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent le mieux y donner leur temps, mais non pas, comme le prétend Aristote, pour que la richesse soit toujours préférée. Au contraire, il importe qu'un choix opposé apprenne quelquefois au peuple qu'il y a dans le mérite des hommes, des raisons plus importantes que la richesse. » Peut-être ; mais ceux auxquels la richesse confère la puissance ne manquent pas, nous l'avons dit, de s'attribuer la supériorité du mérite.

Proudhon, à son tour, a cédé au désir de systématisation. Il oppose, d'une part : deux régimes d'autorité, caractérisés par l'indivision du pouvoir, gouvernement de tous par un seul, monarchie, gouvernement de tous par tous, communisme. D'autre part : deux régimes de liberté, caractérisés par la division du pouvoir, gouvernement de tous par chacun, démocratie ; gouvernement de chacun par chacun, an-archie. C'est tenir assez peu de compte du développement historique. Il faut dire que Proudhon n'omet pas de signaler que les formes simples n'ont jamais été mises en pratique. « La guerre et l'inégalité des fortunes ayant été dès l'origine la condition des peuples, la société se divise naturellement en un certain nombre de classes ... Peu à peu, toutes ces classes se réduisent à deux : une supérieure, Aristocratie, Bourgeoisie ou Patriciat ; et une inférieure : Plèbe ou prolétariat, entre lesquelles flotte la Royauté, organe du pouvoir, expression de l'Autorité. » En fait, la Royauté penche du côté où réside la puissance. La différence entre les régimes monarchiques et aristocratiques se manifeste uniquement dans l'organisation intérieure du groupe oligarchique.

En est-il autrement de nos jours, en régime prétendu républicain ? Nullement. Nous sommes en présence d'une oligarchie à deux échelons. Une classe de plus en plus restreinte qui dispose de la fortune et, par suite, de la puissance réelle, imprime à la société, aussi bien politiquement qu'économiquement, sa direction ; un pouvoir législatif et exécutif subordonné, qui se constitue lui-même en clan professionnel, équipes ministérielles interchangeables, représentants élus, trouvent dans la carrière politique leurs moyens d'existence et se transmettent la fonction, parfois par héritage, parfois par cooptation, avec l'assentiment d'une clientèle constituée en comité électoral. Tous justifient leur usurpation en se targuant d'être membres d'une élite, car c'est là le masque dont se couvre aujourd'hui l'oligarchie.

Le débat porte sur le recrutement de cette élite. Sera-t-elle choisie en raison de ses succès industriels et financiers : civilisation quantitative, matérialiste, issue de la Réforme, civilisation américaine, juive ou puritaine ? Sera-t-elle d'essence spiritualiste : civilisation méditerranéenne, de naissance, traditionnelle, catholique, esthétique, qualitative ? « L'homme, disait Renan, n'est pas ici-bas seulement pour être heureux, il n'y est même pas pour être simplement honnête. Il y est pour réaliser ces formes supérieures de la vie qui sont le grand art et la culture désintéressée. » Nous partagerions volontiers cet avis s'il s'agissait d'une culture généralisée, accessible à tous. Mais Renan était foncièrement aristocrate. L'élite que l'on nous propose en invoquant son autorité (Rougier) est, en définitive une oligarchie.

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Lorsqu'une institution a un caractère aussi général que l'oligarchie, il importe, non pas de la justifier, mais de l'expliquer. Exposer sa raison d'être dans le passé, c'est, du reste, souvent le moyen de montrer en quoi elle ne convient plus au présent. Une structure sociale oligarchique a-t-elle été nécessaire à une époque de l' humanité ? Fatalisme et nécessité sont des conceptions dépourvues de bases scientifiques. Mais notre esprit n'est satisfait qu'autant que nous parvenons à établir un lien logique entre les événements passés. Voyons donc comment l'exercice du pouvoir par le petit nombre, avec les avantages matériels et les satisfactions passionnelles qu'il procure à ceux qui le détiennent, a pu bénéficier à l'ensemble de la société et avoir sa raison d'être.

Considérons l'homme primitif, inférieur en force aux animaux auxquels il doit disputer sa subsistance, plus qu'eux démuni de protection contre les agents naturels, intelligent, certes, mais privé de l'expérience et des matériaux grâce auxquels ses facultés acquerront leur pleine valeur, rassemblé en hordes inquiètes et errantes. Le progrès qu'il pouvait réaliser au cours de son existence était insignifiant, l'accroissement de son bien-être infiniment petit et, si quelque hasard favorable améliorait parfois sa situation, le soulagement était si rare et si fugace, qu'il pouvait à peine être ressenti et apparaître comme la conséquence d'un effort.

Il est, en effet, une notion capitale en psycho-physiologie : celle du seuil de la sensation. Pour qu'une excitation portant sur l'un de nos sens soit perçue, il faut qu'elle soit supérieure à une certaine valeur, ou seuil, et qu'elle atteigne une certaine durée minima. Une amélioration infime, ou trop lente, ou trop passagère des conditions de vie ne pouvait être ressentie et restait impuissante à provoquer un élan vers le mieux-être. Les périodes chelléenne et acheuléenne de la préhistoire, où l'outillage change si peu, comprennent ensemble plus du tiers du temps accordé aux périodes ultérieures.

Qu'au contraire, grâce au prestige de l'âge, de l'expérience, du succès dans les combats, d'une prévalence dans les assauts d'offrandes entre phratries, un ou quelques individus puissent concentrer et garder entre leurs mains les infimes bénéfices du travail de la masse, ces avantages cumulés deviennent suffisants pour être appréciés, et de plus en plus désirés. A son tour celui qui en jouit devient, en vertu de la tendance à l'imitation, un sujet d'envie ; un même désir s'éveille chez tous. Le progrès est amorcé. Les premières peintures et gravures souterraines ou rupestres témoignent d'une différenciation sociale et coïncident avec l'accélération du développement de l'art et de l'industrie. Toutefois le progrès eût aussitôt trouvé sa limite si les différences initiales ne s'étaient multipliées et compliquées.

On a constaté que la sensation croissait infiniment moins vite que l'excitation (loi de Weber Fechner) et aussi qu'une excitation trop intense ou trop brusque provoquait l'affolement de l'organisme. Ici, c'est d'une sensation différentielle qu'il s'agit. Un potentat isolé dans son privilège, trop vite porté au-dessus du niveau commun est pris de vertige et d'extravagance ; séparé de la foule par un abîme, il ressentira bientôt la satiété ; ceux qu'il domine de trop haut, opprimés et rabaissés à l'excès, reculent de leur côté devant l'effort. La création d'intermédiaires, de courtisans, de subalternes hiérarchisés, divisant la hauteur en paliers, sensibles à celui qui est au sommet, moins inaccessibles à ceux qui sont dans les bas fonds, est un moyen qui s'offre pour éviter la stagnation. C'est ce qui se produit sous tous les régimes, patriarcat (privilège des aînés), féodalité aussi bien que royauté ; l'accessibilité à une série d'emplois de mieux en mieux rémunérés, de plus en plus honorifiques est un des principes de nos démocraties. (Le recours au sort eût été sans efficacité pour le progrès.) Toutefois l'expérience montre que ceux qui ont accédé à un échelon ont tendance à faire de leur situation un monopole, à en trafiquer même. Une société trop strictement hiérarchisée tend, à son tour, à s'immohiliser. Le fait se constate même dans le monde moderne où, pourtant, les causes de variations sont si multiples et si intenses. M. R. Louzon a constaté qu'à l'initiative, à la recherche du risque qui caractérisait la production capitaliste, se substitue peu à peu l'aspiration à la rente industrielle ; les classes, au lieu de poursuivre leur évolution, veulent se transformer en castes immuables. Les élites de toute nature, manufacturières, commerciales, savantes, ouvrières même, dans certains pays, s'acheminent vers le mandarinat, vers l'oligarchie graduée. L'élite va-t-el1e donc faillir à son rôle d'animatrice du progrès ? Oui, sans doute, si elle ne se transforme pas en même temps que la nature humaine qui s'est enrichie de nouvelles facultés.

Tout en formant un système étroitement coordonné, l'homme physique et intellectuel n'est pas un tout homogène, mais un composé de caractères nombreux et distincts. Les physiologistes (Brachet, etc...) ont noté que de l'ensemble de ses facultés virtuelles, la plupart restaient latentes, que seules entraient en action celles dont le milieu favorisait l'essor. Tant que le milieu demeure uniforme, les facultés manifestées sont sensiblement les mêmes chez tous les membres du groupe, les écarts sont quantitatifs plutôt que qualitatifs. Ainsi en était-il dans les cantons ruraux que Rousseau donne en exemple. Alors on pouvait concevoir une élite dégagée par des procédés divers : hérédité, fortune, élection.

Aujourd'hui, en raison de l'hétérogénéitê du milieu, les activités, et par suite les aptitudes révélées, sont infiniment variées, réparties en catégories spécialisées, dont un nombre restreint s'ouvre devant chaque individu qui ne saurait exceller dans toutes ; la coordination de ces catégories forme elle-même des spécialités exigeant des qualités techniques, administratives, intuitives. Les caractères individuels ont donc subi d'importantes différenciations ; il ne peut plus y avoir une élite, mais seulement des élites professionnelles. Et ces élites ne sauraient constituer une oligarchie, car dans les groupes distingués par les aptitudes de leurs membres, préalablement constatées, il ne saurait plus y avoir les écarts admis dans l'ensemble de la société politique, écarts grossis démesurément par le préjugé de la primauté des professions particulièrement honorées. Il peut y avoir seulement supériorité d'habileté professionnelle, effet d'une plus longue expérience, supériorité qui, comme le disait Rousseau, est facilement tolérée, mais à la condition que son domaine soit légitimement défini et ne déborde pas le cadre de la profession. D'autre part, un groupe n'ayant de raison d'être que dans un ensemble organique, ceux qui y occupent le premier rang ne sauraient s'exagérer leur importance, se laisser gagner par un orgueil excessif. Il peut y avoir conscience d'un mérite personnel d'une part, acceptation de conseils, de direction, d'administration, de l'autre, sans qu'une aristocratie se constitue et se maintienne. Le fédéralisme professionnel et civique ou communal sera la fin du règne des oligarchies. 

- G. GOUJON.