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ONÉIDA

Onéida est le nom d'un lieu dans l'Etat de New-York, Comté de Madison, où a vécu et prospéré de 1849 à 1879 un milieu très curieux, d'abord communiste, mais qui fit plus tard appel à une main-d'oeuvre rémunérée. Alors que les autres expérimentateurs de vie en commun aux Etats-Unis provenaient pour une partie d'entre eux de l'extérieur, les composants de la colonie d'Onéida étaient presque tous des Américains. C'étaient, en effet, des fermiers des Etats de l'Est, de la Nouvelle Angleterre et des artisans. On y rencontrait aussi un grand nombre de personnes exerçant des professions libérales, des savants, des juristes, des ecclésiastiques, des instituteurs, etc ... Leur degré de culture et d'éducation était bien au-dessus de la moyenne.

En 1849, Onéida comptait 87 membres ; en 1851, 205 ; en 1875, 298 ; en 1879, 306. La communauté ou colonie d'Onéida fut créée par John Humphrey Noyes, le premier historien des communautés ou colonies socialistes ou communistes aux Etats-Unis.

Noyes naquit à Brattleboro (Vermont), en 1811. Il fit ses études au collège de Dormouth et étudia le droit. Mais aussitôt il fut attiré par la théologie et suivit des cours à Andover et Yale. Tout en poursuivant ses études théologiques, il développait des doctrines religieuses dont la dernière s'appela « Le Perfectionnisme ». Peut-être faut-il voir dans le « Perfectionnisme » un rejeton ultime de l'hérésie albigeoise. Toujours est-il que considéré comme hérétique, Noyes se vit retirer sa licence de pasteur officiel. En 1834, il retournait à Putney (Vermont), demeure de ses parents, et peu à peu s'adjoignait un certain nombre d'adeptes. Les premiers furent sa mère, deux soeurs et un frère ; puis vinrent sa femme, celle de son frère, les maris de ses soeurs et plusieurs autres. Toutes choses étaient possédées en commun, et le petit milieu arriva à publier un journal. En 1847, Noyes avait réuni 40 adhérents. Dès l'abord, le mouvement fut purement religieux, mais l'évolution de ses idées, jointe à l'influence de lectures du Harbinger et autres publications fouriéristes, le conduisirent graduellement au communisme. Tout en se défendant d'être fouriériste, Noyes a toujours reconnu qu'il devait beaucoup aux réalisateurs américains du fouriérisme.

La petite colonie de Putney était administrée par un président, un secrétaire, trois directeurs. Pour qu'une décision put être appliquée, il fallait qu'elle fut adoptée par trois membres sur cinq ; si cela n'était pas possible, on soumettait la question à I'assemblée générale des membres. On n'acceptait pas de nouveaux adhérents sans le consentement unanime de cette assemblée, et cette pratique, également en vigueur à Onéida, explique la progression, pour ainsi dire insignifiante (8 par an) des membres de la colonie. Si n'importe quel participant pouvait se retirer en avisant de sa décision les administrateurs, un « colon » quelconque pouvait être expulsé du milieu à la suite du vote de la majorité. Toute propriété aux mains du colon au moment où il signait la charte de la colonie, toute celle qui pouvait lui advenir au cours de son séjour dans la communauté, devenait propriété du milieu sous le contrôle des administrateurs. Une école fut bientôt créée, où, en outre des connaissances usuelles, on apprenait le grec, le latin, l'hébreu. La colonie parvint à posséder 500 acres (plus de 200 ha) de terre arable, sept maisons d'habitation ; un magasin, un atelier d'imprimerie, d'autres bâtiments encore.

Les caractéristiques les plus remarquables des « Perfectionnistes » étaient leurs doctrines religieuses, leurs idées sur le mariage, leur littérature et l'institution de la « critique mutuelle ». Ils croyaient que le deuxième avènement du Christ avait eu lieu à la destruction de Jérusalem et qu'à ce moment il y avait eu une première résurrection et un jugement dans le monde spirituel ; que le règne final de Dieu commença alors dans les cieux et que la manifestation de ce royaume dans le monde visible est proche ; qu'une église se constitue sur terre pour se rencontrer avec le prochain royaume des cieux ; que l'élément nécessaire pour la rencontre de ces deux églises est l'inspiration ou la communion avec Dieu, qui conduit à la perfection, à la rémission complète des péchés d'où leur nom de « Perfectionnistes ». Il va sans dire que ces idées ne sont pas originales et qu'on les retrouve, sous une forme ou sous une autre, dans certaines sectes passées ou actuelles. La définition suivante du « Perfectionnisme » fut donnée à Nordhoff, autre historien des colonies ou communautés américaines, par l'un des croyants : « Comme la doctrine de l'anti-esclavagisme est l'abolition immédiate de la servitude ; de même la doctrine du « Perfectionnisme » est la cessation immédiate et radicale du péché ».

Les colons de Putney croyaient aux guérisons miraculeuses par l'imposition des mains. Tant qu'ils se contentèrent de se guérir mutuellement, on ne leur chercha pas noise, mais il advint qu'ils exercèrent leur talent sur une villageoise du pays, accablée de maux de toutes sortes, presque aveugle, et qu'on s'attendait à tout moment à voir tourner l'œil. Non seulement la malheureuse impotente fut guérie, mais le mari lui-même, d'incrédule devint croyant. Déjà excitée par la pratique du « mariage complexe », l'opinion publique s'enflamma contre Noyes et ses disciples qui durent quitter Putney.

Ils s'établirent à Onéida.

Durant les premières années, ils eurent à lutter contre de grandes difficultés (inexpérience, incendie du rnagasin, naufrage d'un sloop sur l'Hudson, déficit causé par la publication d'un journal), et n'obtinrent qu'un succès médiocre. Noyes et ses compagnons, dont la plupart avaient de la fortune, avaient engagé plus de 107.000 dollars (à peu près 2.675.000 francs) dans l'entreprise.

Le premier inventaire, fait le 1er janvier 1857 ne donna qu'un avoir de 67.000 dollars, soit une perte nette de 40.000 dollars (un million de francs).

Cependant, ils avaient acquis de l'expérience et organisé leur travail sur des bases pratiques et effectives. Ils fabriquaient des pièges d'acier, des sacs de voyage ; ils préparaient des conserves de fruits et se livraient à la fabrication de la soie. Ils faisaient soigneusement et d'une façon irréprochable tout ce qu'ils entreprenaient et leurs produits acquirent bientôt une grande renommée dans le commerce. Leur inventaire de l'année 1857 montra la réalisation d'un petit bénéfice, mais les années suivantes, le montant de leur rapport dépassa 180.000 dollars (près de 4.500.000 francs).

En 1870, ils possédaient à peu près 900 acres de terrain (360 ha environ), dont plus des deux tiers à Onéida même et ses dépendances. Le reste se trouvait à Wallingford, dans l'état de Connecticut, 202 membres de la colonie résidaient à Onéida même, 35 à Willow-Place (dépendance d'Onéida), 40 à Wallingford. Ils habitaient sous un toit commun et mangeaient à une table commune.

Ils possédaient 93 têtes de gros bétail et 25 chevaux. Leur production en 1868 avait été la suivante : 278.000 pièges en acier, 104.458 boîtes de conserves, 4.661 livres de soie brute manufacturée, 227.000 livres de fer fondu à la fonderie, 305.000 pieds de bois façonné à la scierie, 31.143 gallons de lait, 300 tonnes de foin, 800 boisseaux de pommes de terre, 740 boisseaux de fraises, 1.450 boisseaux de pommes, 9.631 livres de raisin.

Pour obtenir cette production, soigner et mener le bétail et les chevaux :

80 hommes valides avaient dû travailler 7 heures par jour.

84 femmes valides avaient dû travailler 6 h.40 par jour.

6 hommes âgés et mal portants avaient dû travailler 3 h.40 par jour.

4 jeunes garçons avaient dû travailler 3 h.40 par jour.

9 femmes âgées et mal portantes avaient dû travailler 1 h.20 par jour.

2 jeunes filles avaient dû travailler 1 h.20 par jour.

Il convient d'ajouter qu'ils avaient dû avoir recours à de la main-d'œuvre supplémentaire (elle s'élevait déjà à 34.000 dollars : 850.000 francs en 1868) ; et cela tout en exprimant leur dégoût du travail salarié. Ils prétendaient n'avoir d'autre intention en salariant des ouvriers de l'extérieur, que de venir en aide à des personnes sympathiques, mais incapables de pratiquer leur communisme. On s'accorde à reconnaître qu'ils les traitaient très fraternellement.

Leurs affaires étaient administrées par vingt-et-un comités permanents et ils avaient quarante-huit conducteurs pour les différentes branches de travail, preuve que le fouriérisme les avait influencés plus qu'ils ne voulaient l'admettre. Malgré la complexité apparente de ce système, leur gouvernement fonctionnait à merveille, on l'affirme.

Le tableau ci-dessus démontre qu'ils ne voulaient pas se surmener. Ils étaient très coulants sur les heures de lever et de mise au travail, etc... (ils ignoraient l'appel de la cloche) et ils ont eu peu à souffrir des « tireurs au flanc » et paresseux professionnels.

La bibliothèque d'Onéida contenait 6.000 volumes et on y recevait toutes sortes de magazines. Bien que les Perfectionnistes ne crussent pas que le communisme fût possible sans une base religieuse, ils n'étaient pas des sectaires. Leur religion était plus pratique que théorique. Aussi, Huxley, Tyndall, Darwin, Spencer étaient-ils amplement représentés dans la dite bibliothèque.

Les récréations étaient tenues en haute estime à Onéida, A un moment donné, ils eurent des maisons de repos sur le lac d'Onéida et à Long-Island-Sound. Ils attachaient beaucoup d'importance à l'hygiène, se nourrissant simplement et se montrant tempérants en toutes choses. Leur longévité était proverbiale, un grand nombre d'entre eux moururent plus qu'octogénaires et 22 trépassèrent (pourcentage énorme par rapport à la population de la colonie) entre 85 et 96 ans. Les maladies vénériennes étaient inconnues chez eux, ce qu'on attribue à leur absence de relations sexuelles avec les personnes n'appartenant pas à leur milleu. Ils ne fumaient, ni ne buvaient, ne mangeaient de viande que deux fois par semaine, ils s'insouciaient de la mode, et les femmes de la colonie d'Onéida portèrent toujours les cheveux courts.

La prospérité d'Onéida attira l'attention. Les jours de fête, il n'était pas rare que 1.000 à 1.500 visiteurs passassent la journée avec eux. On se demandait comment pouvait subsister ce petit monde à part, dont aucun membre ne poursuivait autrui en justice, dont on ne voyait aucun membre avoir affaire à la police, et où il n'y avait pas de pauvres. Les Perfectionnistes faisaient eux-mêmes le plus de propagande qu'ils pouvaient. Ils publièrent un certain nombre de livres et de journaux dont le plus populaire fut Onéida Circular. C'était une revue hebdomadaire bien éditée et bien imprimée, publiée en ces conditions singulières :

« La revue est envoyée à tous, qu'ils paient ou non - son prix est de 2 dollars. - Ceux qui la liront se divisent en trois classes : 1° ceux qui ne peuvent pas donner 2 dollars ; 2° ceux qui peuvent seulement donner 2 dollars ; 3° ceux qui peuvent donner plus de 2 dollars. Les premiers l'ont gratuitement. Les seconds paient leur revue. Ceux de la troisième catégorie doivent donner en plus l'argent nécessaire à couvrir le déficit causé par les premiers. Ceci est la loi du communisme. »

Les Perfectionnistes ont toujours attribué à trois causes ou plutôt à trois pratiques leur succès - pratiques qui ont rendu Onéida célèbre et lui ont fait une place spéciale dans l'histoire des milieux de vie en commun. La première est le mariage complexe, la seconde est la critique mutuelle, la troisième les réunions quotidiennes tenues chaque soir.

D'abord le Mariage complexe. Le communisme des premiers chrétiens, selon eux, s'étendait aux êtres comme aux choses : ils ne voyaient aucune différence intrinsèque entre la propriété des objets et celle des personnes. L'exclusivisme à l'égard des femmes et des enfants n'est pas plus concevable que l'exclusivisme à l'égard de l'argent ou des biens mobiliers. L'épistolier Paul a placé (1. Cor. 7 : 2931) sur le même pied la possession des femmes et celle des marchandises, possession qui devait être abolie à bref délai par l'avènement du « royaume des cieux ». L'abolition de l'exclusivisme en fait de relations amoureuses est impliquée dans le nouveau commandement du Christ qui prescrit de s'aimer les uns les autres, ce qui veut dire non par couple, mais en masse (les deux mots soulignés en français, se trouvent à la page 626 du livre de John Humpphrey Noyes : History of American Socialisms, que j'ai sous les yeux en rédigeant cet article).

« L'histoire secrète du cœur humain démontre qu'il est capable d'aimer un grand nombre de personnes et un grand nombre de fois et que plus il aime, plus il peut aimer ». Partant de là, et étant entendu que leur système ne valait que pour des personnes sanctifiées (ou sélectionnées), les Perfectionnistes faisaient une différence entre l'amativité et la reproduction. Ils rappelaient qu'avant d'être considérée par Dieu comme une reproductrice, Eve avait été créée pour tenir compagnie à Adam, dans un but social. (Dieu créa la femme parce qu'il vit qu'il n'était pas bon pour l'homme d'être seul. Gen. II : 18). En Eden, l'amativité joua le premier rôle et non pas la reproduction. La pudeur sexuelle est la conséquence de la chute, factice et irrationnelle. Adam et Eve, à l'état d'innocence ignoraient la pudeur, comme l'ignorent les enfants et « les autres animaux ». La jalousie est la conséquence de l'exclusivisme en amour, elle engendre les querelles et les divisions. Toute association de vie en commun qui maintient le principe de l'unicité exclusive, contient en soi les germes de sa dissolution d'autant plus que la vie en commun développe fortement l'amativité. Les Perfectionnistes d'Onéida auraient voulu que dans leur communauté, chacun fût l'époux ou l'épouse de tous, la progéniture « rationnelle » étant élevée par le milieu. C'est ce qui les faisait mettre en parallèle leur conception de l'amour libre, basée sur un communisme amoureux durable - un mariage en association – et « l'amour libre » comme l'entendaient, selon eux, les socialistes d'alors, consistant en flirts temporaires et s'insouciant de la progéniture.

Les Perfectionnistes reprochaient entre autres à « l'acte propagateur » d'épuiser l'homme et de le rendre malade, s'il le répète trop souvent. Pour la femme, la grossesse et ce qu'elle exige en fait de dépense vitale, mine sa constitution ; les douleurs de l'enfantement sont une véritable agonie et la fatiguent d'une façon extraordinaire, de même que l'allaitement et les soins de la première enfance. Jusqu'à ce qu'il soit en état de se tirer d'affaire lui-même, l'enfant reste, même dans les meilleures circonstances, une lourde charge pour les parents. Le travail de l'homme est grandement accru par la nécessité de pourvoir aux besoins de sa famille. D'ailleurs, c'est en tant que malédiction que le Créateur a enjoint aux hommes de croître et de multiplier. Revenus à l'état d'innocence primitif, les Perfectionnistes étaient délivrés de cette malédiction et Saint Paul a inclus le mariage parmi les ordonnances abolies de l'ancienne Alliance. Du fait donc que l'amativité joue le premier rôle et la propagation de l'espèce le second, l'homme appelé à la perfection, exercera sur son aptitude procréatrice un contrôle sévère. Par là les perfectionnistes rejoignaient Malthus.

Dans la pratique, tout composant masculin de la colonie, pouvait avoir des relations sexuelles avec n'importe quel composant féminin à condition de passer par l'intermédiaire d'un tiers ; ils favorisaient la rencontre des jeunes membres de l'un ou l'autre sexe avec les membres âgés, étant entendu que personne ne serait obligé de recevoir les attentions de ceux qui ne leur plairaient pas, ce qui était évité par l'intervention des tiers. Quant à la procréation, elle était soumise au contrôle de la communauté, qui veillait à ce que le nombre d'enfants ne dépassât pas les possibilités financières et éducatives. Sur une population de 280 personnes, le nombre de celles au-dessous de 21 ans, ne dépassait pas 64. Et le nombre des membres de l'association choisis pour la procréation sélectionnés parmi ceux qui s'étaient le mieux assimilé leur théorie sociale, s'élevait à 24 hommes et 20 femmes. Toute reconstitution du couple était rigoureusement proscrite.

En conséquence de ces idées, les enfants étaient considérés comme les enfants du milieu, et élevés ensemble dans une maison destinée à cet effet. Ils avaient toute facilité de jouer et de se récréer et, selon le témoignage général, ils jouissaient d'une parfaite santé. Des « nurses », membres de la colonie consacraient leurs soins à les élever ; chacune d'elles passait à cette tâche une demi-journée. On les sevrait à 9 mois ; à partir de cet âge, dès 8 heures du matin, ils étaient menés à la maison des enfants ; à 5 heures de l'après-midi on les rendait à leur mère. Il ne s'agissait donc pas de séparer la mère de sa progéniture, mais de la libérer et de lui permettre de prendre part à la production générale.

La Critique Mutuelle fut instituée, dit-on, par Noyes ; elle devint l'institution la plus importante de la communauté dès le commencement de son existence. Elle remplaça toutes les sanctions et ce fut une véritable cure morale. Elle présente une analogie certaine avec le traitement psychoanalytique freudien.

La critique était appliquée dans quelques cas, sans sollicitation du sujet, mais le plus souvent à sa propre requête. Un membre voulait quelquefois être critiqué par la colonie entière et quelquefois par un comité choisi parmi ceux qui le connaissaient le mieux et qui lui étaient les plus sympathiques. Chacun donnait son appréciation d'une façon aussi étendue que possible, et l'effet salutaire de la Critique Mutuelle était sensé s'effectuer de lui-même en faisant sentir la laideur de la faute commise (Remarquez l'analogie avec la confession publique et comparez avec l'autocritique bolcheviste, l'une et l'autre pouvant également être ramenées au traitement psychanalytique.)

Nordhoff qui eut la bonne fortune d'assister à l'une de ces séances de critique en donne le compte-rendu suivant :

« Un dimanche après-midi, un jeune homme, Charles, s'offrit de lui-même à la critique. Un comité de quinze membres, y compris Noyes, se réunit dans une salle et la critique commença. Noyes s'enquit de ce que Charles avait à se reprocher. Charles exposa qu'il avait été récemment troublé par des doutes, que sa foi était chancelante et qu'il luttait contre le démon intérieur qui le hantait.

Alors chacun à son tour prit la parole. L'un des membres fit remarquer que Charles avait été gâté par sa bonne fortune, qu'il était quelquefois vaniteux ; un autre ajouta qu'il n'avait aucun respect pour la propriété commune, qu'il l'avait entendu récemment parler d'un beefsteak trop dur et qu'il prenait l'habitude de parler argot. Les femmes prirent part à la critique. L'une dit que Charles était hautain et trop galant ; on critiqua sa façon de se comporter à table, et on l'accusa de montrer trop de sympathie pour certaines personnes en les appelant par leurs prénoms, en public. Plus la séance avançait, plus les fautes s'accumulaient. On l'accusa d'irréligion et de mensonge et un souhait général fut exprimé, qu'il se rendît compte de ses erreurs et qu'il s'améliorât. Durant ce réquisitoire qui dura plus d'une heure et demie, Charles demeura muet, mais à mesure que s'amoncelaient les accusations, il pâlissait et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front.

La critique de ses camarades avait, évidemment, produit une grande impression sur lui ».

Ces franches - sinon indiscrètes - explications ne semblent pas avoir provoqué de mauvais sentiments chez les membres de la communauté. Les réunions de critique mutuelle tenaient lieu de tribunal, de conseil, de régulateur, de stimulant, de redressement de la ligne de conduite individuelle et collective. L'histoire d'Onéida ne relate aucune discorde ; et la plus parfaite harmonie régna en tout temps ; un membre seulement fut expulsé durant les 30 ans que dura la colonie.

Les réunions quotidiennes du soir ne duraient pas plus d'une heure, mais étaient régulièrement tenues. On y discutait affaires, administration, nouvelles du jour, bref, tout ce qui était d'intérêt général.

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Comment peut-on expliquer la chute d'une colonie si prospère que son actif en 1881 - deux ans après sa dissolution en tant que colonie communiste - pouvait être évalué à 600.000 dollars (quinze millions de francs) ?

Ce fut d'abord à la suite d'une violente campagne menée par l'opinion publique, attisée par le clergé et les organes puritains, contre le « mariage complexe ». Les puritains prétendaient qu'en dépit de toutes les assertions contraires, Onéida était l'asile du vice et la concentration de l'orgueil. Les journalistes s'en mêlèrent.

D'autre part, les enfants nés dans la colonie et parvenus à l'âge adulte n'avaient plus ni la foi, ni l'enthousiasme de leurs parents, les pionniers de la colonie. Comme les Mormons, les Perfectionnistes durent céder. Ils abandonnèrent le mariage complexe le 26 août 1879. Jusqu'au 31 décembre de cette année-là, il y eut vingt mariages. Il resta à peine une demi-douzaine de célibataires.

Ce fut le signal de la dissolution d'Onéida en tant que société communiste. Noyes lui-même, accompagné de quelques adeptes fervents, partit pour le Canada, où il mourut en 1886 et le reste de la communauté s'organisa en société à capital limité, sous le nom de Onéida Community Limited (en 1880).

On attribua à chaque membre de la communauté, sans égard au sexe, ni à l'âge, ni aux services rendus, 4 actions se montant à autant de fois 100 dollars (2.500 francs) que le colon avait passé de temps dans la colonie. On remboursa en actions la moitié du capital apporté par les colons à leur entrée dans le milieu. On garantit aux enfants qui se trouvaient dans le domaine de la colonie, de 80 à 120 dollars par an, selon que le permettraient les bénéfices et huit mois de scolarité jusqu'à seize ans. L'entreprise devint très prospère, 80 % des parts restant aux mains des descendants des fondateurs de la colonie et des auxiliaires employés par la société durant de longues années.

D'après une lettre signée du secrétaire J.-H. Noyes, appartenant probablement à la famille du créateur d'Onéida, au 31 janvier 1924, l'actif de la société qui avait succédé à la communauté d'Onéida, s'élevait à près de 8 millions de dollars (soit 200.000.000 de francs). Les industries ont été naturellement conservées. Pendant longtemps, une bibliothèque commune, une salle de lecture, une blanchisserie et les pelouses furent les seules traces de l'ancien régime communiste. D'après M. Ch. Cide, en 1917, les restes d'Onéida avaient été transportés à Sherrill, à 400 kilomètres à l'est. La lettre précitée de M. J.-H. Noyes ne porte pas d'indication de lieu. 

- E. ARMAND.

BIBLIOGRAPHIE. - J.-H. Noyes : History of American Socialisms, Philadelphia and London, 1870 ; Ch. Nordhoff : The Communistic Societies of the United States, New-York, 1875. - William Alfred Hind : American Communities, Chicago, 1902. - Morris Hillquit : History of Socialism in the United States, New-York, 1903 ; Communities of the Past and Present, The Llano Cooperative Colony, 1924.