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OPPORTUNISME

Ce mot est un néologisme formé de opportun (qui est à propos), et de la terminaison isme qui indique généralement, le plus souvent dans un sens péjoratif, que l'idée à laquelle elle est jointe est érigée en système.

Opportunisme est né sous la IIIème République ; son origine est politique. Il a, semble-t-il, été employé pour la première fois dans les colonnes des Droits de l'Homme, quand ce journal protesta contre les républicains qui, d'abord en 1871, acceptèrent de préparer la Constitution avec les royalistes, et ensuite, en 1875, laissèrent voter par l'Assemblée de l'Ordre moral cette Constitution monarchique depuis en vigueur. Un mois après l'application de la dite Constitution, en février 1876, les élections législatives qui envoyèrent à la Chambre 360 républicains contre 170 monarchistes, prouvèrent la volonté républicaine du pays ; mais le tour était joué et le peuple roulé une fois de plus. On appela alors opportunisme le parti de ceux qui avaient ainsi adapté leurs principes aux circonstances, puis abandonneraient ces principes et enfin les combattraient, Ce parti fut celui de Gambetta et de ses amis qui avaient fait la République si belle lorsque, en 1869, ils lui avaient donné le programme de Belleville. Six ans leur avaient suffi pour qu'ils laissassent étrangler cette République dans son principe. Lorsqu'ils prirent le pouvoir, en 1879, ils continuèrent contre leur programme leur politique de capitulation et de régression anti-républicaines. De leur propre gré, ils se « soumirent » à la réaction qu'ils avaient fait se « démettre », et ne défendirent plus qu'une étiquette. Les conventions des chemins de fer avec les compagnies, les emprunts pour combler les déficits budgétaires et les expéditions coloniales inaugurées par Jules Ferry appelé alors « le Tonkinois », marquèrent particulièrement leur politique. On en peut mesurer, aujourd'hui, toutes les conséquences anti-humaines et anti-sociales.

Il n'est pas sans intérêt de rappeler ce qu'était ce programme du « parti républicain radical » de 1869, pour juger, par son rapprochement avec la situation actuelle, de la lamentable faillite à laquelle l'opportunisme a conduit la République, en trahissant la volonté et les intérêts populaires, et en faisant de la représentation nationale la domesticité de plus en plus corrompue de la ploutocratie impérialiste à laquelle il livrait le pays. Ce programme était le suivant :

Application la plus radicale du suffrage universel pour l'élection des conseillers municipaux et députés ; 2° Liberté individuelle ; 3° Liberté de la presse, de réunion, d'association, et le jury pour tous les délits politiques ; 4° Instruction primaire, laïque, obligatoire, et concours pour l'admission aux cours supérieurs ; 5° Séparation de l'Eglise et de l'Etat ; 6° Suppression des armées permanentes ; 7° Modification du système d'impôt ; 8° Election et responsabilité directe de tous les fonctionnaires.

Il n'est pas un article de ce programme qui n'ait été « opportunément » corrigé ou oublié pendant les soixante années de République qui se sont succédées. Seuls les articles sur l'instruction primaire et la séparation de I'Eglise et de l'Etat ont été l'objet de réalisations, mais tellement amendées qu'il ne leur est plus rien resté de républicain, encore moins de radical. Elles sont, en ce qui concerne l'instruction, au-dessous de ce qu'ont fait la plupart des autres Etats, même monarchiques. Quant à la séparation de l'Eglise et de l'Etat, après avoir soulevé contre l'Eglise les foudres « cornbistes » et « briandistes », plus bruyantes que réelles, on en a fait une collaboration hypocrite et clandestine pire que celle, nettement déclarée, de la République des capucins de 1848. Mais les traits les plus caractéristiques de l'opportunisme ont toujours été la duplicité dans l'action, la lâcheté devant les responsabilités. Faut-il dire combien les réalisations républicaines sont encore plus inexistantes en ce qui concerne les autres articles du programme républicain-radical : liberté individuelle, liberté de la presse, de réunion, d'association, élection et responsabilité des fonctionnaires, suppression des armées permanentes, etc... ? ... La France, qui arrive au vingtième rang des Etats européens dans l'organisation de I'Instruction publique, a, par contre, la plus « belle » armée du monde. Ceci ne compense pas cela, au contraire, il l'aggrave et il fait mieux comprendre les résultats de la banqueroute républicaine : la dictature policière prenant de plus en plus les formes du fascisme, les « lois scélérates » de plus en plus scélératement appliquées, les dépenses militaristes absorbant le tiers du budget et toujours en augmentation.

L'opportunisme, s'étalant avec une insolence et un cynisme toujours accrus, est devenu de plus en plus la méthode d'une « République de camarades » qui ont rétabli, à leur profit, tous les abus parasitaires des anciens régimes et relégué, dans la vaseuse et débordante blagologie électorale et parlementaire aussi mystificatrice que celle des prêtres, les transformations sociales promises. Discrédité en principe, mais non en fait, par tous les scandales qu'il a provoqués, l'opportunisme a cessé d'exister comme parti politique, mais il a continué comme méthode chez tous ceux de droite ou de gauche qui n'ont cessé de participer à la curée. Il est devenu ainsi le progressisme des radicaux adaptés, puis il a pris toutes les nuances caméléonesques qui vont du radicalisme jusqu'au socialisme révolutionnaire. Il a tellement donné de gages de sa carence républicaine qu'aujourd'hui la République n'effraie plus personne. Tout le monde est républicain et nul ne parle plus d'étrangler « la Gueuse », sauf, par snobisme, ceux qui en vivent le mieux et pour qui elle est le plus complaisante. L'opportunisme est maintenant le collaborationnisme des socialistes de gouvernement qui ont, depuis la guerre de 1914, répudié la fraternisation de tous les prolétaires, la lutte de classe et la révolution, ce qui ne les empêche pas de parler toujours au nom de l'Internationale Ouvrière comme les radicaux parlent toujours au nom de la République (voir Politicien).

Si le mot : opportunisme est relativement nouveau, 1a chose est vieille comme le monde. De tout temps elle a prétendu se justifier en disant : « L'imbécile est celui qui ne change jamais ». Cette sentence est d'un lamentable effet quand elle tombe des lèvres d'un révolutionnaire périmé, d'un de ces anciens traîne-savates devenus les Lechat du régime et qui composent aujourd'hui « l'aristocratie républicaine ». Mais elle est d'un cynisme plus franc, moins répugnant que celui des tartufes, anciens « gréviculteurs » devenus ministres, qui viennent déclarer, la main sur le cœur, aux applaudissements de la claque parlementaire, qu'ils n'ont « jamais changé !. .. » Certes, un changement d'opinion est honorable quand il est le résultat de l'étude, de l'observation, du progrès de la pensée, d'un scrupule de conscience et de la volonté d'un emploi plus généreux des connaissances et de l'activité. Il ne l'est pas du tout lorsqu'il n'est guidé que par l'intérêt personnel et l'ambition politicienne. La casuistique qui cherche à justifier ce mode d'intelligence ne mérite que le mépris, qu'elle soit révolutionnaire ou réactionnaire, laïque ou religieuse et quelle que soit l'admiration dont l'accompagnent des choreutes serviles. La décence voudrait que celui qui se livre à cette sorte de putanat gardât au moins le silence et ne cherchât pas à se justifier ; mais par une espèce de remords que l'opportunisme porte en lui, il a besoin de faire des phrases pour donner le change et masquer sa honte. Il compose des mots historiques. « Alea jacta est ! » disent les Césars en franchissant le Rubicon. « Adore ce que tu as brûlé et brûle ce que tu as adoré », suggèrent aux Clovis les lessiveurs des àmes par qui, en tous les temps :

Le crime heureux fut juste et cessa d'être crime.

« Paris vaut bien une messe ! » déclarent gaillardement les Henri IV renégats. On remplirait des volumes de toutes les phrases, de tous les mots qui constituent la littérature de l'apostasie, du reniement, de la trahison opportunistes. Elle a particulièrement fleuri depuis qu'au 18 brumaire Bonaparte montra la voie aux démagogues, jusqu'aux temps contemporains où d'anciens chambardeurs prétendent ne pas changer quand ils deviennent, à la présidence de la République, les « rejetons orgueilleux », qu'ils flétrissaient jadis, « des grands bandits légaux qui ont détroussé nos ancêtres par l'usure, par le monopole, par la savante mise en œuvre de tous les procédés que la loi, faite par eux, et pour eux, leur mit en main. » (M. Millerand).

L'opportunisme a toujours été le moyen de réussite des nouvelles puissances par l'adaptation insidieuse ou brutale aux circonstances. L'exemple le plus démonstratif que l'on en a est dans l' histoire de l'Eglise. « L'Eglise s'adapta aux mœurs des temps beaucoup plus qu'elle ne les dirigea », a écrit Sartiaux. Elle n'a jamais cessé de suivre cette méthode et elle n'a vécu que par elle. Née d'une religion nouvelle qui apportait la torche dans le vieux monde, en bouleversait les institutions, en renversait les hiérarchies, en détruisait les conventions, en culbutait les valeurs sociales, elle devint, par le plus persévérant et le plus progressif des opportunismes, le plus solide rempart de ces institutions, de ces hiérarchies, de ces conventions, de ces valeurs qu'elle aurait dù supprimer pour établir un monde nouveau. Suivant les intérêts de sa politique, elle servit Dieu et César. Elle fit de Dieu la plus infàme et la plus ridicule des divinités pour justifier ses collusions avec les plus infâmes et les plus ridicules maîtres des hommes. Insolente, exigeante et cruelle devant les faibles, 1âche, rampante et vile devant les forts, elle sut trouver toutes les justifications à toutes les turpitudes triomphantes en les couvrant de sa blasphématoire infaillibilité auprès de leurs victimes. Depuis les Constantin, les Clovis, les Phocas, jusqu'à M. Mussolini, tous les hommes « chargés de hontes et de crimes » qui ont régné sur les peuples ont été à ses yeux « envoyés par la Providence ». Des pires bandits et des pires catins elle a fait des saints et des saintes, des pires crimes elle a fait des actions admirables ; depuis vingt siècles, sa justice et sa charité célèbrent comme la manifestation la plus adorable de la bonté divine le monstrueux holocauste d'une humanité livrée aux pires scélérats. Il n'est pas une superstition des temps les plus barbares qu'elle n'ait fait sienne pour s'attacher les foules ignorantes ; il n'est pas une infamie qu'elle n'ait sanctifiée pour en tirer pouvoir et argent. Il n'est pas un de ses principes et de ses dogmes qu'elle n'ait mille fois modifié, falsifié suivant les besoins du moment pour maintenir sa domination. Il n'est aucun texte évangélique ou canonique que sa casuistique tortueuse n'ait interprété contradictoirement pour le service d'une morale circonstancielle. Dès le 1er siècle du christianisme, l'apôtre Barnabé disait de l'Eglise, devant son opportunisme criminel : « Elle entrera dans la voie oblique, dans le sentier de la mort éternelle et des supplices ; les maux qui perdent les âmes apparaîtront ; l'idolâtrie, l'audace, l'orgueil, l'hypocrisie, la duplicité du coeur, l'adultère, l'inceste, le vol, l'apostasie, la magie, l'avarice, le meurtre, seront le partage de ses ministres ; ils deviendront des corrupteurs de l'ouvrage de Dieu, les courtisans des rois, les adorateurs des riches et les oppresseurs des pauvres. » La constance de cet opportunisme affirmée par toute l'histoire a abouti, la veille de la Guerre de 1914, à ce tripatouillage du catéchisme par lequel elle changea son cinquième commandement :

Homicide point ne seras DE FAIT ni volontairement,

par celui-ci :

Homicide point ne seras SANS DROIT ni volontairement.

Elle marqua ainsi indélébilement, non seulement sa complicité dans le carnage qui se préparait et qu'on appellerait la Guerre du DROIT, mais encore sa préméditation avec celle de tous les criminels, chefs d'Etats responsables. C'est pourquoi tous les gouvernements, et particulièrement la République laïque, lui paient si généreusement, depuis, les trente deniers de Judas.

Aujourd'hui, dans le désarroi et la débâcle de la société capitaliste, que la monstruosité de ses abus et de ses vices condamne à s'écrouler comme jadis l'empire romain, l'Eglise demeure le plus sûr paratonnerre contre les fureurs révolutionnaires. Par son opportunisme rhétoricien qui lui fit accommoder l'aristotélisme et le thomisme puis, de nos jours, le thomisme et le modernisme, elle est l'inspiratrice la plus perfide des « unions sacrées » du capital et du travail, du bellicisme et du pacifisme, du nationalisme et de I'internationalisme comme de la Foi et de la Raison. Les démagogues de plus en plus vaseux, qui trempent leur « tripe laïque » dans son eau bénite, n'ont plus qu'à se laisser emporter dans sa nacelle, C'est le nouvel embarquement pour Cythère sous un patronage plutôt hétéroclite où sont mêlés Bossuet et Karl Marx, Sainte Thérèse de Lisieux et Louise Michel. Des millionnaires chantent l'Internationale ; des prolétaires leur rendent leur politesse en entonnant l'Hymne au Sacré-Cœur. Au débarqué, on se retrouve avec d'anciens admirateurs de Ravachol qui sont allés du Diable à Dieu et ont fait au « culte du Moi » le sacrifice de la peau des autres avec de riches catins repenties dont le portrait fait vis-à-vis à celui du pape dans des maisons pieuses, avec des tatoués des plages à la mode, avec des socialistes officiels qui préparent la révolution en compagnie de préfets de police, avec, enfin, toute la faune du muflisme. Tout ce monde est en famille dans les casinos et dans les églises où le « jazz » remplace les saintes orgues et où des évêques bénissent les chiens des grands juifs, en attendant de bénir ces juifs eux-mêmes. Car, à un certain degré de la hiérarchie sociale, on est tous frère en opportunisme et il n'y a plus d'hérétiques pour l'Eglise comme il n'y a plus de métèques pour le nationalisme. Les chiens de M. de Rothschild sont de bons chrétiens devant les évêques, comme les Altesses, même allemandes, sont toutes de bonnes françaises pour MM. Daudet et Maurras qui leur portent le coton. L'Internationale Ouvrière est sacrilège à leurs yeux et la peine des travailleurs est leur juste châtiment ; mais l'Internationale Capitaliste est sacrée et les joies de ses oisifs sont leur légitime récompense. Muflisme oblige, à défaut de noblesse, pour la valetaille opportuniste.

C'est ainsi que dans tous les temps, et sous tous les régimes, l'opportunisme, si subversives qu'aient été les formules de ses pratiquants, a fait avorter les réalisations sociales. S'il fait un pas en avant en disant : « Pas de réaction ... », il en fait immédiatement un autre en arrière en ajoutant : «....et pas de révolution ! » Or, qui n'avance pas recule. L'opportunisme replonge ainsi les espoirs humains, à mesure qu'ils renaissent et prennent forme, dans le marécage fétide du conservatisme social. 

- Edouard ROTHEN.