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OPTIMISME n. m. (du latin optimus, très bon)

C'est, nous dit Littré, un « système de philosophie où l'on enseigne que Dieu a fait les choses suivant la perfection de ses idées, c'est-à-dire le mieux, et que le monde est le meilleur des mondes possibles ». C'est aussi « une tendance à voir tout en beau, surtout en politique ».

Nous ne nous occuperons pas de l'optimisme philosophique qui est une véritable bouteille à encre. Constatons simplement qu'il est peut-être, dans toute la métaphysique, le système le plus funeste à l'idée de Dieu et de sa perfection, car la réalité nous fait observer à tout instant l'imperfection du monde. Même en admettant que Dieu ait fait ce monde et que, par rapport à Dieu, il soit parfait et que toutes les choses y soient bonnes, nous ne pouvons, par rapport à nous, reconnaître cette perfection et cette bonté. Il se peut que le choléra et la peste soient bons en eux-mêmes et prouvent la perfection divine ; ils n'en sont pas moins détestables pour le plus grand nombre des hommes. Il faut être un fou mystique, un de ces vésaniques que les pratiques religieuses ont détraqués, dont elles ont fait des brutes sanguinaires, pour se réjouir des calamités qui accablent le monde et y voir les effets de la « perfection divine ». Cet optimisme féroce ressemble étrangement à ce pessimisme qui n'attend le bien que de l'excès du mal. C'est ainsi que les extrêmes se touchent, et ils se touchent doublement quand, à côté des moines qui prêchent la guerre pour ramener les hommes à Dieu, des révolutionnaires professent que la révolution ne sortira que de l'excès de misère !. .. Les révolutions de la misère ont toujours été désastreuses pour les miséreux.

Voltaire, dans son roman Candide, a spirituellement raillé l'optimisme qu'il fait définir par son héros « la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal ». Il faut remarquer qu'il ne dit pas : « quand tout est mal ». Il a le bon sens de se garder du préjugé contraire à l'optimisme, celui des pessimistes qui, s'ils n'ont pas fabriqué un système philosophique pour enseigner que « tout est mal », n'en sont pas pour cela mieux équilibrés que les disciples du « tout est bien ».

Il faut pourtant constater que l'optimisme a, plus que le pessimisme, un fondement dans les faits naturels et sociaux. Toute la nature est optimiste et l'homme est naturellement optimiste. Il est indiscutable que dans toute la nature les forces favorables à la vie dominent celles qui lui sont contraires, que la vie est plus forte que la mort ; sans cela, le monde n'existerait plus depuis longtemps.

Il est non moins incontestable que, parmi les hommes, la tendance à la paix, à l'entr'aide, au perfectionnement individuel et à l'amélioration des rapports sociaux est plus puissante que la tendance à la guerre, à la concurrence, à l'abandon de soi-même et à l'indifférence sociale ; sans cela, les hommes auraient disparu. L'homme est naturellement porté à se faire une vie aussi bonne que possible et à en rechercher les moyens. Par intérêt, sinon par bonté, il a compris que la sociabilité est préférable à l'hostilité. C'est son espoir, sa volonté d'une vie meilleure, qui a éveillé son esprit d'invention, qui l'a lancé dans le champ illimité des recherches scientifiques, qui lui a fait trouver la machine pour diminuer son effort et soulager sa peine, qui lui fait réclamer une sécurité toujours plus grande dans un état social où, si souvent déçu, il n'en conserve pas moins l'espérance continue d'un mieux être. C'est l'optimisme qui entretient son espoir et sa volonté. Sans lui, il en arriverait à perdre tout ressort avec toute dignité et toute fierté de lui-même. « A quoi bon ? » dirait-il, comme ces abouliques à qui il est indifférent de faire une chose plutôt qu'une autre, persuadés que « rien ne sert à rien » !. ..

L'optimisme est nécessaire pour vivre ; il est un signe de santé physique et morale. Mais pas plus que la vie n'est un film qui déroule tous les jours, au même rythme, un même nombre d'images ayant toujours les mêmes couleurs, cet optimisme n'est constant et immuable chez l'individu bien équilibré. L'optimiste qui ne connaît jamais le pessimisme est un égoïste massif pour qui la vie est bonne et qui ne la voit pas autrement pour les autres. Le pessimisme constant est, par contre, le produit d'un état de maladie physique ou morale, neurasthénie ou hypocondrie. L'affaiblissement des forces nerveuses produit la première ; les douleurs, les ambitions déçues entretiennent la seconde. Que de « grands hommes » méconnus pour qui le monde n'est mal fait que parce qu'il n'a pas les yeux sur eux et ne fait pas leur fortune ! ... Quand ils se bornent à extravaser leur bile et qu'ils ne font pas des cabotins du crime, cela n'a pas d'importance. Mais trop souvent, des Victor Hugo ratés font des Lacenaire. Constipés, dyspeptiques ou ratés qui ne sont pas toujours « tombés d'un trop haut idéal », tels sont généralement les pessimistes. Tels sont les faux savants qui interprètent Darwin à l'envers, tel ce Quinton qui a écrit les insanités suivantes : « Le monde est aux impudents. La guerre est l'âge d'or. L'action pour l'honnête homme n'est possible qu'à la guerre. La joie de tuer est profonde. Les jours qui terminent les guerres sont des jours de deuil pour les braves. Tu n'as pas à comprendre les peuples, tu n'as qu'à les haïr. En dehors de la maternité chez la femme et de la guerre chez l'homme, l'être humain n'est que petitesse et ordure. Le pacifisme est un attentat à l'honneur. C'est la grandeur de la guerre de déchirer les contrats. » Propos bien dignes de cet hypertrophié du « moi » qui disait aussi : « En dehors de moi, tout n'est que vices, sottise, folie. »

Or, si Darwin a constaté, dans son système de l'évolution organique, la « lutte pour l'existence », il a placé au-dessus de cette lutte « l'accord pour l'existence », sans lequel les plus féroces « lutteurs », parasites malfaisants, auraient disparu depuis longtemps avec le vieux monde tourneboulé par eux. « La preuve nous en est donnée par ce fait que les espèces les plus heureuses dans leur destinée ne sont pas les mieux outillées pour la rapine et le meurtre, mais, au contraire, celles qui, munies d'armes peu perfectionnées, s'entr'aident avec le plus d'empressement : ce sont non les plus féroces, mais les plus aimantes. » (E. Reclus.) Et ne prenons pas comme exemple contraire celui de la prétendue prospérité de cette Europe actuelle, où sévissent tant de Quintons et qui est la mieux outillée pour la rapine. D'abord, elle n'est pas heureuse, cette Europe. Ensuite, elle ne tardera pas à s'engloutir dans sa propre ordure si elle continue à suivre les « surhommes », mégalomanes assoiffés de domination, qui exploitent la lâcheté du troupeau en se donnant des airs « nietzschéens », mais ne sont que de vulgaires aventuriers.

Quand Renan disait : « Il est des temps où l'optimisme fait involontairement soupçonner chez celui qui le professe quelque petitesse d'esprit ou quelque bassesse de cœur », il jugeait comme il convenait l'optimisme des égoïstes, satisfaits même aux temps des Soulouques grotesques et sanglants qui règnent trop souvent sur la sottise des peuples.

L'optimisme dans l'actuel est l'adhésion à cet actuel ou à ce qu'il peut produire. Celui qui porte en soi un rêve quelconque de justice sociale, de perfectionnement humain, ne peut posséder cet optimisme en face de l'état social ; mais il peut croire à des possibilités de transformation de cet état et il y travaille. L'optimisme du révolutionnaire, de celui qui revendique et ne se résigne pas à la servitude, ne peut commencer que là, dans la possibilité qu'il voit d'aboutir au résultat qu'il recherche et qui stimule son effort.

Un déiste est, d'après l'arbitraire définition philosophique, un optimiste. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes que pouvait créer son Dieu parfait. Pourquoi, et d'ailleurs comment, sinon par des entreprises chimériques et condamnables, demander et obtenir mieux ? Le déiste bénit la main qui le frappe. Il appelle la « bonne souffrance » qui sanctifiera son effort vers le divin. Il est même si heureux de vivre dans une « vallée de larmes », qu'il a la terreur de la mort. Aucun homme n'a cette terreur à un plus haut degré que le prêtre. Est-ce l'incertitude du jugement d'un Dieu à qui il prétend s'être « consacré » qui lui apporte cette terreur ou, simplement, comme pour le plus vulgaire des jouisseurs, parce que la vie lui est généralement bonne, qu'il sait ce qu'il va perdre et ne sait pas ce qu'il trouvera ? Contradictions dans tout cela et dont la raison n'est autre que la fallacieuse interprétation philosophique de l'optimisme. Toute la nature, l'humaine en partîculier, est en révolte contre cet optimisme de déchéance et de mort. C'est pourquoi tant de gens qui devraient être heureux de mourir puisqu'ils vont enfin connaître les « félicités du ciel », sont dans la terreur à l'heure de la mort.

Le véritable optimisme qui est sain, normal, naturel, est établi, non sur les sortilèges de l'au-delà, mais sur les bases solides de la conscience, aussi loin de l'égoïsme béat du porc humain à l'engrais que des séraphiques extases. C'est celui du Taciturne : « Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » C'est celui de l'esprit libertaire toujours vigilant chez l'homme conscience de la nature, et qui n'a jamais cessé de le faire progresser dans son individualité et dans le groupe humain. Que cette conscience, chez la majorité des hommes, n'en soit encore qu'au stade de la sauvagerie perfectionnée qu'on appelle le nationalisme, qu'elle n'ait pas encore atteint la sphère de sagesse où la raison dominera la force, elle ne s'est pas moins dégagée de 1a conception du clan primitif pour monter vers l'humanité. « Vous verrez venir encore une grande réaction. Tout paraîtra détruit de ce que nous défendons. Mais il ne faut pas s'inquiéter. Le chemin de l'humanité est une route de montagne ; elle monte en lacets, et il semble par moments qu'on revienne en arrière. Mais on monte toujours. » (Renan). Voilà le véritable optimisme qui est sain, normal, naturel.

S'il existait une philosophie pessimiste, elle dirait sans doute : « La nature n'a pas de but et tout finit par la mort. » (H. Astié. Plus loin. Mars 1931). Mais le pessimisme n'a produit aucun système philosophique, pas plus sur ces bases que sur d'autres, parce qu'elles n'ont aucune solidité non seulement expérimentale mais aussi dialectique. D'abord, n'est-il pas inexact de dire que tout finit par la mort puisque la vie est en incessant renouvellement ? Ensuite, quelle certitude a-t-on que la nature n'a pas de but ? Et, en aurait-on la certitude, en quoi cela justifierait-il le pessimisme plutôt que l'optimisme ? C'est comme si l'on disait qu'on doit être pessimiste parce qu'on ne sait pas si Dieu existe ou s'il y a des habitants dans la lune. En quoi ces questions peuvent-elles empêcher de goûter la vie, de la vouloir et de la faire meilleure pour nous et pour ceux qui nous suivront, d'espérer que le progrès scientifique dont les résultats ont été jusqu'ici uniquement matériels, permettra un jour le progrès moral auquel aspirent tous ceux qui rêvent des temps nouveaux ? « Utopie ! » ricanent d'égoïstes esprits pour qui le monde finira avec eux. Mais les utopies sont les réalités de demain. - « Il y aura toujours des guerres ! » gémissent les avachis résignés d'avance aux prochaines « dernières ». - « Les hommes ne sont jamais que des sots ou des fripons », disent des moralistes qui prétendent posséder toutes les vertus mais n'admettent pas que d'autres puissent les avoir ou les acquérir, la mère des gens vertueux étant morte avec la leur.

Cc qui est encore plus inadmissible, c'est ce qu'ajoute ce pessimisme : « Pratiquement, il faut accepter la vie. » - Il faut ! ... Pourquoi faut-il ? A la suite de quelle loi, de quel credo, de quel catéchisme, par quelle sorte de mystique faut-il accepter la vie si on la trouve mauvaise, décevante et sans but ? Est-ce par devoir envers Dieu, envers les autres hommes, envers soi-même ? Mais alors la vie a un but, il y a une raison de poursuivre ce but et on a encore le goût de vivre ; on n'est plus pessimiste que pour en dégoûter les autres.

L'optimisme est indispensable à la vie sociale comme à la vie naturelle. L'instinct qui pousse l'individu à satisfaire ses besoins physiques, intellectuels, sentimentaux, est optimiste, car il tend à entretenir, à perpétuer, à embellir la vie. Dès que l'homme a découvert les idées, qu'il a appliqué son esprit à l'observation des choses, la nature a perdu à ses yeux son hostilité première, il l'a vue et sentie meilleure, plus maternelle, il a mis en elle une confiance grandissante et, jusque dans sa terreur des forces malfaisantes, il a été optimiste puisqu'il a eu l'espoir de changer leurs dispositions à son égard par sa soumission et son adoration. (Voir Naturisme).

La pensée antique, particulièrement celle de la Grèce qui s'exaltait dans le plus magnifique épanouissement de la vie, était optimiste. Le pessimisme fut en elle une exception. L'optimisme domina socialement tant que les hommes vécurent en accord avec la nature, qu'ils ne virent qu'en elle toute force, toute pensée, toute vie. Les religions qui transportèrent dans l'au-delà les espoirs humains, créèrent l'optimisme métaphysique et le pessimisme social. Les deux se complétèrent pour paralyser l'effort dans l'actuel et créer l'inertie contemplative qui va, dans certaines religions, jusqu'à l'état cataleptique.

Au moyen âge, l'Eglise sut remarquablement organiser le pessimisme social à son profit. Jamais les hommes ne furent plus désespérés, livrés à la plus noire superstition et aux aberrations les plus inouïes. La hantise de la mort fut telle que dans toute la chrétienté courut l'idée que l'an mil amènerait la fin du monde. En attendant la catastrophe qu'elle annonçait sans y croire, l'Eglise accaparait, accumulait les biens terrestres dont elle dépouillait ses dupes terrifiées. Il fallut longtemps, après l'an mil, pour que les hommes, voyant que le soleil brillait toujours, reprissent le goût de vivre et cherchassent à sortir de la désolation où ils avaient été plongés. L'optimisme social monta alors de nouveau de la terre et du travail pour produire ce qui fut la période féconde du moyen âge, reprendre le contact avec la saine pensée antique et engendrer les temps modernes sur les ruines amoncelées par un pessimisme pestiféré.

Toutes les découvertes qui, depuis quatre cents ans, ont marqué l'évolution humaine (voir Temps modernes) ont été le produit de l'optimisme social, de la foi dans le progrès, dans le développement d'une humanité en marche vers le bien-être et la liberté. Que l'ignorance, exploitée par les intérêts égoïstes et leur mauvaise foi, ait compromis, à certains moments, et compromette encore l'œuvre de la vraie civilisation, il n'en reste pas moins que toutes les théories, toutes les réalisations, sont le résultat d'un magnifique optimisme, depuis les utopies d'apparences les plus irréalisables jusqu'aux acquisitions les plus positives de la science. Les utopies du XVIIIème siècle ont produit le libéralisme et les idées saint-simoniennes. Ces dernières se sont précisées et réalisées en partie dans le socialisme du XIXème siècle. Le socialisme est, à son tour, en voie d'enfantement dans le XXème siècle. Ses mauvais accoucheurs l'ont fait et le feront encore avorter bien des fois dans de misérables aventures, mais il n'en porte pas moins les espoirs d'un monde nouveau. Lisez dans la Correspondance de Proudhon, sa belle lettre du 27 septembre 1853 sur « l'incorruptibilité des sociétés ». Entre-autres choses qui sont peut-être discutables dans le détail, il disait : « Aujourd'hui... l'état des nations civilisées ne permet plus ni l'exploitation des races vaincues au profit d'une seule, ni le retour à l'antique esclavage. L'organisme social est donc devenu incorruptible, indéfectible ; plus fort que tous les plébiscites et que tous les votes, et c'est pourquoi tout gouvernement qui affecte des allures despotiques est d'avance condamné et ne durera pas longtemps ... L'organisme économique tue le despotisme militaire et sacerdotal. La société prouve ainsi sa vaillance, bientôt elle la reconnaîtra elle-même ; alors disparaîtront pour jamais les ignominies que le préjugé universel, l'individualisme glorifié comme raison générale, lui impose en ce moment. Alors aussi les lâches que l'obscurité des temps aura entraînés dans la défection, reviendront à l'honneur et à la liberté et peu à peu l'on reverra la vertu de masses remonter au niveau de la virtualité sociale. » Proud'hon anticipait ; nous le voyons par les « ignominies » qu'entretient encore le « préjugé universel », mais il n'en est pas moins vrai qu'on a fait du chemin depuis qu'il a écrit ces lignes. Il y a toujours des races vaincues soumises à l'exploitation, notamment dans les colonies ; mais il y a une conscience collective qui manifeste sa réprobation avec une force de plus en plus accrue. L'organisme social est encore corruptible : mais tous les jours grandissent le dégoût et la colère contre les éléments corrupteurs.

L'optimisme proudhonien est celui de la pensée anarchiste qui voit les réalisations de l'avenir dans le développement parallèle de l'individu et du groupe social pour substituer le contrat à l'autorité, la libre association des consciences scrupuleuses à l'obligation unilatérale, arbitraire et corruptrice. C'est l'optimisme d'Elisée Reclus, disant que « l'homme est la nature prenant conscience d'elle-même ». Cette conscience c'est ce génie de la Terre « qui prouve son existence en nous rendant capables de penser et de l'interroger », a écrit Maeterlinck, et il a ajouté : « Notre terre ne nous a pas dit grand chose jusqu'ici ; c'est que nous sommes très jeunes et qu'elle-même ne se trouve qu'au début de sa course. Nous apprendrons. Ce n'est pas parce que l'univers existe depuis l'infini des temps que nous devons nous décourager. » Il y a eu toute une éternité avant que la nature ait commencé à prendre conscience d'elle-même. Les pessimistes ne pourraient-ils faire crédit de quelques centaines d'années, voire de quelques centaines de siècles, à l'homme pour qu'il apprenne ce qui lui est encore caché et qu'il arrive à manifester pleinement la conscience de la nature ? Mais leur égoïsme dit à ces pessimistes : « Que t'importe ? Tu ne seras plus là !... Après toi, le déluge ! »

Il est certain qu'il faut avoir un optimisme solidement ancré sur l'observation du fait social, sur la volonté plus forte que tous les obstacles de se dresser contre l'iniquité, le mensonge et le crime, sur la. conviction absolue que cette sinistre trinité et la barbarie qu'elle engendre ne peuvent avoir qu'un temps, pour ne pas tomber dans le pessimisme devant la profondeur de désolante sottise que révèle le muflisme actuel. Mais même si l'observation les faisait arriver à conclure que rien ne changera jamais et que les pourceaux humains, vautrés dans leur bauge, ne seront jamais ceux d'Epicure, tous les protestataires, les réfractaires, les révoltés n'en devraient pas moins demeurer optimistes pour ne pas se dégoûter eux-mêmes et rougir d'être des hommes.

Tous les créateurs humains, tous ceux qui ont apporté de nouvelles forces à la vie, à la révolte, à la conscience, ont été des optimistes, jusque dans le sacrifice d'eux-mêmes. Un Blanqui dont la moitié de la vie s'est passée dans les prisons, un Sacco et un Vanzetti, un Matteoti et un Schirru, la légion innombrable de ceux qui ont donné leur vie pour un idéal de vérité et de justice, ont été des optimistes. Il y aura toujours une élite, si clairsemée soit-elle, qui luttera héroïquement par la pensée et par l'action et à laquelle nous devons nous efforcer d'appartenir. Gravons en nos esprits, pour la retrouver comme un stimulant dans tous les moments de découragement et d'abandon, devant toutes les déceptions qui peuvent nous accabler, cette magnifique pensée d'un des plus purs parmi les hommes, d'un enfant qui mourut à vingt-deux ans, victime de leurs turpitudes : « Il faut croire en l'humanité tant qu'il y aura, ne fût-ce qu'un homme honnête et véridique. Car douter serait blasphémer l'idéal en cet unique dépositaire de sa lumière. » (Jean de Saint-Prix. Lettres). 

- Edouard ROTHEN

OPTIMISME

A l'opposé du pessimisme qui trouve l'univers mauvais, la vie indigne d'être vécue, l'optimisme estime l'existence bonne, le monde organisé de la meilleure façon possible. D'instinct, par tempérament, ou en raison de circonstances et de conditions de vie particulières, certains voient tout en rose, sont constamment satisfaits de leur sort, découvrent un bon côté même aux événements défavorables. Cet optimisme sentimental peut être un adjuvant utile pour l'action, lorsqu'il résulte soit d'une exubérance d'énergie physique, soit de la fermeté d'un vouloir que les obstacles ne découragent pas. Souvent, non toujours, il implique un profond égoïsme et une complète indifférence pour la douleur du reste des humains. Quant à l'optimisme béat, fruit de l'ignorance ou d'une incorrigible myopie mentale, il ne mérite pas d'être pris au sérieux. Aussi bien négligerons-nous systématiquement l'optimisme instinctif, pour traiter seulement de l'optimisme philosophique. Mais nous ne nions pas que, chez maints penseurs, les idées dérivent du tempérament, ni que les conditions sociales ou les événements de l'existence individuelle interviennent activement dans la production de bien des doctrines morales, religieuses et métaphysiques.

Intimement lié à celui de l'existence et de la nature de Dieu, le problème de l'optimisme fut, en général et d'une façon au moins indirecte, résolu par l'affirmative dans les principales métaphysiques anciennes. Avec le christianisme et la croyance en un dieu, tout ensemble souverainement puissant et souverainement bon, il devient particulièrement difficile d'expliquer l'existence du mal. Les Pères de l'Eglise s'y employèrent de leur mieux, sans accoucher d'autre chose que de niaiseries théologiques sur la désobéissance de nos premiers parents et le péché originel. Du point de vue philosophique, c'est chez saint Augustin que nous trouvons l'effort le plus sérieux pour donner une base rationnelle à l'optimisme chrétien. Afin de légitimer les crimes patents et quotidiens, dont se rend coupable la Providence, il ose déclarer que la souffrance et le mal ajoutent des charmes merveilleux à la beauté de l'univers. Tant pis pour les malheureux que dieu tourmente sur terre ou dans la rôtissoire infernale ! Jésus, que l'on ose appeler la bonté infinie, avait besoin, paraît-il, de larmes et de sanglots pour manifester sa gloire avec plus d'éclat. Et cette monstrueuse argumentation sera reprise par tous les penseurs chrétiens ! Dans la misère humaine, et dans les imperfections de l'univers, dieu trouve son compte, voilà ce que déclare catégoriquement saint Augustin : « S'il n'était pas bon que le mal lui-même se produisit, le Dieu bon, qui est tout-puissant, ne permettrait pas ce mal : il lui est, certes, facile de faire ce qu'il veut ; mais il lui est également facile de ne pas permettre ce dont il ne veut pas l'existence. » Notre misère étant utile au créateur, comme les ombres sont utiles dans un tableau, nous aurions tort, paraît-il, de nous plaindre : « Rapportez toutes choses à la perfection de l'univers, et vous verrez que, si chacune d'elles est plus ou moins lumineuse que les autres, le total y gagne un plus parfait éclat ». Suivent des couplets sur l'impossibilité, pour notre faible intelligence, de comprendre comment dieu reste juste et bon tout en étant si cruel : « Parce qu'elle est plus haute que la justice humaine, la justice de Dieu est aussi plus inscrutable. Pensez à cela et ne comparez pas Dieu exerçant la justice, aux hommes exerçant la justice ; Dieu est certainement juste, même lorsqu'il fait ce qui paraît injuste aux hommes, et ce que l'homme ne pourrait faire sans injustice ». Pour se dispenser de fournir des explications impossibles, saint Augustin se borne, selon une habitude chère aux théologiens catholiques, à invoquer l'impénétrable opacité des divins mystères. Et sans vergogne, il ose conclure : « A quelque supposition que notre pensée s'arrête, elle trouve qu'il faut toujours louer Dieu, le créateur très bon et I'organisateur très juste de tout ce qui existe ».

Mêmes sophismes chez saint Thomas-d'Aquin, le chef incontesté des scolastiques. Il estime que la Providence a tout disposé de si harmonieuse façon que le monde peut être considéré comme parfait, non au sens absolu, mais en ce sens qu'il est la très fidèle expression des desseins du créateur, desseins admirables autant par la magnificence de l'exécution que par la sagesse de la conception. Pour l'Aquinate, comme pour l'évêque d'Hippone, dieu fait bon marché des individus et ne s'intéresse qu'à l'ensemble. Ce qui suffit, pense-t-il, à justifier l'existence du mal : « Dieu fait ce qu'il y a de mieux pour l'ensemble, mais non ce qu'il y a de mieux pour chaque partie, à moins que les parties ne soient considérées dans leur rapport avec le tout. Or, le tout, c'est-à-dire l'universalité des créatures, est meilleur et plus parfait s'il renferme des êtres qui puissent s'écarter du bien, et qui en effet s'en écartent avec la permission de Dieu, qui leur a laissé la liberté ». Il ajoute ailleurs : « La perfection de l'univers demande qu'il y ait de l'inégalité parmi les êtres, afin que tous les degrés de la perfection soient reproduits. Or, c'est un degré de la perfection qu'il y ait des êtres si excellents qu'ils ne puissent jamais défaillir. Et c'est un autre degré de la perfection qu'il y en ait qui puissent s'écarter du bien. La nature nous offre elle-même ce spectacle dans le domaine de l'être ; car il y a des êtres qui ne peuvent perdre l'existence, étant incorruptibles de leur nature ; et il y en a qui peuvent la perdre, étant sujets à la corruption. Si donc la perfection de l'univers demandait qu'il y eût non seulement des êtres incorruptibles, mais encore des êtres corruptibles, elle demandait pareillement qu'il y en eût de capables de s'écarter du bien ». Avec cynisme, l'Ange de l'Ecole déclare même : « Il y aurait une foule de biens anéantis si Dieu ne permettait pas au mal d'exister. La mort des animaux dévorés par le lion est ce qui le fait vivre ; de même, sans la persécution des tyrans, nous ne serions pas témoins de la patience des martyrs ». Ce qui n'empêche point le même Thomas de proclamer dieu infiniment bon ! On ne saurait pousser plus loin l'inconscience ou la mauvaise foi.

Au XVIIème siècle, Malebranche, un autre optimiste fameux, reconnaîtra que dieu est égoïste au suprême degré, et que son univers, excellent pour lui-même, ne l'est pas toujours pour ses créatures. L'être infiniment parfait, déclare-t-il, s'aime invinciblement lui-même plus que tout le reste ; il n'aime rien que par rapport à lui et n'a jamais, lorsqu'il agit, d'autres fins que lui-même. En dieu « tout autre amour que l'amour-propre serait déréglé ». Ne devant songer qu'à sa gloire, le créateur produit le monde le plus parfait possible : « La sagesse de Dieu lui défend de prendre de tous les desseins possibles celui qui n'est pas le plus sage. L'amour qu'il se porte à lui-même ne lui permet pas de choisir celui qui ne l'honore pas le plus ». Mais c'est moins la perfection de l'univers, en elle-même, que la manière dont cette perfection est obtenue qu'il faut considérer. « Non content que l'univers l'honore par son excellence et sa beauté, Dieu veut que ses voies le glorifient par leur simplicité, leur fécondité, leur universalité, par tous les caractères qui expriment des qualités qu'il se glorifie de posséder. » Malebranche écrit ailleurs : « Un monde plus parfait, mais produit par des voies moins fécondes et moins simples, ne porterait pas tant que le nôtre le caractère des attributs divins. Voilà pourquoi le monde est rempli d'impies, de monstres, de désordres de toutes façons. Dieu pourrait convertir tous les hommes, empêcher tous les désordres : mais il ne doit pas pour cela troubler la simplicité et l'uniformité de sa conduite, car il doit l'honorer par la sagesse de ses voies, aussi bien que par la perfection de ses créatures. » En d'autres termes, par orgueil, par amour-propre, afin que la gloire resplendisse davantage, dieu sacrifie impitoyablement les malheureuses créatures qui lui doivent l'existence. Et Malebranche estime, en bon chrétien, qu'on aurait tort de le regretter. Ajoutons que, gràce à l'Incarnation du Christ, le tout-puissant a trouvé moyen d'élever l'univers jusqu'à lui, de le rendre divin : « L'Incarnation du Verbe est le premier et le principal des desseins de Dieu : c'est ce qui justifie sa conduite ». « Je prétends, écrira encore le philosophe oratorien, que c'est à cause de Jésus-Christ que le monde subsiste et qu'il n'y a rien de beau, rien qui soit agréable aux yeux de Dieu que ce qui a rapport à son Fils bien-aimé. » Il en donne la raison : « Car enfin l'Univers, quelque grand, quelque parfait qu'i1 puisse être, tant qu'il sera fini, il sera indigne de l'action d'un Dieu, dont le prix est infini ». On le voit, l'optimisme de Malebranche n'a rien de consolateur pour le genre humain ; il sacrifie les individus à la vanité du tout-puissant.

Celui de Leibniz est moins cruel, sans être plus solide. Ses raisonnements ont des allures rationnelles, mais demeurent au fond imprégnés de préjugés théologiques. « Je ne saurais, déclare Leibniz, approuver l'opinion de quelques modernes qui soutiennent hardiment que ce que Dieu fait n'est pas de la dernière perfection, et qu'il aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que les suites de ce sentiment sont tout à fait contraires à la gloire de Dieu. » Si, entre une infinité de mondes possibles, le créateur a réalisé celui que nous observons, il avait une raison déterminante de ce choix, « et cette raison, on ne peut la trouver que dans les degrés de perfection propres à chacun de ces mondes, puisque tout être possible a un droit à prétendre à l'existence proportionné à la mesure de perfection qu'il enveloppe ». En conséquence, « Dieu a choisi le monde le plus parfait, c'est-à-dire qui est en même temps le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes ». Quant au mal, cette pierre d'achoppement des systèmes optimistes, Leibniz en distingue trois sortes : le mal métaphysique, c'est-à-dire l'imperfection de l'être créé ; le mal physique, qui se ramène à la souffrance ; le mal moral, ou péché. Or le mal du premier genre est fatal, puisque « Dieu ne pouvait pas donner tout à une créature sans en faire un Dieu ». L'imperfection, la limitation découlent nécessairement de la qualité de créature ; et ce mal, que dieu même ne saurait faire disparaître, explique déjà en partie les deux autres. D'ailleurs la souffrance, ou peine physique, a un domaine fort restreint, d'après Leibniz : « Si nous n'avions point la connaissance de la vie future, il se trouverait peu de personnes qui ne fussent contentes, à l'article de la mort, de reprendre la vie, à condition de repasser par la rnême valeur des biens et des maux, pourvu surtout que ce ne fût point par la même espèce : on se contenterait de varier, sans exiger une meilleure condition que celle où l'on avait été ». Et puis, par contraste, la douleur devient une source de joie : « Un peu d'acide, d'âcre ou d'amer, plaît souvent mieux que du sucre ; les ombres rehaussent les couleurs, et même une dissonance placée où il faut donne du relief à l'harmonie. Nous voulons être effrayés par des danseurs de corde qui sont sur le point de tomber, et nous voulons que les tragédies nous fassent presque pleurer. Goûte-t-on assez la santé et rend-on assez grâce à Dieu sans jamais avoir été malade ? Et ne faut-il pas, le plus souvent, qu'un peu de mal rende le bien plus sensible, c'est-à-dire plus grand ? » Ajoutons que la faiblesse de notre esprit et la courte durée de notre existence terrestre ne nous permettent pas de voir assez loin. « Le remède est tout prêt dans l'autre vie, et nous ne devons point murmurer contre un petit délai que la sagesse suprême a trouvé bon d'imposer aux hommes. » Naturellement, une explication différente s'impose lorsqu'il s'agit du mal moral, du péché, puisque dieu même s'en doit offusquer. Pour Leibniz, le créateur est cause de ce qu'il y a de matériel, de positif dans nos actes, non de ce qu'il y a de négatif, de formel. « Dieu est la cause de la perfection dans la nature et dans les actions de la créature, mais la limitation de la réceptivité de la créature est la cause des défauts qu'il y a dans son action. » Le tout-puissant ne veut pas directement le péché, il le permet seulement ; par une volonté antécédente, il tend vers tout bien en tant que bien, mais le succès n'appartient qu'à la volonté conséquente, « comme, dans la mécanique, le mouvement composé résulte de toutes les tendances qui concourent dans un même mobile et satisfait également à chacune, autant qu'il est possible de faire tout à la fois ». Tant mieux pour qui se satisfait de pareilles explications ! Le grand tort de Leibniz, comme de ses prédécesseurs, c'est de nager dans un pathos métaphysique, de se gargariser avec des mots, d'invoquer l'action de dieu, ce pantin inconsistant. Dans Candide, Voltaire couvre, avec raison, d'un ridicule inoubliable l'optimisme des penseurs chrétiens.

Condorcet eut le mérite de se cantonner dans le plan terrestre, en négligeant les fables théologiques. C'est sur un fait, qu'il croit incontestable, la perfectibilité indéfinie de l'espèce humaine, qu'il fonde son optimisme rationnel : « Si le perfectionnement indéfini de notre espèce, écrit-il, est, comme je le crois, une loi générale de la nature, l'homme ne doit pas se regarder comme un être borné à une existence passagère et isolée, destiné à s'évanouir après une alternative de bonheur et de malheur pour lui-même, de bien et de mal pour ceux que le hasard a placés près de lui : il devient une partie active du grand tout et le coopérateur d'un ouvrage éternel. Dans une existence d'un moment sur un point de l'espace, il peut, par ses travaux, embrasser tous les lieux, se lier à tous les siècles et agir encore longtemps après que sa mémoire a disparu de la terre ». Non sans raison, l'on reproche à Condorcet d'avoir négligé l'exactitude méthodique, la rigueur et la précision qu'exige le savoir positif. S'il a déserté les cieux, il s'attarde encore dans les nuages de l'abstraction et de l'idéologie. Nous voulons aujourd'hui qu'une part plus large soit faite à l'observation, à l'expérience ; nous écartons toute hypothèse n'ayant pour base que des suppositions non contrôlées. Comme les autres problèmes métaphysiques, celui de l'optimisme relève de la science expérimentale ; l'inconnaissable, imaginé par les positivistes, est un mythe que les penseurs contemporains ont trop longtemps pris au sérieux. Poussées assez loin, les mathématiques, la physique, la biologie, etc ... se confondent avec la philosophie et fournissent des solutions aux problèmes transcendantaux.

De ce point de vue, il est encore impossible d'affirmer que les pessimistes ont tort, que les optimistes ont raison. Néanmoins, je dois reconnaître, malgré les tendances pessimistes de mon caractère, que la science actuelle favorise un optimisme relatif, du moins en ce qui concerne l'espèce. Que 1es individus s'y résignent, longtemps la mort restera l'ultime fin de leurs agitations ! Mais, grâce à la science, nos descendants parviendront à un degré de puissance que nous entrevoyons à peine. Dans deux études, Face à l'Eternité, Vouloir et Destin, j'ai montré que la destruction de notre globe n'impliquerait peut-être pas la disparition de nos descendants, ni surtout du savoir que les hommes auront accumulé. « Pour ces derniers, l'heure viendra de monter à l'assaut des étoiles, d'explorer l'univers, à la recherche de planètes sœurs, au sol neuf, à l'atmosphère vierge, aux luxuriantes végétations ... Rêve fou, impossible chimère ! dira-t-on. Projet réalisable, assurent des savants très positifs. La superposition de fusées à tir successif ou des machines non encore inventées permettront un jour, de se rire des lois de l'universelle gravitation. Nous savons que les ondes électriques sillonnent les espaces interplanétaires ; d'où l'idée de correspondre avec Mars par télégraphie sans fil. Mais il faudrait que l'habitent des êtres parents de l'homme dont la civilisation fût assez haute, les récepteurs assez puissants pour que nos messages leur devinssent accessibles. Peut-être les échanges, rendus faciles entre les terres peuplées d'espèces raisonnables, doivent-ils aboutir, plus tard, à un savoir qui, émigrant d'astre en astre, connaîtra l'immortalité. Malgré la mort, lente ou brusque, de notre globe et des autres, à tour de rôle, un trésor intangible de vérités supérieures se transmettrait de monde à monde, procurant à ses détenteurs une incommensurable puissance. Et rien n'assure que la raison n'arriverait point à guider les astres, dans leur course inconsciente à travers l'espace et le temps. Au jeu aveugle des forces cosmiques serait substituée la finalité éclose dans le cerveau d'êtres intelligents, dans celui des hommes, si notre espèce se montre digne d'une mission jadis réservée à Dieu. » Pour un avenir très lointain certes, il n'est même pas impossible que les hommes parviennent à vaincre la mort. « A condition bien entendu qu'ils acceptent ce cadeau, probablement indésirable, une vie sans fin. Si l'existence nous paraît si belle, c'est qu'elle doit avoir un terme et que nous le savons ; dans la volupté de vivre, la pensée de la mort entre pour une large part ; bien vite nous serions las de tout, dégoûtés de nous-mêmes, je le crains, sans la perpective d'un trépas qui pourtant nous effraye. Aux yeux du biologiste, l'immortalité semble normale chez les êtres unicellulaires, dont la division indéfinie ne laisse aucun cadavre après elle. Pourquoi la cellule cesserait-elle de posséder une immortalité, au moins potentielle, dans les organismes supérieurs ? En fait, chez les animaux les plus perf'ectionnés, même chez l'homme, des cellules subsistent qui conservent l'aptitude à la croissance et à la multiplication indéfinie ; ce sont les cellules sexuelles, ces éternels porte-vies. » A notre espèce, tous les espoirs sont permis. 

- L. BARBEDETTE

OPTIMISME

L'optimisme est une doctrine philosophique qui a eu cours de tous les temps. Plotin, le chef de l'école d'Alexandrie s'est donné beaucoup de peine pour prouver que les prisons, les guerres, les épidémies, la mort sont des biens et non des maux. Les guerres et les épidémies préviennent l'excès de population : elles préservent l'individu, par une mort prompte, des inconvénients et des infirmités de la vieillesse. La mort n'est pas un mal, elle est si peu de chose qu'aux jours de fête, les hommes s'assemblent dans les amphithéâtres pour s'en donner le spectacle.



Parmi les modernes, Leibniz est celui qui a porté l'optimisme au plus haut degré d'exaltation. D'après sa thèse, Dieu, en vertu de son omniperfection, fait toujours ce qu'il y a de mieux, et ce qu'il faut considérer, ce ne sont pas les détails, mais l'ensemble, c'est-à-dire, toutes choses balancées, le système ou la construction qui l'emporte en perfection sur tous les autres agencements imaginables. L'humanité n'étant qu'un détail, la terre qu'un atome, en comparaison des mondes innombrables qui peuplent l'espace, on peut en conclure que nos imperfections, nos misères ne sont que très peu de chose - un néant au prix de la perfection que démontre l'arrangement du cosmos. Malgré toutes ses imperfections, le monde dont nous faisons partie, est le meilleur des mondes possibles.

Dans son poème sur l'homme, le poète anglais Pope a encore renchéri sur Leibniz. Partout le mal est compensé et racheté par le bien. Le pauvre est heureux malgré sa pauvreté ; dans les vapeurs du vin, le mendiant s'imagine être un roi, l'aveugle danse, le boiteux chante, et il n'est jusqu'au sot qui ne soit ravi de lui-même. Les défauts et les vices des hommes sont pour le mieux parce qu'ils tournent à l'avantage de la société. Ne vaudrait-il pas mieux qu'il y eût dans ce monde moins de méchants et plus de gens de bien ? Pope répond qu'un monde composé de gens de bien ne serait pas préférable au monde où nous vivons, où se mélangent bons et méchants : selon lui, tous ces gens de bien ne pourraient s'entendre entre eux.

Voltaire a ridiculisé de main de maître l'optimisme à la façon de Leibniz et de Pope, dans son poème sur Le tremblement de terre de Lisbonne, dans ses contes philosophiques et spécialement dans Candide. Candide et son maître, le Docteur Pangloss, courent toutes sortes d'aventures, où ils risquent cent fois de perdre la vie et dont ils ne réchappent que grâce à un concours de circonstances extraordinaires. Avec une obstination qui tient du comique ou de l'héroïque, selon le point de vue du lecteur, ils persévèrent dans leur optimisme, et le Docteur Pangloss n'en continue pas moins d'enseigner à son disciple que « ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise, il fallait dire que tout est au mieux ».

Le bon sens a toujours protesté contre cet optimisme qui veut que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Non, tout n'est pas pour le mieux pour celui que la misère accable, que poursuit l'adversité, qui est obligé de refouler ses aspirations, ses désirs, ses appétits. Dans son chapitre sur Les Grands, Labruyère a fait justice de l'optimisme compensateur. « On demande, écrit-il, si en comparant ensemble les différentes conditions des hommes, leurs peines, leurs avantages, on n'y remarquerait pas un mélange ou une espèce de compensation de bien et de mal qui établirait entre elles l'égalité, ou qui ferait, du moins, que l'une ne serait guère plus désirable que l'autre. Celui qui est puissant, riche, et à qui il ne manque rien peut formuler cette question, mais il faut que ce soit un homme pauvre qui la décide. »

A mesure que s'affaiblissait la foi eu un Dieu organisateur, dictateur de l'univers, il fallut trouver une réponse plus sensée que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes », au problème de la misère de vivre. On imagina une loi de progrès continu. A la suite des Herder, des Kant, des Turgot, des Condorcet, des Saint-Simon, des Auguste Comte, de toutes les écoles socialistes utopistes ou scientifiques, des évolutionnistes de tout ordre, on déclara sans limite la capacité de perfectionnement de l'humanité ou de la nature individuelle. On alla plus loin : on admit, et on ne pouvait faire autrement, que tous les événements qui ont eu lieu ou ont lieu ont été ou sont nécessaires, ont servi ou servent au développement de l'espèce humaine. Taine formula cette idée en une phrase lapidaire : « Ce qui est a le droit d'être ». Tout est donc bien et pour le mieux dans la meilleure des évolutions. Dans le passé et dans le présent.

Ceux qui défendaient ou défendent cette thèse ne s'aperçoivent pas qu'ils légitiment du même coup tout ce contre quoi notre raison s'insurge ; par exemple : les violences faites aux corps et les violences faites aux opinions, l'inquisition, les conseils de guerre, les bûchers, les in-pace, les pelotons d'exécution, les jets de liquide enflammé, les gaz asphyxiants, les avions de bombardement, le nettoyage des tranchées. Tout est bien, l'esclavage, le servage, le salariat, le capitalisme étatiste, les prisonniers de guerre massacrés malgré les promesses de vie sauve, les chrétiens de Rome jetés aux fauves, les exterminations des Albigeois et des anabaptistes, les lettres de cachet, la raison d'Etat, les lois scélérates, la terreur blanche et la terreur rouge. Tout est bien, tout a servi au développement de l'humanité, tout a concouru à la marche du progrès, tout cela a facilité et préparé la venue du bonheur inéluctable, final et universel.

A vrai dire, nous ignorons en quoi consiste le progrès et même s'il y a progrès. Pour savoir s'il y a progrès, il faudrait connaître le point de départ de l'humanité et le point ou les points vers lesquels elle s'avance. Nous l'ignorons et même si nous connaissions exactement ce point de départ, nous ne possédons aucun critère scientifique nous permettant de distinguer le progrès de ce qui ne l'est pas. Nous constatons un déplacement. Selon leur mentalité ou le parti auquel ils appartiennent, les humains nomment ce déplacement progrès ou recul, voilà tout.

Nous nous rendons compte que ce qu'on appelle progrès a très peu modifié les tempéraments et presque point les aspirations intimes des individus. Le déplacement est en surface, non en profondeur. Les découvertes d'ordre scientifique, spécialement au point de vue mécanique et leurs applications techniques ont transformé les circonstances de l'évolution des agglomérations sociales : dans la plupart des cas, elles ont été cause que le fait purement économique s'est substitué aux faits religieux-moral et politique-idéaliste, dont le rôle se réduit maintenant à un réservoir de termes, dont on se sert pour voiler la crudité des expédients ou des nécessités de l'existence des hommes.

Les guerres démontrent combien les applications techniques des découvertes scientifiques peuvent être tournées au désavantage de l'homme et combien « l'unité sociale économiqne » reste soumise aux caprices et à la volonté des conducteurs des troupeaux humains !

Est-ce une raison pour que l'individualiste se plonge dans le pessimisme ? Nullement.

L'individualiste ne croit ni en Dieu omniparfait, qui a créé le monde le meilleur qu'il puisse être, ni au Progrès qui rendra le monde le meilleur qu'il puisse être. Il vit dans le présent. Il se dit qu'il y a du bon et du mauvais dans les acquis de l'humanité et il ignore où ce qu'on appelle l'évolution conduira les hommes. La vie lui apparaît comme une expérience plus ou moins longue, composée d'une série d'essais passagers ou plus ou moins durables qu'il importe, pour lui, de rendre le plus agréable possible, soit seul, soit associé. Sa vie lui est un champ d'études et une leçon de choses. Il ne s'attarde pas aux expériences dont il ne retire qu'amertume, il ne se sent jamais lié par une expérience antérieure. Tantôt les circonstances lui dicteront la voie où s'engager et tantôt ce seront ses expériences passées. Quoi qu'il en soit, il tendra toujours à demeurer le maître de ses expériences, jamais à accepter qu'elles le maîtrisent.

Considérer la vie comme une série d'expériences pousse l'individualiste à fréquenter une multitude de personnes qui partagent ou ne partagent pas des idées qui lui sont chères. En effet, le développement individuel, l'exercice des initiatives, la mise en valeur des énergies, l'intensité des réactions, réclament souvent que les expériences se modifient, se renouvellent, se contredisent. Cette variation continuelle fait de 1'individualiste un être « bon », non pas niaisement bon, mais l'amène à condidérer autrui par rapport à son déterminisme particulier, à lui, autrui. S'il lui est antipathique, il s'en éloigne, sans plus, sans le juger. Si sa conception de la vie est identique à la sienne, il s'associe volontiers avec lui. C'est ce qui rend l'individualiste capable d'entreprendre des expériences à plusieurs. La pluralité des expériences, des existences menées simultanément dans des domaines différents, agrandit la portée du raisonnement, élargit le rayonnement du sentiment, considérés l'un et l'autre comme de simples produits du fonctionnement de l'organisme individuel - les débarrassant de la mesquinerie des jugements a priori, si communs chez les êtres dont la vie est peu accidentée ou les expériences rares.

L'individualiste anarchiste qui a « bien vécu », autrement dit : réalisé le maximum compatible avec ses capacités de perception ou d'initiative ; connu le maximum d'émotions et de sensations adéquat à sa force de résistance ou son énergie d'appréciation, cet homme là « meurt bien », rassasié d'expériences, et non pas seulement d'années, comme l'indiquait l'antique et biblique formule. Il s'en va de la scène du monde, rassasié d'expériences qui se sont succédées, remplacées, complétées, sans autre regret que le temps que lui a dérobé l'Etat, les moyens dont il s'est servi pour se soustraire à l'emprise des lois ou des conventions sociales, les nécessités de subvenir à son existence - sans autre regret également que de ne pouvoir continuer l'expérience plus longtemps. Mais réalisant qu'il n'y peut rien, sa couche dernière ignore le remords, la crainte d'une survivance quelconque, puisqu'il est convaincu qu'il va s'absorber dans la circulation universel1e. Point de prêtre à son lit mortuaire. Il ferme les yeux, pleinement heureux, s'il est un propagandiste, à la pensée qu'il a pu contribuer, par son exemple ou son activité, à inciter d'autres à s'engager sur la route large et féconde des expériences.

Pour rester un optimiste toute sa vie, l'individualiste n'a pas eu besoin de croire ni à Dieu, ni au progrès, il n'a eu besoin que de s'efforcer de rendre l'expérience de demain plus satisfaisante que celle d'aujourd'hui, en recherchant les causes qui ont fait peut-être un échec de celle d'hier. 

- E. ARMAND.