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ORATEUR n. m. (du latin : orare, parler)

Homme ou femme qui prononce un discours devant une assemblée. Selon la composition de l'auditoire devant lequel le discours est prononcé, selon le lieu dans lequel l'orateur parle et le sujet traité, l'orateur est diversement qualifié. Parle-t-il dans un édifice destiné à l'exercice d'un culte religieux ? Celui qui parle est un orateur sacré. Parle-t-il devant une assemblée législative, s'adresse-t-il à des députés ou sénateurs ? Il est un orateur parlementaire. S'il parle devant des magistrats ou des jurés, il appartient à l'éloquence judiciaire. S'il s'adresse, dans une salle quelconque, à une assemblée composée d'auditeurs appartenant aux diverses classes sociales, celui qui occupe la tribune est ce qu'on peut appeler un orateur populaire. Orateur se dit, en Angleterre, de celui qui préside la Chambre des Communes ; il est élu à la pluralité des voix ; c'est lui qui expose les affaires soumises aux délibérations de l'Assemblée.

D'une façon générale, on appelle orateur celui ou celle qui pratique l'art de l'éloquence et l'exerce publiquement.

Depuis les temps les plus reculés, l'éloquence a tenu une place importante et joué un grand rôle dans le cours des affaires publiques ; l'art oratoire a exercé une influence considérable sur l'opinion et, de ce fait, sur les événements. S'il est vrai que l'art de la parole fut toujours puissant sur l'esprit des hommes, il ne le fut que dans la mesure où la liberté fut en partie respectée. Le despotisme, la tyrannie, l'Autorité absolue sont mortels à l'éloquence et il ne saurait en être autrement, cela se conçoit sans peine. Car la véritable éloquence a pour source la passion portée à son niveau le plus élevé et un régime de liberté, au moins relative, est indispensable à l'éclosion et à l'épanouissement de la passion.

Passion du Vrai, passion du Juste, passion du Beau ne peuvent naître et fleurir que dans une atmosphère où il est possible de les exprimer. Le silence imposé les étiole, la répression les étouffe, la contrainte les tue. Les époques les plus agitées, les temps les plus tourmentés de l'Histoire ont été les moments où l'art de parler s'est élevé jusqu'aux cimes. C'est en période de transition, lorsque des idées nouvelles entraient en fermentation, que l'éloquence a revêtu le plus d'éclat et les journées d'effervescence et de bouillonnement révolutionnaires ont été celles qui ont enregistré les appels les plus entraînants, les adjurations les plus pathétiques, les harangues les plus enflammées, bref, les discours les plus éloquents. Athènes eut des orateurs magnifiques avant que la Grèce soit tombée sous la domination absolue des successeurs d'Alexandre. Parmi ces princes de la parole, on peut citer Périclès, Alcibiade, Cléon, Démosthène, Phocion, Eschine, Démétrius de Phalère. Rome conserva sa tribune publique jusqu'à l'installation au pouvoir suprême et absolu de César et de ses acolytes, par le 'I'riumvirat et l'Empire : les deux Gracques, Crassus, Antoine, Hortensius et surtout Cicéron furent d'illustres orateurs. L'art oratoire n'existait pour ainsi dire pas, en France, avant la Révolution. Durant les quelques siècles qui ont précédé la Révolution française, seuls les orateurs sacrés, les grands Prédicateurs de l'Eglise catholique - qui ont eu pleine licence de prêcher l'Evangile et de prononcer des oraisons funèbres - ont représenté l'art de bien dire. On compte parmi les prédicateurs les plus remarquables de ces temps-là : Bossuet (1627-1704), Fénelon (1632-1704), Fléchier (1632-1710), Bourdaloue (1631-1715), Massillon (1663-1742). En mettant fin au despotisme royal et en ouvrant une ère de liberté inconnue jusque là, la Révolution française a mis un terme à l'étranglement de la Pensée et à son expression : l'éloquence. Pendant « la Constituante », la tribune retentit des discours superbes de Mirabeau, Maury, Barnave, Cazalès, les Lameth, Dupont, Brissaud, etc .... Sous « la Convention », ce furent Danton, Robespierre, Saint Just, Billaud-Varennes, Collot d'Herbois sur les bancs de la Montagne et, parmi les Girondins : Vergniaud, Guadet, Gensonné, Boyer-Fonfrède, qui furent les orateurs les plus justement en renom. Tout entier réservé à la détestable gloire militaire, l'Empire ne compta aucun orateur marquant. Avec la Restauration, l'art oratoire refleurit en France ; parmi les orateurs les plus remarquables de cette époque, il faut citer Royer-Collard, Camille Jordan, Manuel et Foy. Sous Louis-Philippe, la tribune parlementaire fut illustrée par Berryer, Guizot, Thiers, Garnier-Pagès, Miche1 de Bourges. Vinrent ensuite Lamartine et Ledru-Rollin et, plus près de nous, toujours comme orateurs parlementaires : Gambetta, Waldeck-Rousseau, Jaurès, Viviani.

A titre documentaire, j'ai cité tous ces noms d'orateurs qui appartiennent à la postérité. Il me reste à indiquer à quelles sources on puise la véritable éloquence, comment on fait son apprentissage dans l'art de parler en public, quelles sont les difficultés à vaincre et par quels efforts on y parvient, enfin en quoi consiste l'art de préparer et d'exposer un sujet, de composer et de prononcer un discours, de prévoir les controverses qui peuvent surgir et de sortir vainqueur de ces rencontres parfois redoutables.

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Les sources de l'éloquence. - L'éloquence jaillit de deux sources : le sentiment et la raison. Le sentiment donne naissance aux emportements pathétiques, à l'inspiration entraînante, au verbe enflammé, aux images poétiques, aux envolées lyriques, aux appels passionnés. De la raison procèdent les exposés clairs, les formules précises, les démonstrations substantielles, les argumentations solides, les conclusions rigoureuses.

L'éloquence basée sur le sentiment s'adresse à la passion plus qu'à l'intelligence ; celle qui s'appuie sur la raison, fait appel à l'intelligence et au jugement plus qu'à la sensibilité. La première impressionne, émeut, entraîne ; la seconde éclaire, enseigne, persuade et assied la conviction.

Il est assez rare qu'un orateur possède à un égal degré ces deux genres bien distincts d'éloquence : tel excellera dans le premier, qui sera médiocre dans le second ; tel autre sera supérieur dans celui-ci et inférieur dans celui-là. A dire vrai, celui qui possède, réellement l'art oratoire doit savoir parler tour à tour au coeur et à la raison ; il doit pouvoir à la fois émouvoir et convaincre ; on peut dire que, dans le domaine de l'éloquence, le grand art consiste à réaliser une sorte d'équilibre et de synthèse entre le sentiment et la raison. De tous les orateurs, celui qui me paraît devoir l'emporter sur tous ses rivaux ce serait celui qui - mais cela est-il possible ? - triomphant de toutes ces difficultés dont l'art de parler en public est hérissé, saurait le mieux convaincre et transporter son auditoire, c'est-à-dire impressionner fortement son coeur et sa raison.

L'orateur « populaire ». - Je veux m'attacher à parler ici de l'orateur appelé à s'exprimer devant des assemblées représentant la bigarrure de toutes les situations sociales, la mosaïque de toutes les cultures, de l'orateur que j'ai qualifié plus haut d'orateur « populaire ». Cet orateur peut faire fi des subtilités, distinguos et finasseries en usage dans les prétoires, car il ne s'adresse pas à des magistrats ; il n'a pas à envelopper son langage dans le vêtement oratoire qui sied à l'éloquence parlementaire, car il n'a pas devant lui des représentants du peuple et il n'a pas à se soucier du résultat politique qu'entraînera son discours. L'orateur populaire (le militant, le propagandiste, l'apôtre d'une Idée) parle, toutes portes ouvertes, à des auditeurs venus d'un peu partout, animés du désir de se renseigner, de s'instruire, de participer à un mouvement d'idée ou d'action qui l'intéresse. Il faut faire entendre à cet auditoire le langage simple et limpide, clair et précis qu'il est capable de comprendre ; il faut, après l'avoir éclairé et persuadé par un exposé aussi exact et lumineux que possible, faire appel à l'être qui vibre, s'émeut et se passionne. Toute personne normalement constituée, saine de corps et d'esprit, est une synthèse harmonieuse de la compréhension qui raisonne et du sentiment qui s'exalte. S'il ne s'attache qu'à convaincre, le militant, trop froid, court le risque de ne pas émouvoir ; si toute sa puissance oratoire ne vise qu'à émouvoir, l'apôtre, trop ardent, s'expose à ne susciter qu'une émotion vive, mais sans lendemain. Le meilleur propagandiste est celui qui, tantôt persuasif et tantôt entraînant, tour à tour calme et fougueux, méthodique et tumultueux, parvient à tenir son auditoire sous l'influence prestigieuse de son verbe par les moyens les plus divers et les procédés les plus variés. Austère, plaisant, ironique, paradoxal, alliant le prosaïsme un peu terre à terre de la logique et de la documentation au lyrisme ailé du sentiment et de la passion, il ne lassera jamais son auditoire, et lui laissera toujours une impression profonde et durable.

Le militant, le propagandiste, l'apôtre, l'orateur qui a le culte de l'Idée qu'il a adoptée et de la Cause qu'il a embrassée ne doit pas céder à la préoccupation des effets de tribune qui déchaînent les applaudissements frénétiques de l'assemblée ; ces applaudissements enthousiastes doivent être la manifestation spontanée de la lumière qui soudain projette son éclat dans la pensée des auditeurs ou de l'exaltation qui soulève ceux-ci grâce à la noblesse et à la beauté du langage mis au service d'une conception généreuse ou d'un idéal sublime. L'orateur « populaire» ne doit pas se désintéresser de la forme ; mais il doit être beaucoup plus soucieux du fond : l'exactitude de la pensée qu'il exprime, de l'opinion qu'il émet, de la thèse qu'il soutient doit le solliciter beaucoup plus que le souci des fioritures littéraires et de ce qu'on appelle « les fleurs de rhétorique ». Contrairement au conférencier mondain ou littéraire qui fait l'ornement des cénacles, des académies, des salons et des cercles littéraires, le conférencier doublé d'un militant doit être, avant tout, un vulgarisateur, un éducateur, s'attachant exclusivement à exposer ses idées en termes limpides et d'une compréhension accessible à tous ; son discours doit être un enseignement et une démonstration laissant à ceux qui l'écoutent une impression puissante et stable, impression qui obligera ses auditeurs à réfléchir, à se remémorer ce qu'ils ont entendu, à parcourir à nouveau, par leur propre effort et à l'aide de leurs seuls moyens personnels, la route dans laquelle le conférencier-propagandiste les a engagés et qu'il leur a fait suivre.

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On devient orateur. - On parle couramment de l'orateur-né et on entend par là, le plus communément, qu'on naît orateur et que, si on ne naît pas orateur, on ne le devient jamais. C'est une erreur : on devient orateur : en parlant, comme on devient forgeron : en forgeant. Il est exact, comme le dit Boileau dans son art poétique, que, s'il ne possède pas certains dons, si son berceau n'a pas été entouré de certaines fées,

« C'est en vain que, au Parnasse, un téméraire auteur Pense de l'art des vers atteindre la hauteur. »

Il est certain, aussi, que pour atteindre les hautes cimes de l'Eloquence, de même que celles de la Poésie que, pour être un orateur ou un poète consommé, il est nécessaire de posséder certaines qualités et aptitudes natives, qu'il suffit, par la suite, de fortifier et de développer par un effort continu et un travail progressif ; toutefois, j'estime que ces prédispositions naturelles ne sont pas absolument indispensables à celui qui a le ferme dessein de parler en public, pour parvenir, s'il s'en donne réellement la peine, à s'exprimer avec clarté, précision, correction et élégance. Ce qui est vrai, c'est que, avec la même somme d'efforts, celui qui est moins bien doué, n'atteindra pas le même degré d'éloquence, la même maîtrise dans l'art de parler, que le mieux doué ; mais je suis persuadé que, s'il travaille assidûment et s'exerce méthodiquement à l'art de la parole, l'individu moyennement doué, ne parviendra probablement jamais à être un maître de la Parole, mais qu'il réussira certainement à devenir un orateur intéressant et disert.

Pour justifier cette assertion, je veux recourir à ma comparaison précédente entre celui qui devient forgeron en forgeant et celui qui devient orateur en parlant. Je crois que, pour être un bon ouvrier forgeron, il est nécessaire de posséder certaines qualités physiques, entr'autres : une constitution saine, des muscles vigoureux et résistants, un cœur solidement accroché, des organes respiratoires en bon état. Il suffira à l'homme en possession de ces qualités de faire l'apprentissage du métier de forgeron, de se familiariser avec le maniement du marteau sur l'enclume et d'acquérir sur les métaux qu'il travaille les connaissances utiles, pour devenir un forgeron remarquable. Mais je crois aussi que, sans être bâti en force et en endurance aussi heureusement que celui-ci, tout homme normalement constitué et de bonne santé, sera capable d'accomplir de façon très suffisante la tâche d'un bon forgeron, à la condition qu'il apporte à l'exercice de cette profession un apprentissage sérieux, du bon vouloir, de la persévérance et de l'entraînement. Eh bien ! pour devenir un grand orateur, je pense qu'il est indispensable d'être pourvu de certaines qualités et aptitudes natives, par exemple : une voix agréablement timbrée, une physionomie expressive, un geste accompagnant et soulignant avec naturel la parole, une imagination ardente, une mémoire fidèle, une compréhension pénétrante, une sensibilité délicate, un raisonnement judicieux et une certaine culture. Mais j'estime que pour être un « bon » orateur (sans être un orateur de premier ordre), il suffit de se mettre résolument à l'apprentissage de la parole, d'acquérir une bonne diction, de se familiariser avec les difficultés de la tribune, de s'entraîner à l'art de discourir.

Je puis affirmer que, pour ma part, j'ai connu plusieurs militants qui, fort embarrassés, au début, quand ils avaient quelques mots à dire, se sont petit à petit formés, entraînés, perfectionnés dans l'exercice de la parole, au point d'occuper très honorablement une tribune, d'y dire en excellents termes d'excellentes choses, d'intéresser et d'impressionner fortement leur auditoire.

Il ne faudrait cependant pas imaginer que, si je dis qu'on devient orateur en parlant - de même qu'on devient forgeron en f'orgeant, - ce soit un résultat facile et prompt à obtenir.

L'art oratoire comporte le concours de divers avantages qu'il s'agit d'acquérir, avantages sans lesquels l'individu le mieux doué nativement ne sera pas et ne pourra jamais être un orateur, même passable, et à l'aide desquels l'homme doué de prédispositions moyennes deviendra, s'il le veut, un bon orateur.

Bien parler, c'est exprimer des idées, en termes exacts, heureux, choisis, en des phrases bien construites et dans un style hors des lieux communs et de la banalité ; c'est enchaîner avec méthode les idées dont l'ensemble constitue une démonstration et conduit à une conclusion logique. L'orateur doit, en conséquence : a) avoir des idées et, comme de juste, posséder les connaissances sur lesquelles reposent ces idées elles-mêmes ; b) manier avec aisance et correction la langue dans laquelle il parle ; c) présenter, dans un ordre méthodique, les arguments qui servent de fondements à l'exposé qu'il se propose de faire et conduisent, en application d'une logique rigoureuse, à la conclusion qu'il projette d'en tirer. Je prétends que toute personne remplissant cette triple condition peut aborder sans trop d'appréhension la tribune et, après un apprentissage plus ou moins prolongé, occuper cette tribune fort honorablement.

Mais il n'est pas inutile que je revienne, en quelques mots sur chacune de ces trois conditions. Il est hors de doute que pour exprimer - bien ou mal - une Idée, il faut, avant tout, l'avoir. « La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a ». Qu'on me pardonne d'appliquer ce dicton quelque peu vulgaire à la proposition que j'émets : « L'orateur ne peut donner à ceux qui l'écoutent que ce qu'il a. » Il faut donc, pour exprimer une idée, que, tout d'abord, il la possède. J'ajoute que, mieux il la possèdera et mieux il l'exprimera ; que, plus cette idée sera claire et précise dans son cerveau et plus le langage qu'il emploiera à la traduire sera clair et précis :

« Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement. »

Plus l'orateur sera confiant dans l'exactitude de l'idée qu'il exposera et plus affirmatifs, catégoriques et précis seront les termes dont il se servira ; plus profonde sera sa conviction et plus pénétrant en sera l'accent. Il en est du sentiment comme de l'idée : pour que l'orateur exprime un sentiment, il est indispensable que ce sentiment soit en lui car Horace le dit très justement : « Si vis me flere, dolendum est primum ipse tibi » ; (si tu veux que je pleure, il faut d'abord que tu pleures toi-même). On ne donne à l'expression d'un sentiment toute sa force, qu'en éprouvant soi-même toute la puissance de ce sentiment ; c'est dans ces conditions seulement que l'émotion d'un auditoire peut être portée à son comble. Donc, la condition première et essentielle, c'est d'avoir des idées à présenter, et d'être en possession des connaissances sur lesquelles s'appuient ces idées.

Cela ne suffit pas : l'Idée et la conviction que l'on porte en soi, il s'agit de les extérioriser par la parole. On conçoit que, pour exposer avec éloquence ce que l'on pense et ce que l'on sent, il est nécessaire de bien connaître la langue dans laquelle on parle, afin de donner à sa pensée ou à son sentiment une forme simple et correcte, précise et élégante, impressionnante et limpide. Cette connaissance approfondie de la langue dont on se sert ne se borne pas au respect de la syntaxe, à la structure scrupuleusement grammaticale de la phrase ; elle comporte, en outre, la possession d' un vocabulaire copieux, l'emploi judicieux du mot propre, l'usage rationnel et. modéré des incidentes, I'adaptation du style à l'expression la plus saisissante ou la plus suggestive de la pensée ou du sentiment.



Ce n'est pas tout : il reste à rassembler les aperçus, les considérations, les commentaires, la documentation et les raisonnements qui sont comme les matériaux dont l'orateur - architecte, ingénieur ou artiste dans son genre - doit se servir pour édifier et embellir son œuvre s'il veut que celle-ci soit solide, imposante et esthétique. Ces matériaux, il importe de les grouper et disposer avec méthode ; car tous ont, dans l'édifice, une place marquée ; cette place est la leur, celle qui convient à chacun d'eux ; elle est ici ou là, mais pas ailleurs : ni avant, ni après, ni au-dessus ni au-dessous, ni à droite ni à gauche. Malheur à l'orateur qui n'aura pas pris l'élémentaire précaution d'apporter à l'établissement de l'ordre voulu les soins les plus minutieux : son discours sera confus et cahotique ; sa construction ne jouira pas de la solidité désirable ; les proportions, l'équilibre, l'harmonie y seront défectueux.

Dans un discours ou une conférence, tout se tient. Un morceau oratoire forme un tout dont la puissance et la beauté sont subordonnées et au choix des arguments et à la place que chacun d'eux occupe.

Non seulement les propositions doivent se succéder rigoureusement reliées les unes aux autres, sans trou, sans solution de continuité, mais encore est-il de la plus haute importance, je dirai même « de toute nécessité » que la force de la démonstration et l'intensité de l'émotion aillent toujours en progressant et, comme on le dit en musique : crescendo. Que penserait-on du discours d'un orateur parlementaire qui débuterait par les arguments les plus propres à entraîner les suffrages de ses collègues et qui continuerait et terminerait par les arguments les moins décisifs ? Quelle appréciation porterait-on sur la plaidoirie d'un avocat qui, ayant à défendre, en Cour d'Assises, la tête de son client, ne tiendrait pas en réserve et ne garderait pas pour la fin ses arguments les meilleurs et ses adjurations les plus pathétiques ?

Qu'on ne me parle pas de ces orateurs exceptionnellement brillants et inspirés qui, sans soigner, comme il est prudent de le faire, la préparation de leurs discours, se livrent aux périlleux hasards de l'improvisation. Il est fort possible que, pleins de confiance en eux et grâce aux moyens oratoires qu'ils doivent à l'expérience acquise, grâce à la connaissance profonde du sujet qu'ils ont à traiter, grâce, pour tout dire, à ce concours rarissime de circonstances qui leur sont favorables, ils disent quoique sans préparation spéciale, d'excellentes choses en termes excellents ; mais il est hors de doute que s'ils avaient tracé dans ses lignes principales le plan de leur discours, s'ils avaient mis chaque argument à la place qu'il doit occuper, leur discours, mieux ordonnancé, y eût gagné sensiblement en force et en beauté.

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Conseils aux jeunes. - Souvent de jeunes camarades anarchistes, pris du désir de s'adonner à la propagande par la parole, m'ont demandé des renseignements et des conseils. Leurs questions portaient tout particulièrement sur le choix du sujet et sur le travail de préparation que commande une conférence publique et contradictoire (les conférences faites par les anarchistes sont toujours publiques et contradictoires : publiques, parce qu'ils entendent ne priver de l'exposé de leurs conceptions aucune des personnes qui ont le désir ou la simple curiosité de connaître celles-ci ; contradictoires, parce que, pratiquant en matière de discussion, comme en toutes choses, la plus large tolérance, les libertaires laissent à tous la faculté de critiquer, de discuter, de combattre leurs théories, d'en contester l'exactitude et d'opposer leurs thèses aux leurs). Presque toujours, j'ai dissuadé ces jeunes camarades d'aborder tout de go le genre « conférence ». La pratique de la parole en public nécessite un assez long apprentissage. Il y a danger à débuter, dans l'art oratoire, par la conférence, ce genre de discours exigeant la réunion de plusieurs qualités qu'on n'acquiert que peu à peu. Aux camarades qui me consultaient je n'ai cessé de répondre comme je le fais ici, dans l'espoir que ces lignes tombant sous les yeux d'un certain nombre de jeunes militants, ceux-ci profiteront des indications et des avis que ma vieille expérience, doublée de l'affection très vive que m'inspirent ces jeunes amis, m'autorisent et m'engagent à leur faire entendre. Voici ces conseils : « Jeunes militants, vous aimez certainement les réunions, causeries et conférences ; ne les négligez pas, fréquentez-les. Avant de se décider à parler, il est bon d'écouter les autres. En les entendant, vous apprécierez les qualités et les défauts des divers orateurs ; vous tâcherez d'acquérir les premières et d'éviter les seconds. Ce sera déjà une sorte de leçon de choses qui sera très profitable à votre propre formation. N'allez pas à toutes les réunions dont la tenue vous sera connue. Faites une sélection reposant sur le sujet traité et sur l'orateur. Faites un choix : de préférence n'allez entendre que les sujets qui vous intéressent et les orateurs dignes d'être écoutés avec satisfaction et fruit. Pour commencer, c'est-à-dire la première fois que vous prendrez la parole au cours d'une de ces réunions, n'allez pas vous poser en contradicteurs et ne vous engagez pas dans une ample controverse ayant pour but de ruiner de fond en comble la thèse soutenue par l'orateur. Insuffisamment entraînés à ce genre de rencontres, vous vous exposeriez à en sortir meurtris et, peut-être, découragés. Bornez-vous à une intervention de quelques instants se limitant soit à une question posée, soit encore à une demande de précisions ou d'explications complémentaires. Vous aurez occupé la tribune quelques minutes seulement, vous n'aurez énoncé qu'une seule idée. Mais cet instant aura suffi pour que vous preniez contact avec le public et que vous ayez l'occasion de savoir ce qu'est ce qu'on appelle « le trac », cette sorte de malaise qui emplit plus ou moins la tête de bourdonnements, fait affluer le sang à la gorge, vide le cerveau et paralyse la mémoire. Cette première atteinte du trac serait mortelle, si vous commettiez l'imprudence d'occuper longtemps la tribune : si vous n'y faites qu'une courte apparition, ce ne sera qu'un léger accident et peut-être même y échapperez-vous. Donc, pour vos débuts, n'émettez qu'une seule idée, une seule ; parlez quelques minutes et, sachant bien ce que vous voulez dire, vous vous tirerez fort honorablement de cette première tentative.

Quand vous aurez renouvelé cet essai plusieurs fois et acquis de la sorte un peu d'aplomb et quelque confiance en vous, vous ne serez pas encore en mesure de faire une causerie, une conférence, un discours en plusieurs points. Mais vous serez sur la voie et ce sera déjà un premier et important résultat. Vous pourrez, alors, toujours, au cours d'un débat ouvert au public, corser votre intervention en lui donnant plus d'ampleur et un autre caractère. Au lieu d'une question posée, d'une objection soulevée, d'une demande de précision, vous choisirez une ou deux des idées exposées par l'orateur, celles, bien entendu, qui auront le plus brutalement heurté votre propre sentiment ; vous vous arrêterez à cette idée ou à ces deux idées ; vous n'en dépasserez pas le cadre ; vous vous y enfermerez délibérément et vous opposerez votre point de vue à celui de l'orateur. Cette fois-ci, vous aurez occupé la tribune quelques minutes, peut-être dix, peut-être quinze ; vous aurez eu le temps de mesurer vos forces et de vous familiariser un peu avec l'atmosphère d'une réunion publique. Vous aurez cousu et ajusté deux ou plusieurs idées ; vous aurez argumenté ; vous n'en serez plus aux premiers pas, toujours incertains et vacillants quand on débute. Votre démarche se sera affermie, vous aurez pris confiance en vous : l'idée de parler en public vous causera moins d'appréhension. Et vous pourrez songer à traiter vous-mêmes un sujet.

Commencez par la causerie (voir ce mot) et lorsque vous aurez fait, devant un auditoire restreint, un certain nombre de causeries portant sur des sujets que vous aurez sérieusement étudiés, vous pourrez vous lancer dans le genre « Conférence » (voir ce mot).

Mais, que vous ayez à faire une causerie ou une conférence, mes jeunes camarades, donnez-vous le temps de mûrement réfléchir avant d'en choisir le sujet. Portez sur ce sujet tout l'effort de méditation et de recherche dont vous êtes capables : entourez-vous d'une abondante documentation puisée aux meilleures sources ; tournez et retournez votre sujet attentivement ; examinez-le sur toutes ses faces et dans tous ses aspects ; scrutez le, jusqu'à ce que vous le possédiez à fond. Quand vous aurez effectué ce travail préliminaire, mais pas avant, occupez-vous du plan à tracer : les grandes lignes d'abord, les points essentiels, les considérations fondamentales ; divisez et subdivisez ; ajoutez et retranchez, éliminez ce qui ne serait qu'ornement superflu ou vain développement, afin d'accorder plus de place et plus d'importance à ce qui est argument nourri et aperçu substantiel.

Que votre plan soit net et bien ordonné ; que, par son arrangement et sa clarté, il soit facile à suivre méthodiquement. Veillez à ce que votre argumentation emprunte sa force à l'enchaînement rigoureux des diverses parties qui la composent ; veillez surtout à ce que, dans cette chaîne que forme votre démonstration, chaque anneau soit exactement à sa place ; n'oubliez pas que chaque argument doit emprunter une partie de sa valeur à celui qui le précède et, en amenant, par une sorte de pente naturelle, l'argument qui suit, transmettre à celui-ci une partie de sa propre valeur.

Surtout, mes jeunes camarades, n'apprenez pas par coeur et, pour ne pas vous exposer à être tenté de le faire, n'écrivez pas ; ne fixez pas la forme que vous donnerez à l'expression de votre pensée. Ayez des notes ; par un mot, par une phrase courte, en style télégraphique, fixez sur le papier l'ordre que vous voulez suivre. Consultez fréquemment ces notes, afin de ne pas vous égarer et de ne rien oublier. Fiez-vous au plan que vous avez tracé ; ce plan doit être votre seul aide-mémoire : s'il est bien construit et si vous le suivez consciencieusement, vous direz ce que vous aurez à dire, tout ce que vous aurez à dire et rien que ce que vous aurez à dire. Et c'est le but qu'il faut vous proposer.

Ne perdez jamais de vue que, militants et propagandistes d'une Idée peu connue et, ce qui est plus grave, mal comprise, votre mission est de l'enseigner, de la vulgariser : vous êtes, vous devez être des éducateurs, des professeurs ; votre conférence doit être un cours. A ce titre, efforcez-vous d'être clairs et précis. Avant tout, soyez simples, de cette simplicité qui s'allie aisément à l'élégance sans recherche, à la beauté sans apprêt, à l'art sans affectation. L'acquisition de cette indispensable simplicité vous sera plus difficile et plus lente qu'aux militants des autres doctrines, parce que les conceptions philosophiques et sociales que nous avons à cœur de propager sont en opposition irréductible avec les conceptions officielles et courantes, parce que, entre ces dernières et les nôtres, il n'existe aucun terrain d'entente, aucune conciliation possible ni souhaitable ; parce que ce n'est pas seulement un fossé, mais un abîme, qui sépare les thèses libertaires des thèses autoritaires ; parce que, attaquant de front toutes les légendes en cours et tous les mensonges de la Religion, de la Patrie, de la Famille, de la Propriété et de l'Etat, les vérités que nous enseignons se heurtent à des résistances et à une incompréhension qu'il est extrêmement difficile de surmonter. C'est en raison même de toutes ces considérations que, dans l'art de la parole auquel vous brûlez de vous consacrer, mes jeunes amis, vous devez vous attacher à acquérir et à pratiquer, par-dessus tout, la simplicité. Etre simple dans le discours, c'est être clair et précis, c'est faire usage d'expressions connues et dont le sens ne se prête à aucune ambiguité ; c'est employer à se faire comprendre tous les moyens : la définition, le commentaire, la citation, l'anecdote, la réminiscence, la comparaison, le contraste, l'image, bref tous les procédés qui, partant de l'idée abstraite, vont jusqu'à l'explication concrète ; c'est, sur une proposition parfois obscure et douteuse au début, projeter graduellement la lumière et la précision qui la mettent à la portée de toutes les intelligences et de toutes les cultures ; c'est donner à la pensée qu'on exprime une limpidité qui la rend accessible à la compréhension de tous. Le propagandiste libertaire ne s'adresse pas seulement à cette partie de l'auditoire qui, déjà initiée, par une culture générale, à l'examen des problèmes ardus, pénètre sans trop de mal la pensée de l'orateur ; il s'adresse à tous ceux qui composent l'assemblée ; les moins lettrés ne sont ni forcément, ni toujours, les moins intelligents ; mais leur instruction simplement primaire impose à l'orateur qui ambitionne de les convaincre tous et de tous les toucher, la simplicité dont je viens de parler. Et quelle joie pour l'orateur, lorsqu'il peut se rendre ce témoignage qu'il a parlé de façon à se faire comprendre par tous, sans exception, et qu'il y a réussi !

Après la causerie ou la conférence, il y a la discussion ouverte, la contradiction. Mes jeunes camarades, n'en soyez pas autrement émus, ni troublés : pour un anarchiste, la contradiction est le terrain qui lui est le plus favorable, sur lequel il se meut avec le plus d'aisance et de sécurité, où il se sent et positivement est le plus fort. L'essentiel est qu'il ait profondément étudié son sujet, qu'il n'en ait négligé aucun aspect, qu'il l'ait tourné et retourné dans tous les sens, en un mot, qu'il le possède totalement. Dans ce cas, il peut être sans inquiétude : aucune attaque ne le surprendra et, quelles que soient l'attitude et l'éloquence de l'adversaire, sa réplique sera prête et il n'aura pas grand peine à le réfuter et à l'abattre. L'orateur libertaire n'a qu'à se camper solidement sur les principes fondamentaux de 1'Anarchisme ; il n'a qu'à ramener obstinément le débat dans le cadre du sujet traité ; et la comparaison, mieux encore : l'opposition établie entre la thèse du contradicteur quelle que soit cette thèse et quel que soit le contradicteur, suffira à faire éclater devant tout auditeur impartial et consciencieux, la supériorité de l'idéologie et de la tactique libertaires.

Pour vous, mes jeunes compagnons, je n'appréhende que deux écueils : le découragement et la présomption : attendez-vous à des débuts difficiles. J'ai connu, il y a quelque quarante-cinq ans, la tristesse des salles à peu près vides ; j'ai vu les organisateurs de mes premières tournées de propagande s'indigner de l'indifférence dans laquelle se complaisait la population de leur localité. J'ai subi les calomnies méchantes des uns et les insinuations perfides des autres. Conspiration du silence, railleries, sarcasmes, attaques grossières des feuilles locales, malveillance et hostilité parfois brutales, des partis politiques et de leurs adhérents, rien ne m'a été épargné. Les vieux d'il y a quarante ans, qui sont encore de ce monde, en ont gardé le souvenir ; ils se rappellent qu'eux-mêmes n'étaient pas ménagés et c'était autrement pénible pour eux qui restaient que pour moi qui n'étais que de passage. Vous ne serez pas à l'abri de ces épreuves et vous vivrez plus d'une fois des heures de découragement. Ne vous laissez pas abattre par ces difficultés. Réagissez et persévérez.

Le second écueil que je vous signale et contre lequel je vous mets en garde, c'est la présomption que pourraient susciter en vous vos premiers succès. Cette présomption vous porterait à concevoir de vous-mêmes, de votre savoir et de votre talent, une opinion trop flatteuse. Alors, persuadés que, d'une part, vous avez acquis un bagage suffisant de connaissances et que vous n'avez plus besoin d'apprendre davantage ; que, d'autre part, vous avez fait dans l'art de parler en public tous les progrès désirables et que vous avez atteint un niveau qu'il n'est pas nécessaire de dépasser, vous ne travailleriez plus à l'acquisition d'un savoir plus étendu et plus profond ; vous n'éprouveriez plus le besoin de vous perfectionner dans l'art oratoire et, vous reposant sur vos lauriers, vous glisseriez insensiblement sur la pente de la paresse, sans vous douter que l'inactivité intellectuelle entraîne un dépérissement graduel des facultés cérébrales.

Tels sont, mes jeunes et chers camarades, les deux écueils sur lesquels, par avance, j'attire votre attention. Une chose vous en préservera : l'ardeur et la fermeté de vos convictions. Vous puiserez dans votre indéfectible attachement aux convictions qui vous animent cette persévérance dans l'effort de propagande que vous avez la résolution d'accomplir qui, aux heures les plus difficiles, vous réconfortera et vous sauvera de toute défaillance. Et la flamme apostolique que vous portez en vous vous poussera à étendre encore et toujours le domaine de vos connaissances et à cultiver sans cesse vos dons oratoires, afin de servir, aujourd'hui mieux qu'hier et demain mieux qu'aujourd'hui, la Cause que vous avez délibérément embrassée !

A cette Cause, la plus juste, la plus généreuse, la plus humaine de toutes, donnez-vous pleinement, mes chers compagnons ; et ce don total de vous-mêmes vous fera éviter ce double écueil : la présomption et le découragement. » 

- Sébastien FAURE.