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ORDRE n. m. (du latin ordo, même signification)

Le mot Ordre donne lieu à de multiples définitions ; il reçoit quantité d'acceptions ; il entre dans une foule de locutions et y est pris comme comportant des significations fort nombreuses. On trouvera la longue énumération de ces locutions dans toutes les Encyclopédies (Larousse, Bescherelle, La Châtre, Littré, Trousset, etc., etc..).

Au point de vue général, le mot « Ordre » correspond à l'idée d'arrangement, de disposition, de rapport, de régularité, d'équilibre, d'harmonie entre les diverses parties d'un tout. C'est ainsi que ce qu'on appelle l'ordre dans l'univers, c'est le rapport constant de tous les corps qui gravitent dans l'espace incommensurable et plus spécialement, parce qu'il nous est plus connu, au sein du système solaire auquel appartient notre globe terraqué. La somme des observations et constatations qui, dans la lenteur des siècles, ont été faites et nous ont été transmises par les hommes de science, a insensiblement amené l'homme à découvrir le merveilleux mécanisme qui détermine les rapports existants entre les innombrables parties du Cosmos et assure ce qu'on est convenu d'appeler « l'Ordre » dans la nature. Cet ordre est un fait ; il est aussi une nécessité, (voir ce mot), puisqu'il est à l'origine de tout ce qui est et puisque ce qui est ne peut pas plus ne pas être qu'être autrement.

C'est ainsi, également, que, entre les diverses parties du corps humain, il y a un ordre établi : ordre résultant des rapports constants qui relient au phénomène de la Vie les multiples parties de ce corps, ordre qui règle les fonctions et attrïbutions de chaque organe, ordre qui exige la satisfaction de tous les besoins inhérents à l'agencement même de ces organes, ordre qui atteste les règles d'interdépendance et les relations de solidarité, dont l'observation concorde au maintien de la vie et dont la violation conduit, brusquement ou dans un laps de temps plus ou moins long, mais inévitablement, à la mort.

Dans cette Encyclopédie anarchiste, j'entends n'étudier le mot « Ordre » et les idées qu'il renferme qu'au point de vue social.

Dans la société humaine, comme dans la nature et dans le corps humain, l'idée d' « ordre » implique celle d'arrangement, de disposition, de rapport, de régularité, d'équilibre, d'harmonie entre les unités qui constituent les diverses parties du corps social. Si, pour désigner la société, on se sert fréquemment de cette expression : « le corps social », c'est parce que, entre la constitution de l'individu et celle de la société qui n'est, somme toute, que le total des individus qui la composent, il existe, sans qu'il y ait identité, une analogie profonde et saisissante.

L'Ordre - il faut entendre par là, cet arrangement, cette disposition, cet état d'équilibre et d'harmonie qui résulte des rapports établis entre toutes les personnes qui composent le corps social - cet Ordre, dis-je, est aussi indispensable à la vie du corps social qu'à la vie du corps humain et toute dérogation aux règles établies par cet ordre conduit, parfois brusquement, le plus souvent dans un laps de temps plus ou moins long, mais aussi inévitablement, à la mort d'une organisation sociale qu'à la mort d'un être vivant. Poursuivant cette analogie, je dirai que l'Ordre, c'est pour le corps social, la santé et que le désordre c'est pour lui la maladie ou l'accident entraînant la mort. Ce simple aperçu suffit à affirmer la nécessité de l'Ordre au sein de 1a Société.

Jusqu'à ce jour on a cru, et le nombre reste considérable de ceux qui s'obstinent à croire que l'Ordre dans la société est fonction de l'Autorité qui s'y exerce. Cette opinion n'est pas uniquement celle des personnes qui donnent ouvertement leur approbation aux régimes plus ou moins marqués au sceau de l'Autorité personnelle et absolue : monarchie, empire, directoire, dictature, et qui condamnent systématiquement toutes les concessions arrachées aux Maîtres par l'esprit de liberté. Elle est encore très fréquente, voire à peu près unanime dans les milieux de République et de Démocratie. Dépourvus de logique et manquant d'audace, les démocrates persistent à estimer qu'il faut des chefs ; timides et hésitants, les républicains restent attachés à la conception d'une société obligatoirement hiérarchisée. Les uns et les autres, n'ayant pas éliminé le virus autoritaire dont leurs ascendants étaient saturés, considèrent qu'il est nécessaire d'assigner à la pratique de la liberté les limites qui, disent-ils, empêchent celle-ci de tomber dans la licence. Ces théoriciens du libéralisme républicain et démocratique sont sincèrement indignés des abus, scandales, injustices, inégalités, en un mot des désordres auxquels les régimes d'Autorité personnelle et absolue ont donné lieu dans le passé et qu'ils provoquent encore dans les pays où ils sont en vigueur ; ils sont frappés du désordre effroyable que n'ont jamais manqué de produire ces régimes où l'Autorité souveraine règne sans contrepoids. Mais ces partisans de la Liberté - que la Liberté effraie - s'arrêtent à mi-chemin, à distance à peu près égale de l'Autorité sans limite et de la Liberté sans frein et ils se décident en faveur d'un régime mixte, d'un système bâtard, qui, d'après eux, n'est ni d'Autorité sans limite, ni de Liberté sans bornes ; régime qui, disent-ils, s'opposant avec une force égale aux excès de l'Autorité et aux écarts de la Liberté, est, seul, capable de créer et de maintenir « l'Ordre » dans la Société. Ces alchimistes sont à la recherche de la pierre philosophale.

L'Ordre, dans la Société, exige que les droits et les devoirs de chacun soient nettement déterminés, qu'ils soient égalitairement répartis, qu'ils soient équitablement respectés et que rationnellement équilibrés, ils correspondent, en vertu même de leur jeu normal, à la satisfaction aussi complète que possible de tous les besoins inhérents à l'existence, au bien-être et à la félicité de toutes les unités qui composent la société. Il ne me paraît pas possible de concevoir l'ordre autrement que je viens de le définir. Tout privilège réservé à un certain nombre ne peut l'être qu'au détriment des autres ; tout droit accordé à une partie de la population et refusé à l'autre partie constitue une inégalité qui est le point de départ d'une foule d'injustices dont la conséquence est de vicier tous les rapports et d'engendrer tous les désordres. Toute hiérarchie implique nécessairement une supériorité ici et une infériorité là ; et si la distance qui sépare l'humanité qui occupe l'échelon supérieur de celle qui occupe l'échelon inférieur le plus proche est relativement faible, cet écart grandit et atteint des proportions énormes quand la comparaison s'établit entre la fraction qui siège au sommet de l'échelle hiérarchique, et celle qui est reléguée à la base. Une circonstance qui vient encore aggraver le fait que je signale, c'est que l'organisation de toute société hiérarchisée a pour résultat d'affaiblir graduellement le nombre des personnes qui s'élèvent dans la direction du sommet et d'accroître graduellement celui des individus qui sont refoulés vers la base. L'observateur qui suivrait ce double mouvement de montée et de descente et qui enregistrerait mathématiquement le nombre des occupants de chaque échelon dans la direction de ces deux extrémités, constaterait que ce nombre se limite, tout à fait en haut, à une poignée de privilégiés et que ce nombre atteint, tout à fait en bas, des proportions incroyables.

Le bon sens le plus élémentaire crie à toute personne qui ne se bouche pas les oreilles qu'une telle organisation de la société est génératrice du désordre et qu'il serait véritablement miraculeux que l'Ordre y régnât ou qu'il pût y régner.

Je viens d'écrire que ceux qui siègent au sommet sont une poignée. Ce sont les détenteurs suprêmes du Pouvoir : chefs d'Etat et ministres, et de la Richesse : princes de la Finance, du Commerce et de l'Industrie.

Chefs d'Etat et ministres savent que les multiples et précieux avantages qui accompagnent leurs fonctions suscitent l'envie et attisent la vanité et l'ambition de ceux qui aspirent à prendre leur place ; ils n'ignorent pas que l'oppression qu'ils font peser sur la masse irrite tous ceux qui en sont victimes et qui considèrent la liberté comme le premier de tous les biens. Princes de la finance, du commerce et de l'industrie ne se dissimulent pas que leur immense fortune est un défi et une insulte au régime de privations et au paupérisme de l'immense multitude dont ils exploitent odieusement le travail. Aussi, cette caste de gouvernants et de possédants a-t-elle compris la nécessité, pour légitimer l'ordre social dont elle est la bénéficiaire, d'édifier ce monument d'Imposture qu'est la Législation. Par l'Ecole, les maîtres de l'Etat et du Capital enseignent à l'enfant que la Loi est la plus haute expression de la Justice. Par la Presse, que le Pouvoir et l'Argent livrent à leur merci, ils proclament que le respect de la Loi est, en même temps que la plus haute vertu et le premier devoir de toute honnête personne, la garantie des droits, de la sécurité, des biens et de la liberté de tous et de chacun. Mais ils ne poussent pas l'illusion jusqu'à espérer qu'un tel enseignement suffise à les préserver des mouvements de révolte individuelle et collective que peuvent soulever l'oppression et l'indigence. C'est pourquoi, ils attachent et intéressent au maintien de leur domination et à la sauvegarde de leurs richesses un nombre considérahle de gens qu'ils recrutent dans la classe moyenne et dans la classe pauvre, avec la complicité desquels (magistrats, policiers, gardiens de prison, soldats et fonctionnaires de toutes espèces) ils se prémunissent contre ce qu'ils appellent le désordre et font rentrer dans ce qu'ils appellent l'Ordre, les récalcitrants qui s'insurgent.

J'ai déjà cité (voir le mot Anarchie) les paroles admirables que Pierre Kropotkine profère à propos de « l'Ordre ». Je veux les citer à nouveau. Elles remontent à un demi-sièc1e, mais - hélas ! - elles sont toujours d'actualité et elles continueront à l'être aussi longtemps que la société restera autoritaire et capitaliste :

« L'Ordre, aujourd'hui, - ce qu'ils entendent par « l'Ordre » - c'est les neuf dixièmes de l'humanité travaillant pour procurer le luxe, les jouissances, la satisfaction des passions les plus exécrables à une poignée de fainéants. L'Ordre, c'est la privation, pour ces neuf dixièmes, de tout ce qui est la condition nécessaire d'une vie hygiénique, d'un développement rationnel des qualités intellectuelles. Réduire les neuf dixièmes de l'humanité à l'état de bêtes de somme vivant au jour le jour, sans jamais oser penser aux jouissances procurées à l'homme par l'étude des sciences, par la création artistique, voilà « l'Ordre ! ».

« L'Ordre » c'est la misère, la famine devenue l'état normal de la société.

L'Ordre, c'est la femme qui se vend pour nourrir ses enfants ; c'est l'enfant réduit à être enfermé dans une fabrique ou à mourir d'inanition. C'est le fantôme de l'ouvrier insurgé aux portes du riche, le fantôme du peuple insurgé aux portes des gouvernants.

L'Ordre, c'est une minorité infime élevée dans les chaires gouvernementales, qui s'impose pour cette raison à la majorité et qui dresse ses enfants pour occuper plus tard les mêmes fonctions, afin de maintenir les mêmes privilèges par la ruse, la corruption, la force, le massacre.

L'Ordre, c'est la Guerre continuelle d'homme à homme, de métier à métier, de classe à classe, de nation à nation. C'est le canon qui ne cesse de gronder, c'est la dévastation des campagnes, le sacrifice des générations entières sur les champs de bataille, la destruction en une année des richesses accumulées par des siècles de dur labeur.

L'Ordre, c'est la servitude, l'enchaînement de la pensée, l'avilissement de la race humaine, maintenue par le fer et par le fouet. »

Et Kropotkine, pour donner plus de force à sa pensée, continue dans ces termes : « Et le désordre, ce qu'ils appellent le désordre : C'est le soulèvement du peuple contre cet Ordre ignoble, brisant ses fers, détruisant ses entraves et marchant vers un avenir meilleur. C'est ce que l'humanité a de plus glorieux dans son histoire : c'est la révolte de la pensée à la veille des révolutions ; c'est le renversement des hypothèses sanctionnées par l'immobilité des siècles précédents ; c'est l'éclosion de tout un flot d'idées nouvelles, d'inventions audacieuses, c'est la solution des problèmes de la science.

Le désordre, c'est l'abolition de l'esclave antique, c'est l'insurrection des communes, l'abolition du servage féodal, les tentatives d'abolition du servage économique.

Le désordre, c'est l'insurrection des paysans soulevés contre les prêtres et les seigneurs, brûlant les châteaux pour faire place aux chaumières, sortant de leurs tanières pour prendre leur place au soleil.

Le désordre, - ce qu'ils nomment le désordre - ce sont les époques pendant lesquelles des générations entières supportent une lutte incessante et se sacrifient pour préparer à l'humanité une meilleure existence, en la débarrassant des servitudes du passé. Ce sont les époques pendant lesquelles le génie populaire prend son libre essor et fait, en quelques années, des pas gigantesques, sans lesquels l'homme serait resté à l'état d'esclave antique, d'être rampant, de brute avilie dans la misère.

Le désordre, c'est l'éclosion des plus belles passions et des plus grands dévouements, c'est l'épopée du suprême amour de l'humanité ! »

Voilà ce que Kropotkine écrivait il y a quelque cinquante ans. Depuis, le désordre s'est fantastiquement accru. On peut dire qu'il a été porté à son comble, car il serait extrêmement difficile de l'imaginer pire et presque impossible de le concevoir plus révoltant et plus infâme. Hier, c'était la Guerre à jamais maudite, avec ses soixante treize millions de mobilisés et ses dizaines de millions de victimes, avec ses gaspillages, ses dévastations et ses ruines, avec le déchaînement hideux des instincts les plus bas et les plus sauvages, avec les désirs de revanche et la compétition de plus en plus farouche des convoitises qui précipitent l'humanité vers la chute dans de nouveaux abîmes. Aujourd'hui, c'est la lamentable situation de trente millions de sans-travail qui, pour avoir produit sans mesure, sont condamnés à errer de ville en ville, de pays en pays, de profession en profession, offrant leurs bras que personne ne consent à employer. C'est l'avilissement graduel des salaires pour ceux qui restent encore à l'usine et aux champs ; c'est, pour plus de cent millions d'individus (les chômeurs et leurs familles) la gêne dès à présent et demain la misère. C'est la débâcle financière, détraquant les modes d'échange et ébranlant la table des valeurs sur laquelle repose, d'un bout du monde à l'autre bout, le régime économique. C'est le spectacle monstrueux d'un prodigieux entassement de produits, auprès duquel sont condamnés à se serrer de plus en plus la ceinture ceux qui, par leur travail, ont réalisé cette surabondance insensée. C'est le spectacle plus révoltant encore de millions de tonnes de marchandises incendiées, jetées à la mer, utilisées comme combustibles ou purement et simplement détruites, pour maintenir les cours sur le marché, alors que ces produits, consommés comme ils pourraient, et devraient l'être, satisferaient tant de besoins en souffrance ! C'est enfin, pour couronner cet inextricable désordre, le craquement nettement perceptible de toute la machinerie politique, économique et morale d'un Monde qui ne se soutient plus que par la vitesse acquise, par la force de la tradition et des préjugés et par la terreur qu'inspire et la soumission qu'impose la violence érigée en système de gouvernement, violence qui, par la prison, l'exil et le massacre, recule l'heure de l'effondrement, sans du reste conjurer la fatalité de celui-ci.

Et c'est cet effroyable désordre que les maîtres ont l'impudence d'appeler « l'Ordre » ; et ce sont les socialistes, les syndicalistes et les anarchistes qui travaillent à la disparition d'un tel Ordre qu'ils ont le cynisme de traiter en hommes de désordre et de persécuter comme tels. C'est franchement inconcevable.

Il tombe sous le sens que le désordre monstrueux qui caractérise l'organisation, ou, pour parler plus exactement la désorganisation sociale actuelle ne peut se prolonger indéfiniment. Sans qu'il soit indispensable de posséder le don de double vue, il est raisonnable de prophétiser, à coup sûr, son écroulement dans un avenir plus ou moins lointain.

Dans une société quelconque, l'ordre ne peut procéder que du principe d'Autorité ou du principe de Liberté : il ne peut reposer que sur la contrainte imposée ou sur l'entente librement organisée ; il ne peut être la conséquence que de la Force ou de la Raison. Autorité, Contrainte et Force d'une part ; ou Liberté, Entente et Raison, d'autre part : il faut opter pour ceci on pour cela. Si l'Ordre repose sur l'Autorité, il ne peut se maintenir que par la violence gouvernementalement systématisée. Dans ce cas, l'Ordre, synonyme de privilège, de hiérarchie, d'injustice et d'inégalité est instable, fragile et provisoire ; il est constamment exposé à être troublé et rompu par le soulèvement de la multitude à laquelle il prétend s'imposer ; et, alors, l'ordre ne se présente que sous la forme du gendarme et du bourreau du bagne et du massacre. S'il a pour base la Raison et l'Entente, c'est-à-dire la Liberté, il trouve son point d'appui sur l'acquiescement volontaire et conscient de tous, sur la répartition égalitaire des produits du travail commun, sur le respect mutuel des droits et des devoirs de chacun, sur l'équilibre qui résulte automatiquement de la satisfaction des besoins ressentis. Mère de la Justice et de l'Egalité, la Liberté donne à l'Ordre une étonnante stabilité. L'Ordre ne peut exister qu'au sein d'une société composée d'êtres libres, égaux et solidaires. 

- Sébastien FAURE.

ORDRE (SELON LE SOCIALISME RATIONNEL)

La question de l'ordre intéresse l'Humanité sous des aspects multiples et tout particulièrement au point de vue social. Il est à la Société ce que l'atmosphère est à la vie des êtres et des choses. Il représente une règle indispensable à l'harmonie générale.

De l'application de l'ordre dans les rapports individuels et sociaux, dépend le succès ou l'échec de l'entreprise, d'une opération, etc ...

Considéré au point de vue physique, l'ordre est tout ce qui existe, aussi bien ce que nous considérons comme des monstruosités que ce qui est conforme à la règle. La tempête comme le calme, la maladie comme la santé, l'humidité comme la sécheresse, la fin de notre monde comme son commencement et sa durée rentrent dans l'ordre physique. Toutes ces manifestations ne supposent pas un esprit ordonnateur et constructeur mais, seulement, des lois éternelles inhérentes à la matière même, et des êtres intelligents pour les percevoir.

Cet ordre inévitable ne doit pas être confondu avec l'ordre social pas plus qu'avec l'ordre moral qui est, par rapport à l'homme, le seul vrai, impliquant essentiellement l'întelligence, la liberté, la vérité, la justice, la réalité et en réalité l'harmonie absolue. L'ordre moral est le rapport entre les actes libres et leurs conséquences nécessaires. Cet ordre ne peut concerner que les individualités qui sont essentiellement identiques entre elles. Dans cet ordre, il y a responsabilité ; l'on récolte selon qu'on sème ; et, la loi est ce qui doit être. Tout y est lié, tout y est bien, alors même que ce bien se manifeste par un mal relatif. C'est l'ordre déterminé.

Il en est tout autrement pour l'ordre matériel qui est ce qui est. Ici le mot ordre est pris au figuré et n'a de rapport qu'à l'intelligence qui la conçoit. Les unités sont illusoires, et les choses entre lesquelles il y a nécessairement inégalité, différence, relèvent de cet ordre qui est la coordination par la succession ou la post-position. Tout ce qui existe dans la nature est, par cela même, dit Colins, et par cela seul, dans l'ordre. Rien n'y est lié que par le raisonnement qui apprécie et s'en rend compte.

C'est par l'ordre social que l'ordre physique s'interfère dans la vie publique et la modifie. L'ordre social nous paraît donc être le résultat de l'obéissance à l'autorité ... scientifique ... de l'époque. Tant que dure l'ignorance, cette autorité est exprimée par la force basée sur un sophisme ; comme quand la vérité imprégnée de justice règnera, la raison dominera la force : l'ordre et la société marchent de pair et sont synonymes. Sans ordre, pas de société possible ; et la société entre des hommes, égaux par essence, inégaux par leur organisation, n'existe qu'en vertu du raisonnement. La force physique, brutale est la négation du raisonnement et par suite de l'ordre. La force déguisée sous l'apparence de la justice, tout en portant atteinte à celle-ci lui rend néanmoins hommage et par cela même, à cette époque, donne lieu à un ordre ... relatif par la foi.

Il n'y a et ne peut y avoir d'ordre vrai que par la raison. L'ordre social est le résultat de l'union, de l'association des hommes pour la concordance de leurs idées. Tant que ces idées ne sont pas discutées, il suffit que leur vérité supposée soit acceptée sans contestation sociale. Si on les discute, si la loi en permet la possibilité, il est de toute évidence que la vérité doit être démontrée d'une manière incontestable.

Cela s'explique : l'ordre dans la société est la conséquence de la soumission volontaire, c'est-à-dire raisonnée, à l'autorité réelle, ou du moins à ce que la société admet comme étant l'autorité dérivant de la vérité.

Selon l'époque d'ignorance sociale - jusqu'à ce jour et encore la société n'en connaît pas d'autre - ou selon l'époque de connaissance, l'autorité est représentée par la force ou par la raison, c'est-à-dire la science. Dans l'ordre moral, la loi change avec les époques ; et, selon que les hommes raisonnent plus ou moins bien, à moins que ce ne soit plus ou moins mal, le désordre ne tarde pas à faire suite à un ordre éphémère qui n'est que l'expression d'un mauvais raisonnement.

La question de l'ordre social se résume, tout entière, dans celle de savoir si la morale comporte ou non une sanction inévitable. Cette question résolue, toutes les questions sociales sont résolues avec elle ; il n'y a qu'à les en déduire.

C'est en la résolvant dans le sens spiritualiste, plus ou moins chrétien, que la force a soumis la société en période d'ignorance, au seul ordre dont elle était susceptible ; l'ordre par la foi. Dans le sens matérialiste, c'est en laissant en suspens, sans la résoudre, la question morale que les hommes de doute aident à la marche progressive du désordre.

De là le désordre inextricable de notre époque, où se débat notre société vacillante, toujours occupée à réparer les désastres de la veille, et incapable de prévoir et instaurer un ordre nouveau de sécurité sociale. Il en sera ainsi longtemps encore parce que les classes dirigeantes et possédantes, qui font les lois comme elles façonnent les mœurs et la mentalité générale, ont le plus grand intérêt à maintenir cet ordre vacillant, qu'on ne saurait trop dénoncer, car il protège leurs privilèges et leur indépendance en consacrant l'esclavage des masses. 

- Elie SOUBEYRAN.