Accueil


ORIGINAL adj.

Le Larousse explique le mot « original » par singulier, bizarre, excentrique, et indique comme antonyme : banal, vulgaire, copié, reproduit. Je ne saurais récapituler le nombre de fois où dans des journaux, des revues, des livres - sans parler des conversations privées - j'ai vu ou entendu se plaindre du manque de nouveauté, de la banalité, de la vulgarité de la production littéraire, artisanale et artistique, de la ressemblance des tempéraments, de la similitude des gestes. En effet, il n'y a pas d'entrave plus grande au développement individuel ou collectif que la répétition des pensées, des allures, des attitudes. Changer de ville, de canton, de province, de pays pour retrouver des maisons édifiées sur le même modèle, des humains vêtus de la même façon, des mentalités découpées sur le même patron, il n'est rien de plus décourageant ni de plus déprimant pour celui qui est convaincu qu'une bonne partie du malheur des humains provient de leur soumission à ce que j'appellerai la fatalité du conformisme.

Quiconque a un peu observé sait que la foule ne supporte pas, n'admet pas l'homme qui se situe à part, en dehors d'elle, qui s'éloigne pour réfléchir, pour méditer, pour se replier sur lui-même. Celui qui ne bavarde pas, qui ne se mêle pas, comme les autres, aux mille petits papotages ou intrigues qui remplissent les loisirs des civilisés, celui-là a beau ne pas porter préjudice à autrui ; il est non seulement mal vu, considéré comme faux et sournois, mais il sent se tisser autour de lui tout un filet d'animosités et de gestes hostiles. On lui en veut, on ne lui pardonne pas, soit d'être « un solitaire », soit de se « singulariser ». Petit ou grand, le peuple le considère comme son ennemi. Et cette inimitié vient de ce que son entourage sent très hien qu'il lui échappe, qu'il se soustrait à son influence, à son pouvoir, La foule, petite ou grande, sent comme un blâme, comme un reproche dans toute existence qui évolue en pleine autonomie, éloignée du brouhaha, des mesquineries qui l'agitent.

La foule accueille volontiers un chef, un dompteur, un dictateur, démagogue, homme à poigne. S'il réussit à s'implanter, à se hisser sur le pavois, elle applaudit ; mais elle ne ressent qu'aversion ou ne professe que raillerie à l'égard de l'original qui ne veut cependant, lui, exercer aucune domination sur elle.

Cette crainte de l'originalité se manifeste jusque dans le soin et le souci que prennent les biographes pour laisser dans l'ombre, ou tout au moins, quand c'est impossible, pour excuser les « extrémités » auxquelles se sont livrés ceux dont ils racontent la vie. Ce sont cependant ces écarts, ces anomalies qui leur ont permis de faire figure au milieu de tant d'êtres indistincts, d'ébranler, par leur exemple, quelque tradition asservissante, quelques préjugés rétrogrades.

Malgré les acquis ou les transformations de la technique productrice, malgré que les journaux quotidiens apportent chaque matin à leurs lecteurs des nouvelles des cinq parties du monde, le novateur littéraire ou artistique, l'annonciateur de mœurs nouvelles, le pratiquant d'une existence qui s'insoucie de la morale établie ou même simplement du qu'en dira-t-on, est considéré avec méfiance, et rares sont les portes qui s'ouvrent devant lui. Pis encore, quiconque veut introduire dans un milieu constitué une formule nouvelle, dérangeant les habitudes ou les coutumes routinières, ébranlant les doctrines acceptées, se voit imposer silence et toutes les barrières imaginables sont opposées à la réalisation de ses idées.

Il n'en est pas autrement dans les milieux qui se proclament d'avant-garde et où il est de bon ton de flétrir la banalité, la routine, etc... Leurs composants font grise mine à quiconque des leurs s'écarte de la mentalité moyenne ou courante. Ces milieux réclament à cor et à cri de l'originalité, mais ils mettent l'original à l'index. Ils affirment volontiers que sans originalité, l'effort le mieux soutenu n'aboutit qu'à perpétuer la routine. Mais, en pratique, leur manière de vivre ne diffère que peu de celle des composants des autres milieux. Ils ne songent même pas à discuter les opinions de leurs ancêtres intellectuels qui ont pu être originaux en leur temps, mais dont les conceptions se ressentent de l'époque où ils vécurent.

On peut considérer comme à son déclin, comme incapable de se renouveler, malgré toutes les apparences, tout mouvement qui s'oppose à la formation ou l'introduction de façons de comprendre, de sentir, de réaliser autres ou différentes de celles des prédécesseurs, des aïeux, du groupe voisin. L'hostilité à la création de vues nouvelles, ou à l'énonciation de nouvelles thèses est un symptôme de caducité. Refuser de leur laisser voir le jour en les qualifiant de « déviation », par exemple, est soit un signe de couardise, soit une marque de paresse intellectuelle.

Dans le milieu anarchiste, il y a place pour toutes les originalités, pour tous les originaux, pour tous ceux qui ne veulent pas vivre comme tout le monde : par ce sirnple fait qu'il est négateur de l'Etat, de l'autorité gouvernementale. Le propre de l'archisme, en effet, est de réduire, de presser, de supprimer les non-conformistes, tout individu qui ne se conforme pas à l'organisation étatiste risquant de troubler l'ordre établi. En anarchie, il n'y a pas d'ordre préétabli, il n'est que des isolés ou des groupements (auxquels n'appartiennent que ceux à qui convient l'association) œuvrant en toute autonomie. L'originalité et les originaux ne peuvent donc entraver l'évolution des uns et le développement des autres. Au contraire, ils leur apportent un regain de dynamisme et un surcroît de vitalité. 

- E. ARMAND.