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PAMPHLET

Ce mot, venu d'Angleterre et répandu en France depuis l'invention de l'imprimerie, a eu son origine dans le vieux mot composé français, palme-feuillet, dont la signification était : « feuillet qui se tient dans la paume de la main. »

A cause de sa commodité, on se servit de ce feuillet pour répandre des écrits qu'on voulait propager en grand nombre, et on prit l'habitude d'appeler pamphlets non seulement les feuillets, mais aussi les écrits qu'ils contenaient. La forme du pamphlet se prêtait remarquablement à la propagation clandestine des écrits de critique politique et sociale subversive de l'ordre établi et du conformisme du jour. Reproduit à l'infini par le moyen de l'imprimerie, pas encombrant, facile à cacher, peu coûteux et d'une lecture rapide, il devint ainsi le véhicule de la pensée indépendante et réformatrice. Son nom fut donné surtout à ces écrits subversifs parmi lesquels la satire des mœurs et des hommes occupait la plus grande place. Les pamphlets ont justifié ainsi cette définition que Paul-Louis Courier leur a donnée : « Petits écrits éphémères, d'une ou deux pages, qui vont de main en main et parlent aux gens d'à présent des faits, des choses d'aujourd'hui. » Par la suite, il arriva que le pamphlet fût composé de feuillets plus nombreux qui formèrent des brochures et même des livres.

De plus en plus le pamphlet fut spécialisé dans les écrits satiriques et il finit pal' se confondre avec la satire en prenant de plus grands développements. Il en fut la forme militante, combative, la transportant de la littérature plus ou moins spéculative dans la politique et dans la mêlée sociale. Il fut, et il est toujours, « le livre populaire par excellence ». (P. L. Courier). Aussi, les gouvernants, les privilégiés, les « pistons de la machine » comme Balzac appelait les bouddhas de 1'ordre social, les « confréries des puissants» et des « ventrus » qui n'aiment guère la satire, redoutant d'y voir leur ombre, aiment encore moins le pamphlet. Ils le jugent diffamatoire, parce qu'il leur dit trop souvent la vérité et les dépouille, sans aucune espèce de considération, de leur dignité carnavalesque. Alors que la satire s'exerce sur des généralités qui sont de tous les temps, le pamphlet est particulier à une époque une société, des personnes. Il a une forme inférieure dans le libelle (voir ce mot) auquel on reproche plus justement d'être diffamatoire et qui s'attaque plus directement aux personnes, à leur vie privée, dans un but de scandale.

Le pamphlet est une des armes de la polémique. Quand l'argumentation de la raison est insuffisante contre la mauvaise foi qui ne veut pas se rendre, contre le préjugé qui demeure tenace, il est le coup de massue qui abat le forcené, la douche qui calme subitement l'excité. Il a le défaut de la polémique qui s'occupe plus de victoire que de vérité et avec laquelle, disait Renan, « on ne fait pas plus de bonne science que de grand art » ; mais Renan reconnaissait que la polémique est nécessaire contre l'intolérance qui fait obstacle à la science, et le pamphlet l'est aussi.

Le pamphlet ne s'embarrasse pas d'élégance académique, pas plus que d'impartialité. Il n'en sera que plus remarquable s'il possède une valeur littéraire et sert la cause d'une vérité qui n'est pas circonstancielle, relative au temps et à la mode ; il portera alors en lui la pérennité de la beauté et de la vérité éternelles. Mais il est avant tout une œuvre de passion et sa qualité essentielle est dans la netteté de sa pensée. Comme Boileau, il appelle « un chat un chat et Rolet un fripon ». A la révolution, le plus souvent lente et pacifique que la satire apporte dans les mœurs, le pamphlet donne la forme insurrectionnelle qui fait dresser des barricades et met un fusil en mains du révolté.

L'Académie Française, vieille dame qui redoute les fréquentations turbulentes, ne dit du pamphlet que ceci dans son Dictionnaire (7e édition 1878) : « Mot emprunté de l'anglais. Brochure. Il se prend souvent en mauvaise part. » De pamphlétaire, auteur de pamphlets, elle dit : « Ne se prend guère qu'en mauvaise part. » L'Académie a traduit ainsi le sentiment des gens « comme il faut » et « bien pensants » pour qui l'expression, vil pamphlétaire, est devenue un cliché. Larousse, de qui l'article pamphlet est remarquable dans son Grand Dictionnaire, a écrit au mot pamphlétaire : « On dit un vil pamphlétaire, comme on dit un honorable député, un vénérable ecclésiastique, un magistrat austère. Il est vrai que ce sont les magistrats austères, les véné­rables ecclésiastiques et les honorables députés qui emploient le plus souvent le terme de vil pamphlétaire. Les deux mots sont accouplés comme deux forçats à la même chaîne. »

Larousse a dit aussi : « Quel homme animé du saint amour de la vérité, n'a pas été plus ou moins pamphlétaire ? » Il y a eu des pamphlétaires même chez les magistrats austères qui condamnent les vils pamphlétaires ; depuis Montaigne jusqu'à Cormenin ils n'ont pas manqué. Il y en a encore davantage chez les vénérables ecclésiastiques qui envoient les vils pamphlétaires en enfer ; la liste en serait longue depuis l'apôtre Barnabé jusqu’a l’abbé Turmel, car c'est dans son personnel lui-même que l’Eglise a trouvé ses plus farouches et ses plus impitoyables adversaires. Nous le ver­rons au mot Satire. C'est une preuve de plus que les disciplines sociales, même les plus étroites, sont impuissantes à réfréner les manifestations des esprits véritablement indépendants. Elles n'enlèvent leur virilité qu'aux eunuques volontaires. Il y a même des pamphlétaires parmi les honorables députés qui projettent de faire une nouvelle « loi scélérate » contre la « diffamation » des vils pamphlétaires.

Paul-Louis Courier a raillé avec une verve étincelante, dans son Pamphlet des pamphlets, les bons apôtres de ce bloc enfariné qui condamne les vils pamphlétaires. Il avait été poursuivi en cour d'assises - les « lois scélérates » démocratiques n'existaient pas encore pour l’envoyer en correctionnelle - pour son Simple discours à l'occasion d'une souscription pour l'acquisition de Chambord, et l'épithète de « vil pamphlétaire » que le Procureur du Roi lui avait décochée avait suffi pour le faire condamner. Les jurés ne s'étaient même pas donne. la peine de lire son pamphlet ; la vérité qu'il pouvait renfermer ne pouvait qu'être criminelle, n'étant pas enveloppée de cette rhétorique qui confond le mensonge et la vérité et fait passer les coquins pour d'honnêtes gens. Ils avaient été fixés d'avance sur l'écrit comme sur son auteur par les étiquettes du pharisaïsme offensé : « pamphlet, vil pamphlétaire », car « un pamphlet ne saurait être bon, et qui dit pamphlet dit un écrit tout plein de poison ». On ne saurait, en « bonne police », laisser circuler du poison. Mais, le scandale, c'est que le monde aime bien ce poison, parce qu'avec lui « il y a aussi des sottises, des calembours, de méchantes plaisanteries », et les bons apôtres gémissent : « Honte du siècle et de la nation, qu'il se puisse trouver des auteurs, des imprimeurs et des lecteurs de semblables impertinences ! » Ce que ne disent pas ces bons apôtres, c'est que le pamphlet n'est pas moins goûté par eux ; ils le lisent avec délices, ils s'en gargarisent voluptueusement lorsque, au lieu de servir la vérité, il sert le mensonge et sort de l'officine de ces « Pitres dévêts, marchands d'infâmes balivernes », que V. Hugo a flétris dans ses Châtiments. La Bruyère a constaté qu' « on n'approuve la satire que lorsqu'elle va mordre les autres ». Le pamphlet mord toujours quelqu'un et il y a toujours quelqu'un pour en rire parmi ceux qui ne sont pas mordus. De là cet amour du monde pour le poison appelé pamphlet.

Mais il y a pamphlet et pamphlet comme il y a poison et poison ; de même, il y a pamphlétaire et pamphlétaire. Que la vérité soit ou ne soit pas toujours dans le pamphlet, et de quelque parti qu'il vienne - chacun prétend détenir la vérité et la dénie à l'adversaire, - il y a plus sûrement de « vils pamphlétaires ». Ce sont ceux qui ne possèdent pas, à défaut d'une conviction absolue, un désintéressement complet au service de ce qu'ils prétendent être la vérité et tirent profit de leurs pamphlets. Le pamphlet, en raison des attaques personnelles qu'il contient et de sa vivacité, devient alors la forme la plus basse du brigandage et de la prostitution littéraires, et celui qui s'y livre est le plus bas coquin de la confrérie des lettres. Le genre fleurit particulièrement aux époques de décomposition sociale, lorsque les mœurs sont tombées à de telles turpitudes que les prétendues « élites » ont perdu tout prestige et peuvent être fouaillées, sans pouvoir trouver dans la conscience publique l'appui d'une réaction possible. L'Arétin fut, au XVI e siècle, le type romantique, brillant et redouté, du « vil pamphlétaire », condottière de plume, sorte de Don Juan du chantage, qui savait à l'occasion tenir la vie de ses victimes à la pointe de son épée. L'espèce s'est encore singulièrement avilie depuis pour arriver aux « faisans » actuels, sortis des ténébreux charniers de la guerre avec les Thénardier montés au pouvoir et dont, vampires sans dégoût, ils sucent le pus qui leur tient lieu de sang. Ces « faisans » sont de ceux à qui V. Hugo disait :

« Et quand on va chez vous pour chercher vos oreilles,
Vos oreilles n'y sont jamais! »

Le pamphlet n'est honorable que s'il n'est pas le produit d'une plume vénale, s'il sort d'une conscience pure qui n'est à la solde de personne et sert la vérité, ou ce qu'elle croit telle, avec un complet désintéressement. S'il n'y a pas un critérium infaillible de la vérité, il y en a un du pamphlétaire dans les conséquences que son pamphlet a pour lui : les persécutions, la prison et parfois l'assassinat plus ou moins légal pour les P.-L. Courier; les hautes protections, sinon la fortune et les honneurs, pour les L. Veuillot. Le plus souvent, les pamphlétaires qui servent la vérité doivent rester anonymes pour échapper aux persécutions. « Ils arrosent la terre de leur sueur et de leur sang, la moisson croît, le peuple la recueille et ne songe même pas à connaître les noms de ceux qui l'ont ensemencée pour lui. » (Pierre Larousse.)

Nous n'écrirons pas ici l'histoire du pamphlet. On la trouvera avec celle de la satire, à ce mot. Nous indiquerons seulement ses époques les plus brillantes et ses différents aspects.

Le pamphlet véritable, c'est-à-dire écrit et répandu à des milliers d'exemplaires, ne date que de l'invention de l'imprimerie. Il fut la raison principale de l'opposition et des interdictions faites par les différents pouvoirs à cette invention. Il fit des débuts éclatants en Allemagne, avec les Epistolœ obscurorum virorum d'Ulrich de Hutten, inspirées par la querelle de Reuchlin et des théologiens de Cologne. Ces lettres étaient d'une telle puissance et d'une telle vie, qu'elles sont demeurées inoubliées en Allemagne où des éditions successives n'ont pas cessé d'entretenir leur popularité. Elles sont moins connues en France. Laurent Tailhade, qui voyait en Ulrich de Hutten « le Lucien de la Renaissance germanique », en a publié une traduction, il y a quelques années, sous le titre : Epîtres des hommes obscurs du chevalier Ulrich von Hutten (1924). Les pamphlets de Hutten ouvrirent la voie à ceux de Luther, non moins vigoureux, qu'il appela : Propos de table, parce qu'il n'y occupa que « le temps de ses réfections corporelles ».

Le pamphlet se multiplia à cette époque si troublée du XVI e siècle, allant des hauteurs satiriques de la Satire Ménippée jusqu'à la multitude des libelles qu'on afficha sous forme de placards et n'eurent plus aucune espèce de retenue. Il fut d'une violence extrême, passant du ton de la raillerie, quand il attaqua les mœurs d'Henri III et de sa cour dans l'lsle des hermaphrodites, nouvellement découverte, avec les mœurs, loix, coustumes et ordonnances des habitants d’icelle, à la provocation à l'assassinat et au régicide. Il exprima ainsi la forme aiguë et réaliste de la satire qui attaquait la légitimité des rois et présentait la résistance à leur pouvoir comme un devoir. L'apologie d'Harmodius, d'Aristogiton, de Brutus, de Cassius, d'Aratus de Sieyone qui avaient délivré leur pays des tyrans, était répandue par des milliers de feuillets et de placards.

Devenu immédiatement l'arme des partis, le pamphlet ne cessa de se multiplier en prenant des caractères divers ; mais il fut par-dessus tout l'expression de la pensée populaire, Il gagna en esprit ce qu'il perdit en violence quand les fureurs religieuses furent calmées, et il abandonna le ton de la diatribe pour prendre celui du burlesque, de l'épigramme et de la chanson. Les Mazarinades furent aussi nombreuses au temps de la Fronde que les libelles des temps de la Ligue. On en a compté plus de cinq mille. Elles firent vivre une nuée de pamphlétaires miteux dont Mazarin lui-même payait les insolences. Il allait même jusqu'à provoquer des émeutes qu'il exploitait à son profit, selon les procédés policiers de tous les temps. Les Henri III, Henri IV et Mazarin étaient les premiers à rire des attaques des libellistes. Les deux premiers en moururent assassinés, le troisième en fit sa fortune. Il disait : « Qu'ils crient, pourvu qu'ils paient ! » Lui encaissait. Venu à Paris sans un rouge-liard dans la domesticité d'une reine de France, il mourut dans le lit de cette reine, laissant à ses neveux une fortune de plus de cinquante millions. Cela n'empêcha pas pourtant que certains auteurs et éditeurs de mazarinades furent pendus ou envoyés aux galères.

Sous Louis XIV, sauf à la fin du règne où les turpitudes royales soulevèrent les consciences même les plus domestiquées, le pamphlet perdit complètement son âpreté, comme si la courtisanerie en eût eu raison. Les auteurs de libelles étaient d'ailleurs de plus en plus menacés. Tartufe, s'il plaisantait avec les vices des autres, n'aimait pas qu'on raillât les siens et tenait d'autant plus à ne pas voir attaquer sa vertu qu’il n'en avait guère à revendre. De plus en plus réduit aux dimensions du libelle, le pamphlet dut dissimuler ses auteurs. Il en fut ainsi jusqu'à la Révolution et il s'en vengera par son agressivité. Chavigny paya de trente ans de cage de fer, dans la forteresse du mont Saint-Michel, son pamphlet intitulé : le Cochon mitré, contre Le Tellier, frère de Louvois (1689). Cent ans plus tard la Révolution mettait fin à la captivité de Latude emprisonné depuis trente ans pour crime de lèse-majesté, parce qu'il avait adressé à Mme de Pompadour certains « hommages » déplaisants ! Latude ne fut pas le seul qui subit les cruelles vengeances de la catin royale. Dumouriez a raconté dans ses Mémoires comment il vit un jour, à la Bastille, « un homme d'environ cinquante ans, nu comme la main, avec une barbe grise très longue, des cheveux hérissés, hurlant comme un enragé ». Cet homme, qui était devenu fou, était un nommé Eustache Farcy, gentilhomme picard, capitaine au régiment de Piémont, enfermé depuis vingt-deux ans pour avoir fait ou colporté une chanson contre la Pompadour. D'autres, nombreux, connurent un sort semblable. Les libraires, éditeurs de libelles, étaient durement frappés, aussi la plupart de leurs productions avaient elles leurs presses à l'étranger, particulièrement en Hollande. Les colporteurs les apportaient ; le monde frivole les répandait, heureux' de ces attaques sournoises contre des puissances que d'autre part il flagornait bassement.

Voltaire, bien qu'il fut le polémiste le plus ardent de son époque, était ennemi des libelles. Il a vivement attaqué les auteurs de ces « petits livres d’injures » auxquels ceux qui les faisaient mettaient rarement leurs noms, « parce que les assassins craignent d être saisis avec des armes défendues ». Il voyait en eux des « compilateurs insolents qui, se faisant un mérite de médire, impriment et vendent des scandales comme la Voisin vendait des poisons ». Son article Du Quisquis de Ramus ou La Ramée, dans le Dictionnaire Philosophique, est un véritable pamphlet, plein d'indignation, contre les faiseurs de libelles qui prétendaient imiter Horace et Boileau. Il leur répondait qu'Horace et Boileau n'avaient pas fait de libelles et que, si on voulait les imiter, il fallait avoir un peu de leur bon sens et de leur génie ; on ne ferait alors plus de libelles. Voltaire montrait ainsi l'exacte distinction qu'il y a lieu de faire entre la véritable satire, celle d'un Horace et d'un Boileau, et cette forme la plus vile du pamphlet qu'est le libelle. « La vie d'un forçat, disait-il encore, est préférable à celle d'un faiseur de libelles ; car l'un peut avoir été condamné injustement aux galères, et l'autre les mérite. »

La Régence, parce qu'elle avait eu beaucoup à se faire pardonner, avait été d'une certaine douceur aux pamphlétaires. Le Régent oubliait les injures faites au duc d'Orléans. Le pamphlet prit une vigueur nouvelle aux approches de la Révolution. Il contribua puissamment à l'amener. Il répandit les idées des Encyclopédistes en les vulgarisant ; il exploita les querelles du régime, celles entre autres du Parlement et de la royauté ; il dressa sur la scène l'audace de Figaro dans les deux pièces de Beaumarchais, le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro. Necker présenta au roi son Mémoire sur l'établissement des administrations provinciales où il attaqua l'arbitraire royal. Mirabeau lança son pamphlet Sur la liberté de la presse qui fut suivi, en 1789, par son Appel à la nation française. La royauté harcelée, même par ses plus cyniques profiteurs, ne sut plus où trouver le salut et justifia de plus en plus les attaques contre elle par l'accumulation de ses fautes.

Sous la Révolution, le pamphlet se multiplia pour et contre la royauté. Il fut presque la seule littérature du temps, avec les discours civiques, et il fut aussi verbal qu'écrit, à la tribune, sur la scène et dans la presse. Il fut lu, déclamé, chanté. Il traduisit tous les événements politiques, toutes les préoccupations populaires. Successivement parurent des pamphlets de circonstance et d'autres qui eurent la périodicité du journal. Ils commencèrent avec Le Véritable ami du peuple, de Loustalot, et La France libre, de Camille Desmoulins. Relativement mesurés et traitant de questions sociales plus que de querelles de partis et de personnes, ils exprimèrent au début la joie et les espoirs du peuple qui se croyait entièrement libéré de ses chaînes. Celui de Sieyès sur le Tiers Etat fut la première manifestation d'un nouvel esprit de classe qui allait diviser la Révolution et la conduire à la Terreur. Les journaux-pamphlets se multiplièrent : Le Patriote français, de Brissot, les Révolutions de Paris, de Loustalot ; la Bouche de Fer, de Fauchet et Bormeville ; l'Ami du Peuple, de Marat ; l'Orateur du peuple, de Fréron ; les Révolutions de France et de Brabant, de Desmoulins, puis son Vieux Cordelier. Les haines anti­-révolutionnaires d'une part, et les souffrances populaires d'autre part, poussèrent à la virulence. L'écossais Swinton, stipendié de police, et le royaliste Moranda qui avait dû, publiquement, se reconnaître « infâme », lancèrent des libelles forcenés. Les Effets des assignats sur le prix du pain, de Dupont de Nemours, la Criminelle Neckero-Logie, de Marat, excitèrent les fureurs contre les affameurs, et des feuilles sinistres célébrèrent les exécutions de Foulon et de Berthier. Ce furent ensuite les diatribes contre Louis XVI et le pamphlet de Marat : C'en est fait de nous ! Contre les clubs se déchaînèrent les attaques royalistes des Sabbats Jacobites, des Actes des Apôtres, du Jean Bart ; contre le clergé, celles de tous les temps prirent une violence nouvelle. Des pamphlets furent écrits contre Mirabeau, contre Bailly et La Fayette après les massacres du Champ de Mars, contre Carrier. Celui-ci fut particulièrement malmené par Babeuf. La terrible question du pain ne cessa pas d'occuper l'opinion ; elle fournit matière aux pamphlets, si elle ne nourrit pas le peuple. Et c'est elle, en définitive, qui était la grande question de la Révolution ; elle faisait se recreuser entre les classes sociales le fossé qui semblait avoir été comblé par la démolition de la Bastille. Ce ne furent pas les déclamations des « buveurs de sang » qui firent la Terreur ; ce fut la misère du peuple, ce peuple qui eut voulu garder sa confiance dans « le boulanger, la boulangère et le petit mitron », et qui la garde toujours pour les endormeurs, royalistes ou démocrates. Ce fut le Père Duchesne, sous ses différents aspects, qui refléta le mieux la colère populaire jusqu'à l'exécution d'Hébert, en 1794. Hébert lui avait donné sa formule la plus caractéristique.

Le Consulat et l'Empire firent taire les pamphlétai­res. Ils furent, avec tous les écrivains mal pensants, exilés, emprisonnés, déportés ou fusillés, ainsi que leurs éditeurs. Bonaparte ne tolérait autour de lui que des flagorneurs. Le pamphlet revint avec une liberté relative de la presse sous la Restauration. Chateaubriand le ressuscita avec une certaine grandeur ; il avait combattu Napoléon, il observa la décence en se réjouissant de sa chute. Ceux qui furent sans décence furent les gens de presse et de poubelle qui avaient vécu en parasites de l'Empire, avaient été ses plus plats valets jusqu'au 31 mars 1815 ; ils se mirent à l'injurier à partir du 1er avril pour recommencer leurs flagorneries pendant les Cent Jours et se replonger enfin dans leur ordure injurieuse après Waterloo. Et cette tourbe infâme prétendait parler au nom des « honnêtes gens »... comme aujourd'hui ! Chateaubriand réussit moins auprès du pouvoir avec ses pamphlets, quand il s'opposa à l'ultra-royalisme. Sa Monarchie selon la charte le fit rayer du nombre des ministres. Un Martainville inaugura en ce temps-là, contre les libéraux, les arguments qui n'ont pas cessé d'être répétés depuis, si éculés qu'ils soient devenus, par tous les partis contre ceux qui les devançaient, les appelant « partageux » qui veulent « les nez étant égaux, se moucher tous dans le même mouchoir ». Pour Martainville et la séquelle des « bien pensants » d'alors, le libéralisme était « la religion des gens qui fréquentent les galères ». Les libéraux devenus « bien pensants » en ont dit autant des républicains, puis ceux-ci des socialistes, et ces derniers des anarchistes et des bolchevistes. En 1820, « l'homme au couteau entre les dents» s'appelait Thiers ; aujourd'hui il s'appelle Staline.

Une brillante pléiade de pamphlétaires travaillèrent à l'avancement du libéralisme de plus en plus influencé par les idées républicaines et socialistes. Les pamphlets de P.-L. Courier sont demeurés les modèles du genre dans l'esprit comme dans la forme ; il paya de sa vie l'audace de sa plume. Béranger, qui donna au pamphlet la forme de la chanson, connut la prison. Les Iambes, de Barbier, la Némésis, de Barthélémy et Méry, furent écrites en vers vigoureux. Sous Louis­ Philippe, de Cormenin illustra le pamphlet politique, mais plus par sa vigueur et sa verve que par son style. Ses pièces anti-cléricales, Oui et Non (1845) et Feu ! Feu ! (1846), de même que ses Avis aux contribuables et son Livre des orateurs, celui-ci publié sous le pseudonyme de Timon, eurent un succès considérable auquel répondirent les plus vives attaques. Elles venaient des deux côtés, légitimistes et libéraux, et Cormenin pouvait dire : « J'ai été l'homme le plus honni, le plus calomnié, le plus menacé, le plus biographié, le plus déchiré, le plus défiguré, le plus flétri, le plus sali, le plus souillé de boue de la tête aux pieds... Au fond, j'ai tout lieu d'être satisfait. Lorsqu'un de mes pamphlets ne m'attire que peu d'injures, je ne suis pas content de moi et je me dis : « C'est ma faute ! J'aurai mal attaqué cet abus là ! J'aurai mal défendu cette liberté-là ! »

Claude Tillier donna au pamphlet un accent plus populaire et défendit les idées généreusement révolutionnaires contre le libéralisme bourgeoisement opportuniste. Il fut en même temps un remarquable écrivain, profondément pénétré des sentiments du peuple et en possédant la sensibilité si incomprise, raillée et meurtrie. Il possédait aussi, comme Félix Pyat l'a dit, l'esprit de Voltaire et de Diderot. On était à la veille de 1848. Le peuple avait encore des illusions sur les dispositions de la bourgeoisie, malgré les répressions anti-ouvrières. Les journées de juin 1848 et celles de décembre 1851 ne lui avaient pas encore ouvert les yeux.

Alphonse Karr fit de ses Guêpes de véritables pamphlets ; il ramena ainsi le genre au pamphlet-jour­nal de la Révolution. Il s'attaqua aux mœurs avec un esprit satirique souvent profond, dépassant le pamphlet mais respectueux, malgré ce, de « l'ordre ». Il disait : « Que les assassins commencent », ne voyant pas que les assassins sont faits par la société et qu'elle devrait « commencer » avant eux. Il définissait ainsi sa satire : « Consultant à la fois la nature de mon esprit et la nature des choses et des gens que j'atta­que ; considérant que beaucoup de choses humaines sont des outres gonflées de vent, - j'ai divisé et changé mon glaive en une multitude d'épingles ; quelquefois une seule piqûre suffit pour crever et aplatir l'ennemi ; alors je l'abandonne et n'en parle plus ; mais d'autres ont la peau plus épaisse et, d'épingle en épingle, il faut que le glaive y passe tout entier. »

La Révolution de 1848 fut l'occasion de nombreux pamphlets, puis le Coup d'Etat inspira à V. Hugo son Napoléon le Petit en attendant les Châtiments. Le II e Empire ne vit guère de pamphlets, jusqu'à Rochefort et sa Lanterne qui reprit le genre des Guêpes avec plus de virulence. Sous la III e République, le pamphlet s'est de plus en plus confondu avec l'article de journal. Vallès fut un ardent pamphlétaire, puis Tailhade. Tous deux connurent la prison et la misère. En Allemagne, Maximilien Harden fut un pamphlétaire de premier ordre. Nous retrouverons le pamphlet dans l'étude de la satire, manifestation plus générale, et de tous les temps, de l'esprit de liberté contre toutes les formes de l'oppression.

- Edouard ROTHEN.