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PANTHÉISME n. m. (du grec pan, tout, theos, Dieu)

C'est en 1705 seulement que le terme panthéiste fut employé, pour la première fois, par l'Anglais Toland ; mais, en fait, le panthéisme est aussi ancien que la philosophie. Tous les systèmes métaphysiques ou religieux qui réunissent Dieu et le monde, pour n'en former qu'un être unique, se rattachent à cette doctrine. Extrêmement nombreux et de formes très différentes, ces systèmes ne sauraient être ramenés à un seul type ; ils ont toutefois ceci de commun qu'ils considèrent Dieu comme identique à l'ensemble des réalités et n'admettent pas la distinction, chère au théisme traditionnel, entre Dieu et l'univers.

Déjà le panthéisme apparaît dans les antiques spéculations hindoues. Il est clairement exprimé dans certains livres : « La cause suprême, lit-on dans le Vedanta, désira être plusieurs et féconde, et elle devint plusieurs. Cet univers est Brahma, car il en sort, il s'y plonge, il s'en nourrit ; il faut donc l'adorer. Comme l'araignée tire d'elle et retire en elle son fil, comme les plantes sortent de la terre et y retournent, comme les cheveux de la tête et les poils du corps croissent sur un homme vivant, ainsi sort l'univers de l'Inaltérable. » Le monde n'est donc qu'apparence imaginaire, seul Brahma possède une existence vraie ; aussi, quand se termine la vie présente, l'âme, émanation de Dieu, est-elle de nouveau absorbée en lui. Dans le Bhagavad-Gita, où l'inaction complète est recommandée, Dieu est confondu avec ce qu'il y a de meilleur dans l'univers : « Je suis la vapeur dans l'eau, la lumière dans le soleil et dans la lune, l'invocation dans les Védas, le son dans l'air, l'énergie masculine dans l'homme, le doux par­fum dans la terre, l'éclat dans la flamme, la vie dans les animaux, le zèle dans le zélé, la semence éternelle de toute nature. Dans le corps, je suis l'âme et dans l'âme, l'intelligence. Quelle que soit la nature d'une chose, je la suis. Enfin, qu'est-il besoin d'accumuler tant de preuves de ma puissance ? Un seul atome émané de moi a produit l'univers, et je suis encore moi tout entier. » Le célèbre philosophe chinois Lao-Tseu semble avoir été, lui aussi, panthéiste ; mais l'obscurité de son style permet difficilement de pénétrer sa pensée. Il admet un principe éternel, immuable, qu'on ne peut ni définir, ni comprendre ; le monde et les âmes sont des émanations de la substance divine; après la mort, ces dernières retourneront au premier principe, si elles en sont dignes.

En Grèce, le panthéisme n'aura qu'un nombre assez limité de partisans. On a cru le trouver en germe chez Héraclite d'Ephèse, dont les idées sur l'universel changement et l'universel devenir influenceront Hegel. S'il est vrai qu'Anaximène de Milet identifiait l'air, dont il faisait le principe de toutes choses, avec la divinité, nous sommes, ici, en présence d'un panthéisme matérialiste. Quelques-uns voient un précurseur de Fichte et de Schelling dans Parménide d'Elée et même dans Xénophane. Les Stoïciens furent nettement panthéistes. Le monde est semblable à un être vivant, déclaraient-ils ; Dieu est la force qui imprime le mouvement et l'ordre; il est inséparable de la matière, principe passif qui ne devient fécond que grâce à l'action divine. Ce que notre âme est pour notre corps, la force l'est pour le monde ; elle en pénètre les diverses parties comme un souffle ou mieux comme un feu qui porte en lui les germes et les raisons d'être de tout ce qui existe. De cette âme du monde, la partie supérieure et directrice réside à part. Force et matière ne se distinguent, d'ailleurs, que temporairement ; à des périodes déterminées, elles se résorbent dans le feu solitaire, d'où le monde sort de nouveau suivant des lois inflexibles. Indéfiniment et d'après un ordre rigoureusement déterminé, des univers pareils au nôtre apparaissent donc, puis font retour à la substance unique qui les a produits. F. Ravaison résume ainsi le panthéisme stoïcien : « Au commencement tout est force, souffle enflammé, tout est Dieu. En vertu de la loi du rythme, qui fait succéder le repos au travail, un relâchement se produit, et un nouvel élément se forme, l'air. Nouveau relâchement, nouvel élément : c'est l'eau qui naît de l'air comme l'air est né de l'éther. En ce moment, le monde est une masse d'eau entourée d'une sphère de feu. Sous l'influence de la chaleur du ciel, une partie de l'eau s'évapore ; l'air se forme de nouveau ; une autre partie de l'eau se condense ; c'est la terre séjour de l'homme. Alors, sous l'action dirigeante de l'esprit divin, les êtres naissent. Mais peu à peu le feu divin retrouve sa tension première. De plus en plus la terre se change en eau, l'eau en air, l'air en feu. Un jour viendra où notre univers sera de nouveau absorbé dans le sein de Dieu. Tout retournera à l'unité première par la conflagration universelle. » On sait quelle prodigieuse influence la doctrine stoïcienne exerça, non seulement en Grèce, mais à Rome. Plotin, qui entreprit de réunir et de concilier les philosophies de Platon, d'Aristote et de Zénon, supposa que, dans la nature, tout vit et tout pense d'une seule vie et d'une seule pensée (Voir Paganisme), Il admit que, par l'extase, l'homme arrive à se diviniser dès ici-bas : « Quand l'âme est devenue semblable à Dieu par les moyens connus de ceux-là seuls qui sont initiés, lit-on dans les Ennéades, elle le voit tout à coup apparaître en elle ; plus d'intervalle, plus de dualité, tous deux ne font qu'un. Dans cet état, l'âme ne sent plus son corps, elle ne sent plus si elle vit, si elle est homme, ou quoi que ce soit au monde ; elle perd toute conscience d'elle-même, et cesse de penser, elle devient Dieu, ou plutôt elle est Dieu. » Ce panthéisme mystique devait avoir une prodigieuse fortune. A la suite de Plotin, tous les ascètes chrétiens et musulmans rêveront de se perdre en Dieu comme la goutte d'eau disparaît dans l'océan ; ils voudront mourir à eux-mêmes, s'oublier pour ne faire qu'un avec l'objet de leur adoration. Les mystiques catholiques frémiraient d'apprendre qu'ils eurent pour prédécesseur un ardent adversaire du christianisme ; pour rester d'accord avec les dogmes imposés par Rome, ils ont soin de parler quelquefois d'un dieu personnel. Mais leur panthéisme latent se fait jour de mille manières dès qu'ils s'expriment avec sincérité.

Au moyen âge, deux professeurs de l'Université de Paris, Amaury, de Chartres, et David, de Dinan, enseignèrent un panthéisme rationnel. Ils s'inspiraient de la philosophie arabe alors très florissante et dont quelques représentants manifestaient des aspirations panthéistes. Amaury admettait que tout est un, que les idées de l'intelligence divine étant à la fois créatrices et créées, le créateur et la créature sont une même chose. D'où la conclusion que Dieu est tout et que tout est dieu, les êtres émanés du premier principe devant retourner à lui et s'absorber dans sa substance. C'était pousser le réalisme à ses dernières conséquences et renouveler le panthéisme que Scot Erigène avait professé au IXe siècle. David, de Dinan, identifiait le connu et le connaissant. Il distinguait trois formes d'existence : la matière, la pensée, dieu, qui se confondaient finalement dans une substance indéterminée, dont les évolutions engendraient toutes choses. Au XIVe siècle, le panthéisme transpire dans les écrits de plusieurs mystiques ; discret chez Tauler qui cherche à calmer les défiances des théologiens, il se dégage nettement des formules employées par son maître Eckard. « L'amour divin, écrivait ce dernier, anéantit tout ce qu'il y a d’humain dans notre âme, pour la confondre, pour la convertir en Dieu, de même que la formule sacramentelle change la substance du pain encharistique, et le fait devenir le vrai corps de Jésus-Christ. » Un mystique tout à fait hétérodoxe et qui témoigna d'une grande profondeur d'intelligence, le cordonnier de Görlitz, Jacques Boehm, déclarait, à l'époque de la Renaissance, que tout émane de Dieu. Une dualité : être et néant, tendresse et violence, bien et mal, constituerait le fond de tout ce qui existe ; mais cette dualité aboutirait à l'unité par l'identification des contraires. On trouve des conceptions panthéistes chez d'autres auteurs de la Renaissance. Giordano Bruno s'inspire des Eléates et des Alexandrins. Pour lui l'univers est la manifestation visible de Dieu ; l'infini variété des individus n'est que l'expression de son unité partout présente. Giordano Bruno fut brûlé par ordre de l'Inquisition romaine. Chez Vanini, cette autre victime de l'intolérance religieuse, on rencontre aussi des traces de panthéisme.

Avec Spinoza, au XVIIe siècle, nous arrivons à une doctrine dont l'importance est primordiale en philosophie. C'est d'une façon toute mathématique, sous forme de définitions, d'axiomes, de postulats, de corollaires rigoureusement enchaînés entre eux que le système est exposé. Inspiré de Descartes, le spinozisme aboutit, néanmoins, à des conclusions très originales ; parti de la définition de la substance, il montre qu'il n'y a qu'une seule cause, Dieu, et que notre univers sort de lui nécessairement. La troisième définition de l'Ethique nous renseigne sur la substance, la sixième sur Dieu. « J'entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ce dont le concept peut être formé sans avoir besoin du concept d'une autre chose. » « J'entends par Dieu un être absolument infini, c'est-à­-dire une substance constituée par une infinité d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. » Nous connaissons seulement deux attributs de la substance divine, la pensée et l'étendue. Ces attributs infinis s'expriment par des modes finis ; et les modes de la pensée et de l'étendue constituent l'ensemble du monde. Entre Dieu et le monde, il n'y a qu'une différence de point de vue : Dieu est la nature naturante, le monde la nature naturée. Dieu est étendu, « car tout ce qui est en Dieu, et rien ne peut être, ni être conçu sans Dieu ». Mais il n'a pas de corps et n'est pas divisible. Dieu a pour attribut la pensée ou puissance de concevoir, mais il n'a pas un esprit analogue à celui de l'homme, même toute proportion gardée. L'intelligence divine diffère absolument de l'intelligence humaine ; elles ne peuvent se ressembler « que d'une façon toute nominale, absolument comme se ressemblent entre eux le Chien, signé céleste, et le chien, animal aboyant ». Ainsi Dieu, la nature naturante, n'a rien de personnel ; l'idée de création est fausse, car elle suppose en Dieu une volonté conçue sur le type humain ; tout ce qui existe découle de la substance divine avec une inéluctable nécessité. Les corps, que nous révèle l'expérience, sont des modes de l'étendue divine ; les âmes des modes de la pensée divine. Chez l'homme nous rencontrons une double série de phénomènes d'étendue et d'idées, c'est-à-dire de modes de l'étendue et de modes de la pensée divines ; modes qui demeurent parallèles, les seconds ayant pour objet de réfléchir les premiers. Le libre arbitre est une illusion qui naît de l'ignorance où nous sommes des causes de nos actions. Dans un être fini, le principe de toute activité morale est « l'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être, et qui n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose ». De cette tendance fondamentale découlent nos émotions, nos sentiments, nos appétits. Pour s'identifier avec Dieu, l'homme doit s'affranchir de ses passions et oublier sa propre individualité. Il devient éternel dans la mesure où il connaît les choses comme éternelles, soit par le raisonnement, soit par l'intuition ; il se divinise dans la mesure où il prend conscience de sa vraie nature qui est identique à la nature de la pensée absolue, c'est-à-dire de Dieu. Excommunié par les juifs, ses coreligionnaires, Spinoza vécut pauvre et solitaire, polissant des verres de lunette pour gagner son pain. Mais son système devait exercer une influence prodigieuse et faire l'objet de discussions qui durent encore aujourd'hui.

Au siècle dernier, le panthéisme a connu une vogue exceptionnelle, grâce aux philosophes allemands. Fichte, Schelling, Hegel l'adoptent tous trois, mais ne le conçoivent pas de la même façon. Selon Fichte, le moi se pose lui-même, et, en développant ses virtualités, il rencontre le non-moi qui ne se distingue pas réellement du moi, qui n'est que l'idéal conçu par le moi ou mieux la partie de l'idéal que le moi n'a pas encore réalisée. Ainsi seul le moi est réel ; son activité produit tout ce qui existe ; il crée le monde qui est dû à la pensée absolue, contrainte de se limiter. Après avoir adopté la philosophie de Fichte, Schelling aboutit à une conception personnelle qui substituait un moi infini au moi relatif admis par le premier. Au commencement il place l’Absolu, principe supérieur et antérieur au moi, « principe neutre, indifférence ou identité des contraires ». L'absolu comprend en lui-même l'identité de l'objet et du sujet, de l'un et du multiple, de l'ordre réel et de l'ordre idéal, mais il évolue et se développe. Dans l'ordre réel, il engendre successivement la nature, l’animal, l'homme, « il sommeille dans la plante, rêve dans l'animal et se réveille dans l'homme ». Dans l'ordre idéal, histoire, vertu, science, bonté, etc., découlent de lui progressivement. Puis l'absolu s'élève au-dessus de ces deux ordres et enfante la philosophie, en se saisissant lui-même comme suprême identité.

Hegel, dont la renommée fut si éclatante, pose comme principe premier l'Idée, où tout le possible est contenu virtuellement, où les contradictoires sont conciliés, et qui porte en soi la nécessité de son existence. Douée d'une logique vivante, l'idée évolue : elle se pose d'abord, puis s'oppose et enfin se réconcilie ; d'où trois moments successifs, la thèse, l'antithèse, la synthèse. Pour Hegel, l'ordre idéal et l'ordre réel sont d'ailleurs identiques: « Tout ce qui est rationnel est réel » ; « Tout ce qui est réel est rationnel ». La logique, qui se confond avec la métaphysique, devient la partie essentielle de la philosophie ; mais elle repose sur la négation du principe de contradiction. L'identité des contraires n'a rien qui choque ni l'expérience, ni la raison ; c'est à tort qu'elle fut combattue par l'ancienne logique. Nous constatons par expérience que tout être est mouvement ; or tout mouvement apparaît comme le passage de la puissance à l'acte, c'est-à-dire d'un contraire à un autre contraire, par une action qui domine les deux. N'étant plus enchaîné par aucune nécessité, l'être peut se transformer et se transforme réellement en toutes choses. Un perpétuel devenir manifeste la synthèse qui contient, dans son sein, rationnel et réel, être et néant. Parti de l'être pur, ce devenir aboutit à l'homme en qui l'idée prend conscience d'elle-même ; après avoir donné le mouvement, il s'est, en effet, transformé en matière inorganique, puis en matière organique, puis en matière sensible. La doctrine hégélienne fut bien accueillie en France. Vacherot y trouvait « la vraie solution du problème de la vérité » ; Renan en a parlé avec beaucoup d'estime.

Nous pourrions rappeler d'autres systèmes et d'autres auteurs peu connus ; ce que nous avons dit suffit à donner une claire idée du panthéisme. Il est né du désir d'apporter une solution au problème des rapports de Dieu et du monde, de l'absolu et du relatif ; faux problème, à notre avis, puisque l'un des termes doit disparaître, Dieu, l'absolu n’étant que de vains mots, des entités imaginaires. Le besoin d'unité, la tendance à ramener le divers à l'identique, à simplifier l'apparent chaos du monde, si profondément enracinés dans notre esprit, ont favorisé son éclosion et son développement. Très supérieur au théisme chrétien, il est fort séduisant par sa grandeur spéculative et par son charme poétique ; il est vrai dans la mesure seulement où il se rapproche de l'athéisme. Mais, si belles qu'elles puissent être, les constructions du panthéisme restent fragiles et sans bases sérieuses. Le système des Stoïciens, celui de Plotin, de Spinoza ou d'Hegel ne sont que de beaux romans métaphysiques. Ils témoignent de la puissante imagination et du remarquable talent de leurs auteurs ; ils n'ont pas de valeur objective. Pour aboutir à de sérieux résultats en métaphysique, on devra répudier les anciennes méthodes pour adopter celles de la science expérimentale. Ce sont les astronomes, les physiciens, les chimistes, les biologistes qui élucideront les problèmes transcendants de l'origine première et de la destinée ultime de notre univers.

- L. BARBEDETTE.