Accueil


PARADIS n. m. (latin paradissus, du grec paradeisos, jardin)

Ce nom est donné aux séjours divers inventés par l'imagination humaine pour servir de demeures aux âmes favorisées des trépassés. Persuadés depuis toujours qu'ils possèdent une ou plusieurs âmes immortelles, les hommes ont de tout temps inventé des contrées merveilleuses pour les recevoir. D'ailleurs les visions et les songes ont renseigné les vivants sur le pays des morts ; innombrables sont les voyageurs qui ont exploré le séjour des morts. Tous les peuples ont eu, parmi leurs grands hommes que la légende magnifie, des êtres privilégiés qui sont allés visiter les lieux de délices ou de châtiments, dévolus aux esprits des défunts et, qui, au retour, ont narré avec un grand luxe de détails les délices et les épouvantes des uns et des autres. Aussi, le Peau Rouge connaît-il par avance les heureux territoires de chasse ; les indigènes de l'île Touga, l'île vaporeuse de Bolotu ; le Grec, sa prairie d'Asphodèle ; le chrétien, l'enfer et son paradis peuplé d'anges. Toutes les péripéties du départ, les dangers du chemin qui conduit au royaume, le nombre et les difficultés des obstacles à surmonter pour y parvenir, ont été dits et redits par les explorateurs d'outre-tombe et par les clergés de chaque religion.

La fantaisie de chaque peuple a diversement situé le royaume des morts. Tantôt c'est une île située au-delà des mers ou le sommet inaccessible d'une haute montagne, ou une vallée lointaine ou encore une immense plaine inconnue. Tantôt c'est le berceau légendaire de la race où l'on croit que les âmes vont reprendre celles de leurs ancêtres, ou bien le fond d'une caverne, le bord d'un fleuve ténébreux, parfois les astres, enfin le ciel, les nuages ou la voûte solide du firmament. L'idée d'un séjour souterrain ou sous-marin a donné lieu à des mythes innombrables ; idée suggérée par le mode de sépulture où la disparition régulière du soleil dans les flots ou derrière les montagnes. La grande majorité de ces distributions arbitraires sont de toutes les contrées et de tous les temps et, souvent nous les trouvons associées dans un même pays, combinées et utilisées par l'imagination d'une même tribu.

Les Algouquins envoyaient leurs morts dans une île au milieu d'un lac ; les Australiens et les naturels de toute la Polynésie, également dans une île située vers le soleil couchant ; de même Hésiode réserve aux esprits des héros les îles Fortunées, les monts Kino-Biclou à Bornéo, le mont Mérou dans l'Inde, le pic central de l'île Ceylan portent sur leurs plus hautes cimes le séjour funéraire. Les volcans du Nicaragua, de la Nouvelle­ Zélande, l'Heckla, le Vésuve, l'Etna ont été considérés comme des séjours infernaux. On connaît les enfers et les paradis des Grecs, des Latins, des Egyptiens, des Chaldéens, des Hébreux dont les similaires sont communs aux Indous, aux Chinois, aux musulmans et aux chrétiens ainsi qu'aux Kharens, aux Néo-Zélandais, aux peuples de l'Amérique centrale et de l'Amérique australe. Presque partout on admet des voyages d'âmes dans les airs et dans les astres. Les nuages, le soleil, la lune, les étoiles, la voie lactée, ont été tour à tour considérés, selon l'humeur du moment, soit comme paradis, soit comme enfer.

Mais quelles que soient les idées que les anciens et les modernes se font de l'autre monde, il n'est toujours que l'image extraordinairement amplifiée de ce monde et de l'existence journalière. Rien ne peut lui enlever ce caractère. Toutes les joies, tous les bonheurs que l'homme a connus ou désirés ; toutes les peines et les douleurs qu'il a subies ou souhaitées à ses ennemis ont été transportées soit au paradis, soit en enfer.

La pêche, la chasse, la guerre, l'ivresse, la volupté sexuelle, toutes ces joies, portées à un degré inouï de puissance et considérées comme éternelles, constituent le souverain bien du paradis de l'habitant du Kamtchatka, du Kharens, ceux du Groenlandais, de l'Araucan, du Mahométan. Le même excès de chaleur et de froid, de la faim, le travail forcé, les tortures et les supplices renaissant sans cesse, constituent l'appareil constant de tous les enfers. Le ciel des chrétiens est une assemblée de dévots exécutants des mélodies sacrées, chantant, dans une béatitude jamais lassée, des hymnes de reconnaissance au Tout-Puissant, dont le spectacle est leur plus haute félicité, comme le ciel des Bouddhistes est le lieu idéal où les adorateurs de ce Dieu continuent leurs disputes et leurs interminables discussions théologiques. Tous les paradis sont conformes à l'idéal mesquin de ceux qui les ont inventés pour leur usage ; ils copient textuellement leur vie étriquée. Ils n'ont qu'un défaut capital : celui d'être imposés dans le ciel à ceux qui ne le connaissaient pas sur la terre.

De bonne heure et presque partout, des distinctions ont été admises entre les demeures d'outre-tombe et entre les diverses catégories d'âmes. Les âmes plus méritantes - mérite souvent dû à la position sociale du mort plus qu'à ses propres qualités - jouissent chez presque tous les peuples d'une immortalité spéciale, et privilégiée, différente de celle réservée aux esprits du commun.

L'équité ne règne pas plus au royaume des morts que sur notre globe terrestre. Toutes les âmes n'ont pas la même destinée et, au ciel comme sur la terre, les plébéiens sont sacrifiés aux nobles et aux riches. La notion du vice et de la vertu, le sens de la justice sont les conquêtes les plus tardives de l'humanité, elles sont d'ailleurs encore inachevées. Et l'Eglise catholique qui prétend avoir apporté au monde la justice en est restée dans l'édification de son paradis aux conceptions les plus barbares et les plus injustes des peuples anciens et des sauvages. Elle réclame les rigueurs de l'enfer pour ses adversaires et ses prédécesseurs, c'est-à-dire la majorité des humains. Elle exclut de son paradis, non pas les assassins confessés, ni les criminels repentants, mais les gens qui n'ont pas cru à ses dogmes ; de plus elle en chasse les fidèles des autres religions, trois ou quatre fois plus répandues que le christianisme. Et parmi ses élus, elle favorise les papes, les prêtres, les moines et les ecclésiastiques de tout acabit, qui, de par leur profession même, sont assurés d'avoir meilleure part aux félicités éternelles.

La répartition des châtiments et des récompenses a toujours été adéquate à la conception morale des temps où les religions et les mythologies se sont formées, mais elle reste toujours inférieure au niveau de la moralité acquise en dehors et à l'encontre des religions. Rarement la justice d'outre-tombe a inspiré une crainte salutaire aux malfaisants, et elle a apporté un réconfort douteux, une consolation vaine aux peuples dont elle résume l'idéal. En rejetant hors de la réalité la réparation possible des maux présents, elle a opposé un obstacle incalculable au développement de l'activité humaine. De plus, la croyance aux paradis et aux enfers a surtout été utile aux exploiteurs de la faiblesse humaine, car, complice de la servitude physique et morale, arme aux mains des maîtres incapables d'élever les caractères et de diriger le progrès, elle a maintenu les humbles dans l'ignorance et la crainte, facteurs de résignation ; elle a déchaîné contre les conceptions analogues ou contraires, les persécutions et les bûchers et a ainsi inondé de sang toute la terre. Socialement, la promesse du paradis, pour les chrétiens entre autres, a eu surtout pour but - et pour effet - de faire accepter aux déshérités leurs souffrances et leurs privations, l'infériorité même de leur condition comme une épreuve bienfaisante qui leur vaudra, après la mort, une félicité compensatrice. Et, pendant que les pauvres se consolent du mieux qu'ils peuvent avec le mirage de joies problématiques, les grands de ce monde - et les princes de l'Eglise au premier rang - se hâtent de savourer les jouissances positives, certaines au moins, de la vie terrestre.

- Ch. ALEXANDRE