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PARADOXE n. m. A été formé des mots grecs para (à côté) et doxa (opinion)

Dans l'Encyclopédie de Diderot, on lit cette définition du paradoxe : « C'est une proposition absurde en apparence, à cause qu'elle est contraire aux opinions reçues, et qui, néanmoins, est vraie au fond ou du moins peut recevoir un air de Vérité. » Le paradoxe est l'opinion de l'homme qui préfère une vérité nouvelle, même incertaine, à l'enlisement dans les idées acquises. Il est à la recherche idéologique ce que l'hypothèse est à la recherche scientifique. Le but du paradoxe est la vérité, comme celui de l'hypothèse est la certitude. Mais pas plus que l'hypothèse ne devient toujours une certitude, le paradoxe n'est toujours la vérité de demain. De même les opinions reçues qui s'opposent aux paradoxes ne sont pas toujours des préjugés. Ces opinions ont été des paradoxes avant de devenir soit des vérités, soit des préjugés. Les paradoxes qui sont des vérités demeurent. Ceux qui sont des préjugés sont emportés par de nouveaux paradoxes. Il. ne s'agit donc pas de prendre parti, soit pour l'opinion reçue, soit pour le paradoxe ; il s'agit de choisir la vérité là où elle se trouve. C'est l'attitude de la science devant l'hypothèse ; elle l'adopte, elle lui apporte la démonstration qui en fait une certitude quand elle a découvert qu'elle est vraie. C'est le sort de l'utopie qui est une forme du paradoxe et qui devient un jour réalité. Toutes les inventions ont été des paradoxes, des utopies, tant qu'elles sont restées dans le domaine de l'imagination ; l'expérimentation les a fait passer dans celui de la vérité et de la réalité.

Proudhon disait : « Il n'est pas une vérité qui n'ait été, au jour de sa publication, regardée comme un paradoxe. » Il n'est pas un progrès qui n'ait été un paradoxe à un moment quelconque de l'humanité, depuis la production et les usages du feu que certains hommes ignorent encore aujourd'hui, jusqu'à ceux de la vapeur et de l'électricité. La locomotion aérienne, imaginée et recherchée par l'homme depuis qu'il a observé le vol de l'oiseau, a été un paradoxe tant que l'aérostation et l'aviation ne l'ont pas réalisée. Il y a cent ans, on aurait traité de fou celui qui aurait prédit qu'en 1931 on volerait plus longtemps, plus haut et plus vite que les oiseaux ; on l'aurait peut-être envoyé à Bicêtre, comme on avait jeté en prison Galilée lorsqu'il avait soutenu que la Terre tournait autour du Soleil. Les communications interplanétaires sont encore du domaine du paradoxe, de l'utopie ; elles ne le seront peut­-être plus dans cent ans ou dans mille ans et il n'y aurait pas à traiter de fou celui qui annoncerait que l'homme pourra alors, dans la même journée, aller déjeuner dans la Lune et coucher dans Vénus ou dans Saturne. Qui sait quelles choses encore plus extraordinaires la science permettra, dans dix ou cent siècles d'ici, si l'humanité ne s'est pas exterminée elle-même avant ? Car, le paradoxe le plus impossible à soutenir aujourd'hui, devant les exemples qu'elle donne de sa folie, est qu'elle ne court pas au suicide général de tous ceux qui la composent. Rien n'est impossible. « Celui qui en dehors des mathématiques pures prononce le mot impossible manque de prudence », disait Arago, ce qui n'empêchait par le même Arago de soutenir, à propos des chemins de fer, que la basse température des tunnels, avec le passage subit du chaud au froid procurerait aux voyageurs des fluxions de poitrine !...

Le paradoxe est contraire à l'opinion, mais non à la raison. « Paradoxa », et non « paraloga », disaient les stoïciens qui émettaient les vérités éternelles de la sagesse reconnues de tout temps et toujours à reconnaître. La philosophie antique a pourvu de paradoxes toutes les philosophies de l'avenir sans qu'elles arrivent à les épuiser. La fourberie théologique a, à dessein, assombri la sérénité philosophique en introduisant dans les discussions paradoxales les affirmations stupides de ses élucubrations. Car on ne saurait admettre comme paradoxe, c'est-à-dire vérité probable soumise au contrôle de la raison et des faits, ce qu'on doit croire parce que c'est absurde. Credo quia absurdum ! Comme l'hypothèse expérimentale, le paradoxe qui sera la vérité est fondé sur une observation antérieure. Il n'y a aucune observation à la base de la métaphysique théologique ; il n'y a que les phantasmes d'imaginations en délire exploités par des imposteurs,

Il y a le paradoxe dont la vérité est reconnue implicitement par l'opinion, mais qu'elle laisse à l'état de paradoxe, parce qu'elle n'en tire pas toutes les déductions nécessaires, soit par incapacité, soit par indifférence. Tel est ce paradoxe de V. Hugo voyant dans le travail parlementaire celui de « quelques pauvres diables de gâcheurs politiques, lesquels s'imaginent qu'ils bâtissent un édifice social parce qu'ils vont tous les jours à grand peine, suant et soufflant, brouetter des tas de projets de lois des Tuileries au Palais Bourbon et du Palais Bourbon au Luxembourg ». D'ailleurs, tout ce qui constitue la vérité sociale est paradoxe dans l'état social basé sur le mensonge, ce mensonge conventionnel qui est, au dire de ses augures, une nécessité vitale des sociétés. Le pain et le bien-être pour tous, l' « à chacun selon ses besoins », la liberté individuelle, la justice sociale, qui sont des vérités naturelles et élémentaires, sont devenus des paradoxes dans un monde constitué sur les sophistications les plus pernicieuses. En 1534, Sébastien Franck dans son livre Paradoxes, après avoir défini le paradoxe « quelque chose qui est vrai, mais que tout le monde tient pour faux », donnait le commentaire de deux cent quatre-vingts de ces vérités essentielles dont l'artificieuse casuistique sociale a fait des paradoxes.

Par contre, les sophismes les plus haïssables sont érigés en vérités sociales, tel le fameux aphorisme : Si vis pacem. para bellum - « Si tu veux la paix prépare la guerre » - qui est la loi du monde actuel, malgré toutes les expériences qui en ont démontré l'indiscutable fausseté, mais que les hommes se laissent toujours imposer par la fourberie de leurs gouvernants. Il a fallu le monstrueux impérialisme de Napoléon pour ressusciter cet exécrable sophisme en rétablissant le culte barbare de la force militaire disparu avec les Romains. Depuis ces sinistres fossoyeurs du monde antique, personne n'avait pensé à préparer la guerre pour assurer la paix. Les mégalomanes Louis XIV et Frédéric, eux-mêmes, ne levaient des armées que pour faire la guerre ; en dehors des pauvres diables et des aventuriers ramassés par les recruteurs et que poussaient la faim et des perspectives de pillages, ils auraient vainement tenté d'intéresser leurs peuples à leurs entreprises. L' « amour sacré de la Patrie ! » ne les avait pas encore poussés à cette duperie qui leur fait confondre la patrie avec les Napoléon et avec les coffres-forts de leurs maîtres ! Malgré la « gloire » des quinze années de brigandage guerrier que fut le règne de Napoléon Ier, les peuples avaient un tel mépris de cette espèce de gloire qu'ils restaient résolument pacifistes. Par contre, ils étaient soulevés par un véritable internationalisme de l'esprit, formé et fécondé par l'enthousiasme des idées de la Révolution Française, et qui suscita dans toute l'Europe les événements de 1848. En 1859, Emile de Girardin, un des porte-parole les plus autorisés de la bourgeoisie régnante, faisait paraître un ouvrage sur le Désarmement Européen, où il écrivait : « A quoi servent les armées ? Elles servent à créer le risque de guerre et à l'entretenir. Il n'existerait pas sans elles. » Daumier raillait avec une verve impitoyable la « paix armée » qui dormait sur des canons et sur des pointes de baïonnettes. Un Napoléon III lui-même, qui ne voyait que dans la guerre le moyen de soutenir la légitimité de ses criminelles usurpations, sentait le besoin de sacrifier au pacifisme des idées en prenant en 1863 l'initiative d'un désarmement de tous les pays militarisés, et d'une révision des traités de 1815 qui avaient créé un état de conflit permanent. Mais la peste napoléonienne avait déposé son virus dans toute l'Europe et empoisonné les peuples. En 1870, l'abcès creva. Depuis, l'infection n'a pas cessé de se répandre, contaminant le monde entier. Le culte de la force et la haine de la pensée, l'admiration de la brute, la pratique du banditisme colonial, l'abandon de tous scrupules, le mépris de toute justice sociale, le règne du muflisme : tout cela a formé cette monstrueuse aberration qui a eu son couronnement dans la guerre de 1914. Or, cela n'a pas suffi. Une récente statistique a montré que les dépenses militaires des nations dites « civilisées » absorbent chaque année plus de cent milliards. Les cinq nations qui sont les plus « civilisées » : Etats-Unis, Russie, France, Angleterre, Allemagne, figurent dans ce chiffre pour cinquante milliards à elles seules. Inconsciemment, car la vérité sort toujours, même de la bouche de Tartufe, les journaux disent, en reproduisant cette statistique : « Que ne ferait-on pas pour le bonheur de l'humanité avec cet argent ? » Mais ils se reprennent vite, sous l'œil des carnassiers qui les tiennent à leur solde, pour dire que le bonheur de l'humanité consiste à avoir de nombreuses armées, des flottes puissantes, de gros canons, des avions redoutables, des gaz aussi « moutarde » que possible, et pour chanter le saint cantique : « Si vis pacem para bellum !... » Au moins, la paix du monde est-elle assurée moyennant toute cette préparation guerrière ? Non, le monde est plus que jamais menacé de la guerre !... Alors, on ne comprend plus et on demande : jusqu'où ira-t-on dans la voie de cette folie ?... Les exécrables malfaiteurs qui mènent la danse ne le savent pas eux-mêmes ; ils paradent, ils étalent leur incommensurable sottise, leur hideuse vanité, aux applaudissements des peuples de plus en plus trompés et abrutis.

Dans son Paradoxe sur le Comédien, Diderot a montré un autre aspect du paradoxe, celui d'une vérité qui ne cesse pas d'être à la fois démontrée et déniée dans les faits. Le paradoxe soutenu par Diderot est qu'un comédien joue d'autant mieux ses rôles qu'il y apporte moins de passion et reste maître de lui. Le débat est toujours actuel et prête toujours aux déductions les plus variées, comme celles qu'en a tirées Diderot et qui sont autant de paradoxes bâtis sur les mobiles contradictoires des individus dans leur activité sociale. Nous ne nous arrêterons que sur celui-ci : « On ne devient point cruel parce qu'on est bourreau, mais on se fait bourreau parce qu'on est cruel. » C'est là un paradoxe redoutable. Il renferme tout le problème de la psychologie des hommes qui, à un moment donné et dans des circonstances quelconques, tiennent en leur pouvoir la vie des autres hommes. Les gens qui sacrifient la vie des autres sont toujours des bourreaux aux yeux de leurs victimes. Eux se considèrent toujours comme des justiciers agissant dans des buts légitimes. Ils ignorent le remords qui est une fiction romantique, ils tuent « avec tranquillité » et ils conservent un « cœur léger » devant les hécatombes qu'ils commandent. La légitimité, ou ce qu'ils croient telle, de leur fonction est-elle assez puissante pour créer cette insensibilité qu'on peut appeler « professionnelle » de l'homme d'Etat, du juge, du militaire, du bourreau lui-même, ou cette insensibilité vient-elle de leur cruauté naturelle qui seule leur permet d'accepter leur sanglante fonction ? Voilà la question redoutable que pose le paradoxe de Diderot. Elle est particulièrement grave pour les révolutionnaires à qui sont proposées les solutions sociales de la violence et ils ne sauraient y répondre sans avoir de leur côté sévèrement interrogé leur conscience. Car un homme cruel ne sera jamais juste ; il sera un tyran, il ne pourra être un propagateur de la liberté, quelle que soit la légitimité de la cause qu'il aura choisi de servir et pour laquelle il se sera fait bourreau. Cet homme sera toujours plus nuisible qu'utile à cette cause, même en faisant ses « gros ouvrages », ceux de la guillotine et de la fusillade ; car la violence n'est qu'un pis aller, même employée pour la vraie justice, et le sang, quel qu'il soit, laisse toujours une tache sur celui qui l'a répandu. La force des forces est celle de l'idée ; c'est la force qui convainc, ce n'est pas celle qui frappe ; c'est la force de l'apôtre, ce n'est pas celle du bourreau ; c'est la seule force qui peut produire la véritable justice sociale et dresser une solidarité humaine vraiment pure. Avant de recourir à la violence, regardons en nous-mêmes, longuement, profondément, pour savoir si nous obéirons réellement au sentiment de la justice ou à la cruauté qui nous aveuglera et souillera nos actes, même les plus légitimes.

On n'en finirait pas de discuter sur le paradoxe, tant il est un des moyens les plus brillants et les plus féconds de la rhétorique en ce qu'il l'alimente incessamment de sujets et d'arguments imprévus. Il est très souvent une attitude de la vanité humaine, le produit d'un esprit de contradiction plus ou moins subtil et dont les opinions sont plus ou moins fausses quoique non reçues, ou le besoin « d'épater le bourgeois » par des sornettes non moins sottes que les siennes. Mais il est souvent aussi une défense de l'esprit contre l'incontinence bavarde, qui « parle comme un livre » et ne débite que de stupides lieux communs. Il y a une foule de gens qui, pour se prouver qu'ils existent, ont besoin de parler à tort et à travers. Ils se croiraient morts et se tâteraient s'il leur arrivait de rester silencieux pendant un quart d'heure. Bien entendu, ce sont ces gens qui ont tant de choses à dire qui débitent le plus d'insanités. Devant ce flot, il ne reste d'autre ressource, quand on ne peut fuir le bavard ou la société dont il fait partie, que de riposter à son « bon sens » par des paradoxes exprimant la contrepartie de ce qu'il dit. Au monsieur qui a hérité de ses grands-parents l'habitude de dire après chaque repas, en guise de pousse­ café : « Encore un que les Prussiens n'auront pas ! » on peut soutenir qu'au contraire ils l'ont eu avant lui et qu'ils l'auront encore après. On peut faire, sur ce sujet, des discours qui rempliraient vingt volumes aussi copieux et aussi ennuyeux que ceux où M. Poincaré cherche toujours à justifier sa « mobilisation qui n'est pas la guerre ! ». Comme la majorité des gens sont de séniles moulins à « bon sens » et partagent les opinions de M. Poincaré, on ne tarde pas, et avantageusement, à passer pour un « piqué » qui est regardé avec pitié et qu'on finit par laisser tranquille. A mesure qu'il avance en âge, l'homme intelligent goûte de plus en plus la satisfaction de passer pour un « piqué » dans un monde où les gens « raisonnables » sont si souvent des abrutis. C'est le signe de sa bonne santé intellectuelle et morale. Il dit comme J.-J. Rousseau : « J'aime mieux être un homme à paradoxes qu'un homme à préjugés. »

- Edouard ROTHEN.