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PASSION n. f. (du latin pati, souffrir, endurer)

Sur le sens du mot passion, les psychologues ont discuté longuement. Il désignerait la sensibilité en général, selon certains, Descartes en particulier, l'appliquait à des états que nous appelons aujourd'hui émotions, désirs, inclinations. D'antres le réservent aux émotions violentes qui troublent profondément le corps et l'esprit. Ribot déclare que la passion doit être distinguée  « de l'émotion d'une part et de la folie d'autre part : car elle est située entre les deux, à mi-chemin », La plupart rattachent maintenant la passion aux tendances ; elle consisterait dans une inclination exaltée qui domine et unifie toute la vie psychologique. Ce n'est pas un penchant nouveau, c'est un penchant antérieur développé outre mesure. Elle apparaît, quand une tendance prend le pas sur les autres, les absorbe à son profit et fait converger toutes les énergies vers sa fin particulière. Une affection unique, démesurément grossie, remplit la conscience du passionné. Sa puissance d'aimer est centralisée tout entière sur un seul objet. Son intelligence, en proie à une véritable obsession, ne pense qu'au but désiré ou aux moyens d'y parvenir. Inerte pour tout le reste, son activité devient fiévreuse dès que la passion est en jeu. Exclusive et jalouse, l'inclination, qui parvient à régner ainsi en souveraine maîtresse, ne permet plus aux autres de se développer. Ribot à raison de dire que la passion est dans l'ordre affectif ce que l'idée fixe est dans l'ordre intellectuel. Selon le milieu où il se trouve et l'objet qu'il poursuit, l'ambitieux, tourmenté par un continuel et violent besoin de s'élever au-dessus des autres, variera ses procédés. Son tempérament entrera aussi en ligne de compte; le fourbe et le brutal useront de moyens différents. Mais qu'elle agite un conquérant fameux ou un obscur contremaître, l'ambition suppose une prodigieuse hypertrophie du moi.  « J'ai couché dans le lit des rois et j'y ai gagné une terrible maladie ». déclarait Napoléon, en songeant à la folie du pouvoir qui s'était emparé de lui. Déjà César, traversant un pauvre village des Alpes, disait à ses amis :   « J'aimerais mieux être le premier dans ce village que le second à Rome ». Nos ministres et nos maréchaux n'avouent plus des désirs de cet ordre ; dans leur for intérieur, beaucoup estiment cependant que tout irait mieux s'ils étaient dictateurs. Chez les médiocres, chez ceux qui ne peuvent aspirer qu'à des situations moyennes, la passion s'attache à des objets de minime importance ; elle n'est ni moins tyrannique, ni moins envahissante. Le souci d'obtenir des promotions et des médailles occupe toute la vie de certains fonctionnaires : serviles devant leurs chefs, ils terrorisent avec délices leurs subordonnés ; dès qu'ils occupent un degré supérieur dans la hiérarchie, le copain d'hier n'est pour eux qu'un étranger. Dans les plus humbles milieux, on rencontre des individus qui, pour monter, acceptent les pires besognes, se font courtisans et délateurs, poignardent dans le dos leurs meilleurs amis. Et l'ambition n'est pas l'unique passion qui produise des effets de cet ordre. Poètes, dramaturges, romanciers nous ont amplement renseignés sur les mille aspects que l'amour revêt. L'avare s'oublie lui-même pour ne songer qu'à son argent. En face de l'or, il éprouve une joie extatique comparable à celle de l'ascète contemplant son dieu. Fursac a rencontré une femme qui couvrait d'or la surface de sa table, puis restait de longues heures à le considérer. Sur le point d'entrer en agonie, une autre déclarait: « Je voudrais faire fondre toute ma fortune et l'avaler avant de mourir ». Plutôt que d'entamer leur cher magot, des avares périssent de faim et de froid, se privent des remèdes qui leur permettraient de guérir. La passion du jeu était si grande dans l'Ancienne Chine qu'à défaut d'autre chose, certains livraient les doigts de leurs mains comme enjeu, acceptant qu'on les coupe si la fortune ne les favorisait pas. Un détenu politique, rapporte Descuret, se laissa mourir d'inanition: il jouait quotidiennement, bien que malade, sa ration de bouillon ou de vin. Le nombre est grand de ceux qui se suicident, après s'être ruinés à Monte-Carlo. On sait jusqu'où va quelquefois la passion des collectionneurs. Mazarin, en mourant, regrettait ses tableaux autant que le pouvoir. Pétrarque, Bertin on voulu rendre le dernier soupir dans leur bibliothèque. Un colonel, connu pour sa passion des médailles, fut pris de pneumonie et se trouvait depuis plusieurs heures dans un état comateux. « Je répétai devant lui à plusieurs fois et très haut, écrit Descuret, qu'il y aurait prochainement une vente de médailles magnifiques. Le colonel articule vaguement le mot médaille, puis recouvre peu à peu la conscience et guérit ». Mais, quelques années plus tard, le vol d'un tiroir de sa collection faillit lui être fatal : « Une seule consolation me reste, disait-il ; les imbéciles n'ont pris que les médailles en or ; un pouce plus bas, c'était les grands bronzes, les rares. Je n'aurais pas survécu à leur perte ». Même l'habitude de se mettre en colère peut dégénérer en besoin, en passion.  « J'ai connu, affirme le naturaliste Virey, des hommes chez qui l'irascibilité était devenue un besoin. Ils cherchaient querelle à tout le monde, principalement à leurs amis, car ils exigeaient plus d'attentions de leur part que de tout autre. Ils étaient très désappointés lors qu'on refusait de contester avec eux; et leurs domestiques n'ignoraient pas qu'ils seraient brusqués davantage s'ils ne prêtaient pas un léger élément pour faire dégorger la mauvaise humeur habituelle de leurs maîtres ». Chacun de nous a d'ailleurs rencontré de ces rombières insupportables, de ces vieillards toujours grincheux qui disputent constamment, et souvent sans motif, parce qu'ils éprouvent du plaisir à crier comme d'autres en éprouvent à rendre leur entourage heureux. Ces exemples suffisent à nous éclairer ; il serait facile d'en citer un plus grand nombre, car les passions s'avèrent multiples et diverses. N'étant que l'exagération des tendances, elles sont aussi nombreuses que ces dernières. On peut leur appliquer la classification utilisée pour les besoins physiques et mentaux. Les unes sont égoïstes et concernent soit le corps, soit l'esprit; d'autres sont égo-altruistes ou purement altruistes ; d'autres enfin ont un objet impersonnel, celles qui se rapportent au vrai, au beau, au bien. D'un point de vue différent, et d'après la richesse de leur contenu psychologique, l'on distingue des passions inférieures, intermédiaires, supérieures. Dans les passions inférieures, la recherche du plaisir physique est le facteur essentiel ; intelligence et imagination jouent un rôle très réduit ; on se borne à répéter indéfiniment des gestes identiques. Ivrognerie et gourmandise rentrent dans cette catégorie ; le vin peut cependant être une source de consolation et l'art culinaire s'avère susceptible de raffinements délicats. Le besoin d'excitants, d'alcools, d'opium, de morphine, de cocaïne, etc., résulte parfois d'aspirations intellectuelles, je l'ai montré dans Vers l'Inaccessible; et dès lors il est impossible de méconnaître l'élément esthétique qu'il contient. A l'origine des passions intermédiaires, l'amour par exemple, on trouve encore la sensation ; mais elles supposent, en outre un travail psychologique profond. Une transfiguration de l'objet s'opère, grâce à l'imagination qui ajoute, retranche, idéalise. Sans cesse l'amoureux découvre de nouveaux charmes dans la personne de sa bien-aimée ; parfois même il rêve d'héroïsme et de sacrifice, afin d'être plus digne de celle qu'il a choisie. Extrêmement riches au point de vue psychologique, les passions supérieures doivent peu à la sensation, beaucoup à l'intelligence. Elles ne comportent plus la répétition machinale de gestes analogues, mais une prodigieuse variété d'émotions et d'efforts. Sans parler des génies qui produisent des œuvres belles aussi naturellement qu'un arbre se couvre de feuilles et de fleurs, le simple dilettante n'éprouvera de joie esthétique que s'il refait, au moins dans une certaine mesure, le travail du créateur. La passion du vrai, celle du bien éveillent aussi les puissances de l'âme : les grands réformateurs furent transformés par leurs rêves, les grands inventeurs firent preuve d'une ingéniosité et d'une patience admirables. Par contre, le fanatisme, soit politique soit religieux, engendre l'étroitesse d'esprit et le désir de persécuter ceux qui professent des opinions différentes. Elle est déplorable, la mentalité du dévot qui multiplie les signes de croix, en marmottant des oraisons. Si variés que soient leur nature et leur objet, les passions ont pour effet commun de transformer la vie psychologique. Le centre de la personnalité change et une orientation commune est imprimée à toutes les facultés. Incapable de se fixer ailleurs, l'attention est retenue sur la fin poursuivie par le passionné. Appliquée à un objet unique, l'énergie mentale acquiert plus de force ; les raisons surgissent nombreuses et persuasives ; sans peine on découvre la solution des plus difficiles problèmes. Malheureusement, l'esprit devient la dupe du sentiment, car, très différente de la logique ordinaire, la logique de la passion adapte ses jugements à une conclusion posée d'avance. Simple instrument de la sensibilité, l'intelligence se borne à trouver des arguments qui légitiment les prétentions de l'intérêt ou les espérances du cœur. D'avance le prêtre admet les dogmes imposés par son Eglise; c'est après seulement qu'il cherche à se démontrer à lui-même ou à démontrer aux autres que ses croyances ne sont pas contredites par l'expérience et la raison. Au chevet de son enfant malade, la mère, pour se convaincre qu'il guérira, songe qu'il est jeune, qu'il est robuste, que d'autres atteints de troubles semblables se sont rétablis grâce aux soins d'un docteur habile. Le médecin, au contraire, ne se prononce sur la gravité du mal qu'après avoir observé tous les symptômes, les défavorables non moins que ceux qui laissent de l'espoir. On sait combien facilement les amoureux s'illusionnent sur l'objet de leur affection, l'ornent de qualités qui n'existent, hélas, que dans leur imagination. La passion ne s'embarrasse guère du principe de contradiction, elle accumule les idées de détail, sans relations logiques entre elles, mais qui tendent toutes à la même conclusion. Elle procède aussi par gradation, comme ces orateurs qui, pour convaincre leur auditoire, apportent des arguments toujours plus forts, eu égard, non à la raison, mais au tempérament et aux préjugés de ceux qui les écoutent. De même que l'intelligence, l'activité se trouve orientée vers un but unique ; d'où la puissance extraordinaire qu'elle acquiert parfois. On connaît quelques cas célèbres, il en existe bien d'autres. « Quand on veut donner des exemples de grands passionnés, écrit Ribot, on les prend toujours dans l'histoire politique ou religieuse, dans les expéditions guerrières ou maritimes, on cite des artistes ou des inventeurs enivrés de leur vocation. Il le faut bien, parce que ceux-là seuls sont connus. Ils ont laissé un nom parce qu'ils ont agi sur leur milieu ; leur passion a eu une répercussion forte et durable sur leurs semblables. Mais des milliers d'hommes ont vécu, possédés de passions aussi intenses, qui ne sont connus que d'un mince entourage, parce qu'ils n'ont pu s'élever faute d'appui intellectuel ou parce que leur passion (comme celle des amoureux) est limitée à deux individus dont la destinée est indifférente au reste des hommes. Malgré tout, cette passion qui n'a défrayé que des conversations locales ou des gazettes ignorées, n'en a pas été moindre comme puissance d'effort et condensation de la vie affective. »  Reconnaissons, toutefois, que l'humanité abonde, non en grandes passions, mais en passions médiocres qui manquent soit de force soit de durée. Parfois elles apparaissent brusquement, parfois elles se développent lentement, d'une façon progressive. Le coup de foudre, fréquent dans les récits imaginaires, est rare dans la vie réelle. Et l'hypothèse d'une préexistence, au sens bouddhique ou spencérien du mot, n'est pas du tout nécessaire pour l'expliquer. Quand un esprit s'est donné un idéal et que cet idéal il le découvre, brusquement réalisé dans un être qui s'est trouvé sur son chemin, alors l'amour éclate dès la première rencontre. Un travail souterrain s'est produit dans l'inconscient ; sa mise au jour soudaine explique le caractère de brusquerie qui accompagne son irruption dans le champ de la conscience claire. Toute passion exige une période d'incubation préalable, un enfantement de longueur variable; elle n'est jamais une création ex nihilo. L'événement extérieur, dans le coup de foudre, joue le rôle de l'étincelle qui enflamme la poudre au préalable entassée. Constitution morale, physique et hérédité prédisposent, d'ailleurs, aux différentes passions ; une sensibilité vive, une imagination ardente ont une importance essentielle. Surtout l'imagination qui, se conformant au désir, embellit l'objet de notre amour, enlaidit l'objet de notre répulsion. « Ce qu'on aime ou ce qu'on hait passionnément, écrit Mélinand, ce n'est pas l'être ou l'objet réel, mais une image de lui qu'on se forge soi-même. Le véritable objet de l'amour, ce n'est pas la personne vraie, mais la personne idéale créée par notre imagination. De même dans la haine, et dans toutes les passions. Il y a toujours création d'un fantôme, interposé entre la réalité et nous. » Parmi mes amis, plusieurs m'ont avoué qu'avant notre rencontre ils me voyaient hautain, tel un dieu de l'Olympe, ou brandissant une arme avec colère. Le ton de mes écrits en était cause ; et leur surprise fut grande lorsqu'ils me connurent pour de bon. Milieu social, éducation, climat, nourriture exercent aussi une influence indéniable. Dans le Nord, on est en général plus gourmand, dans le Midi moins travailleur. Les mœurs qui, selon Stendhal, « changent à peu près tous les cinquante ans », engendrent des passions spéciales. Chez certains, l'homosexualité est aujourd'hui une affaire de mode plus que de tempérament ; dans quelques milieux littéraires ou mondains, l'on se fait un point d'honneur d'oublier les femmes pour les éphèbes. Parfois, elle résulte de la monosexualité du milieu. « Dans les compagnies de discipline, qui étaient composées de condamnés militaires astreints à ne jamais sortir du quartier pendant toute la durée de leur service, écrit le Docteur G. Saint-Paul, l'homosexualité, ersatz de la sexualité normale, était extrêmement répandue. C'est là que l'on voyait l'union homosexuelle figurer en réplique fidèle de l'union sexuelle : l'un des conjoints étant l'homme, le mâle, le fort de l'association, prêt à peiner, à se dépenser, à risquer, à se faire punir pour l'autre, la femme, coquette, adulée, capricieuse souvent et passant à son partenaire corvées et charges trop lourdes. A l'occasion, scènes de jalousie, rixes, batailles, coups de couteau agrémentent ces mœurs et, dans la règle, le passif demeure ou devient la proie du vainqueur ». L'absence de femmes s'avère la raison d'être de ce comportement. Mais chez des hommes libres, l'homosexualité peut résulter soit d'un défaut de conformation dans les organes sexuels, soit  d’anomalies dans les sécrétions, anomalies se rattachant à des dispositions anatomiques encore indécelables par le savant. Prodigieux est, d'autre part, l'influence de l'éducation sur la genèse et le développement des passions ; beaucoup de criminels accusent, à bon droit, leurs parents, le milieu où ils ont grandi, la société, d'être responsables des actes répréhensibles qu'ils ont commis. Il arrive que la passion prenne fin par épuisement ou par satiété ; elle peul aussi se transformer ; malheureusement il n'est pas rare qu'elle ait pour terme la folie ou la mort. D'où l'idée, fréquemment soutenue, qu'elle est à l'énergie morale ce que la maladie est au corps ; d'où l'anathème lancé contre elle par les Stoïciens et, depuis, par maints autres. Kant affirme que toute inclination sensible est Pathologique et que l'on diminue son mérite en s'éprenant d'enthousiasme pour le bien. Plusieurs, en particulier Fourier, estiment par contre, que toutes les passions sont également utiles et bonnes. « Elles nous guident comme la boussole le marin, et nous indiquent vers quel but doivent tendre nos efforts. » Dans le phalanstère, la nouvelle organisation sociale préconisée par Fourier, les passions les plus diverses avaient complète satisfaction. En réalité, il existe des passions nocives, tant pour l'individu que pour ceux qui l'entourent, et aussi des passions capables d'assurer à l'existence plus de noblesse et d'intensité. Ceux qui firent de grandes choses, pour le bonheur comme pour le malheur de leurs semblables, furent, en général, des passionnés. C'est d'après l'objet poursuivi et les conséquences observables qu'un juge impartial arrive à se prononcer. Reconnaissons, toutefois, que la passion même bonne, l'amour excessif du beau ou du vrai par exemple, suppose un certain déséquilibre mental. Quant aux passions néfastes, nous parvenons à les dominer en détournant l'attention des objets qui les attirent et en leur refusant les satisfactions qu'elles réclament. Plus tard, la morale, devenue expérimentale et physiologique, disposera d'ingrédients capables de modifier nos sentiments. Les découvertes récentes, concernant l'influence des produits sécrétés par les glandes endocrines sur le caractère et le comportement des individus, prouvent qu'il ne s'agit point là de vues chimériques.  

L. BARBEDETTE.