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PATRIE : n.f. (du latin pater, père)


Le mot patrie, chez les anciens, signifiait la terre des pères : terra patria. Etymologiquement, il désigne le pays où on est né. Comment, de ce sens si restreint le mot patrie est-il arrivé à désigner les vastes nations d’aujourd’hui? Par quel processus, dépassant même ce stade, arrive-t-il à désigner la terre entière, la patrie humaine, rejoignant l'internationale? En voici succintement l'explication, donnée par A. Hamon :

« L'idée de patrie présuppose la solidarité l'union, l'association entre individus. L'idée de patrie implique l'idée de collectivité; en effet, nous ne pouvons concevoir et nous ne pensons pas que quelqu'un puisse concevoir la patrie réduite à un individu. La patrie est donc un ensemble d'êtres, une résultante dont les composantes sont des individus. Pour que ces individus se composent entre eux et donnent naissance à la résultante patrie, il faut des caractères communs, une relation de nature quelconque unissant associant ces individus entre eux. Nous ne pouvons concevoir des êtres sans communs caractères s'agrégeant entre eux, se composant pour engendrer une association, une collectivité, une résultante patrie. Ces premiers caractères communs furent certainement le lieu de naissance ou plutôt le groupement au milieu duquel l'être naissait et se développait. La première patrie fut la horde, la tribu, le clan. La vie en commun développe une communauté -accrue encore par les liens du sang- de mœurs, de coutumes, de langue, de sensations, de sentiments qui rend solidaires les humains les uns des autres. Ils sont les membres d'un même corps, agrégat d'individus. Aussi, dans la horde, la tribu, le clan ils se sentent solidaires les uns des autres. Relativement aux tribus voisines. Ils se sentent différents, presque de nature autre, vivant éloignés, n'ayant de contact que pour la dispute, la guerre. Mœurs, coutumes, langues, sentiments et sensations sont dissemblables. Elles sont l'étranger, l'ennemi. La patrie est la horde, la tribu, le clan seul.

Peu à peu, avec le temps, l'homme passant de l'état de chasseur à l'état de pasteur et de celui-ci à, l'état d'agriculteur, la cité se forma. Alors la patrie fut cette cité. L'étranger, l'ennemi, fut celui qui n'était pas de la cité. Le nombre de gens participant de caractères communs s'est accru ; la solidarité s'étend sur une aire plus grande, mais son intensité a diminué, car des classes et des castes se sont séparées dans la cité. La patrie existe plus grande, plus ample, mais le sentiment patriotique est moins puissant, car on a moins besoin d'être solidaire. De la civilisation naissent sans cesse de nouveaux besoins ; aussi, le commerce se développe ; et, par suite, se multiplient les contacts entre cités voisines. On se connaît mieux, en se hait moins, même on s'aime. Les différenciations de mœurs s'atténuent ; les langues se pénètrent mutuellement ; les intérêts se solidarisent en quelques occasions ; l'alliance, puis l'union se fait.

Le petit Etat est né ; une nouvelle patrie en résulte, plus grande de territoire, plus nombreuse d’hommes. Dans cet Etat, les mœurs, les coutumes, les langues, les sentiments tendent à s'unifier, à devenir semblables du Nord comme au Sud, à l'Est comme à l'Ouest. La solidarité diminue d'intensité. De l'extension des connaissances humaines, du commerce, de l’industrie naissent de nouveaux besoins qui entrainent des voyages, à des rapports fréquents avec l'étranger. Des guerres résultent des contacts entre peuples ennemis, des chevauchées en des régions étrangères. Les peuples se pénètrent mutuellement, tendent à se différencier de moins en moins. Des alliances et des unions se font. Par elles, l'agrégation des petits Etats en de grands s'accomplit, et aussi par conquêtes.

Une nouvelle patrie est née. Elle est plus grande superficiellement que toutes les précédentes ; elle contient plus d'individus que toutes les précédentes. La solidarité embrasse un plus grand nombre d'êtres, mais elle est moins intense. Tous les hommes de cette patrie n'ayant pas de rapports quotidiens entre eux, ne vivant pas en un même lieu, ne se connaissent point, ne se sentent point exactement semblables entre eux, bien que les différenciations se soient considérablement atténuées. Le lien de solidarité existe, mais, embrassant plus d'êtres, il est plus lâche.

Nous en sommes actuellement à ce stade de l'évolution et déjà se dessine vigoureusement le processus qui conduira l'humanité à l'internationalité ou union des nations et ensuite vers un état tendant sans cesse à l'uniformité entre tous les humains. Actuellement, en nos grandes patries, tout tend à l'internationalité, c'est-à-dire à la solidarité entre les nations, à l'amour des hommes, quels que soient leur lieu de naissance, leurs mœurs »

Un seul complément à ces lignes : à l'heure présente, le soi-disant lien de solidarité sociale n'existe pas entre tous les hommes d'une même « patrie ». Le prolétaire conscient nie les patries. Il ne se sent solidaire que de ses frères de misère, sur le plan international. Nous verrons cela plus loin.


LA PATRIE DANS L’ANTIQUITÉ

Pour la société antique, la patrie était un tout sacré, une réalité vivante, hors de laquelle il n'y avait pas de bonheur possible. « On aimait la patrie parce qu'on en aimait les dieux protecteurs, parce que chez elle On trouvait un prytanée, un feu divin, des fêtes, des prières, des hymnes, et parce que, hors d’elle on n'avait plus de dieux ni de culte ». La famille constituait la base de cette société; la famille avec son autel pour les vivants, son tombeau pour les ancêtres, le champ qu'elle possédait et fécondait, ses dieux domestiques. La famille antique était « une association religieuse plus encore qu'une association de nature ».

Le mot patrie : terra patria résumait tout cela.

« La patrie de chaque homme était la part de soi que sa religion domestique ou nationale avait sanctifiée, la terre où étaient déposés les ossements de ses ancêtres et que leurs âmes occupaient. La petite patrie était l'enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec son enceinte sacrée et son territoire marqué par la religion. « Terre sacrée de la patrie », disaient les Grecs. Ce n'était pas un vain mot. Ce sol était véritablement sacré pour l'homme, car il était habité par ses dieux. Etat, Cité, Patrie, ces mots n'étaient pas une abstraction, comme chez les modernes, ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur l'âme. » (Fustel de Coulanges).

L’homme prisonnier de la famille, prisonnier de ses dieux, dans le droit antique, ne croyait pas la vie digne d'être vécue en dehors de la patrie. Citons encore le même auteur pour montrer comment l'individu était enchaîné: « Tout ce que l'homme pouvait avoir de plus cher se confondait avec la patrie. En elle, il trouvait son bien, sa sécurité, son droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout, Il était presque impossible que l'Intérêt privé fût en désaccord avec l'intérêt public. Platon dit : « C'est la Patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous élève. » Et Sophocle : « C'est la patrie qui nous conserve ».

Une telle patrie n'est pas seulement pour l’homme un domicile. Qu'il quitte ces saintes murailles, qu’il franchisse les limites sacrées du territoire, il ne trouve plus pour lui ni religion, ni lien social d'aucune espèce. Partout ailleurs que dans sa patrie, il est en dehors de la vie régulière et du droit, partout ailleurs il est sans dieu et en dehors de la vie morale. Là seulement il a sa dignité d'homme et ses devoirs. Il ne peut être homme que là.

La patrie tient l'homme attaché par un lien sacré. Il faut l'aimer comme on aime une religion, lui obéir comme on obéit à Dieu: « Il faut se donner à elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. II faut l'aimer glorieuse ou obscure, prospère ou malheureuse, Il faut l'aimer dans ses bienfaits et l'aimer encore dans ses rigueurs. Socrate condamné par elle sans raison ne doit pas moins l’aimer. Il faut l’aimer comme Abraham aimait son dieu, jusqu'à lui sacrifier son fils, Il faut savoir mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guère par dévouement à un homme ou par point d'honneur, mais à la patrie il doit sa vie. Car, si la patrie est attaquée, c'est sa religion qu'on attaque. Il combat véritablement pour ses autels, pour ses foyers, pro aris et focis ; car, si l'ennemi s'empare de sa ville, ses autels seront renversés, ses foyers éteints, ses tombeaux profanés, ses dieux détruits, son culte effacé. L'amour de la patrie, c'est la piété des anciens ». Rien d'étonnant, après cela, que l'exil soit la plus terrible des punitions. Les anciens l'appelaient en effet une peine capitale. Ils n'imaginaient pas de châtiment plus cruel. « L’exilé, en laissant sa patrie derrière lut, laissait aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui pût l e consoler et le protéger ; il ne sentait plus de providence qui veillât sur lui ; le bonheur de prier lui était ôté. Tout ce qui pouvait satisfaire les besoins de son âme était éloigné de lui. Or, la religion était la source d'où découlaient les droits civils et politiques. L'exilé perdait donc tout cela en perdant la religion de la patrie. Exclu du culte de la cité, il se voyait enlever du même coup son culte domestique et il devait éteindre son foyer. Il n'avait plus le droit de propriété ; sa terre et tous ses biens étaient confisqués au profit des dieux ou de l'Etat. N'ayant plus de culte, il n'avait plus de famille. Il cessait d'être époux et père, ses fils n’étaient plus en sa puissance ; sa femme n’était plus sa femme, et elle pouvait immédiatement prendre un autre époux. Il faut ajouter que les droits à l'héritage disparaissaient aussi. Par intérêt donc, au moins autant que par devoir, l'homme était obligé de placer la patrie au-dessus de sa vie même.

Et puis, la terre tourna... Il en fut alors ce qu'il en a toujours été : ce' qui semblait immuablement fixe ne se trouvait être qu'un moment de l'évolution. Des changements sociaux et politiques amenèrent de nouvelles manières de penser. Les antiques croyances étaient périmées ; le patriotisme changea de nature. Les dieux passant au second plan, on aima la patrie « seulement pour ses lois, pour ses institutions, pour les droits et la sécurité qu'elle accordait à ses membres ». Cette cassure entre la religion et la patrie enleva à l'antique amour rd la patrie ce qu'il avait de rigide et de dur. Une phraséologie semblable à certaine que nous sommes accoutumés de subir de nos jours eut cours alors, et l'on entendit des paroles comme celles que Thucydide met dans la bouche de Périclès, exposant qu'elles sont les raisons qui font aimer Athènes, c'est que cette ville « veut que tous soient égaux devant la loi» ; c'est « qu'elle donne aux hommes la liberté et ouvre à tous la voie des honneurs ; c'est qu’elle maintient l'ordre public, assure aux magistrats l’autorité, protège les faibles, donne à tous des spectacles et des fêtes qui sont l’éducation de l'âme ». Et l’orateur termine en disant ; « Voilà pourquoi nos guerriers sont morts héroïquement plutôt que de se laisser ravir cette patrie ; voilà pourquoi ceux qui survivent sont tout prêts à souffrir et à se dévouer pour elle. »

Lois, institutions, liberté, honneur… affaire d'appréciation de chacun, lorsque la religion n'est plus assez puissante pour courber l'homme sous son joug. Aussi : « On n'aima sa patrie qu'autant qu'on aimait le régime politique qui y prévalait momentanément ; celui qui en trouvait les lois mauvaises n'avait plus rien qui l'attachât à elle. » Il arriva ce qui arrive aux époques de libre examen : on discuta la patrie. « L'opinion de chaque homme lui fut plus sacrée que sa patrie, et le triomphe de sa faction lui devint beaucoup plus cher que la grandeur ou la gloire de sa cité. Chacun en vint à préférer à sa ville natale, s'il n'y trouvait pas les institutions qu'il aimait, telle autre ville où il voyait ces institutions en vigueur. On commença alors à émigrer plus volontiers ; on redouta moins l'exil. Qu'importait-il d'être exclu du prytanée et d'être privé de l'eau lustrale? On ne pensait plus guère aux dieux protecteurs, et l'on s'accoutumait facilement à se passer de la patrie. De là à s'armer contre elle, il n'y avait pas très loin. »

Dans la société, apparaissait la notion de classe, et cette notion, plus juste, se substituait peu à peu à celle de la patrie. Aristocratie et démocratie - possédants et plèbe - riches et pauvres - division naturelle des hommes tant que ne sera pas réalisée l'anarchie ! « On ne distinguait plus, pour toute l'Italie et pour toute la Grèce, que deux groupes d'hommes : d'une part, une classe aristocratique ; de l'autre, un parti populaire. » Sans doute, la question sociale ne se posait pas avec la même netteté que de nos jours, sans doute les prolétaires « allaient chaque matin saluer les riches et leur demander la nourriture du jour », sans doute ils s'estimaient trop souvent satisfaits avec « du pain et le cirque» ; mais la lutte des riches et des pauvres ne se vit pas moins dans toutes les cités et, les intérêts les plus immédiats étant nécessairement opposés, on oublia ce que fut la patrie à l'époque où la vieille religion enchaînait les individus.

Puis vint le christianisme. Mon « Royaume n'est pas de ce monde », - « Allez et instruisez tous les peuples », disait Jésus. Le christianisme « présenta à l'adoration de tous les hommes un Dieu unique, un Dieu qui était à tous, qui n'avait pas de peuple choisi, et qui ne distinguait ni les races, ni les familles, ni les Etats ». C'était l'unité de la race humaine présentée à tous, et c'était la négation même de la patrie terrestre. C'en était fini de l'antique notion de la patrie, de celle qui « effaçait quelquefois tous les sentiments naturels ». Elle avait accompli son entière révolution. Avec l'invasion des Barbares, elle disparut tout à fait.


LA RENAISSANCE DE L'IDÉE DE PATRIE.

Le monde vécut, durant tout le moyen âge, sans même connaître le mot de patrie. Il n'aurait correspondu alors à aucun besoin. La France romaine, féodale, royale, l'ignora. « L'Europe dans le moment où elle commença de s'ébaucher, ne connut que des querelles de dynastie. » (Paul Reboux.) Brigandages seigneuriaux, brigandages royaux, conflits d'intérêts entre les puissants de l'heure, voilà toute l'histoire de ces temps-là. Règne de la force brutale, mœurs rudes, maîtres qui ne s'embarrassaient pas de sophismes pour voiler leurs desseins de rapine et de domination. « La guerre de Cent ans ? Conflit entre la maison des Valois et la maison des Plantagenets. Jeanne d'Arc? Une amazone rustique dévouée à son seigneur, une protectrice des paysans, ses frères, dépouillés par les bandes ravageuses des Anglais et des Bourguignons. Aussitôt les Anglais boutés hors du patrimoine royal, la bataille reprend, en France même, entre Français. La Gascogne, anglaise durant trois cents ans s'efforce de le rester, et Bordeaux accueille Talbot par des acclamations. » (Reboux.) Jeanne n'employa jamais le mot de patrie devant ses juges. Elle disait : pays. Ainsi, l'aventurière qui devait devenu cinq siècles plus tard « la Sainte de la Patrie. » ne sut jamais pour quelle véritable raison elle s'était battue.


C'est après qu'on le lui fit dire. Mais que ne fait-on pas dire aux morts? Leur docilité permet de les accommoder à toutes sauces. En fait, patrie passa dans la langue française par le canal des humanistes de la Renaissance. Et, ici, qu'il nous soit permis de faire remarquer de quel poids va peser désormais sur nos sociétés modernes toute l'antique société. Pendant quatre cents ans on va s'appliquer à copier les anciens, à penser comme eux en toutes choses, à partager leurs erreurs et leurs crimes. Et, comme le dit Fustel de Coulanges, « l'une des plus grandes difficultés qui s'opposent à la marche de la société moderne est l'habitude qu'elle a prise d'avoir toujours l'antiquité grecque et romaine devant les yeux ». En ce qui nous intéresse, la néfaste idée de patrie va s'appesantir sur les cerveaux à tel point que, de nos jours, on va retrouver dans nombre d'esprits tous les errements de l'époque où régnaient en maîtres, dans les foyers, les dieux domestiques.

Un cuistre quelconque, nourri de latin, trouva donc le mot de patrie à sa convenance et introduisit le néo­logisme par la porte dérobée. « C'est évidemment un mot de formation savante, c'est-à-dire non spontanée, ni populaire. On le chercherait vainement dans les monuments authentiques de notre langage au moyen âge, dans les chansons de gestes par exemple ». (Aulard) A quel moment ce mot parut-il dans la langue? On a prétendu qu'il fut prononcé aux Etats Généraux de 1483. L'examen attentif du journal de Masselin prouve qu'on ne le trouve nulle part dans ce document. « Ménage dit que patrie n'était pas usité du temps de Henri II, vu que Charles Fontaine le reproche comme un néologisme à Du Bellay : « Qui a païs, n'a que faire de patrie... ». Le nom de patrie est obliquement entré et venu en France nouvellement et les autres corruptions italiques. «Quintil Horatian, p. 185. » D'un autre côté, on a dit que patrie datait de François 1er. François 1er était un roi vraiment national ; c'est sous son règne, c'est au XVIe siècle que le mot patrie fut transporté de la langue latine dans la nôtre. A. de Saint Priest, Les Guises; Revue des Deux Mondes, 1er mars 1850 (Littré). Le mot patrie ne parut donc que dans la première moitié du XVIe siècle. On le trouve : « En 1539, dans le Songe de Scipion, traduit nouvellement du latin en français ; en 1554, dans la traduction des deux dialogues de Platon, par Etienne Dolet ; en 1545, dans Salel ; en 1546, dans Rabelais » (Aulard).

Mais le mot ne dépassait pas un cercle restreint de lettrés. Il ne fit son chemin que peu à peu et, dans la seconde moitié du XVIe siècle seulement, il devint d'un usage courant, concurremment à pays. Il ne représentait cependant rien de précis. On n'entendait par là ni la France « unifiée» - ce qui est un vain mot - ni l'acceptation tacite par tous les Français de vivre sous le même prince - ce qui n'a jamais été. - Les luttes intérieures niaient justement la « patrie» telle qu'on se plaît à la concevoir de nos jours. « Tantôt, c'est la noblesse catholique qui fait appel aux Espagnols. Richelieu détruit La Rochelle. Turenne marche sur Paris à la tête d'une armée d'aventuriers. Condé, vainqueur de Rocroy dévaste les provinces du Nord » (Reboux). La patrie s'incarnait dans le roi. Lui seul était tout à la fois. C'était le sentiment de Bossuet qui disait que la patrie « est le prince, puisque tout l'Etat, est en la personne du Prince ». Mais la multitude miséreuse ne s'occupait pas de ces subtilités. Elle avait le souci de ne pas mourir de faim. Il faut arriver à la Révolution pour que l'idée de patrie pénètre dans le peuple et pour que celui-ci, tout vibrant de naïf enthousiasme, la fasse briller au firmament des éternelles duperies. Avec la force d'une religion nouvelle, l'idée de patrie va, en effet, d'un vigoureux élan, conquérir le monde.


LA PATRIE CRÉATION DE LA RÉVOLUTION.

La Révolution de 1789, comme toute véritable révolution, n'a été que l'aboutissement d'une longue évolution. L'ancien état de choses ne correspondant plus aux besoins nouveaux de la société, une organisation nouvelle devait s'imposer, nécessairement. Quelle allait être cette organisation ? Sur quelles bases idéologiques allait-elle s'appuyer ! Pouvait-on innover réellement? Lorsque l'homme, pris dans le tourbillon social, est désemparé, il se tourne vers le passé pour y chercher du réconfort et des exemples. Thucydide, faisant parler Périclès (voir plus haut), n'avait-il pas demandé que « tous soient égaux devant la loi ?... etc). La cité antique fut la vieille fée qui présida à la naissance de la société nouvelle. Déjà, dès le XVIIe siècle, les mots de liberté et d'égalité avaient, auprès des cœurs justes et sensibles, une saveur particulièrement agréable ; et ceux qui souffraient d'exactions et de misère les chérirent plus que tout. Et puisqu'on parlait de patrie, on assista à l'éclosion de cette idée qu'il « n'y a de patrie que là où il y a liberté ». C'est l'époque où La Bruyère se permet d'écrire - sans grand danger, car l'autorité semblait établie sur le roc - : « Il n'y a point de patrie dans le despotisme; d'autres choses y suppléent : l'intérêt, la gloire, le service du prince ». Et encore : « Que me servirait, ... comme à tout le peuple, que le prince fut heureux et comblé de gloire, par lui-même et par les siens, que ma patrie fût puissante et formidable, si, triste et inquiet, j'y vivais dans l'oppression ou dans l'indigence. » (Du Souverain ou de la République, chapitre X.) Puis vinrent les philosophes, les encyclopédistes, précurseurs des temps nouveaux. Témoins vibrants de l'injustice sociale, - nourris d'autre part des souvenirs de l'antiquité, - ils rêvaient un ordre social où dans la liberté et dans l'égalité, régnerait la « vertu » parmi les hommes. Leur idée était que « l'existence d'une patrie digne de ce nom suppose des lois, la liberté, l'abolition du despotisme» (Aulard). Ils s’emparèrent donc du mot patrie, le hissèrent au pinacle et il synthétisa toutes leurs généreuses aspirations ; après eux, le peuple l'adopta d'enthousiasme. Désormais la patrie vivait dans les cœurs comme Dieu vit dans celui des croyants. C'est Montesquieu qui écrit: « Ce que j'appelle la vertu dans la République est l'amour de la patrie, c'est-à-dire l'amour de l'égalité» (Esprit des Lois). C'est Voltaire qui dit: « On a une patrie sous un bon roi; on n'en a point sous un méchant» (Diet. phil.). Et Rousseau: « La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu ni la vertu sans les citoyens ; vous aurez tout si vous formez des citoyens ; sans cela vous n'aurez que de méchants esclaves, à commencer par les chefs de l'Etat » (Article Economie politique dans l'Encyclopedie).

Au fur et à mesure que se déroulèrent les événements révolutionnaires, les « patriotes », comme on disait, - c'est-à-dire la majeure partie des Français qui avaient bénéficié du changement de régime - crurent réellement que s'élaborait l'âge d'or. Les trois ordres « ces trois nations ont souvent exprimé et expriment souvent le sentiment qu'ils font partie d'une seule et même nation. La nation, la patrie, voilà leur mot de ralliement le plus fréquent» (Aulard). (Remarquer en passant la synonymie des mots : patrie, nation. Voir ce dernier mot.) Presque tous étaient persuadés de la prochaine disparition des classes sociales. La Liberté, L’Égalité, voilà la patrie nouvelle ! Les nobles de Touraine, par exemple, fiers de leur « patriotisme», déclarent dans leurs cahiers - sincèrement ou non ; mais qu’est-ce que cela leur coûtait? - qu'ils sont « citoyens avant d'être nobles ». Le clergé aussi, dans son cahier au bailliage de Sens, proteste de son « zèle patriotique ». Le Tiers est prodigue du mot patrie qu’il identifie avec Royaume, France, Empire, Empire français, rarement pays. Le mot qui triomphe est Nation. (Aulard.) Des événements comme la nuit du 4 août contribuèrent à affermir cette idée que tous les Français, n’ayant qu'un intérêt commun, allaient vivre en frères. Et ici apparaît, pour la première fois, la notion de l'intérêt général, le puissant sophisme qui va avoir tant de prise sur les âmes et qui va être la base la plus sérieuse - en apparence - du sentiment patriotique. La Bourgeoisie, dans son triomphe, va s'en servir avec maîtrise, et longtemps la classe ouvrière se laissera berner par cette idée mensongère qu'au-dessus de son intérêt de classe il y a un intérêt suprême : celui de la patrie. A l'origine, il y avait certainement plus de naïve bonne foi que de duplicité à croire cela. On ne pouvait prévoir ni Napoléon, ni les sociétés anonymes, ni l'essor du capitalisme moderne. Aussi, un des premiers efforts de la Révolution fut-il d'«unifier » la patrie. Tous les obstacles qui s'opposèrent à cela furent brisés. « La patrie, après des vicissitudes et des contrariétés, se formera sans le roi, contre le roi, en République. » C'est l'époque des fêtes des Fédérations, des discours pompeux - à l'antique ! - des autels dressés à la Patrie déifiée. « Vivons comme frères, s'écrie M. de Jougla, chevalier de Saint-Louis, à la fédération de l'Aube, le 9 mai 1790... Pensons sans cesse que nous sommes citoyens et frères, enfants et soldats de la patrie, Français en un mot. » Certes, c'était sans rire que Faujas de Saint-Fond disait à son tour: « La nouvelle division du royaume en départements fait disparaître ces limites féodales qui semblaient annoncer autant de peuples différents que de provinces ; elle a pour but de procurer à tous les mêmes lois, le même ordre de choses, les mêmes mœurs, et de nous réunir à jamais par le même amour de la patrie ». Et ce brave commandant de la garde nationale de Grenoble, à Lyon, le 30 mai 1790, - M. Dolle - croit fermement que « c'est arrivé» ! : « Amis et camarades, dit-il, c'est maintenant que nous sentons avec délices combien il est doux pour des citoyens qui savent aimer la patrie de se réunir de toutes les parties de l'Empire pour ne former qu'une seule et même famille. Par l'heureuse influence de cette égalité, dont nous ressentons déjà les bienfaits, tous les départements du royaume contractent l'union la plus tendre, tous les citoyens deviennent des frères, et tous les bons Français, pénétrés des mêmes sentiments de patriotisme, n'auront bientôt qu'un seul désir: celui de chérir à jamais leurs lois et leurs rois ». C'est l'embrassade générale; c'est la paix perpétuelle entre les renards et les coqs, c'est le loup devenu mouton; c'est la réalisation anticipée de la ronde de Paul Fort: « ... Si tous les gâs du monde voulaient se donner la main ... »

À Plobsheim (Alsace), on vit les ecclésiastiques catholiques et protestants s’embrasser en public ; à Clamecy, le 27 mai 1790 « l’accolade fraternelle est reçue et rendue dans tous les rangs ». Mais le bouquet fut, sans contredit, la Fête de la Fédération au Champ de Mars à Paris : Tous les députés s’embrassèrent à l’envie. On cria : Vive le Roi ! Vive l’Assemblée Nationale ! Vive la Nation ! « La Fayette fut embrassé : les uns lui baisèrent le visage, les autres les mains ; d’autres, l’habit. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il parvint à remonter à cheval. Alors tout fut baisé : ses cuisses, ses bottes, les harnais du cheval et le cheval lui-même. » (Dans : Les Révolutions de Paris). La raison ? La Fayette venait de prêter serment sur l’autel de la Patrie !

L’illusion de la liberté et de l’égalité ; l’illusion de la démocratie par le suffrage universel ; l’illusion d’un intérêt commun unissant des hommes que le hasard a fait naître en un endroit délimité par ce qu’on appelle des « frontières », qu’on ose quelquefois qualifier de « naturelles » ; les carnages périodiques pour amalgamer le tout, et voilà la Patrie ! C’est l’héritage de la Révolution. Démocratie ? Citons encore Robespierre: « Qu’est-ce que la Patrie — Si ce n’est le pays où l’on est citoyen et membre du souverain ? Par une conséquence du même principe, dans les Etats aristocratiques le mot patrie ne signifie quelque chose que pour les familles patriciennes qui ont envahi la souveraineté. Il n’est que la démocratie où l’Etat est véritablement la Patrie de tous les individus qui la composent, et peut compter autant de défenseurs intéressés à sa cause qu’il renferme de citoyens. » (Rapport du 18 pluviose An II).

Défenseurs intéressés ? Aulard n’hésite pas à écrire: « On peut dire que cette guerre (1870) a achevé la fusion des Français, l’unité morale de la France, consacré la patrie nouvelle, la patrie telle que la Révolution l’a faite. On a le sentiment que la récente guerre mondiale a cimenté à jamais cette patrie. »

Eh bien non ! Le dogme de la patrie est mortellement atteint.

La raison toute puissante l’a condamné depuis longtemps ; et l’on peut affirmer, au contraire, que la dernière guerre, par les souffrances qu’elle a semées, par les révolutions qu’elle a suscitées, par les conséquences économiques qu’elle a engendrées, a détruit l’idée de patrie en exacerbant les intérêts antagonistes qui opposent toujours les deux classes sociales : celle des possédants et celle des prolétaires.


II. QU’EST-CE QUE LA PATRIE ?

a) Le point de vue officiel. — En ces temps d’instruction laïque et obligatoire il n’est pas difficile de savoir ce qu’est la Patrie. Il suffit d’ouvrir un quelconque manuel « d’instruction civique et morale » à l’usage des perroquets de nos écoles primaires. Voici, par exemple, ce que dit un de ces catéchismes: « Notre patrie, c’est la terre où sont nés nos parents, c’est le village que nous habitons, c’est la France entière avec ses grandes villes et leurs monuments, chefs-d’œuvre du génie national. Notre patrie est encore autre chose ; c’est une grande famille formée de citoyens libres, ayant la volonté de vivre ensemble librement, sans subir le joug de l’étranger. C’est l’ensemble de tous ceux qui portent le nom de Français et qu’unit la communauté de langue, de mœurs, de lois et de sentiments ; c’est l’histoire du pays avec ses gloires et ses revers, ses institutions successives et le souvenir de ses grands hommes. » (Cité par C.-A. Laisant)

Procédons méthodiquement et voyons si la patrie est bien tout ce qu’on nous dit dans l’extrait ci-dessus et dans quantité d’autres du même genre. Nous essayerons de n’omettre aucune des définitions données.

C’est la terre où nous sommes nés. — S’il en est ainsi, notre patrie se limite à bien peu de chose : un village, une ville, quelques arpents de terrain. Elle ne peut pas être à la fois Paris et Marseille, les montagnes de la Haute-Savoie et la lande bretonne. Certes, l’homme reste fidèle au petit coin de terre qui a vu ses premiers pas, mais cet amour du village natal n’expliquera jamais l’amour d’un vaste pays aux aspects divers et qui lui resteront quelquefois toujours ignorés.

C’est la terre des ancêtres. — Les ancêtres, qui est-ce ? Viennent-ils tout droit de Vercingétorix ou des Romains, des Francs, des Arabes, des Espagnols, des Autrichiens, etc... ? Etaient-ils catholiques, protestants, jansénistes, Jacques, chouans, révolutionnaires ? Les ancêtres ? J. Richepin est sans doute dans le vrai, qui dit: « On n’est fils de personne, on est fils du destin, qui mit un spermatozoïde aveugle dans l’ovaire. »

C’est le pays des gens de notre race. — Il faut être un Bazin pour affirmer des niaiseries dans le genre de celles-ci : « ...Les origines du peuple alsacien sont celtiques... Les dernières recherches accusent 70 % d’Alsaciens bruns, c’est-à-dire Celtes, contre 30 % d’Alsaciens blonds, c’est-à-dire Germains. » La race ! Ce mot n’a pas de sens. En ce qui concerne la France, nous lisons ceci dans l’Encyclopédie: « Le groupe linguistique latin ou roman qui comprend les Français du Nord, les Languedociens-Catalans, les Espagnols, les Portugais-Galego, les Italiens, les Romanches ou Latins et les Roumains, n’offre aucune unité de type physique, non seulement, dans son ensemble, mais même dans chacun des sept groupes secondaires que nous venons d’énumérer. Ainsi, parmi les « Languedociens-Catalans » on constate la présence de trois races au moins : occidentale ou cévenole, qui domine sur le Plateau Central en France ; littorale ou atlanto-méditerranéenne, prédominante en Provence et en Catalogne ; Ibéro-insulaire que l’on trouve dans l’Angoumois comme en Catalogne, etc. »

C’est la terre où l’on parle la même langue. — Cela ne tient pas. Il y a des Français qui ne parlent pas français (Alsaciens, Bretons, Provençaux, Basques, Corses, etc...). Les Suisses ont trois langues. Les Américains des Etats-Unis parlent anglais et ne portent pas toujours l’Angleterre en leur cœur ; de même les Irlandais. Voir aussi la République Argentine et l’Espagne ; le Brésil et le Portugal, etc…

C’est l’ensemble d’un territoire limité par des frontières. — Qu’est-ce qu’une frontière ? Une ligne de poteaux ne limite rien. Le Rhin unit les peuples plutôt qu’il ne les sépare. De même tout autre fleuve. De même la mer. De même une chaîne de montagnes. Paquebots, avions, tunnels, T. S. F. et l’on parle frontières ! Frontières variables avec la fortune des armes ou à la suite de marchandages diplomatiques qui font un Alsacien, Allemand ou Français ; un Polonais, Russe ou Allemand ; un Autrichien, Yougo-Slave, Tchéco-Slovaque, ou... sans-patrie ! Est-ce la frontière qui empêche que Guernesey ou Jersey soient françaises et la Corse italienne ?

C’est une sorte de communion d’idées, de sentiments, de goûts, de mœurs qui fait qu’on veut vivre ensemble. — Communion d’idées entre les catholiques et les protestants ? Mêmes sentiments les cléricaux et les libre-penseurs ? Les nationalistes et les communistes ? Mêmes goûts la cocotte de luxe et Mme Curie ? Mêmes mœurs, paysans et citadins, religieuses et prostituées, capitalistes et ouvriers ? Ah ! Plutôt mêmes idées, mêmes sentiments, mêmes goûts, mêmes mœurs, catholiques du monde entier et protestants, et communistes, et généraux, et prostituées, etc. On n’aime vivre qu’avec gens de son milieu. Qui se ressemble s’assemble.

C’est une association d’hommes formés selon les mêmes règles d’éducation. — D’abord, il y a une règle différente pour les riches (lycées, collèges, enseignement supérieur) et pour les pauvres (enseignement primaire). Il y a ensuite absence de règles pour ceux qui sont restés illettrés. Enfin, quel que soit le mode d’éducation, il y aura toujours des délicats et des mufles.

C’est un groupe d’êtres du même type avec défauts et qualités qui les caractérisent. — Le Français idéaliste, n’est-ce pas ? L’Anglais commerçant ; l’Allemand pratique, l’Italien fourbe — à moins que ce ne soit le contraire. Tout cela est bien conventionnel. Voilà un mode de penser en série qui dispense de penser. Est-ce que Tartufe n’est pas de tous les pays ? Et Harpagon ? Et M. Jourdain, et Boubourouche ? Et... ?

C’est l’héritage littéraire, scientifique, artistique légué par nos grands hommes. — Oui, la France de Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de Hugo, de Pasteur. Sur cent Français, quatre-vingt-dix ne se sont assignés dans la vie que le profit, et se moquent de tout cela. C’est un héritage qu’ils laissent à d’autres — à des « étrangers »   souvent — et puis, le génie de Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de Hugo, etc., de même que celui d’Homère, de Socrate, de Shakespeare, de Wagner, de Tolstoï, de Marconi, etc. n’appartient-il pas à tous les temps et à tous les pays ? « L’univers est la patrie d’un grand homme » disait l’abbé Raynal. D’autre part il n’existe aucune similitude de pensée entre un Bossuet et un Proudhon, un Joseph de Maistre et un Hugo, par exemple ; il en existe, au contraire, entre Bossuet (Français) et le pape (Italien) ; entre Proudhon (Français) et Kropotkine (Russe). L’héritage littéraire, artistique, scientifique, n’est ni Français, ni Allemand, ni Anglais ; il est universel, il est humain.

C’est l’histoire du pays, avec ses gloires et ses revers. — L’histoire officielle sans doute. La belle histoire aux pages sanglantes, l’histoire des crimes. Quoi, la solidarité dans le meurtre ! La fierté de communier avec des assassins disparus ! Ah ! Quel est l’esprit sensé qui ne répudie ces « gloires » et ces « revers » ? Gloires, les victoires de Bouvines, de Marignan, de Rocroy, d’Austerlitz, de la Marne ; et revers, les défaites d’Alésia, de Waterloo, de Sedan ? Allons donc ! Est-ce que ces événements ont jamais influé sur le sort de l’individu qui n’a comme toute fortune que ses deux bras à louer au service d’autrui, autrement qu’en le privant parfois de l’usage de ces bras ? Gloire, le bien-être et la vie ; revers, la souffrance et la mort ; et c’est tout. Quant à l’histoire véritable, celle qui a opposé tout au long des siècles les riches et les pauvres ; celle qui se poursuit tous les jours dans la lutte des classes, elle est la négation même de la patrie.

C’est une association d’individus qui acceptent librement la même forme de gouvernement pour bénéficier de libertés égales. — Les faits sont en contradiction flagrante avec cette affirmation, on reconnaît là l’idée des philosophes et des révolutionnaires de 1790. On sent l’embrassade qui vient. Si tout le monde acceptait la même forme de gouvernement, la question sociale serait résolue. Quant aux libertés, on sait ce qu’il faut entendre par là : celles qui laissent le riche comme le pauvre libres « de coucher sous les ponts ou de voler du pain ». Il n’y a jamais eu d’acceptation unanime du régime. Il y a toujours eu opposition au plus grand nombre de lois faites par une minorité et au profit de cette minorité.

C’est Partout où l’on est bien. — La patrie n’est même pas cela ; car en quel lieu est-on bien ? En quel lieu n’est-on pas spolié d’une partie de son travail ? Où donc existe la justice ? « Ubi bene ibi patria ». Aphorisme hérité de l’antiquité — et sophisme — La patrie des Espagnols habitant Bordeaux par exemple n’est pas l’Espagne puisque la misère les a chassés de leur pays ; elle n’est pas la France lorsqu’ils n’y peuvent plus vivre. Devient-elle la République Argentine ou les Etats-Unis lorsqu’ils y émigrent ? Autant vaudrait demander où est la patrie du Juif errant.

C’est une grande famille où tous les membres ayant des intérêts communs, sont solidaires les uns des autres ; la patrie c’est notre mère. — Il n’y a pas d’intérêts communs dans la société actuelle. Il y a lutte, il y a bas égoïsme, il y a concurrence, il y a inégalité. Singulière famille — ou plutôt famille normale en effet — où l’on se querelle, où l’on se jalouse, où l’on désire ardemment la disparition du prochain pour jouir de sa fortune ; où l’on active autant que possible la mort du concurrent dans une lutte au couteau. Singulière famille où les uns sont rassasiés et où les autres ont faim ; où les uns travaillent et n’ont rien et où les autres ne font rien et ont tout. C. Bouglé dit cependant : « C’est de l’association que l’individu reçoit, non pas seulement le pain du corps, mais le pain de l’âme. En ce sens notre patrie est bien notre mère spirituelle ». (Encyc.). Pour le pain du corps, nous sommes fixés. Quant au « pain de l’âme », combien peu y goûtent ! Et pour ceux-ci ce « pain » est le trésor universel légué par l’humanité tout entière. G. Hervé écrivait naguère : « Les patries, des mères ? Allons donc, des marâtres cruelles que tous leurs fils déshérités ont le droit et le devoir d’exécrer. »

Nous ajouterons simplement ceci : Si toutes les vraies mères étaient comme la patrie, il y aurait longtemps que le genre humain aurait disparu de la planète.

b) Où donc est la patrie ? — Puisque nous n’avons pu trouver une définition satisfaisante de la patrie, puisque — comme pour Dieu — nous savons plutôt ce qu’elle n’est pas que ce qu’elle est, essayons de chercher ce que cache ce mot pour la majeure partie des individus.

Voltaire dit: « Un juif a-t-il une patrie ?... Sa patrie est-elle Jérusalem ? Il a ouï dire vaguement qu’autrefois ses ancêtres, quels qu’ils fussent, ont habité, ce terrain pierreux et stérile et bordé d’un désert abominable, et que les Turcs sont maîtres aujourd’hui de ce petit pays dont ils ne retirent presque rien. Jérusalem n’est pas sa patrie. Il n’en a point ; il n’a pas sur la terre un pied carré qui lui appartienne. »

Nous trouvons aussi dans le Dictionnaire philosophique: « Les moines oseraient-ils dire qu’ils ont une patrie ? Elle est, disent-ils, dans le ciel ; à la bonne heure ; mais dans ce monde, je ne leur en connais pas. » Dans ce monde, la patrie des moines et des curés, c’est Lourdes, c’est Lisieux, c’est Rome, c’est le denier du culte, c’est le besoin de domination, c’est l’argent.

Où est la patrie du commerçant ? « Le Banian, l’Arménien qui passent leur vie à courir dans tout l’Orient, et à faire le métier de courtiers, peuvent-ils dire, ma chère patrie, ma chère patrie ? Ils n’en ont d’autre que leur bourse et leur livre de compte. » (Voltaire.) « Le commerçant qui achète et vend des produits étrangers concurrençant ceux de sa patrie ne s’occupe point s’il nuit à des gens de même patrie que lui. Son intérêt seul le guide. Sa patrie, c’est son intérêt. » (Hamon.)

Où est la patrie du soldat ? Celle du mercenaire ? « Parmi nos nations d’Europe, tous ces meurtriers qui louent leurs services, et qui vendent leur sang au premier roi qui veut les payer, ont-ils une patrie ? Ils en ont moins qu’un oiseau de proie, qui revient tous les soirs dans le creux du rocher où sa mère fit son nid. » (Voltaire). Où est la patrie des soldats de la Légion Etrangère ? Celle des engagés et des rengagés ? Elle est dans la solde ; elle est dans les primes, elle est dans leur intérêt. « L’officier et le soldat qui dévasteront leur quartier d’hiver, si on les laisse faire, ont-ils un amour bien tendre pour les paysans qu’ils ruinent ? Où était la patrie du duc de Guise le balafré ? Etait-ce à Nancy, à Paris, à Madrid, à Rome ? Quelle patrie aviez-vous, cardinaux de La Balue, Duprat, Lorraine, Mazarin ? Où fut la patrie d’Attila et de cent héros de ce genre, qui, en courant toujours, n’étaient jamais hors de leur chemin ? Je voudrais bien qu’on me dît quelle était la patrie d’Abraham ? » (Voltaire).

Où est la patrie de l’industriel ? « Il emploie des ouvriers étrangers parce qu’ils exigent un salaire moindre ; il agit conformément à son intérêt et nuit à des individus de même patrie. Sa patrie, c’est son intérêt. » (Hamon). Où est la patrie du Comité des Forges ? Ces hommes « forment une féodalité si puissante, si ramifiée, si étendue, que les îlots féodaux de l’ancien temps ne lui sont en aucune façon comparables. Les Etats sont leur chose ; le monde entier leur proie. Magnats du Haut-Fourneau, Magnats des Charbonnages, Magnats des Grandes Compagnies de Transport, Magnats de la Banque : voilà les hommes qui règnent quelles que puissent être les formes gouvernementales que les peuples se donnent. » (Rhillon). N’allons pas parler patrie à ceux qui composent « l’internationale sanglante des armements ». Où est la patrie du financier « qui spécule à toutes les Bourses, qui agiote sur tous les fonds, préjudicie ceux de sa patrie imperturbablement, car, pour lui, la patrie est son intérêt personnel ? » (Hamon). Où est la patrie de ceux qui font voyager l’or de capitale en capitale, par avion, afin de mieux spéculer sur les monnaies nationales ? Leur patrie, c’est leur intérêt. Où est la patrie de l’agriculteur « qui fait imposer les produits étrangers, nuit aux individus de sa patrie, car il les oblige ou à se priver de ses produits ou à en réduire l’usage. Pour lui, la patrie est son intérêt personnel. » (Hamon). C’est l’intérêt de l’agriculteur qui fait la politique de la vie chère, qui hérisse le pays de barrières douanières, qui sème la misère parmi les prolétaires. Où est la patrie de l’inventeur « qui vend à l’étranger son invention utile ou nécessaire à la défense nationale, lèse les individus de la même patrie que lui. Il a pour patrie son seul intérêt. » (Hamon). Où est la patrie du politicien ? « Celui qui brûle de l’ambition d’être édile, tribun, rhéteur, consul, dictateur, crie qu’il aime sa patrie, et il n’aime que lui-même. » (Voltaire). Il n’est pas de plus ardent patriote allemand que l’aventurier autrichien Hitler. Où est, d’une façon générale, la patrie du possédant de celui qui, « directeur, administrateur, actionnaire d’une société industrielle, commerciale ou financière, vend des canons, des cuirassés, des obus, des poudres, qui prête de l’argent à des patries étrangères, n’agit pas en patriote, mais en individu soucieux de son seul intérêt ? Sa patrie, c’est son intérêt. » (Hamon)

Et maintenant, où est la patrie de ceux qui n’ont rien de ceux que nul intérêt ne pousse à s’abriter derrière ce paravent ? Nous pouvons affirmer que cette patrie n’existe pas. Nous avons, là dessus, l’aveu du plus cynique des politiciens (Clemenceau): « Après tout, les anarchistes ont raison ; les pauvres n’ont pas de patrie. » (Aurore, 17 janvier 1897). « La Patrie, écrit G. Darien dans son livre : La belle France, aujourd’hui — et, hélas ! depuis si longtemps ! — la Patrie, c’est la somme des privilèges dont jouissent les richards d’un pays. Les heureux qui monopolisent la fortune ont le monopole de la patrie. Les malheureux n’ont pas de patrie. Quand on leur dit qu’il faut aimer la patrie, c’est comme si on leur disait qu’il faut aimer les prérogatives de leurs oppresseurs ; quand on leur dit qu’il faut défendre la patrie, c’est comme si on leur disait qu’il faut défendre les apanages de ceux qui les tiennent sous le joug. C’est une farce abjecte. C’est une comédie sinistre. »

Et La Mothe-le-Vayer disait déjà, en 1654, que la patrie était « une erreur utile et une tromperie nécessaire pour faire subsister les empires ou toute sorte d’autres dominations. » Pour les foules, cependant le mot et la chose existent, dira-t-on. Eh oui ! La sottise aux mille têtes grimaçantes a créé cette déité : La Patrie ; et les foules se prosternent devant elle. Elles croient à la Patrie comme elles croyaient à Jupiter, à Jéhovah, à Moloch... Mais hors de là, la patrie est inexplicable. « Je dirai que la Patrie n’est point une division administrative et qu’il y a, dans ce qui la constitue, un élément divin, qui échappe à nos prises et déjoue nos calculs » (René Bazin). Voilà l’aveu. C’est aussi le sentiment de C. Bouglé, qui écrit : « La supériorité de l’amour de la patrie c’est qu’il est irraisonné» (Brunetiére). Le patriotisme serait le meilleur exemple de ces « croyances » qui sont nécessaires au peuple sans qu’elles soient démontrables. Il rentrerait dans la catégorie des instincts sublimes qui dépassent et dominent l’intelligence. De ce point de vue, chercher pourquoi nous devons aimer la patrie, soumettre ce sentiment au raisonnement, ce serait peut-être une œuvre vaine et sacrilège. « Après cela il ne nous reste plus à nous, anarchistes, qui nions tous les dieux et nous gaussons des pirouettes de leurs thuriféraires, qu’à tirer l’échelle et à chanter avec Percheron :


...Patrie et Famille ! Des mots
Qu’ont inventés les égoïstes,
Que nous ont dorés les sophistes
Et dont se sont épris les sots.

(Les briseurs d’images)


III. IL N’Y APAS DE PATRIE.

Depuis qu’il y a des hommes qui pensent, la patrie est jugée. Aussi, nous nous excusons, pour terminer, de citer quelques écrits résumant, à ce sujet, le sentiment des esprits indépendants de tous les temps et de tous les pays.

La Mothe-le-Vayer écrivait : « Anaxagore montrait le ciel du bout du doigt, quand on lui demandait où était sa patrie. Diogéne répondit qu’il était cosmopolite ou citoyen du monde. Cratès le Thébain, ou le Cynique, se moqua d’Alexandre qui lui parlait de rebâtir sa patrie, lui disant qu’un autre Alexandre que lui la pourrait venir détruire pour la seconde fois. Et la maxime d’Aristippe, aussi bien que de Théodore, était qu’un homme sage ne devait jamais hasarder sa vie pour des fous, sous ce mauvais prétexte de mourir pour son pays. » Nous lisons dans Montaigne (Essais liv. III chap. IX) :
« Non parce que Socrate l’a dit, mais parce que, en vérité, c’est mon humeur, et à l’aventure, non sans quelque tort, j’estime tous les hommes mes compatriotes et embrasse un Polonais comme un Français. » Fénelon lui-même n’hésitait pas à proclamer que « chacun doit infiniment plus au genre humain, qui est la grande patrie, qu’à la patrie particulière dans laquelle il est né. » (Socrate et Alcibiade).Et Diderot : « Vaut-il mieux avoir éclairé le genre humain qui durera toujours, que d’avoir ou sauvé ou bien ordonné une patrie qui doit finir ? » (Claude et Néron). Lamartine, mieux inspiré dans sa Marseillaise de la paix que dans ses actes politiques, s’écriait :

« L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie, la Fraternité n’en a pas. »

Et Tolstoï: « Quand je songe à tous les maux que j’ai vus et que j’ai soufferts, provenant des haines nationales, je me dis que tout cela repose sur un grossier mensonge : l’amour de la Patrie ».
Ah ! Détestons ce mot de patrie ! Même quand il semble partir d’un bon sentiment, méfions-nous ! Derrière lui, il y a toujours l’esprit religieux qui sommeille. “Patrie des Travailleurs” disent les communistes en parlant de l’U. R. S. S. Ne sentez-vous pas l’hydre renaître dans ces quelques mots ? “ Patrie Humaine ” ! Proclament de bons camarades. Oui, certes, mais pas avant que soit à jamais abolie cette monstruosité sociale (au siècle où la machine est susceptible de libérer l’individu) : l’exploitation de l’homme par l’homme. Et en conclusion, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire la belle page de Charles Albert, toujours d’actualité :

« Quand les bourgeois nos maîtres actuels s’emparèrent du pouvoir, il y a plus d’un siècle, ils savaient très bien que la religion, c’est-à-dire le fanatisme, était un excellent moyen de gouverner les hommes. Aussi s’empressèrent-ils de remplacer le fanatisme Dieu qu’ils avaient eux-mêmes à peu près ruiné par le fanatisme Patrie. Quand nous sommes encore tout petits on nous inculque avec beaucoup de soin l’amour de la patrie. Mais on a bien soin que ce mot ne corresponde à rien de précis, qu’il soit pour nous quelque chose d’indéterminé et de vague. C’est l’idole terrible et mystérieuse à laquelle on nous ordonne de tout sacrifier, sans que nous puissions comprendre pourquoi. A grand renfort de tirades enflammées, on nous rend esclaves d’un mot, d’un mot vide de sens. On pourra ensuite faire dire à ce mot tout ce que l’on voudra, abriter derrière lui tout ce qu’on aura besoin d’y abriter. On n’aura plus qu’à le prononcer pour nous conduire à toutes les aventures, pour nous faire absoudre tous les crimes. Et c’est ce qui est arrivé.

« Au moyen du mot patrie on nous berne et on nous gruge, on nous asservit et on nous abrutit, on nous malmène et on nous affame, de père en fils, depuis plus d’un siècle. Il n’y a pas d’infamie ou de cruauté, d’affaire véreuse, de programme menteur, d’institution oppressive qui n’ait eu ce mot pour devise. C’est pour la patrie qu’on nous enferme, pendant trois ans, dans une véritable prison : la caserne, quand on ne nous fait pas crever d’insolation sur un champ de manœuvre ou mitrailler sur un champ de bataille. C’est pour la patrie que tous les aigrefins avides de notre argent prétendent nous l’extorquer ; pour la patrie qu’on nous courbe, des douze et quatorze heures durant, sur un labeur de bêtes en échange d’un salaire de famine. Si des riches veulent nous prouver que nous devons éternellement rester pauvres, si des forts veulent nous démontrer qu’il faut nous résigner à demeurer faibles, c’est toujours l’intérêt de la patrie qu’ils invoquent. N’est-ce pas le mot en vedette sur les affiches où des candidats nous promettent les mêmes réformes que leurs pères promettaient déjà à nos pères, leurs grands-pères à nos grands-pères ? N’est-ce pas le mot qui ronfle dans tous les boniments où l’on a la politesse de nous expliquer comme quoi, nous autres prolétaires, sommes les éternels vaincus, les éternels sacrifiés ? Et, jusqu’ici, hélas, ce mot eut toujours raison. Raison de notre bon sens, raison de notre honnêteté. Il triompha et triomphe comme par enchantement de nos répugnances et de nos scrupules. Quelqu’un vient-il à nous au nom de la liberté, de la justice, au nom de nos intérêts immédiats et de nos besoins les plus pressants, nous gardons contre lui un fonds de méfiance. Mais nous suivons sans explication, au bout du monde, le premier aventurier venu, s’il sait se servir du mot magique. Tant que cette religion imbécile de la patrie continuera à nous en imposer, c’est-à-dire tant que nous n’aurons pas vu clair dans le jeu de ses prêtres, nous serons encore des esclaves. Voilà assez de mensonges, d’absurdités et de quiproquos. Il est temps d’en finir avec cette comédie sinistre. Aux gens qui viennent nous dire à tout propos : "la patrie exige, le pays réclame", il est temps de fermer la bouche une fois pour toutes. La patrie c’est nous-mêmes, ou bien ce n’est rien du tout. Or, personne ne peut savoir mieux que nous-mêmes ce qu’il nous faut. »

Charles BOUSSINOT.



PATRIE. L'idée de patrie est relativement jeune dans l'histoire de l'humanité. Les Chinois de l'époque ancienne ne l'avaient pas. Leur sentiment n'allait pas au-delà du clan familial qui pouvait comporter cent personnes et plus. On trouve l'idée de patrie dans l'antiquité gréco-romaine; à Sparte, à Rome. Il faut remarquer que ces cités sont édifiées sur l'esclavage. Le citoyen, même pauvre, ne travaille pas, il est entretenu tant bien que mal par la cité; seuls, les esclaves travaillent. Aussi le citoyen, même plébéien, tient-il à sa patrie, c'est d'elle qu'il tire son existence; il est donc disposé à la défendre. Mais c'est surtout l'aristocrate qui est patriote. Horace est un patricien. Aussi le vieil Horace sacrifierait volontiers la vie de ses enfants pour que Rome ne soit pas sujette d'Albe. Si Rome perd sa puissance, lui-même n'est plus rien.

La Féodalité ne connaît pas la patrie au sens que nous lui donnons. Le seigneur gouverne son domaine et il ne se fait aucun scrupule de combattre le roi. Le vassal, le serf, sont les hommes du seigneur ; sans doute ils l'aiment en quelque manière, ils le suivent à la guerre ; en échange, ils en reçoivent ce qui est nécessaire à leur subsistance.

C'est la Révolution française qui démocratise l'idée de patrie. Elle sous-entend un ensemble d'institutions et de lois supérieures à celles du reste du monde et qui rendent la qualité de français enviable. La patrie s'oppose au roi, tout au moins au roi absolu. On veut défendre en elle les conquêtes récentes de la révolution que ne manquerait pas de détruire une nation monarchiste, victorieuse de la France républicaine dans une guerre. Mais en associant le peuple à l'idée de patrie, la bourgeoisie le trompe. C'est elle qui, en fin de compte, bénéficie des conquêtes de la Révolution ; liberté de pensée, égalité devant la loi, accession du non noble aux emplois dirigeants, le peuple ne profite guère du nouvel ordre de choses. Le souci quotidien de sa nourriture et de son logement, le travail long et fatigant ne lui permettent pas de profiter de la liberté de penser. Son ignorance, son ambiance, sa fatigue ne lui permettent pas de penser, il ne peut que répéter la pensée des autres. Quant à l'égalité devant la loi, cela non plus ne veut pas dire grand'chose. S'il vole, il est sûr d'aller en prison, et la loi ne lui sera pas paternelle. Cependant le peuple de la Révolution française s'emballe pour l'idée de patrie, c'est qu'il croit que le nouvel ordre de choses apportera une amélioration à son sort. Il sera vite déçu, voyant d'autres hommes remplacer les anciens dans les situations privilégiées et sa misère rester la même. Il ira à la guerre contraint par la conscription ou poussé par la faim, mais il laissera s'établir l'Empire premier et second, convaincu que ces changements de régime sont des affaires de Grands, qui ne le concernent pas.

L'école primaire, de nos jours, a réussi à implanter l'idée de patrie au cœur du peuple. Moins profondément qu'il ne paraît. S'il n'y avait pas la crainte du gendarme, du conseil de guerre et du poteau d'exécution, bien peu de Français obéiraient à l'ordre de mobilisation. Le patriotisme se manifeste surtout par son côté agressif. L'ouvrier français déteste l'ouvrier étranger qui vient le concurrencer sur le marché du travail. Sans réfléchir, il injurie aussi le bourgeois qui parle une langue qu'il ne comprend pas, mais qui, il l'oublie, apporte son argent. La patrie reste, au fond, la chose des classes dirigeantes. C'est à elles que l'on pense lorsqu'on dit que la France s'enrichit, qu'elle a des intérêts dans telle colonie, dans tel pays étranger. Les milliards qui, en ce moment, remplissent les caves de la Banque de France, n'empêchent pas l'ouvrier d'être jeté à la rue, faute d'avoir pu payer son propriétaire.

L'idée de patrie cependant connaît, en ce moment, sa période de déclin. La dernière guerre, les ravages qu'elle a faits, les trônes renversés ou ébranlés, le bolchevisme, ont fait réfléchir une partie des classes dirigeantes et celle-ci se demande si, au lieu d'opposer les patries les unes aux autres, il ne vaudrait pas mieux les fédérer, afin d'écarter la guerre qui est un crime, mais qui est surtout un crime qui ne paie pas.

Quel sera le rôle de la Société des Nations? On ne saurait le prédire. Certes, il y a des volontés de paix parmi les classes dirigeantes d'Europe. Mais il y a aussi bien des causes de guerre. On a dit, avec raison, qu'on a supprimé une Alsace-Lorraine pour en faire vingt autres. L'épée des vainqueurs a tranché dans la carte d'Europe, exacerbant les peuples d'être rattachés là où il ne leur plaît pas. Grisés de leur victoire, ils ont voulu fouler le vaincu, l'humilier sans vouloir réfléchir qu'une grande nation ne reste pas indéfiniment sous la botte.

Les partis d'avant-garde ont combattu avec raison le patriotisme. Il n'y a pas de quoi être fier d'être Français plutôt qu'Allemand ou Turc, puisque c'est l'effet d'un hasard qui, nous faisant naître à Paris, aurait pu nous donner le jour à Berlin ou à Constantinople. Quant à aller risquer de se faire tuer et tuer les autres pour que Guillaume ou un quelconque président aient la victoire, c'est une stupidité.

L'élite du peuple comprend cela, mais dans son ignorance elle est facilement suggestible. On l'a bien vu en 1914. Les mêmes hommes qui avaient crié ; « A bas la guerre ! » criaient, à six mois d'intervalle : « A Berlin! »

Dans ce revirement, il n'y avait pas que de l'ignorance, il y avait de la peur. Parce que le prolétariat n’a pas compris qu'il est la force et que, s'il le voulait sérieusement, aucune guerre ne se ferait.


Doctoresse PELLETIER.