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PATRONAT n. m.

Pour connaître l'origine et l'évolution du patronat dans le monde occidental, il faut remonter à la famille patriarcale. En principe : « Une famille était un groupe de personnes auxquelles la religion permettait d'invoquer le même foyer et d'offrir le repas funèbre aux mêmes ancêtres » (Fustel de Coulanges). A Rome : « La famille a pour objet essentiel la perpétuité du culte héréditaire. Dans la pensée des Anciens, l'homme, seul apte à transmettre la vie, est aussi seul apte à transmettre le culte. La famille se compose donc exclusivement des personnes ayant reçu du même ancêtre, de mâle en mâle, le même sang et le même culte. Ce sont les agnats... La famille est gouvernée par le père, le pater familias, maître absolu des gens et des biens... » (G. Bloch).

La famille est une unité économique pourvoyant à ses propres besoins, elle est aussi une unité politique. Elle prend alors la forme de gens. « Nous sommes conduits à reconnaître dans la gens la famille, non pas la famille se démembrant incessamment à la mort de son chef, mais la famille maintenant son unité de génération en génération » (G. Bloch). Communauté de sang réelle ou fictive? « C'est un fait connu que, dans les plus vieilles civilisations, les liens sociaux sont toujours censés être des liens de parenté, de consanguinité. » (G. B.)

Cependant la famille s'annexe des éléments hétérogènes. La guerre de tribu (groupe de familles) à tribu, de cité à cité, procure des esclaves répartis entre les gentes. Il fallait, au cours d'une cérémonie devant le foyer, introduire le nouvel arrivant dans la famille. Celui-ci « étranger la veille, serait désormais un membre de la famille et en aurait la religion », cependant, sans pouvoir en accomplir les rites. « Mais, par cela même que le serviteur acquérait le culte et le droit de prier, il perdait sa liberté. La religion était une chaîne qui le retenait. Il était attaché à la famille pour toute sa vie et même pour le temps qui suivait la mort. »

Dans ces temps reculés, il était difficile à l'homme de vivre isolé au milieu de groupes organisés. Ceux que les vicissitudes de l'existence avaient réduits à l'isolement sans les faire tomber dans l'esclavage cherchaient à se joindre à une famille organisée. Ils étaient admis à la suite de formalités analogues à celles que nous avons mentionnées pour les esclaves ; comme ceux-ci, ils devaient travailler pour la communauté sans avoir rien en propre. Avec les descendants d'esclaves affranchis, ils forment au sein de chaque famille ce que « l'on appelle des clients, d'un vieux mot qui signifie obéir ». Pour tous ces éléments annexés à la famille, le chef n'est pas un père, c'est un patron. Le client doit à la gens qui l'a accueilli, c'est-à-dire au patron qui la représente, toute sa force de travail, tout le produit de son labeur. En revanche, il a sa subsistance assurée et la protection. Il est membre de la communauté par l'adoption. « De là un lien étroit et une réciprocité de devoirs entre le patron et le client. Ecoutez la vieille loi romaine : « Si le patron a fait tort à son client, qu'il soit maudit, sacer esto, qu'il meure. » Considérés au point de vue économique, à l'aurore de la civilisation occidentale, esclaves, affranchis, clients, avaient une situation sensiblement équivalente : absence complète de liberté, obligation du travail, garantie de l'existence.

Avec le progrès de la civilisation, l'extension de la cité, la formation des empires, la famille patriarcale, groupement relativement secondaire, ne tarde pas à se désagréger. Les membres de la famille consanguine, tout en conservant des liens de solidarité, vivent d'une vie indépendante. Les clients, volontaires ou agrégés sous la contrainte de la misère, se transforment en parasites vivant, dans l'oisiveté, des aumônes du riche, l'appuyant de leurs suffrages aux jours d'élection. Les descendants d'affranchis sont dégagés de tous liens avec le patron à la troisième génération. Avec la masse flottante des émigrés, introduits grâce à la multiplication des relations commerciales, ils fournissent le contingent des artisans et travailleurs libres. Que vaut cette liberté pour le plus grand nombre, pour ceux qui exercent un métier manuel n'exigeant pas de talent parti­ culier ?

Les guerres de conquête font affluer entre les mains du vainqueur une multitude d'esclaves. « On cite telle campagne militaire à la suite de laquelle 150.000 êtres humains tombèrent en servitude. De plus, une véritable traite sévissait dans la Méditerranée orientale... Le grand marché des esclaves était l'île de Délos, où, certains jours, d'après Strabon, plus de 10.000 malheureux étaient mis à l'encan. » (Toutain.)

Ces esclaves achetés comme marchandise, en grand nombre chez les riches propriétaires, n'étaient plus comme jadis incorporés à la famille. Les moins spécialisés cultivaient le domaine du patron ; les autres étaient loués comme ouvriers à des entrepreneurs ; ils percevaient des vivres ou touchaient un salaire minime. Il y avait ainsi des ateliers et des chantiers d'esclaves en Grèce, au Ve siècle av. J.-C. « Le père de Sophocle possédait un atelier d'esclaves forgerons ; le père de Cléon, un atelier d'esclaves tanneurs, le père d'Isocrate, un atelier d'esclaves luthiers ; les fabriques d'armes de Lysias et du père de Démosthène occupaient une main­ d'oeuvre servile. » A Rome : « Malgré les frais que pouvaient entraîner la nourriture et l'entretien des esclaves, la main-d'œuvre servile se recommandait par son bon marché. Elle ne fit pas disparaître complètement le travail libre ; il y eut encore, aux derniers siècles de la République, des journaliers agricoles et des fermiers à part des fruits ; mais sur la plupart des domaines de quelque étendue, l'exploitation du sol était confiée à des esclaves » (Toutain).

Quel était le sort du travailleur libre concurrencé par la main-d'œuvre servile et souvent commandé par un contremaître ou régisseur esclave ? La vie des ouvriers libres est très dure. « Les salaires baissent ; les chômages sont fréquents. Les querelles entre ouvriers et patrons se multiplient. Les uns font grève ; les autres essaient, sous des prétextes plus ou moins spécieux, de ne pas verser les salaires promis » (Toutain). « On comprend que tant de travailleurs aient quitté leur patrie et changé leurs outils pour des armes, à la perspective des belles soldes offertes par les rois. Dans l'éclat de la civilisation hellénistique se dissimulent d'innombrables misères. » (G. Gloty.) Nous sommes toujours en face de la même opposition : servitude en échange de la pitance assurée ; liberté avec misère constamment menaçante.

Dans le haut moyen âge, l'économie est presque exclusivement rurale. Il y a « même à l'aurore de l'époque féodale... une classe de paysans libres et non nobles. Toutefois, dans la pratique, le vilain se rapproche du serf beaucoup plus que ne semblerait le permettre ce critérium, en apparence très tranché : la liberté... Le serf est lié irrévocablement à la terre, le vilain peut la quitter, car il a le droit de déguerpir, suivant le terme consacré... Seulement la différence est plus théorique que réelle, plus juridique que pratique, attendu que le vilain ne déguerpit pas. La situation du travailleur agricole est son seul gagne-pain. Il reste donc héréditairement sur la tenue et son existence ressemble étonnamment à celle du serf quasi-libre qui cultive le lot d'à-côté. » (J. Calmette). La situation de l'artisan, domestique du châtelain, n'est guère différente. Les uns et les autres d'ailleurs ont droit à un minimum de moyens d'existence et à quelque protection.

Ce n'est que dans les villes qui ont subsisté, très déchues d'ailleurs de leur prospérité de l'époque romaine, qu'il reste une certaine liberté. Dans la partie méridionale de notre pays, notamment : « il s'est maintenu dans les villes un peu d'industrie, un peu de commerce, un peu de liberté... » (Rambaud). Les privilégiés qui en bénéficient donneront naissance à la bourgeoisie.

Cette bourgeoisie naissante fait preuve d'un véritable génie organisateur (au XIIe et XIIIe siècle surtout) dans un intérêt très égoïste d'ailleurs. Elle tire ses ressources alimentaires de la campagne environnante. L'échange est direct entre producteurs et consommateurs sur le marché local public. « Des deux parties en présence au marché, le producteur de la campagne et le consommateur de la ville, celui-ci seul est pris en considération. L'interdiction des monopoles et des accaparements, la publicité des transactions, la suppression des intermédiaires ne sont qu'autant de moyens de garantir son approvisionnement individuel dans les conditions les plus favorables. » (Pirenne). Le travailleur rural a deux maîtres : l'un lui impose des corvées sur son domaine, l'autre le dépouille le plus possible du fruit de son travail, libre en apparence. Il paie très cher sous cette double contrainte la garantie d'une existence famélique et la protection que lui assurent, en cas de danger, les murailles de la ville et du château.

A l'intérieur de la cité : « Le socialisme municipal a trouvé dans l'organisation des petits métiers sa forme la plus complète, et l'œuvre qu'il a réalisée dans ce domaine doit être considérée comme un chef-d'œuvre du Moyen Age. » (Pirenne). « Le bien commun de la bourgeoisie est, ici, comme en matière d'alimentation urbaine, le but suprême à atteindre. Procurer à la population des produits de qualité irréprochable et au meilleur marché possible, tel est l'objectif essentiel. Mais les producteurs étant eux-mêmes des membres de la bourgeoisie, il faut, de plus, adopter des mesures qui leur permettent de vivre de leur travail de façon convenable. Ainsi, le consommateur ne peut être pris seul en considération, il importe aussi de s'occuper de l'artisan. Une double réglementation se développe. » (P.).

Nombre des ateliers, qualité et quantité des produits, tout cela est systématisé pour ajuster la production aux besoins. Dans tout atelier, il y a un maître d'œuvre, des subordonnés s'initiant peu à peu aux détails et à la pratique impeccable du métier : ce sont les compa­gnons, enfin des apprentis. Pendant la belle période de l'institution, tous peuvent aspirer à la maîtrise. Mais les maîtres, en nombre restreint, fonctionnaires du corps municipal, peuvent facilement s'entendre pour s'assurer le monopole de la maîtrise. A l'égard de leur personnel ils deviennent des patrons. Ils pourvoient à leur subsistance, souvent à leur foyer même. Mais qu'ils les nourrissent et les logent ou qu'ils leur laissent un semblant de liberté, la servitude est sensiblement la même. Le compagnon ne doit se livrer à aucun travail personnel pour des particuliers ; il doit, à heure fixe, avoir regagné son domicile; il doit assister avec sa corporation, aux offices religieux...

Des patrons bourgeois arrivent lentement à s'enrichir grâce à leur ladrerie et aux privations qu'ils imposent à leurs auxiliaires. Impossible de donner de l'extension à leur industrie pour dominer un marché intérieur étroitement réglementé. Mais, si la ville est sur un nœud de communication, on peut travailler en vue des marchés lointains. La création d'ateliers plus importants, exportant leurs produits, enrichit la cité sans préjudice pour l'artisanat local. D'autre part, les commerçants enrichis par le trafic des produits du dehors, créent, pour échapper aux restrictions locales, des manu­ factures dans les campagnes. Des paysans abandonnant un sol ingrat, une population flottante de déracinés fournissent la main-d'œuvre. Celle-ci est libre, sans lien de dépendance avec le patron nouveau genre, mais sans la protection que lui assurait encore l'artisan bourgeois. On entre dans l'ère moderne ; le patronat prend la forme capitaliste ; il exploite le travailleur soit directement, soit par l'intermédiaire d'un artisan à façon, dans tous les cas, sans avoir à sa charge la moindre obligation humanitaire.

Le travail n'est plus une obligation, il n'est plus imposé par contrainte directe, celui qui l'exerce peut changer de lieu, changer de métier. Mais ce qui est pire, le travail est devenu une marchandise, sans faire l'objet de la traite comme dans les temps antiques, il est obligé de s'offrir lui-même sur le marché. Avant Lassalle, Turgot avait énoncé la loi d'airain des salaires. « Le simple ouvrier qui n'a que ses bras et son industrie n'a rien qu'autant qu'il parvient à vendre à d'autres sa peine... Les ouvriers sont donc obligés de baisser le prix à l'envi les uns des autres. En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour assurer sa subsistance. » (Formation et distribution des richesses. Cité par H. Hauser). Il arrive même que l'exploitation commence dès l'enfance et que l'âpreté des patrons capitalistes soit capable de la pousser au point de compromettre l'existence et la reproduction du travailleur. Les Pouvoirs publics doivent intervenir comme il est arrivé au milieu du siècle dernier, après l'enquête Villermé ; ils recourent encore de nos jours à des mesures de protection, prenant à leur compte une partie des obligations que se reconnaissait le patron de jadis. Ils ont enfin concédé le droit de coalition que la bourgeoisie avait toujours refusé en fait et qu'elle avait légalement aboli aux jours de son triomphe.

L'effet de ces lois tutélaires devait être passager, car l'influence exercée par le capitalisme sur les gouvernants allait en compromettre l'application. Le droit de coalition lui-même est mis en échec par un patronat dont les membres ont plus de facilités pour conclure des accords que n'en ont les éléments innombrables et désunis de la masse ouvrière.

Néanmoins, les grèves apportent du trouble dans les entreprises, risquent de compromettre de fructueuses spéculations. Puis le capitalisme redoute toujours des revirements de l'opinion qui peuvent le dépouiller de son hégémonie dans l'Etat. Aussi a-t-il tendance aujourd'hui à revendiquer le rôle paternaliste qu'il a assumé si souvent.

Les potentats de la grande industrie multiplient les œuvres sociales : allocations familiales et caisses de compensation, services d'infirmières-visiteuses, crèches et garderies d'enfants, retraites, allocations pour maladies, dispensaires, logements, sociétés d'éducation et de distraction. « Le temps est passé en effet, où, une fois le salaire payé, le patron était quitte envers son ouvrier. Actuellement, l'employeur a une idée plus large et plus haute de son devoir professionnel. Il offre à la personne qui travaille chez lui des avantages que, strictement, ce travailleur ne gagne pas par son labeur ; qui sont consentis à la position sociale du salarié, et non pas à son travail considéré en lui-même. » (Réveil Economique).

Le but réel ? Conquérir des âmes, d'abord : « Dans bien des cas, les œuvres d'éducation et de distraction ne sont pas étrangères à cette sorte de conquête de l'âme : elles constituent un lien véritable, fait de mutuelle estime, entre le travailleur et son patron. » Faire aussi échec à l'action de l'Etat. « Le patronat a donc intérêt, croyons-nous, à intensifier l'effort commencé : en étendant et en complétant le réseau d'œuvres sociales, il sera en droit de répondre aux promoteurs des doctrines étatistes : « Voyez ce que j'ai fait ! » Enfin, un but inavoué : dissocier la classe ouvrière, avoir à sa discrétion une poignée de privilégiés et, grâce à leur concours égoïste, dominer une masse dégradée de manœuvres, rejetés en marge de l'humanité.

Il faut souhaiter que la classe ouvrière ne tombe pas dans ce piège et que, rejetant et l'appui de l'Etat, et l'aumône du patronat, elle se donne elle-même les institutions qui, libérant le travailleur de toute tutelle despotique, lui assureront la dignité et la sécurité de l'existence.

- G. GOUJON.